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Lettre à Raphaël Monticelli : Descriptif d’un oiseau inconnu jusqu’à ce jour, découvert par l’artiste Salvatore Parisi en 2011

Chers amis,

ce texte n’est destiné qu’à ceux qui sauront, je l’espère, partager l’esprit dans lequel il a été rédigé.

Nous devons à Raphaël Monticelli, critique d’art et écrivain-poète, cet article sur le poiseau de parisi, étude fort intéressante parue dans le dernier numéro de La Diane française. Vous trouverez, un peu plus bas, le descriptif de cet oiseau, rare, furtif et méconnu, ainsi que le lien vers une vidéo dans laquelle R. Monticelli présente en public l’essentiel des connaissances relatives à ce proche cousin du martin-pêcheur.

Désireux d’ajouter quelque chose aux résultats de ces observations dont il nous fait part si brillamment, je lui ai envoyé ces quelques observations:

Cher Raphaël,

je n’ai pas eu le bonheur d’observer un seul poiseau de parisi au cours de mes errances champêtres mais, en revanche, ces derniers mois, j’ai rencontré pas mal de ces bipèdes sans plumes, drôles d’oiseaux eux aussi, que l’on désigne communément sous le nom de gilets jaunes, à cause de la couleur jaune vif de leur habit rayé de bandes grises fluorescentes.

Cette espèce a été dernièrement l’objet d’une chasse brutale et massive à fin d’extermination de toute sa communauté. Malgré les importants moyens mis en oeuvre pour l’éradiquer (cette espèce étant considérée par les autorités comme dangereusement invasive), on compte encore quelques centaines, voire quelques milliers d’individus répartis inégalement sur tout le territoire.

Certains experts recommandent de l’abattre à l’arme de guerre pour en terminer au plus vite, certains autres, parmi lesquels les ornitho-sociologues les plus éminents, pensent que la traque féroce dont ceux-ci sont encore l’objet n’aura d’autre conséquence que de renforcer leur instinct de survie et prévoient une multiplication exponentielle des individus de cette espèce, au prix de quelques mutations que personne ne sait prévoir.

Les responsables les plus haut placés, en charge de la gestion de la faune territoriale, ont aussi tenté (solution alternative à ce jour peu convaincante), afin de capturer plus aisément le gilet jaune, de l’apprivoiser ou, au moins, de l’amadouer en lui jouant des airs de pipeau et gagner ainsi sa confiance. Mais cet oiseau n’en fait qu’à sa tête et, plus malin (ou plus vicieux) qu’on ne le pensait d’abord, a vite fait de déjouer le piège.

Les commentateurs médiatiques, de concert, ont cru aussi, un temps, régler le problème, en faisant mine de le voir en noir, ce qui permettait de l’assimiler aux populations des corbeaux, corneilles, choucas et merles, et d’envoyer ainsi en volière tout ce qui s’autorisait à battre le pavé hors des espaces légaux et seuls autorisés. Un décret, que l’on attend impatiemment, prévoirait d’autoriser les automobilistes à écraser sur la chaussée tout bipède sans plumes suspect et à déposer sa dépouille au poste de police le plus proche.

On ne sait pas encore si cet acte citoyen de salut public sera récompensé par une prime.

Bien à vous, amicalement.

Michel Diaz

Par Raphaël Monticelli

Lien vers le texte concernant le poiseau de Parisi et la captation vidéo d’une lecture de ce document (une vingtaine de minutes).

 

La prophétie des mouches – Brigitte Guilhot

LA PROPHÉTIE DES MOUCHES
Brigitte Guilhot 

Editions Jacques Flament (2019)

La quatrième de couverture de ce petit livre, La Prophétie des mouches, nous en avertit:

« Au travers de photographies que l’auteur choisit de ne pas montrer pour laisser libre cours à l’imaginaire visuel du lecteur, [l’auteure] réinvente la parole de ces êtres que la vie a projetés dans le déracinement. »

