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Fêlure : C’est si beau, c’est si vrai…

Chronique publiée sur le site des éditions Musimot (janv. 2017)

FÊLURE, lu par Claire Dethomas-Demange

C’est si beau, c’est si vrai…

Sur le site de Michel Diaz, on lit que son travail d’écriture est conduit par « le désir de trouer cette « part d’inconnu » qui s’ouvre devant soi, d’explorer l’être humain au plus intime de lui-même, ses aspects les plus ténébreux, tout en gardant les yeux ouverts sans s’embarrasser de s’enfoncer parfois dans des impasses ».
Son dernier recueil Fêlure nous raconte cette exploration. Ou plus précisément comme le suggère l’épigraphe :
« Le chemin pris parmi Choisi ? Consenti plutôt. Vertige de cela 
Vertige
Que mourir apaisera. »
Alain Guillard
Le ton et la trame sont donnés. Nous comprenons qu’il n’y aura pas de choix à faire.
D’abord parce que ce chemin commence un 21 décembre, à l’orée de l’hiver, et dans la solitude. Le poète-narrareur écrit : « Ces longs flocons qui tombent, je suis seul à pouvoir les entendre », sans la dispersion qu’un autre pourrait apporter. Le chemin sera froid et blanc. On en pressent l’opacité, pré-figurative d’impasse.
Aussi parce que l’alternative est un pari impossible, qui tiendrait du miracle : le 5 janvier, on peut lire : « Pour se sentir vivant, il faudrait convoquer ce miracle : être là, sans parole, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus,mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle […] Libre de toute attente et de toute désespérance ». Même ce qui pourrait rassurer et freiner la descente vers le vide — le bol de café fumant qui « restitue au monde ce foyer de chaleur dont le cœur toujours s’alimente » et brûle les deux paumes qui l’enserrent lit-on le 5 janvier — participe et contribue à la douleur d’être.

Ce cheminement est donc aride et au fil du temps qui passe, du début de l’hiver, le 21 décembre jusque au début du printemps, le 26 mars, tout espoir se consume. Le 11 mars le poète constate : « on ne peut avancer qu’en brûlant ce que l’on a jadis aimé, qu’en détruisant, l’un après l’autre, ses anciens visages ». Mais il n’y aura pas la possibilité d’un nouveau visage, car au tout début du printemps, le 26 mars le narrateur écrit : « Ce sera l’un de ces jours tristes où le crépuscule sera sans visage » où il regardera « le sang glisser sur (ses) poignets pour inonder (ses) paumes […] Sang qui n’est que le prix de la cendre ». Un sang qui n’est pas sève, sang sans vie, sans printemps. Pourtant le poète espérait le 25 mars « qu’enfin s’ouvre une porte ».
Ironie d’un printemps où la vie s’enfuira lentement par la bouche du lavabo.
Il ne s’agit pas d’une tragédie car la mort était attendue, inévitable. Le 11 mars, le poète dit clairement : « je ne suis que nuit pour moi-même » et s’il avance ce n’est que selon la logique de «l’Ange de la Mort », toujours dans la douleur, « sur la roue de souffrance » — 25 mars —, « dans la douleur d’être » — 2 février —, toujours sur la corde raide « en danseur de corde, au-dessus de l’abîme et d’un centre vertigineux ».
Il n’y a donc pas de choix à faire. La fêlure est trop profonde, avec son corollaire le doute «s’insinuant profond pour me persécuter ». Elle est trop enkystée. Enfant déjà, le poète était «serré contre les bouées noires de l’angoisse ». La fêlure déjà le submergeait, devenait « liquide visqueux l’emprisonnant comme un oiseau mort », préfigurant l’adulte lui aussi « blotti dans le silence et recroquevillé » cédant à la nuit qui ira s’épaississant, prolongeant la métaphore du liquide visqueux. La seule issue possible étant bien celle du sang, de la vie s’enfuyant par la bouche du lavabo. Il y aura alors enfin possibilité de fluidité. Le sang, la vie vont glisser hors de lui, libération ultime. Avec cela en plus : cette prise de conscience lorsque on abandonne ce qui nous interpelle encore.
Michel Diaz saisit ce moment précis où la vie s’enfuit avec une précision et une finesse d’écriture fulgurante et romantique à la fois. 21 mars : « Je la regarderai glisser […] avec l’intérêt que l’on porte, quand on a perdu l’usage des mots, à ce qui, sur le bord des lèvres, réclame encore qu’on le nomme. Seulement déchiré par ce sentiment de légèreté que nous donne ce qui nous quitte». Le balancement de ces deux phrases repose sur la subtile évocation du paradoxe psychologique au cœur de nos vies et de nous- mêmes : le désir d’un au-delà malheureusement inconcevable dans le hic et nunc. Cette évocation sera sublimée par la formulation délicate et exquise consacrée au moment précis de l’adieu à la vie : « En cette heure qui sonne, où le pas fait défaut sous les jambes et où toute fleur s’abandonne. Où l’amour même au revers de toute lumière, a fini, sans regret, d’effeuiller les pétales de sa dernière lampe ».

