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Né de la déchirure

Texte d’introduction de Raphaël Monticelli au livre Né de la déchirure, cyanotypes de Laurent Dubois, textes de Michel Diaz, publié aux éditons Cénomane en mai 2015.

Oraison des suaires

Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?

Quelle ancienne complicité avons-nous avec les arbres ? Depuis quand savons-nous qu’ils sont sensibles ? Depuis quand sommes-nous fascinés par les danses qui les animent dans leur apparente immobilité ? Et depuis quand avons-nous appris à les craindre, les chérir, les écouter, et nous confier à eux ?
Nous savons aussi combien ils peuvent être indifférents -majestueux, disons-nous. Ils sont remparts, citadelles, labyrinthes, gouffres, cathédrales. Nous les savons tenaces et résistants au temps, capables de traverser années et millénaires.
Nous connaissons leur pudeur, leur réserve; la façon dont ils s’enfouissent dans la terre; leur manière de boire les eaux, qu’elles soient profondes ou aériennes, de rameuter autour d’eux les grandes nations des eaux, dans le remuement des airs et le vacarme des peuples oiseaux.
Et, si nous savons, parfois, nous incliner devant eux, nous savons aussi les abattre.

Ce livre nous parle d’arbres abattus. Deux voix en dialogue : celle du photographe, Laurent Dubois, et celle du poète, Michel Diaz. Laurent Dubois a approché leurs restes: corps meurtris, déchirés, démembrés, morcelés, veines à vif. Il n’a usé d’aucun artifice, n’a pas sacrifié au goût de l’instantané et de la surprise. Sans mise en scène, il a fait, lentement, le portrait des arbres désolés.
Au fur et à mesure, patiemment, Michel Diaz a regardé ces portraits, a écouté des voix que l’on croyait éteintes. Des silences de pierre pure et des gisements de braise assoupie. Il confie qu’il a écrit ses textes en marchant (…) sur les sentiers des bords de Loire, à travers bois, en communion avec l’espace, le ciel, dans la confidence et la complicité du fleuve et des arbres.

*

Et ce sera bleu. La profondeur dont parle Bachelard ? Voire ! Le bleu de Laurent Dubois est celui de l’ancienne photographie, celui que les architectes utilisaient, il y a peu encore, pour dupliquer leurs plans.
Ce bleu-là est aussi celui qui garde traces de la vie, de la souffrance et de la mort des arbres, le bleu des ecchymoses, la mémoire des coups reçus.
La technique de l’artiste m’importe: elle se plie au respect dont il entoure son sujet, elle donne du temps à la photographie, elle impose une nécessaire lenteur. J’imagine Laurent Dubois posant, directement sur la feuille enduite de solution photosensible, son négatif mis aux dimensions de l’image finale. Nous ne sommes pas dans le laboratoire du tirage argentique. Ni devant l’écran de l’image numérique… C’est la seule lumière du soleil qui marque la feuille, pendant que l’artiste passe tout le temps de l’insolation au-dessus de l’image à faire danser (s)es mains, pour éclaircir ou renforcer le bleu, obtenir des blancs purs, en un mot, modeler l’image. Après l’insolation, c’est l’eau qui révèle et fixe l’image bleue. Elle restitue fidèlement le tracé des veines et des fibres, la morsure des outils, les éclats et les pertes.
Le bleu s’est fait suaire des arbres; l’artiste nous le présente:  Voici l’arbre vaincu et couché dans le cercueil de ses propres branches, avec pour épitaphe, la plaie béante à fleur de souche.

Dans les suaires de Laurent Dubois, Michel Diaz découvre non seulement le corps meurtri des arbres, mais tout ce dont ce corps est porteur: la terre où il s’ancre, l’eau qu’il aspire depuis les gouttes, flaques ou mares jusqu’aux mers et aux océans, et le ciel que vont habiter ses branches. On entre dans le bleu, dit-il, comme on confie sa voix au vent. Dans l’image de l’arbre livré au fer de l’abattage, dans les œuvres de Laurent Dubois, il reconnaît cet espace où s’exorbite la pensée, vers l’infini du bleu où elle s’enfonce en nageant, un édifice mouvant bâti sur un abîme, (…) qui nous lave de l’effroi risible du silence, et où se joue l’énigme insondable de notre propre vie.

*

Images et textes sont ici liés comme on le voit rarement, dans la lenteur, la précaution ou la suspension.
Ils proposent une double méditation sur notre présence au monde: éphémère dans sa réalité physique, défiant ou méprisant le temps quand montent le bleu et le chant. C’est ce mépris du temps que je dis « lenteur ».
Lenteur végétale, lenteur dans l’arbre, lenteur du photographe, lenteur de l’écrivain dans sa marche; le monde est à son premier jour. Chacun d’eux sait lire l’arbre en son suaire: le temps accumulé dans ses veines, ses stries, l’alternance des années, la ponctuation des saisons, les coups de sécheresse, et les montées de l’eau. Cette lenteur musicale qui se fait langue, comme un défroissé de silence. Les tremblements du bleu nous donnent à voir ce qui nous avait d’abord échappé.
Le duo est harmonique, organique, nécessaire. Et de cet arbre corps, rendu par l’artiste dans sa douleur de corps, le poète fait voix du corps sentant et souffrant, corps humain qui dans le bleu cherche l’apaisement. Sous ce double regard, l’arbre connaît métamorphoses et renaissances, d’où l’on en tire grands secrets, d’épiphaniques rumeurs de nuages.
L’arbre-homme devient poète et musicien, et si l’on tend l’oreille, comme le font l’artiste et le poète, on discerne le furtif staccato de son pouls, l’adagio ample de son souffle, dans l’air bleu comme l’eau d’un lac de montagne où passe l’ombre d’un oiseau et l’on renonce à sa pesanteur comme on entre dans la prière adressée non à un dieu mais à l’esprit végétal qui désormais palpite au cœur du bleu, l’arbre transfiguré.

*

Aussitôt que l’idée de déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc en ciel à travers la toile de l’araignée.

Pourquoi ce début des Illuminations m’accompagne-t-il chaque fois que j’ouvre ce livre ? Souvenir des enluminures, tant images et textes s’enluminent mutuellement. Pour cette impression de lumière qui en émane… Ça pourrait n’être que désolation de forêt saccagée et c’est Parole. Dialogue de vivants. Parole par delà la douleur et la mort. Prière d’après le déluge, « née de la déchirure » qui nous installe dans l’indolore d’un instant sans fêlure qui ne doit jamais s’achever.

Raphaël Monticelli

Né à Nice en 1948, Raphaêl Monticelli est écrivain et critique d’art. Son travail littéraire, construit autour de la notion de « bribes », s’est constamment nourri de ses relations avec les artistes. Critique d’art, il a défendu le travail des avant-gardes des années 60, avant de développer « une critique en sympathie » qui l’a conduit à faire œuvres communes avec de nombreux artistes.