Voilà un livre qui ressemble à son auteure. En effet, Brigitte Guilhot trace et creuse son sillon, comme on laboure et travaille une terre qu’on dit difficile, ingrate et caillouteuse. C’est à la trace du sillon, à la ligne qu’il suit, au dessein qu’il révèle, aux pierres qu’il déplace, que l’on retrouve et reconnaît « le monde » d’un auteur. Celui de B. Guilhot est fidèle à lui-même, de livre en livre. C’est celui d’une âme rebelle et d’un cœur insoumis, d’une voix qui nous parle des déshérités, des damnés de la vie, de ses laissés-pour compte, ceux qui meurent de – et dans leur solitude, sans qu’on s’en aperçoive, ceux qui dorment la nuit sous les porches, ou sur les bancs des gares et des squares, c’est celui des errants sur la terre, des réfugiés chassés de chez eux par la faim et la guerre, et de ceux-là encore qui se retrouvent en prison ou dans un hôpital, pour indisposition à vivre selon les normes imposées par les règles communes et les lois de la bien-pensance. Il y est encore, et toujours question du « déracinement », celui, intérieur ou spatial, d’êtres que l’existence, la violence et les injustices du monde ont jetés dans ses marges, condamnés à l’errance, à la peine et au désarroi, ou livrés à l’anesthésie de la désespérance ou aux armes de la colère.

Le monde littéraire de B. Guilhot n’est pas celui qui pare la réalité des guirlandes des bons sentiments, la drape d’un imaginaire qui nous tromperait sur le monde réel des hommes, l’enjolive d’un fade optimisme ou d’un bête émerveillement que certains écrivains cultivent pour en masquer la dureté, jouant ainsi de l’illusion. Ce qu’écrit B. Guilhot nous prend de face et se reçoit dans la poitrine, s’insinue comme une migraine et diagnostique une maladie. Qu’elle ait choisi de consacrer ces textes brefs à ce que l’on appelle les « migrants » (ce mot que nous avons choisi, souligne-t-elle, pour mieux les tenir à distance et les penser comme des « envahisseurs »), s’inscrit dans sa démarche d’écrivaine de ne pas détourner les yeux des misères de toutes sortes dont est tissée cette réalité sociale dans laquelle nous sommes immergés, mais que nous ne voulons pas voir pour nous en protéger, essayer de nous en défendre, ou ménager notre confort de vie et de pensée.

B. Guilhot nous interpelle, nous lecteurs, et nous invite à voir : Peut-on imaginer cela, franchement, ces exodes, cette déroute et, ouvrant ses vannes de fiel à leur approche, cette indifférence collective pour eux, humains de la Terre qui sont sortis un jour d’un ventre de femme comme vous et moi et n’importe quel humain de la Terre, avec leur droit à un toit, à une protection, à de la reconnaissance, à des caresses et des baisers, à de l’amour et de la chaleur, à une mémoire collective et à une instruction, à manger à leur faim et à dormir dans des draps propres, et qui désormais agacent. Cette auteure-là ne triche pas avec les mots, elle en sait le poids et le prix de responsabilité, la charge accusatrice et, on veut bien la croire, leur modeste pouvoir d’éveiller les consciences : non, je ne triche pas avec les mots, tout comme je porte mes images avec toute l’humanité dont je suis capable pour que cessent de tels désastres, pour que des hommes, des femmes, des enfants ne soient plus jamais arrachés à leur terre, à leur maison, à leurs racines, et encore moins à leurs morts. Ces mots-là signent son engagement dans son devoir d’humanité et dans les affaires du monde, dans le flot chaotique et tragique de son histoire : Mon engagement vient de mon ventre, de mes larmes et de ma colère, celle que j’ai encore les moyens et la force d’exprimer (je devrais dire le luxe) car je mange à ma faim, je dors dans des draps propres et frais, protégée des mouches, des cafard et des odeurs de putréfaction…

Pourtant, tout ébranlés qu’ils soient par les ravages de la guerre, la cruauté de leurs bourreaux, désemparés par les misères de l’exil, tout maltraités qu’ils soient par les coups injustes du sort qui s’acharne sur eux, et adossés à leurs derniers espoirs ou acculés parfois à leurs ultimes forces, réduits à n’être plus que leur seul nom d’humains, qu’ils soient encore prisonniers de leur peur ou victimes de leur refus à la soumission d’un ordre qu’ils dénoncent, les êtres que B. Guilhot s’attache à peindre et à représenter au plus près de leur vérité, ne sont jamais de ceux qui s’abandonnent tout à fait, baissent les bras, renoncent, pactisent avec leur destin. Quelquefois, il est vrai, ne leur reste que le sentiment d’une vie qu’on ne leur a pas enlevée et ce qui persiste d’amour quand tout le reste n’est que destruction matérielle et psychique. Ainsi, dans cette scène, description d’un cliché ramené des décombres d’une ville bombardée : Elles sont seules à cet instant la mère et l’enfant, enlacées dans ce clair-obscur, car les deux aînés sont partis avec leur père, chacun accroché à une main, à la recherche de quelques nourriture […]. Elles sont seules la mère et l’enfant, dans cet instant suspendu d’extrême abandon au destin qui ne leur propose rien d’autre qu’être là, survivantes malgré tout, au milieu de ce champ de ruines, et c’est si improbable que celle et celui qui plongent leur regard hypnotisé dans cette photo décident de croire au miracle.