C’est beau à en pleurer et si ce cheminement dans la désespérance conduit irrémédiablement à la mort, s’il est inévitable pour l’auteur de « renoncer à avancer, ici, sous le ciel nu », l’écriture du recueil est empreinte d’une telle intensité d’émotion et de réflexion,— « Quel Dédale a conçu cet espace où veille un Minotaure qui ne trouve jamais le sommeil » 8 février —, d’une telle inébranlable lucidité — « Et toujours au fond de l’orchestre, on entend les mâchoires qui mastiquent la partition, les dents qui mordent dans la chair des heures » 8 février —, d’un tel respect pour la nature et paradoxalement pour la vie tout court, le 2 janvier l’auteur met en exergue le miracle de la nature —, que le lecteur refuse d’admettre la fêlure et voudrait retenir la nuit. C’est si beau, c’est si vrai, si logique que cela en est inacceptable… et que l’on voudrait crier au poète, pour le convaincre de ne pas nous quitter, de passer du conditionnel au futur et d’affirmer : « Il voudra vivre simplement, comme un soir de septembre, quand il vente dehors et qu’on entend les fruits tomber dans l’herbe. »
Mais cela est impossible.

 J’ai reçu la vie comme une blessure et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice ». Lautréamont

Claire Desthomas Demange

Fêlure: L’Iresuthe n° 39 (janv. 2017)

Fêlure
FÊLURE de Michel Diaz, lu par Jean-Claude Vallejo

Chronique publiée dans le n° 39 de L’Iresuthe

Éditions Musimot, lieu-dit Veneyres 43370 Cussac sur Loire Site : musimot.e-monsite.com

Sous la forme d’un journal, qui va du 21 décembre au 26 mars, sans spécification des années, le poète-narrateur s’enfonce dans un hiver intime, tous les sens en alerte, en une attraction vertigineuse aux bords du monde, de la matière et du temps « juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle ». Il avance, par paliers dans l’obscur de la nuit et de l’enfermement, tout à l’écoute de la blancheur inquiétante telle celle de « ces longs flocons qui tombent ». Entre les faits du quotidien, le bol du matin, et « l’archaïque mémoire », il tente de dire l’invisible, de voir l’inaudible, d’entendre l’indicible… Mais peut-on remettre de l’ordre dans ce qui n’en peut avoir ? Quelle « digue » construire face à « l’incohérence du monde et de son absurde déferlement » ?

Quel labyrinthe se hasarde-t-il à explorer, guetté par quel minotaure au lourd halètement, et hanté par les bruits du « mufle qui s’abreuve à l’auge de la douleur des hommes » ?

Douleur d’habiter son corps, d’habiter le monde, « douleur d’être », rêve de délivrance. Détresse de l’égarement. Remontée du souvenir pour plonger dans l’oubli. « Tentative infinie pour figurer sur une belle scène d’où nous efface en un instant la chute du rideau. »

Il interroge ce que c’est que vivre, « se sentir vivant », en de magnifiques proses poétiques, puissamment entêtantes, jusque au choc extrême de la fin, totalement suffocant. Impressionnant. Ultime fêlure, brisure, ou coupure, « au-delà de l’espoir », dit la 4e de couverture, oui sans doute, mais surtout, je pense, « au-delà du désespoir ». Et j’ajouterais volontiers cette question : « et après le désespoir ? … » Tout un hiver dans les tréfonds de l’indicible pour se retrouver, sur « le blanc de l’émail », au seuil de quel printemps ?…

Jean-Claude Vallejo

À propos de Michel Diaz

(À partir de sa notice biographique)