R. Monticelli a publié de nombreux textes, chez plusieurs éditeurs, dont ses Bribes et des textes poétiques aux éditions L’Amourier et d’autres à La Passe du vent.

Entretien avec Jean-Yves Casteldrouin

Michel Diaz ciel bleu

Entretien publié sur le site des éditions N & B (Noir et Blanc), février 2015.

Jean-Yves Casteldrouin : Dites-nous quelques mots, pour commencer et mieux vous situer, sur les débuts de votre parcours d’homme.

Michel DIAZ : Né en Algérie, je viens d’un modeste milieu d’ouvriers agricoles et de petits employés d’origine espagnole. Tous ne maîtrisaient pas très bien la langue française (ils n’avaient d’ailleurs aucun diplôme), mais avaient un profond respect pour l’école et la culture. C’est dans ce terreau familial, monde de braves et honnêtes petites gens, que j’ai puisé un certain nombre de valeurs. Des valeurs essentielles à mes yeux, mais qui sont, il faut bien le dire, même ironiquement, de bien mauvaises armes pour se défendre dans la vie. Malgré des années de bouleversements familiaux assez éprouvants liés à la guerre d’Algérie (mais je n’entrerai pas dans ces détails), mes parents m’ont permis de suivre des études. En 1964, j’entrais en seconde, comme pensionnaire, au lycée Corneille, à Rouen, le lycée de « l’élite », fréquenté par les fils des notables locaux. Des ados arrogants et nantis, qui ne manquaient de rien, qui ne connaissaient rien des violences de la guerre qui venait de s’achever, des déchirements et des drames qu’elle avait pu occasionner, et parmi lesquels je me sentais assez peu à mon aise. De petits révolutionnaires en herbe (en conflit adolescent surtout avec leur éducation familiale « bourgeoise »), qui refaisaient le monde à coups de citations de Marx, Lénine ou Trotski, citations balancées comme des versets d’un nouveau catéchisme et qui leur épargnait de vraiment réfléchir. Comme je parlais peu et ne me livrais pas (les plaies étaient très vives encore), ils ignoraient tout de l’histoire communiste de ma famille et du prix lourd de ces engagements. Mais en tant que « pied noir », suspect par conséquent d’appartenir au camp des « colonisateurs », c’est-à-dire des « oppresseurs » et des ennemis politiques qu’ils s’étaient fabriqués, j’étais ostracisé, en butte à leur mépris, à leurs violences verbales, à la provocation délibérée parfois au coup de poing. J’ai dû parfois me battre, moi qui, pourtant, n’aime pas beaucoup la bagarre.

J.-Y. C. : Michel Diaz, essayiste, homme de théâtre, écrivain protéiforme, professeur, vous avez eu une existence très riche. Pouvez-vous nous dire comment se sont passées ces années de « formation » dans un pays que vous découvriez ?

M. D. : Après le bac, en 1967, je me suis « embarqué » dans des études de lettres, à Rouen d’abord, puis à Orléans. Par intérêt pour la littérature, évidemment, mais en toute innocence, sans me rendre compte d’abord que c’était l’antichambre de l’enseignement, une filière pauvre en avenir, une sorte d’impasse, piège sournois dont les diplômes ne laissent pas vraiment d’autres choix que celui de virer au « prof ». Mais j’ai beaucoup aimé l’enseignement à l’université, les portes qu’il ouvrait à mon esprit et les outils qu’il fournissait pour mieux appréhender la chose littéraire, comprendre les auteurs et entrer dans la chair des œuvres. J’ai eu la chance d’avoir quelques bons professeurs à l’université parmi pas mal d’autres bien ternes, des « assis » comme aurait dit Rimbaud, qui ânonnaient leurs cours de vieux français ou de littérature médiévale, sans feu ni enthousiasme, à vous dégoûter de Chrétien de Troyes ou de François Villon. Parmi les plus intéressants, il y avait Marie-Claire Bancquart (que j’ai retrouvée comme auteure aux éditions L’Amourier). Et aussi René Marill Albéres, essayiste et critique, qui arrivait toujours à demi-soûl, chemise mal rentrée dans la ceinture et pantalon parfois déboutonné, mais qui fréquentait Butor, Sarraute, Robbe-Grillet, Duras, Jabès, B. Noël, et faisait des cours formidables de vie et d’intelligence. Il a failli mourir, pendant un cours, sous les yeux rigolards des autres étudiants, en s’accrochant avec sa cravate à la poignée de la fenêtre pour nous montrer comment Nerval s’était donné la mort, rue de la Vieille lanterne. Les étudiant le méprisaient et le chahutaient sans vergogne sans se rendre compte qu’ils avaient affaire à un enseignant de haut vol. J’ai adoré ce type qui m’a souvent reçu chez lui et à qui j’ai confié mes premières pièces – qu’il lisait très soigneusement et prenait au sérieux.

J.-Y. C. : Comment et pourquoi avez-vous choisi d’entrer dans la carrière d’enseignant ?

M. D. : Dès la seconde année de faculté, j’avais juste vingt ans, je me suis « engagé » dans l’enseignement, comme maître auxiliaire. Moins par intérêt pour la profession (je voulais entrer dans le journalisme) que parce que j’avais déserté le foyer parental, que j’étais « soutien de famille », jeune marié qui allait très bientôt devenir papa. Il fallait payer le loyer et assurer le quotidien. Nommé au lycée de Pithiviers, et sans avoir reçu aucune formation, on m’a collé devant des classes terminales et d’autres qui formaient des sténodactylos au métier du secrétariat ! Je devais jongler, pendant près de trente heures par semaine, entre un cours sur Gide, Proust ou le surréalisme et des cours sur le droit du travail auquel je ne connaissais rien. Inutile de dire qu’à partir de ce moment-là je n’ai plus fréquenté la fac que par intermittences, quelques heures par ci, par là, quand j’en avais le temps. Le piège s’était refermé pour de bon… Il n’empêche que ces premières années d’enseignement ont été des années de folie parce que, je crois, je ne puis faire les choses qu’avec cœur. Privé de toute formation, sans consignes pédagogiques précises, me riant des programmes, je prenais la liberté de rejouer, à moi tout seul, « la bataille d’Hernani », debout sur mon bureau et hurlant des vers de Victor Hugo. Je lisais aussi, en vociférant, des poèmes d’Henri Michaux ou des textes d’Artaud, ou je m’amusais à interpréter tous les personnages de La Cantatrice chauve ou de La leçon de Ionesco sous le regard parfois dubitatif mais bienveillant et amusé de mes élèves. J’étais dans une sorte de chaos pédagogique. En tout cas, je faisais passer quelque chose, de la curiosité, du savoir et de l’émotion. Aujourd’hui, le dixième de ces excentricités nous vaudraient une immédiate mise à pied et le passage en commission de discipline.
Cela dit, j’ai aimé enseigner, en dépit des difficultés liées à l’exercice d’un métier devenu, au fil des années, de plus en plus ingrat. Mais je me suis toujours senti très peu à l’aise au sein de l’Education nationale. L’esprit de l’Ecole, qui devrait d’abord consister à éveiller l’intelligence, à élever l’individu en suscitant en lui l’attrait de la curiosité et le goût du savoir, a été peu à peu ruiné au cours des presque cinquante dernières années. A coups de réformes successives, ambitieuses dans les discours, mais toujours aussi creuses que vaines. Cette machinerie considérable, mais qui tourne toujours à vide et en grinçant de plus en plus, est devenue une « fabrique de crétins », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Brighelli. Mais à qui la faute ?… Il est clair, à mes yeux, que nos ministres de l’Education, de quelque bord qu’ils soient, n’aiment ni les élèves, ni les professeurs, ni les chercheurs, ni les artistes. La plupart de ceux qui se tirent de ce « foutoir », sans y laisser leur peau, sont des enfants issus de familles « favorisées », qui naissent et grandissent entourés de livres et de « grande » musique, et boivent dès le biberon le lait de la culture. Le système éducatif dans lequel j’ai travaillé, et dont j’ai été aussi le complice, m’a mené à la dépression. J’aurais pu en mourir – sans me payer de mots – ou finir bourré d’anxiolytiques et de psychotropes. C’est Arthur Adamov, un type un peu plus tordu que moi, qui a contribué à me sauver.
Cela dit, encore, le travail de professeur (épuisant si on le fait correctement) et celui d’écriture sont des activités hautement chronophages et énergivores. J’ai tenu le cap de l’écriture, pendant toutes ces années, en prenant sur mes temps de sommeil, de repos, de loisirs… mais je suis quelquefois resté de longs mois sans écrire, et j’ai peu publié pendant tout ce temps parce que mes travaux d’écriture souffraient cruellement de mon manque de disponibilité.