Pourtant, de livre en livre, c’est là encore la trace du sillon que B. Guilhot nous propose de suivre, ces êtres-là se cabrent, résistent comme ils peuvent et luttent. Ne serait-ce qu’avec les mots que l’on veut effacer de leurs lèvres, avec leurs souvenirs dont nul n’a le pouvoir de les priver, mais aussi et surtout avec cette lumière d’espérance que nul ne peut éteindre dans le cœur des hommes et qui, au plus épais de leur détresse, les garde encore debout, les faisant ainsi plus humains parmi les humains. Ainsi, encore, cette photo et cette scène qui se passe dans un camp de réfugiés, entre les barbelés : […] et la fumée qui plane au-dessus des tentes manifeste qu’on boira peut-être un café brûlant qui réchauffera les mains et le ventre, ou plutôt une mixture qui lui ressemblera de très loin. Alors, pour ces présences absentes de l’image que je devine épuisées et engourdies de sommeil, cela sera bon à prendre et à partager à l’aube d’une journée devant laquelle elles ne peuvent que s’abandonner à l’espoir insensé de leur survie en terre inconnue.

On dit, de certains livres, qu’ils sont « utiles », et c’est souvent affaire de subjectivité. Celui-là l’est, sans aucun doute. Il est de ceux qui nous questionnent, qui dérangera quelques-uns, mais ne ménage pas notre bonne conscience, nous mettant en garde à la fois contre le voile de la cécité et cet apitoiement facile auquel il est, pour souscrire à un humanisme de pacotille (et qui est conformisme moral) de bon ton de céder.

Michel Diaz, 14/02/2019

La pièce du bas – Gilles Lades

LA PIECE DU BAS
Gilles Lades

Ed. L’Etoile des limites (2018)