J.-Y. C. : Vous venez d’évoquer le dramaturge Arthur Adamov auquel vous avez consacré une thèse de doctorat. Comment est né en vous le goût pour le théâtre et vers quoi vous a -t-il conduit ? Et pouvez-vous nous résumer votre parcours de professionnel et d’écrivain ?

M. D. : J’avais lu, avec grand intérêt, pendant mon adolescence, les pièces de Shakespeare et celles du répertoire de l’Antiquité (celles surtout d’Eschyle et de Sophocle). Mais c’est en assistant, lycéen de terminale, à une représentation du Diable et le bon Dieu, de Sartre, au T.N.P. (avec Georges Wilson et François Périer), que j’ai été violemment saisi par le virus du théâtre. Je n’y étais presque jamais allé, mais j’étais littéralement envoûté par l’espèce de force magique qu’exerçait, à mes yeux, la présence du comédien, de son corps sur la scène. En fait, ce que racontait la pièce de Sartre (qui m’est en grande partie passé au-dessus de la tête) m’intéressait moins que l’affrontement physique des comédiens, le jeu de leurs intonations, le débit de leurs voix, la musique des phrases. Ils étaient tout petits, là-bas, au loin, sur la scène immense de l’ancien T.N.P., mais ils semblaient doués d’un pouvoir magnifique, presque surhumain : celui de porter la parole à travers l’espace et de représenter la force des passions humaines. Cette expérience a vraiment été, pour moi, de l’ordre de la « révélation ».
La fréquentation, à peine plus tard, des œuvres d’Henri Pichette, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Fernando Arrabal, Jean Genêt, Bertold Brecht, mais aussi celles de Claudel (Tête d’or en premier), Schéhadé, Audiberti, Pinter, Arden, Bond, Vinaver, Gatti, tout comme la lecture des textes théoriques d’Artaud, d’Adamov et les propositions avant-gardiste du Living Theatre (les mises en scène aussi de Peter Broock, de Jerzy Grotowski ou de Bob Wilson), me conforteront dans ma démarche d’écriture dramatique à laquelle j’ai consacré presque vingt-cinq ans de ma vie. Ecriture poétique, que je voulais exploratrice de nouvelles formes dramaturgiques et nourrie aussi pour les rythmes et les structures par les pistes ouvertes par les compositeurs de musique contemporaine (E. Varèse, P. Henry, P. Boulez, L. Nono, Cage, Ohana, Xénakis, Parmegiani ou les Percussions de Strasbourg). Certains de ces textes seront lus dans des festivals de théâtre, une fois par Michel Vitold au festival d’automne de Paris, ou lus dans les théâtres respectifs de J.-L. Barrault et L. Terzieff, ou portés à la scène, ou diffusés à la radio, sur France-Culture. Mais mon théâtre, trop ingrat peut-être, insuffisamment maîtrisé sans doute, ou pas assez en phase avec l’époque, allez savoir, n’a finalement pas convaincu grand monde et pas mal de mes pièces sont restées dans mes tiroirs, à l’état de manuscrits. Essayer de les publier ne m’intéressait d’ailleurs pas vraiment. J’écrivais pour être joué, dans les meilleures conditions possibles, et dans de vrais théâtres. J’ai toujours préféré ne pas être joué que l’être dans des conditions approximatives et peu satisfaisantes, avec des moyens de fortune. Appelez ça « péché d’orgueil » si vous voulez… En tout cas, l’un des points forts de cette aventure théâtrale a été la rencontre avec Georges Vitaly, en 1989, le « découvreur » d’Audiberti, entre autres, mais qui avait aussi monté Henri Pichette, avec Gérard Philipe. Pour monter Le Dépôt des locomotives, il avait proposé le rôle féminin à Maria Casarès, rôle épuisant parce que très physique et qu’elle a magnifiquement servi.
J’ai mené, parallèlement, sans projet éditorial aucun, là encore, une exploration de l’écriture poétique inspirée par les œuvres d’Henri Michaux, Jacques Roubaud, Lionel Ray, Louis Calaferte, Jean Cayrol, Jacques Réda, Bernard Noêl, celle surtout d’Edmond Jabès que j’ai fréquenté pendant quelques mois… Ces travaux d’écriture, toujours conduits par le désir de trouver cette « part d’inconnu » qui s’ouvre devant soi, d’explorer l’être humain au plus intime de lui-même, de ses fantasmes ou délires, ou de ses aspects les plus ténébreux, tout en gardant les yeux ouverts, largement, sur le monde, ne s’embarrasseront pas de s’enfoncer, parfois, dans des impasses, le but étant toujours, interrogeant aussi l’acte même d’écrire, de poursuivre ce qui, du réel, constamment nous échappe et qu’il faut tenter d’exprimer…
En abordant le genre de la nouvelle, à partir de 2007, j’ai fermé les anciennes, plus douloureuses, et ouvert de nouvelles pistes à mon cheminement en écriture dans lequel la poésie, sans que je m’y attende, est revenue en force.

J.-Y. C. : Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur votre travail d’écrivain ?

« Solitude » et « partage »… Ce sont, me semble-t-il, les deux mots qui conduisent (ou devraient conduire) toute démarche d’écriture. La solitude est celle, indispensable, de l’auteur. Le partage est ce qui justifie cette dernière, lui donne tout son sens, en établit le prix… Il n’y a d’écriture  que dans la solitude. Il n’y a d’écriture, non plus, que dans le partage avec l’autre, sans lequel elle n’est qu’une source qui meurt avant d’avoir trouvé le chemin de son lit.

Les mots sortent toujours d’une longue nuit, dans un tempo intime qui cherche à prendre voix. Avancer dans la solitude de l’écriture, c’est avancer dans notre vie par degrés successifs et souvent par degrés de questions non résolues, de mystères qui sont des marches dans l’obscur. Et ces questions sont des brèches dans notre avancée vers plus de lumière, vers plus de sens aussi dans notre propre généalogie comme dans notre rapport au monde en même temps qu’à l’autre.

Par ailleurs, je reste obstinément attaché à des choses qui sont en train de disparaître (ou sont très sérieusement ébranlées aujourd’hui) : l’authentique littérature et le livre-papier qu’on travaille aujourd’hui à « dématérialiser ». Dans la solitude de mon travail d’écrivain, je me sens généralement comme un pommier dans un verger abandonné, qui continue obscurément, absurdement, à produire ses pommes, pour personne, ou pour pas grand monde, sauf pour les quelques pillards qui viennent s’y aventurer. Sentiment heureusement tempéré et adouci par le travail de pas mal de petites maisons d’édition (dont L’Amourier ou Noir & Blanc) qui restent attachées aussi à ces mêmes valeurs. La seule raison de poursuivre cette tâche, c’est l’amour de l’art et de la belle chose écrite, c’est-à-dire de l’esthétique, et les quelques pépites qu’on arrache à soi-même, et ce qui nous permet d’éclairer un peu notre chemin d’homme. Par ailleurs, même si je lui accorde le meilleur de moi-même, je ne crois pas à l’ importance de mon œuvre, encore moins à sa postérité. J’en mesure et relativise la valeur et la portée, tout comme celle de la notoriété après laquelle courent beaucoup d’auteurs. Je crois juste être sur un chemin d’existence où je vais de l’avant, toujours vers l’inconnu, et dans l’accord le plus exact avec moi-même. J’écris juste pour être et me sentir vivant… J’aime ces mots d’Edmond Jabès : « Je suis. Je deviens. J’écris. Je n’écris que pour devenir. » Le reste, les publications, les quelques lecteurs qui me lisent et apprécient ce que je fais, c’est un supplément de bonheur que je goûte à sa juste valeur, car on écrit aussi pour partager, sinon cela n’a pas vraiment de sens. Mais ce qui importe avant tout, c’est le cheminement. De soi même à soi même. En passant par les autres.

J.-Y. C. : Votre intérêt pour le genre de la nouvelle ne se dément pas puisque Partage des Eaux est votre 4ème recueil et que vous dirigez la « collection nouvelles » aux éditions de L’Ours blanc. Pourquoi un tel intérêt à une époque où le roman tend à envahir tout l’espace ?

M.D. : Je lis peu de romans d’auteurs contemporains dont la production me paraît, dans l’ensemble, assez peu attrayante. Mais c’est vrai, le roman tend à envahir tout l’espace, en France en tout cas, où il impose ses diktats et exerce une véritable domination sur tout le champ littéraire. Je dirais même qu’il exerce sa dictature sur toute autre forme de création. Il est devenu un genre impérialiste, dans le pire sens de ce terme, qui tend à étouffer tout ce qui pousse autour de lui. Et même dans les rares émissions littéraires qui nous restent, à la radio, à la télévision, souvent bien ennuyeuses, il est toujours le seul et l’unique invité. Entendons-nous pourtant : je n’ai rien contre le roman, en tant que genre littéraire, il y a encore aujourd’hui d’excellents romanciers, mais ce que je déplore c’est qu’il soit devenu un produit commercial, au même titre que n’importe quel autre objet de consommation. Il est, dans la plupart des cas, sans saveur, sans odeur, formaté selon des critères qui en font un produit périssable, qu’on achète, qu’on lit et qu’on jette, un « produit de confort » qui fait passer le temps. En prenant quelques raccourcis, je dirais que nous ne sommes plus dans la vraie création littéraire, repoussée aujourd’hui dans des marges où elle est devenue quasiment invisible au yeux du grand public, presque clandestine, dans la mi-pénombre des petites maisons d’édition. Mais nous sommes là dans un processus qui relève presque de la production industrielle et procède de l’uniformisation générale de la pensée. C’est un triste constat, mais c’est aussi une situation dont tout le monde s’est rendu complice : les éditeurs, en premier lieu, à l’affût des prix littéraires qui feront vendre du papier et travaillent à racoler le plus grand nombre de lecteurs, les auteurs, « écriveurs » plus souvent qu’écrivains, qui se prêtent complaisamment à ce jeu, les diffuseurs et les distributeurs qui ne sont attentifs aussi qu’à leurs chiffres d’affaires.
Faire publier des nouvelles, aujourd’hui, en France, relève du parcours du combattant, et quand on parvient à les publier, les « marchands » de livres qui règlent le marché de la distribution, et même les (rares) libraires qui restent fidèles à leur métier, hésitent à les commander auprès de l’éditeur, car ils savent qu’ils auront du mal à les vendre. D’ailleurs, aux yeux de nombre d’éditeurs, même des plus importants sur la place, un auteur ne peut véritablement gagner ses galons d’écrivain que s’il est capable d’écrire un roman, la nouvelle n’est qu’un genre mineur destiné à « se faire les griffes » avant de s’attaquer à des choses plus sérieuses.
Ce phénomène (pour des raisons qui concernent aussi notre histoire littéraire) est singulièrement important en France. En Belgique, et dans les pays anglo-saxons, la nouvelle est un genre honorable et prisé, reconnu à sa juste valeur. Si le nom d’Alice Munro, Canadienne, est un peu connu, en France, depuis deux ans, c’est grâce au prix Nobel qui a récompensé un genre qui, avant elle, ne l’avait jamais été. Si celui d’Annie Proulx l’est un peu aussi, c’est grâce à l’adaptation de l’une de ses nouvelles au cinéma, Brodeback Moutain, qui a eu pas mal de succès.
Pourtant, tous les grands auteurs ont écrit des nouvelles, Balzac, Mérimée, Flaubert, Maupassant, M. Aymé, A. Camus, D. Boulanger, A. Chédid, J.-M. G. Le Clézio, si je prends au hasard quelques auteurs français… mais encore Cervantès, Gogol, Tchékhov, Poe, Melville, Kafka, Sweig, Mann, Faulkner, Dos Passos, Fante, Buzzati, Cheever, Carver, Cortazar, Findley, J. C. Aoste, et tant d’autres, on pourrait allonger la liste de dizaine de noms, mais ce serait très fastidieux… Mon intérêt pour la nouvelle tient au fait que, selon moi, son écriture s’apparente à celle de la poésie. Ecriture « ramassée » qui fait tout l’intérêt du genre: action centrée sur un seul événement, personnages peu nombreux, raccourcis littéraires, concentration des faits et des idées, intensité dans l’émotion, plongée brève, soudaine, profonde, dans la complexité des êtres et de la vie. Une nouvelle réussie est un concentré de tension dramatique, un cocktail d’émotions qui vous explosent à la figure… S’attaquer à cela, réussir à y parvenir, réclame une maîtrise de l’art littéraire qui, quand on la voit à l’œuvre chez ceux que j’ai cités plus haut, n’est pas le fait d’auteurs novices mais celui de maîtres en littérature. Essayer de marcher sur leurs traces relève du défi qu’on se lance à soi-même…