Chronique publiée dans le N° 76 de Diérèse

Derrière le front, l’horizon
Dans La pièce du bas, Gilles Lades dessine le portrait d’un petit garçon, sensible et rêveur, pour qui le réel n’était pas assez grand. Dans le cas de celui-ci, vouloir en déplacer les bornes, poussé par « un instinct d’évasion (qui) impulsait puissamment ses horizons derrière (son) front« , sans en connaître les enjeux ni en mesurer les limites, cela ressemble à un parcours initiatique (au sens étymologique du terme) qui pourrait aussi bien tourner à l’aventure poétique, ou à « un engagement dans la vie (qui) vaut acceptation de l’existence quand elle vient vers vous, comme une vague, une tempête, un moment de solitude qui vous ravage et vous transforme« , autrement dit à ce qui a haute valeur d’expérience humaine.
Voilà donc un petit livre indissociable, lui aussi, de l’œuvre poétique de l’auteur. De la ville, Castelsarrasin, à ses proches lointains, le Quercy, Gilles Lades nous invite à un voyage personnel tout autant intérieur que spatial. Voyage en cercles concentriques, marqué d’allers-retours, imaginaires et réels, cheminement d’une conscience au monde qui va s’élargissant depuis son centre « originel », cette pièce du bas, jusqu’à un horizon perçu comme un « appel » irrépressible. Un appel très tôt entendu, pour ce que cet « ailleurs » supposait de promesses, comme un territoire de liberté qui lui permettrait de « vivre dans un espace et un temps choisis, occupés d’humains juste assez nombreux pour que le monde soit dépourvu de contraintes. » Appel à un voyage d’un ici étroit vers un vaste là-bas entrevu autant que rêvé, d’un proche et terne quotidien scolaire vers un lointain envisagé comme « le pays de l’ailleurs et de l’inaccessible. » Cet « ici » et « là-bas », ce « proche » et ce « lointain » s’entrelaçant au cours des pages et autorisant, dans la même coulée du texte, « ces surgissements conjoints », ainsi que l’écrit Chantal Danjou à propos de Quercy de roche et d’eau.
« Une enfance à Castelsarrasin », ce sont les quelques mots que le bandeau du livre offre à l’attention du lecteur. Et une fois le livre ouvert, on lit ces quelques autres: « Il y eut trois maisons…« . Cela commence, presque, comme un conte. Comme en d’autres histoires, il y a trois fils ou trois filles, et quelque espace de forêt où l’on n’ose s’aventurer. Trois maisons successives. La première, aux « pièces étroites », à l’escalier « à rampes droites » donnant sur « une place ouverte » occupée par une entreprise de matériaux, gardée par une rue encombrée de camions, un « vide lancinant » sans échappées possibles, la deuxième, « pavillon en rez-de-chaussée ouvert sur un jardin à la française » que le soleil « agrandissait de liberté », et la troisième, « grande et claire » pourvue, à l’arrière, d’une terrasse qui « s’ouvrait sur un maillage de jardins ». A chacune de ces maisons, des rues rectilignes, d’abord, un « canal enjambé d’un pont », un horizon fermé, puis le simple bonheur d’un jardin, d’un appentis qui recelait de « périlleux trésors », la découverte d’un vélo rouillé, vieil engin hors d’usage, annonciateur de la passion future de l’auteur « pour les modèles plus accomplis de cette souple et puissante machine », puis, plus tard encore, une Nationale de tous les dangers à franchir héroïquement pour aller au-delà, plus loin, vers une autre école. Trois espaces de vie d’une enfance, qui s’ouvrent lentement, l’un après l’autre, et qui vont en s’élargissant comme une étreinte se desserre, même si, « bien des fois, nous confie le narrateur, le chemin de l’école (lui) parut d’une austérité sans recours, comme si ce lieu d’échanges et de savoir heurtait » sa sourde faim de liberté. C’est pourtant dans cette troisième maison que lui est offert un espace, comme « au centre du monde », où vont s’alimenter la source de ses rêveries et fleurir son imaginaire: « Ma pièce était là, au bout du couloir, et le bureau qui l’occupait et m’a suivi depuis porte de chaque côté des tiroirs à l’étrange arôme de bois et de vieux papiers. » C’est dans cette pièce, ajoute-t-il, qu’il pressentait « que le silence et les livres faisaient œuvre en (lui)« , que se cristallisait, à son insu, tout ce qui, par la suite, le déterminerait dans sa vie d’homme. Ces premières pages de La pièce du bas balisent ainsi, métaphoriquement, les premières étapes de ce lent cheminement de découvertes et d’aspiration à ce « désir absolu de liberté« , c’est-à-dire de ce qui fonde l’œuvre poétique et romanesque de son auteur.