J.-Y. C. : L’art occupe une place importante dans votre bibliographie. Partage des Eaux traduit une perception très forte de la nature. Comment vit-on cette tension entre l’art et la nature ?

M. D.: Je ne vis pas le rapport à la nature et à l’art comme une dualité, une opposition, une tension, mais comme une riche complémentarité. L’art s’est toujours nourri de la nature (il suffit de parcourir l’Histoire de l’art depuis ses origines et celle de la littérature depuis l’Antiquité), et le travail de la nature (même dans ses manifestations les plus inquiétantes et ses phénomènes les plus violents), relève d’une nécessité intrinsèque qui parfois nous échappe et revêt souvent à nos yeux des aspects d’œuvres d’art. Cela dit, je suis un citadin, mais ne suis pas un écrivain de cabinet (que je réserve à la mise en forme des textes, au travail d’horloger de la réécriture, ce qui peut prendre beaucoup de temps). Aujourd’hui que j’en ai le temps, le plus vif de mon travail se fait en marchant plusieurs heures par jour sur les chemins, au bord du fleuve, à travers bois, par tous les temps, dans le vent, sous la pluie ou la neige… Je rêvasse, je réfléchis, je prends des notes, j’écris des bouts de phrases, je cherche le mot juste, le bon rythme du texte, la musique du sens… A ceux qui me croisent, je donne l’impression de ne rien faire, mais en vérité je travaille… Je ne cesse vraiment jamais d’écrire, même quand je reviens sans avoir écrit un seul mot. Revenir avec des idées, des projets d’émotions à transmettre, des images à exploiter, c’est ne pas revenir bredouille.
Mon attention à l’art tient au fait qu’il est le medium le plus efficace et le plus pertinent pour exprimer et explorer l’âme humaine dans ses aspects les plus complexes et ses replis les plus obscurs. L’art, il est vrai, est assez impuissant à réduire le Mal sur la Terre et à lutter contre les perversions, profondes et indéracinables, de la nature humaine. Mais il reste le moyen de grandir et de cultiver les ferments de la spiritualité, c’est-à-dire de s’élever au-dessus de soi-même et des contingences qui nous astreignent à n’être que sujets de nos propres désirs et, aujourd’hui, d’un individualisme galopant qui étouffe le monde. Travailler avec des artistes, photographes ou peintres, m’aide à apprendre beaucoup sur moi-même, car en interrogeant l’œuvre des autres, c’est moi-même que j’interroge et en moi que j’approfondis ce vers quoi, peut-être, je ne serais pas allé de moi-même. Cela dit, encore, marcher à travers champs, à travers bois ou en suivant le cours du fleuve, c’est aller sous le ciel, dans l’espace du monde offert, n’être pas prisonnier de ses seules pensées, mais être aussi en empathie avec les choses, dans la complicité de l’eau, des arbres, de la présence d’animaux furtifs… Patauger dans la boue des chemins, entrer dans l’amitié d’un arbre, dans les confidences du fleuve, voir pousser les premiers perce-neige et observer des pies qui bâtissent leur nid, c’est s’inscrire dans le temps même, le cycle des saisons, et se sentir d’ici et maintenant, dans le cours ininterrompu de vie et de mort qui règle toute chose.

J.-Y. C.: Comment nous présenteriez-vous votre recueil « Partage des eaux » ?

M.D.: C’est un recueil de six textes, bâti comme les précédents autour d’une thématique qui assure sa cohérence. La « ligne de partage des eaux », c’est aussi, en randonnée dans la montagne ardéchoise, le chemin de crête qui sépare deux bassins versants, l’un qui descend vers l’Atlantique, l’autre vers la Méditerranée. Métaphoriquement, c’est le chemin des jours semé des aléas, ou des accidents de la vie qui peuvent nous faire basculer sur des versants imprévisibles de nos existences. Je m’applique, dans ces nouvelles, à décrire des situations de passage qui, en quelques heures ou en quelques minutes, quelquefois en un court instant, peuvent changer le cours de nos existences, en bouleverser la trajectoire pour le meilleur ou pour le pire. C’est toujours la même chose qui me requiert, d’une nouvelle à l’autre, d’un recueil à un autre, mais j’essaie chaque fois d’en varier l’angle d’approche. Encore une fois, il me semble que c’est la nouvelle, dans la brièveté de sa forme, sa fulgurance narrative, qui est à même de mieux rendre ces à-coups du destin.

J.-Y. C. : Certaines de ces six nouvelles évoquent des expériences ou des drames très intimes. Peut-on ainsi scruter l’intime sans y mettre beaucoup de soi ? Le lecteur est très tenté de faire beaucoup de projections sur l’auteur lui-même…

M.D. : On ne peut scruter l’intime des êtres qu’en y mettant nécessairement beaucoup de soi. Et de ceux qu’on connaît ou qu’on croise. C’est inévitable et indispensable, me semble-t-il, car la première matière de l’écriture, c’est d’abord soi-même, et les humains, autour de soi, qui font partie de notre paysage et sans lesquels, il faut le dire, nous ne saurions vivre. Mais écrire, pour ce qui me concerne (et au demeurant pour la plupart des auteurs), ce n’est pas faire un « copier-coller » de la réalité. Entre l’œil du photographe, celui du peintre, et la réalité du monde qu’ils cherchent à traduire, il y a la distance de la technique et tout l’artifice de l’art. Les tournesols de Van Gogh et les pommes de Cézanne, ou le bœuf écorché de Rembrandt et les natures mortes de Chardin, ne sont que les effets de l’art, le produit d’une création, ou d’une re-création. Le résultat, toujours, d’une « transposition ». Certains lecteurs, souvent parmi les proches, croient voir entre les lignes l’image exacte de l’auteur, une projection de son être le plus intime, ce qui ne va pas, quelquefois, sans créer de malaise, car ils ont l’impression de pénétrer, comme des voyeurs, dans quelque chose qui, dénué de pudeur, leur révèle ce qui, normalement, devait rester caché. Mais la page est l’écran sur lequel on projette des ombres, les images fixes et déformées d’une réalité mouvante que l’on a saisi un instant (ou cru saisir) , à un moment donné, avant qu’elle s’échappe encore dans le paysage incertain du psychisme et de la mémoire. Mais pour être plus explicite encore, je dirais que dans le processus d’écriture des personnages réels apparaissent en premier, puis le travail de l’écriture les triture, les déforme, les transforme, les modifie, pour en faire des personnages de littérature. J’oublie qui les a inspirés (même quand il s’agit de moi-même), ils deviennent des êtres autonomes qui ont leur propre existence, des personnages à part entière qui vivent leur vie en dehors de la mienne. Ils ne sont qu’objets de pure écriture.