Pour parler de son enfance passée à Castelsarrasin, Gilles Lades n’emprunte que bien peu aux procédés usuels de l’autobiographie. Si l’on ne doute pas que répondant à l’impératif initial du « pacte autobiographique » (tel que l’a défini Philippe Lejeune), le « je » du narrateur épouse celui de l’auteur, comme on ne doute pas non plus de sa « sincérité », condition essentielle de pareille entreprise, les autres termes de ce pacte font l’objet d’une bien plus libre utilisation et s’en affranchissent pour mieux répondre à une autre démarche, celle, poétique, d’un écrivain qui construit son « objet » et invente sa forme. En effet, la chronologie est certes soulignée par des repères temporels (passage des jours, des mois, des années, retour des saisons, des temps de vacances, de rentrées scolaires), mais la seule date qui soit indiquée est celle de l’hiver 56 dont il garde « en mémoire le bloc de glace scellé dans le bac à lessive ». La ville n’est jamais non plus explicitement désignée, pas plus que ne sont désignés par leur nom les rues, les places, les écoles ou le premier collège, et si la région du Quercy est souvent évoquée, c’est avant tout comme un lointain espace d’évasion, « une vallée aux falaises blanc éclatant et feu longée d’une claire rivière, le Célé », une terre en grande partie fantasmée par l’esprit de l’enfant, un pays aux contours incertains et détenteur d’un charme magicien, comme l’est le pays de Sologne dans le roman d’Alain Fournier. Les protagonistes de ce récit (mise à part « Madame Jacquin, la voisine de palier« ), jamais nommés non plus, ne sont présents que par leur qualité et leur fonction d’actants, le père, la mère, les grands-parents, telle « institutrice, coutumière de furieux éclats de voix », ou « tel instituteur irascible, élégant et tendre ». Aucun indice non plus (sinon par hasardeuse déduction), du statut social de cette famille dans laquelle grandit l’enfant, ni « portrait » d’aucun de ses membres, et excepté pour la personne du grand-père (figure très présente dans le livre, parce que personnage de « passeur », en relation directe avec le Quercy tant rêvé), ou ci ou là, pour d’autres, d’une plume furtive, Gilles Lades ne s’attarde pas à nous en donner quelques détails physiques ou de caractère.
Enfin, nous ne trouvons au long des pages aucun fil narratif continu, à proprement parler, enchaînement d’événements et de situations, et bien peu d’anecdotes qui constitueraient la trame du récit de ces temps de l’enfance. Autant dire que cet ouvrage, agencé en brèves séquences, séparées par des blancs elliptiques, posées comme les pièces d’un puzzle dont on doit inventer les manques, baigne tout entier dans une curieuse lumière, non celle, capricieuse, d’une mémoire intermittente, mais dans celle, exigeante et plus sélective d’un projet littéraire qui a fait le choix d’éclairer, dans ses flaches, des moments bien précis de l’enfance, n’en conservant que les images fondatrices, celles qui donnent sens à un cheminement d’homme, un cheminement d’écriture et son processus créatif.
Ce qui fait donc la matière même de ce livre, c’est ce que trace le sillon d’une écriture qui creuse dans ses origines. Matière de langage dans le travail des mots, révélateurs d’images que l’auteur remue, comme des fragments de mémoire, ou comme l’on choisit et rassemble des pierres pour édifier ces frêles cairns qui jalonnent le bord des sentiers des pays de cailloux et de vent. Ce sont les preuves d’un passage, les signes dans lesquels on peut lire, d’un passant à un autre, le souci du partage de ce qui, entre nous, fait chemin commun.
J’utilisais, plus haut, la métaphore de « voyage en cercles concentriques ». Le dernier qu’évoque ce livre n’apparaît qu’à la fin de ses pages. Le narrateur, adolescent, s’est rendu en vélo jusqu’aux rives de La Garonne. Et c’est là, que depuis le début de l’ouvrage ses mots nous conduisaient. Géographiquement, vers ces limites du Quercy, un autre paysage de lumière, « saturé de soleil », un horizon qui soudain s’ouvre comme se déchire un rideau sur un espace où d’autres forces se font jour, élémentaires, elles aussi: « les puissances de l’eau et de la terre, descendues des plus hautes montagnes, affirmaient leur alliance et révélaient toute la réalité d’un fleuve emporté vers la mer« . Moment de découverte stupéfaite, de grâce rare et de révélation, de ceux-là qu’il nous faut savoir accueillir, quand nous sommes prêts à les recevoir. « Révélation », dans le sens spirituel de ce terme, comme celle où chavirent les sens et l’esprit, quand le corps sue et brûle et les yeux se consument au feu d’une autre vérité. Les mots que Gilles Lades emploie pour décrire ce moment-là ne sont pas, ici, vraiment différents de ceux des expériences mystiques: « Je ressentis bientôt des picotements, comme autant de rayons distincts, puis la chaleur, d’un bloc, s’empara de mon corps. Je résistai, jusqu’au bout du raisonnable, à cette emprise. Lorsque j’ouvris les yeux, l’espace était presque noir, noir d’aveuglement. » Et il ajoute, un peu plus loin: « Le monde bruissait comme une fournaise de sève et de marée. Pour la première fois peut-être, je venais de sceller le pacte de ce que je pouvais ressentir à l’extrême ce que je pouvais pressentir à travers des poèmes, des romans, des visages, des voix, des musiques, à travers aussi les plus beaux gestes du sport, tout ce qui témoigne d’un engagement dans la vie et vaut acceptation de l’existence quand elle vient vers vous comme une vague…« .
Je commençais ces lignes en parlant de ce livre comme puisé aux sources d’une quête initiatique, un parcours tâtonnant d’abord, comme on marche l’aveugle, mais qui va peu à peu s’éclairant, comme il peut aussi éclairer ou à tout le moins, fraternellement, faire écho à certaines de nos expériences de vie. C’est, j’en reste persuadé, ce qui en fait la force retenue, confortée par la beauté sobre d’une écriture dont nous demeurons quelque peu étourdis.
Michel Diaz, 26/11/2018

Réponse de Gilles Lades à cet article (03/06/19) :

Cher Michel Diaz,

permettez-moi de vous dire « cher », même si nous ne nous connaissons pas, mais je tiens à vous assurer à quel point j’ai été touché, ému et même comblé par votre étude. Cette étude donne tout son sens à mes contraintes implicites : l’extrême discrétion des miens quant à leur vie personnelle – discrétion que je voulais respectueuse – et l’idée qu’il n’est pas de petite vie, ou de « vie minuscule » » : tout le monde est égal parce qu’en proie à l’absolu et à l’infini. Ces derniers sont parfois déformés ou pervertis, mais ils existent en chacune ou chacun.

Merci pour vos éclairages qui me justifient de m’être « jeté » à l’eau, afin de rechercher ce qui vaut le plus en nous, et refuse l’avilissement ou la banalisation. Merci au nom des miens, et de tous les enfants et adolescents qui cherchent parfois sans le savoir un sens à leur vie.

Au plaisir de se rencontrer, peut-être un jour au Marché de la poésie,

avec mes plus chaleureuses pensées,

Gilles Lades

Fêlure : C’est si beau, c’est si vrai…

Chronique publiée sur le site des éditions Musimot (janv. 2017)

FÊLURE, lu par Claire Dethomas-Demange

C’est si beau, c’est si vrai…

Sur le site de Michel Diaz, on lit que son travail d’écriture est conduit par « le désir de trouer cette « part d’inconnu » qui s’ouvre devant soi, d’explorer l’être humain au plus intime de lui-même, ses aspects les plus ténébreux, tout en gardant les yeux ouverts sans s’embarrasser de s’enfoncer parfois dans des impasses ».
Son dernier recueil Fêlure nous raconte cette exploration. Ou plus précisément comme le suggère l’épigraphe :
« Le chemin pris parmi Choisi ? Consenti plutôt. Vertige de cela 
Vertige
Que mourir apaisera. »
Alain Guillard
Le ton et la trame sont donnés. Nous comprenons qu’il n’y aura pas de choix à faire.
D’abord parce que ce chemin commence un 21 décembre, à l’orée de l’hiver, et dans la solitude. Le poète-narrareur écrit : « Ces longs flocons qui tombent, je suis seul à pouvoir les entendre », sans la dispersion qu’un autre pourrait apporter. Le chemin sera froid et blanc. On en pressent l’opacité, pré-figurative d’impasse.
Aussi parce que l’alternative est un pari impossible, qui tiendrait du miracle : le 5 janvier, on peut lire : « Pour se sentir vivant, il faudrait convoquer ce miracle : être là, sans parole, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus,mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle […] Libre de toute attente et de toute désespérance ». Même ce qui pourrait rassurer et freiner la descente vers le vide — le bol de café fumant qui « restitue au monde ce foyer de chaleur dont le cœur toujours s’alimente » et brûle les deux paumes qui l’enserrent lit-on le 5 janvier — participe et contribue à la douleur d’être.