J.-Y. C. : Vous semblez déborder d’activités, vers quels univers, vers quelles pentes allez-vous maintenant cheminer, pour reprendre la métaphore de Partage des Eaux ?

M.D. : Le cheminement, pour l’instant, consiste à travailler à la publication de cinq ou six ouvrages (poésie, nouvelles, livres d’art et peut-être théâtre) achevés au cours de ces derniers mois. Qui mettront sans doute deux ou trois ans à apparaître – s’ils apparaissent.
Vers quelle pente mes pas me conduisent ?… Je ne saurais le dire exactement, mais cela dépendra aussi de la surprise des rencontres et de la santé de mon inspiration. Mais surtout, sûrement, du désir de poursuivre la route et de croire en ce que je fais. Ce fil ténu que guettent, à chaque instant, le silence et l’indifférence, le doute et la désespérance. Mais ce sont là les pierres du chemin. Celles sur lesquelles je passe, sur lesquelles parfois je butte. Pour le reste, je ne puis avancer que vers l’incertain, l’inconnu et l’inattendu, dans ce qui n’est que perpétuelle remise en question et trouée dans le noir.

Février 2015

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Chemins de traverse N° 45 – Décembre 2014

Le gardien du silence - couverture
Le Gardien du silence, Éditions L’Amourier, avril 2014

Recueil de nouvelles de Michel Diaz, lu par Brigitte Guilhot

Dès sa note d’introduction, Michel Diaz nous plonge dans ce qu’il nomme «  ces tâtonnements d’infirmes qui nous ouvrent ces routes étroites sur lesquelles nous avançons ». Au service de ces tâtonnements, il y a nos sens dont nous usons si maladroitement et incomplètement et, parmi eux, l’ouïe et, au cœur de l’ouïe, les sons et les silences.
« Il y a des silences fermés sur leur secret, écrit-il. Et d’autres, par lesquels un secret se révèle. Et il y a les mots de la parole qui, parfois, ne font qu’ajouter au silence un silence plus grand encore. »
Ainsi, les humains que nous sommes tentent de se comprendre à travers les mots de la parole et ne réussissent, dans le meilleur des cas, qu’à s’imaginer. Parfois, le silence parle mieux ; peut-être parce qu’il est plus audacieux ; encore faut-il avoir le courage de l’écouter pour entendre au-delà des mots et découvrir alors « une parole qui ne bruit que pour éclairer, en son centre, d’un faisceau de lumière incertain, l’espace opaque de ce qui se tait. »

L’écriture de Michel Diaz offre une savoureuse lecture, ciselée, fruitée, odorante, impertinente, ludique, profonde, nostalgique, extravagante (!), dont je déguste chaque phrase, l’imaginant, lui, l’auteur, penché sur sa feuille, peignant avec jubilation et précision chaque détail, harmonisant les rythmes, ponctuant les silences et savourant avant l’heure le plaisir de la lectrice que je suis. J’aime sentir, lorsque je découvre un texte, son auteur jubiler et son écriture me prendre dans ses filets.
C’est ce qui se passe dès les premières lignes de Garde à vue, nouvelle qui ouvre ce recueil, alors qu’Antoine Garapond « la pantoufle indolente et le pyjama nonchalant » se lève en ce matin de mai, « prometteur de lumière et de vie frissonnante », pour préparer comme chaque jour le petit-déjeuner de Luisa, sa femme encore endormie.
Mais « Il y a de ces jours qui cahotent à peine commencés », nous dit-on et, quelques minutes plus tard, lorsque deux policiers font retentir la sonnette et les premières mesures de Frère Jacques, Antoine Garapond comprend que son carnet a été retrouvé et que les ennuis vont commencer.

Dans ce texte à la fois politique et humaniste, l’humour d’Antoine Garapond – professeur d’Histoire à la retraite, sosie de Lénine dont l’histoire familiale a fait un quasi-cousin, défenseur de la dignité humaine et de la littérature censurée – côtoie la bêtise d’un juge dressé à condamner aveuglément, tandis que la poésie de la vie dont tout son être déborde se heurte de plein front à la cruauté d’une réalité sociale obscène et intraitable.
D’où son engagement. D’où son petit carnet noirci de notes rédigées hâtivement au fil de l’inspiration « dans une écriture serrée que l’on pouvait dire presque illisible » avec le projet d’un Essai édité clandestinement et distribué sous le manteau ; petit carnet malencontreusement égaré un jour de promenade et tombé entre les mains d’un mouchard, puis de la police, puis de la justice qui, après en avoir scrupuleusement décortiqué le contenu, va décider de faire taire son auteur.

Ce texte brutal, voire odieux dans ce qu’il dénonce et ce qu’il envisage de l’avenir des humains dans une société qui veut contrôler jusqu’à leur mort, est bourré de vitalité, d’humour, d’images et de digressions gambadant « comme un poulain fou dans un pré, se cabrant et ruant, repartant de plus belle » dans l’esprit de ce personnage pétillant d’intelligence, de vitalité et débordant de tendresse pour la vie elle-même – quand bien même convaincu de son impermanence – qu’est Antoine Garapond.
Et c’est dans cet entre-deux (la froide certitude du juge et la belle folie du penseur-poète engagé) que se glisse le silence, dans cette ombre de la clandestinité et de la censure dont le vieil homme pense « [qu’elle] était après tout, une belle alliée (discrète et riche de ressources, de passages secrets bruissant de pas furtifs et de mains affairées)… » car au service de la liberté de vivre, d’écrire et de parler.