Ce cheminement est donc aride et au fil du temps qui passe, du début de l’hiver, le 21 décembre jusque au début du printemps, le 26 mars, tout espoir se consume. Le 11 mars le poète constate : « on ne peut avancer qu’en brûlant ce que l’on a jadis aimé, qu’en détruisant, l’un après l’autre, ses anciens visages ». Mais il n’y aura pas la possibilité d’un nouveau visage, car au tout début du printemps, le 26 mars le narrateur écrit : « Ce sera l’un de ces jours tristes où le crépuscule sera sans visage » où il regardera « le sang glisser sur (ses) poignets pour inonder (ses) paumes […] Sang qui n’est que le prix de la cendre ». Un sang qui n’est pas sève, sang sans vie, sans printemps. Pourtant le poète espérait le 25 mars « qu’enfin s’ouvre une porte ».
Ironie d’un printemps où la vie s’enfuira lentement par la bouche du lavabo.
Il ne s’agit pas d’une tragédie car la mort était attendue, inévitable. Le 11 mars, le poète dit clairement : « je ne suis que nuit pour moi-même » et s’il avance ce n’est que selon la logique de «l’Ange de la Mort », toujours dans la douleur, « sur la roue de souffrance » — 25 mars —, « dans la douleur d’être » — 2 février —, toujours sur la corde raide « en danseur de corde, au-dessus de l’abîme et d’un centre vertigineux ».
Il n’y a donc pas de choix à faire. La fêlure est trop profonde, avec son corollaire le doute «s’insinuant profond pour me persécuter ». Elle est trop enkystée. Enfant déjà, le poète était «serré contre les bouées noires de l’angoisse ». La fêlure déjà le submergeait, devenait « liquide visqueux l’emprisonnant comme un oiseau mort », préfigurant l’adulte lui aussi « blotti dans le silence et recroquevillé » cédant à la nuit qui ira s’épaississant, prolongeant la métaphore du liquide visqueux. La seule issue possible étant bien celle du sang, de la vie s’enfuyant par la bouche du lavabo. Il y aura alors enfin possibilité de fluidité. Le sang, la vie vont glisser hors de lui, libération ultime. Avec cela en plus : cette prise de conscience lorsque on abandonne ce qui nous interpelle encore.
Michel Diaz saisit ce moment précis où la vie s’enfuit avec une précision et une finesse d’écriture fulgurante et romantique à la fois. 21 mars : « Je la regarderai glisser […] avec l’intérêt que l’on porte, quand on a perdu l’usage des mots, à ce qui, sur le bord des lèvres, réclame encore qu’on le nomme. Seulement déchiré par ce sentiment de légèreté que nous donne ce qui nous quitte». Le balancement de ces deux phrases repose sur la subtile évocation du paradoxe psychologique au cœur de nos vies et de nous- mêmes : le désir d’un au-delà malheureusement inconcevable dans le hic et nunc. Cette évocation sera sublimée par la formulation délicate et exquise consacrée au moment précis de l’adieu à la vie : « En cette heure qui sonne, où le pas fait défaut sous les jambes et où toute fleur s’abandonne. Où l’amour même au revers de toute lumière, a fini, sans regret, d’effeuiller les pétales de sa dernière lampe ».

C’est beau à en pleurer et si ce cheminement dans la désespérance conduit irrémédiablement à la mort, s’il est inévitable pour l’auteur de « renoncer à avancer, ici, sous le ciel nu », l’écriture du recueil est empreinte d’une telle intensité d’émotion et de réflexion,— « Quel Dédale a conçu cet espace où veille un Minotaure qui ne trouve jamais le sommeil » 8 février —, d’une telle inébranlable lucidité — « Et toujours au fond de l’orchestre, on entend les mâchoires qui mastiquent la partition, les dents qui mordent dans la chair des heures » 8 février —, d’un tel respect pour la nature et paradoxalement pour la vie tout court, le 2 janvier l’auteur met en exergue le miracle de la nature —, que le lecteur refuse d’admettre la fêlure et voudrait retenir la nuit. C’est si beau, c’est si vrai, si logique que cela en est inacceptable… et que l’on voudrait crier au poète, pour le convaincre de ne pas nous quitter, de passer du conditionnel au futur et d’affirmer : « Il voudra vivre simplement, comme un soir de septembre, quand il vente dehors et qu’on entend les fruits tomber dans l’herbe. »
Mais cela est impossible.

 J’ai reçu la vie comme une blessure et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice ». Lautréamont

Claire Desthomas Demange

FÊLURE – Michel Diaz (novembre 2016)

felure-couverture

FÊLURE – Editions Musimot (novembre 2016)

Ces proses poétiques, rédigées sous forme de journal, sont aussi un récit.Celui d’un narrateur qui descend une à une les marches de l’hiver pour entrer dans ce qui sera son ultime silence.
Confronté à ce qu’il appelle sa « douleur d’être », il explore ses zones d’ombre, interroge ses points de fracture et consulte ses souvenirs, mais demeure pourtant attentif aux premières neiges, aux lueurs du jour qui se lève et au mystère de la nuit qui tombe.
Vivre est une expérience qui nous convoque à jouer notre rôle sur la scène du monde, une scène d’avance brûlée par le soleil noir de la tragédie. Car toujours, à la fin, retombe le rideau.
Pourtant, écrit le narrateur, « Même dans le silence, le rythme continue à battre. Celui de l’univers et celui, sourd, du temps. » Et, plus loin : « Pour se sentir vivant, il faudrait convoquer ce miracle : être là, sans paroles, pas trop avant de soi et pas trop arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance. »
Mais cela est encore une autre manière de considérer ce que Cesare Pavese appelait justement « le métier de vivre ».

Bon de souscription : 11,70€ : Cliquez ici