Dans Le Gardien du silence qui donne son titre au recueil, Miche Diaz nous invite à partager un Voyage de Mémoire individuelle et collective, en compagnie du narrateur, un homme de 50 ans, comédien et metteur en scène de théâtre, dont le père est mort quelques mois plus tôt.
« Cet événement (la disparition de mon père), et un certain nombre de petits faits que je vis se produire et se répéter à partir de ce moment-là (et sur lesquels je ne désire pas m’appesantir) m’emplissaient d’un désespoir primaire, d’une tristesse à la fois insistante et diffuse que je n’ai jamais réussi à identifier tout à fait. »
Cette tristesse, ce désespoir, cette nostalgie aussi caressent ces pages de la première à la dernière. Tout d’abord, dans cet art déployé par l’auteur de nous replonger dans nos souvenirs de terre, d’humus, de village, d’odeurs, de lumière, de vieil homme enfin, image familière d’un grand-père, peut-être, ou d’un passant, forcément croisé un jour ou l’autre au cours de notre enfance, et qu’il dépeint ainsi :
« Il était tel qu’on me l’avait décrit, un grand bonhomme qui allait sur ses quatre-vingts ans, la stature d’un bûcheron, l’œil vif, solide encore, enraciné dans cette terre qu’il n’avait jamais quittée. »
Et plus loin :
« Il parlait, sans forcer sur sa voix, retenue et basse, juste ce qu’il fallait pour que je le comprenne, faisant des mots qu’il employait une musique grave, presque caverneuse, qui lui montait du fond de la poitrine, portée par un accent qui avait dans sa gorge le bruit sourd des galets dérangés qui gémissent et s’entrechoquent quand on descend marcher pieds nus dans le lit d’un torrent. »

Nous y sommes.
Entre ce fils/metteur en scène qui désire raviver la mémoire de ce père disparu, interné politique au camp du Carlitte l’année de ses 18 ans, et Raymond, le vieil homme, qui a érigé un musée à la mémoire de ce camp dans lequel il a été lui aussi enfermé comme ses milliers de camarades – « … républicains, espagnols, réfugiés dans l’Hexagone depuis 1939. Membres des brigades internationales. Antifascistes ou communistes suspectés d’être un danger pour la France… » –, on comprend peu à peu que la rencontre ne sera pas possible. Du moins, pas comme l’espérait le plus jeune. Car elle aura finalement lieu, cette rencontre, plusieurs mois plus tard, dans une confidence inattendue tout autant que terrible, venue du plus profond du silence et des nuits de solitude de Raymond.
De la solitude, le narrateur dit au début :
« La solitude ne m’est pas hostile. Je la trouve plutôt rassurante. J’aime bien savoir qu’elle est là… »
Tandis que le vieil homme lui répond à un moment :
« Je respecte les livres, mais il y a aussi les mots de la vraie vie, ceux qui vous sauvent du naufrage parce que quelqu’un les a dits au moment où il le fallait. (…) Moi, par exemple, vous voyez, j’aurais bien aimé, pour qu’il rende la solitude un peu supportable, que mon père me dise… je ne sais pas… mais par exemple… »
Mais son père n’était pas homme à combler cette attente.

Pour nous lecteurs, la boucle est bouclée quand l’hommage que le narrateur rend à son père – grâce à cette rencontre avec son double magnifique – offre un passage à la confidence jusqu’alors impossible de Raymond et brise enfin le silence de la mémoire. Alors, les histoires individuelles, étroitement mêlées à la Grande Histoire, inventent une musique de chair, de larmes et de consolation qui nous touche au cœur.

De la troisième nouvelle, Les quarantièmes rugissants, je ne dirai pas grand-chose, si ce n’est qu’elle est selon moi la bombe à retardement de ce recueil, son point culminant, l’audace de son auteur, la manifestation du silence croupi qui explose à un moment puis tue à petit feu, pour le reste de leur vie, les protagonistes de l’histoire.
Écrite elle aussi à la première personne, elle « met en scène » le narrateur (Samuel) et sa sœur (Agatha), faux jumeaux de quarante ans dont le père vient de mourir… « D’un imprévisible accident vasculaire que personne n’a vu venir, et lui encore moins. »  « Et, souligne Samuel, ironie du sort envers un incroyant de l’espèce la plus forcenée : le lundi de Pâques, pendant la nuit, au creux le plus secret de son sommeil, à côté de ma mère. »
Il n’y a pas que le père qui est « forcené » dans cette famille et le face-à-face entre le frère et la sœur (dont le premier affirme que la seconde est « à demi-dingue », tout en se trouvant contraint de s’interroger plus tard sur sa propre dinguerie), la veille de l’incinération du père – que je me plais à imaginer se retournant dans son cercueil planté au milieu du salon, entouré de six cierges, deux étages en dessous – , « [dans] une petite chambre sous les combles, une chambre d’appoint si on veut, un espace plutôt exigu, mais équipé d’un petit coin toilette et accueillant deux lits jumeaux, accolés presque l’un à l’autre », tient du drame familial mythique.

Encore une fois, l’écriture de Michel Diaz nous entraîne dans un jeu de dialogues à la fois jubilatoires (cet homme satisfait, coincé de partout qui essaye de garder son quant-à-soi face à une sœur voracement extrême) et une poésie brutale et belle, lorsque Agatha provoque Samuel jusqu’au bout de la nuit à coups de grandes tirades théâtrales, pour crever une fois pour toutes l’abcès du silence.
« C’est alors qu’elle a pris des airs de pythonisse, s’est mise à chuchoter :  » … Tu entends, maintenant… ce silence ?… Ce ronflement ténu… comme une fronde qui tournoie… au bout du bras immense, immense de la nuit… C’est le sang dans mes tempes, non ?…  » »
Et ce qui doit arriver, arrivera… peut-être.
Alors – on l’imagine ainsi –, le lendemain, au cul de la voiture funéraire, les crêpes noirs des veuves glisseront sur des bouches cousues et des mines de circonstance, tandis que s’étirera un lent cortège accablé par la disparition d’un père à jamais condamné au silence.
Mais l’Écrivain est là pour réveiller les morts.

« Il est tard dans la nuit quand j’écris ces lignes. »
Dans L’Invitation, l’auteur poursuit son chemin de deuil et nous emmène cette fois sur les traces de la mère. Ces lignes écrites dans la nuit après une visite « là-bas » pour s’occuper de la maison et du jardin désormais déserts – visite dont il rentre « vanné » – sont d’un réalisme ordinaire troublant.
Le portrait de la mère d’abord, si aisément reconnaissable pour le lecteur car, encore une fois, si familier quand bien même cette mère ne ressemble qu’à elle ; puis le corps du fils en sa présence, que nous imaginons planté silencieusement devant elle, à la merci de sa tyrannie domestique et dans l’attente d’instants de douceurs diffus auxquels il s’abandonne puisqu’il est si tard dans la vie de la vieille femme et qu’il en est ainsi depuis toujours.
« (…) l’amour était, pour elle, un nœud coulant passé au cou des siens, le moyen à ses yeux, en tirant sur la corde, de les tenir toujours au plus près de son cœur. »
Cette mère « éternellement nourricière », son fils, lors de ses dernières visites, a fini par l’emmener au restaurant pour la protéger de la fatigue de l’organisation d’un repas et pour se protéger lui-même d’un risque d’intoxication « [car] inspecter les entrailles de son réfrigérateur et l’avertir d’un danger possible d’empoisonnement… c’était, chaque fois, s’exposer à ses foudres et au rire qui la prenait comme on rit au « mot » d’un enfant qui croyait pourtant dire quelque chose de grave. »

Précisément, c’est la présence de l’enfant derrière l’homme ou à l’intérieur de lui qui est touchante dans ce texte ; c’est son regard sur elle qui la voit si bien et depuis si longtemps ; c’est cet enfant, cet homme, ce fils qui part à la recherche de l’image de sa mère après sa mort – « à la rencontre de son âme » – dans ce restaurant où il l’emmenait et qui l’invite à le rejoindre, non pas pour se soulager de « ce vague à l’âme sans fond » mais pour sentir enfin entre eux « cette vibration dans laquelle se tient la présence d’autrui, cette musique indéfinie, qui va de l’un à l’autre, douce et chaude, sans heurts, par frôlements, par glissements, sans froisser les feuillages de l’air, sans heurter le moindre silence. »
Et imaginer un ultime message.

Je le disais plus haut : l’Écrivain est là pour réveiller les morts. Dans cette dernière nouvelle au titre énigmatique, Portrait de l’auteur en jeune homme sur une table d’autopsie, l’auteur ne se contente pas de réveiller les morts mais il empêche celui-ci de s’endormir. Ou, peut-être, se tient-il lui-même en éveil pour, le moment venu qui viendra forcément, avoir déjà fait un bout de chemin. Ou encore, nous annonçant que tout cela est sans espoir, il nous offre un dernier tour de manège de haute volée littéraire.

Le narrateur est donc un jeune homme de 30 ans – pour autant qu’il s’en souvienne – qui se retrouve sur une table d’autopsie après un accident de moto, sans doute pour offrir à la science ses organes en parfait état de fonctionnement… « je pourrais m’avancer à dire que mon cœur battait comme une horloge suisse, que mes reins auraient pu servir d’alambic à un alchimiste, et que mes poumons étaient aussi nets qu’une nappe d’autel… »
Mais tout est anecdotique qui concerne son corps et ce qu’il vivait « avant », dont il se souvient par bribes, sans émotions mais non sans poésie… « Une bande de plage au soleil où un dauphin se décompose sur un lit de varechs, dans l’odeur de goudron des barques de pêcheurs… »

Ce texte, en vérité, est un long poème (dont, pour être franche, je n’ai su que faire à ma première lecture, lui trouvant je crois trop de mots… et dans lequel je me suis laissé immerger à la seconde) porté par deux voix : celle du jeune homme qui avait, semble-t-il, un certain goût pour l’écriture et une autre venue d’ailleurs :
« (…) cette voix dans mes oreilles, qui m’évite, quand je l’entends, de rouler mon esprit sur lui-même, de tourner ma pensée, comme ça, et de la retourner jusqu’à m’en donner le vertige. Je déteste pourtant, d’habitude, être dérangé quand je dors. »
Cette voix, donc, qui lui annonce d’entrée :
« Que cela soit clair entre nous, et sans cachotteries : ici, ton alphabet n’a plus de sens. Ton raisonnement n’a plus cours. » Avant d’entamer un long dialogue avec lui.

Ainsi, « dans cette sorte de sommeil où j’ai la bienheureuse sensation d’être sur un nuage », en écho de miroir et de mots avec son double désincarné que d’aucuns appelleraient « son âme », le jeune homme observe le monde et lui-même évoluer dans « un silence si pur que je n’entends que lui… » et, poursuivant ainsi son ultime voyage, retourne à l’origine.

Pour conclure ma lecture de ce recueil puissant et beau, nostalgique et terriblement vivant, j’ai envie de reprendre ces mots du jeune homme qui racontent mieux que personne l’Écriture de Michel Diaz et justifient à eux seuls le plaisir de la découvrir ou de la retrouver :
« Moi, j’étais obsédé par la mélodie de la langue et, en tant que lecteur, j’allais vers les auteurs chez qui je la trouvais. Les hauteurs où je supposais que j’allais la trouver. La mélodie, ce n’est ni plus ni moins, pour un auteur, qu’un gage d’immortalité… »

Brigitte Guilhot

La Nouvelle République – 22 Octobre 2014

bouro

Laurent Bouro et Michel Diaz, quand deux sensibilités se rencontrent.

Les visages de nuit de Laurent Bouro

Depuis dix ans, La Boîte noire suit l’artiste Laurent Bouro. Pour cette nouvelle exposition, Laurent Bouro revient aux sources de son savoir-faire, avec des créations en noir et blanc,
et un livre avec Michel Diaz. Sa technique repose toujours sur des superpositions de glacis.
« Je joue beaucoup sur la matière. Je masque les yeux. Il y a un regard, intérieur ou extérieur. Celui qui regarde le tableau va chercher la signification de ce regard. » Ses portraits sont d’une grande puissance, très frontaux, bouleversants d’émotion.
Michel Diaz, auteur, dramaturge et poète, connaissait l’œuvre de Laurent Bouro et cela a fait germer l’idée d’un livre collaboratif : « Sans Titre 2 ». « C’est une réflexion sur l’être intime et l’être social que nous sommes en même temps. Ce qui m’a intéressé, dans ces peintures, c’est la problématique du visage et du regard. C’est dans l’approche du visage que se passe essentiellement la rencontre avec l’autre. L’individualisme nous prive, en grande partie, de croiser son regard. Les visages austères, sombres, parfois menaçants de Laurent Bouro seraient-ils le reflet de notre société actuelle ? »

La Boîte noire, 59, rue du Grand-Marché à Tours.

La Nouvelle République – 2 Octobre 2014

lecture publique de Michel Diaz
Michel Diaz en lecture publique le 28 Septembre 2014.

Michel Diaz lit « ce qui peut s’écouter des images ».

Michel Diaz écrit tout ce qui semble pouvoir s’écouter des images posées sur les murs de la salle culturelle de la Douve à Langeais. Dimanche, il a livré tout simplement un peu de ce qu’il a composé. Et « Juste au-delà des yeux » est l’ouvrage qui a rassemblé en ce lieu d’exposition et de communion, un public attentif à l’écrivain Michel Diaz et aux œuvres photographiques de Pierre Fuentes.

Publié tout récemment aux éditions La Simarre-Christian-Pirot, ce livre et cette histoire se sont construits sur une belle et réelle amitié artistique et littéraire entre Pierre Fuentes, l’homme des images, et Michel Diaz, le serveur des mots qui les accompagnent.
Docteur en littérature théâtrale, spécialiste de l’œuvre d‘Arthur Adamov,
Michel Diaz vit à Tours, où il a enseigné la littérature et l’art dramatique.

L’exposition de Pierre Fuentes et de sa compagne Setsuko « Chemin (s) faisant » se poursuit jusqu’à dimanche au centre culturel de la Douve de Langeais.

L’ouvrage « Juste au-delà des yeux » de Michel Diaz est proposé à la vente dans la salle d’exposition.