Né en Algérie, il vit à Tours où il a enseigné la littérature et l’art dramatique. Il s’est essayé très tôt à la poésie. Mais passionné aussi par le théâtre, et soucieux d’explorer de nouvelles formes dramaturgiques, il a écrit une douzaine de pièces (…) Parallèlement, sa démarche poétique l’a toujours conduit à se confronter, avec exigence, à la matière du langage et au mystère de la page blanche pour tenter de trouer cette part d’inconnu qui s’ouvre devant soi, de saisir l’être au plus intime de lui-même, de poursuivre ce qui, du réel, pourtant là, constamment se dérobe et que seule la poésie a pouvoir d’exprimer. Il est actuellement directeur de la « collection nouvelles » aux Éditions L’Ours Blanc. Sa bibliographie, débutée en 1975, comporte nombre d’ouvrages de poésie, de livres d’artistes, de pièces pour le théâtre, d’essais, de nouvelles. Il publie régulièrement dans L’Iresuthe.
Le Cœur endurantVient de paraître aux éditions de L’Ours Blanc, Le Cœur endurant de Michel Diaz
Recueil de poésies 98 pages, 10 euros en souscription (12 euros prix public) Illustrations : Jeannine Diaz-Aznar
« Il n’est d’ineffaçable que le sang du rêve au verso du sommeil il n’y a encore que la flamme impassible du temps et la braise hagarde des mots pour obséder la nuit » (extraits du recueil)
L’Ours blanc, 28 rue du Moulin de la Pointe 75013 Paris

Partir sur les chemins

Pradeilles
Texte publié dans L’Iresuthe N° 33, printemps 2015.

[Nouvelle extraite du recueil Séparations, éd. L’Harmattan, 2009]

PARTIR SUR LES CHEMINS

Il nous en passe des choses dans la tête quand on n’arrive pas à dormir !… Tout à l’heure, quand j’ai repensé à Iris, j’ai presque eu du mal à me souvenir de ses traits et des inflexions de sa voix. J’ai vécu avec elle pourtant, pendant près de quinze ans, et nous ne nous sommes pour ainsi dire pas quittés d’une semelle pendant tout ce temps-là… Avec elle, ça c’était mal fini, et un été pour tout changer n’y suffirait sûrement pas ! Mais la mémoire est surprenante et, tout à l’heure, je me suis rappelé très exactement comment s’était passée la fin de mon séjour, là-bas, dans la vieille ferme de Haute-Loire que Monique m’avait louée, il y a maintenant quatre ans de cela. J’y étais seul avec Léo. Et voilà ce qui m’est revenu à l’esprit, avec une précision telle qu’il y a dans ces souvenirs quelque chose d’hallucinant.

Nous étions jeudi 19 août… Depuis quatre ou cinq jours, le temps était vraiment très moche. Je pourrais même dire exécrable ! Pas question de quitter la ferme, pour aller s’exposer à la foudre en courant les chemins du plateau, transformés en mares de boue par la succession des averses. Cette immobilité contrainte m’avait fichu en rogne, à force, et rendu inapte conséquemment à me concentrer sur quoi que ce soit. Stylo et livres même me tombaient des doigts, et j’avais observé que Léo, lui aussi, depuis que les orages s’acharnaient méchamment dans le coin, tournait dans la cuisine en gémissant d’ennui, guettant impatiemment l’instant où j’enfilerais mes chaussures de marche et mettrais la main sur mon sac à dos pour nous en aller en balade. Et puis les éclaircies s’étaient multipliées, offrant à notre réclusion l’espérance d’une escapade que des jeux de lumières imprévisibles ne manqueraient pas d’exalter. Au début de l’après-midi de ce même jour, nous étions partis de Saint-Haon sous un ciel noir et bleu, incertain, menaçant, balayé de rafales de pluie, mais bientôt traversé des rayons d’un soleil amical, grésillant de promesses, pour aller jusqu’au Nouveau Monde, un village niché au cœur des gorges de l’Allier. Là-haut, sur le plateau couvert d’une épaisse toison d’herbes rousses et de genets, la masse des nuages dérivait en se disloquant sur ces étendues de silence. Un souffle à peine perceptible inclinait le sommet des herbes et froissait les voilages de l’air… Je m’étais allongé sur un lit de bruyères, à l’abri d’une grosse pierre, les reins calé contre mon sac, et Léo en avait profité, sans me lâcher de l’œil, pour aller promener sa truffe dans les environs immédiats. J’ai contemplé au loin, pendant un bon moment, les gorges et leur encaissement vertigineux, tâchant de déceler en leur repli des traces de présence humaine. Et tout semblait posé en équilibre, sur une seconde d’éternité, infiniment précieux, mais infiniment vulnérable, comme une illusion prête à disparaître au moindre battement de cils. Puis l’horizon s’est refermé, la lumière s’est obscurcie, et alors que nous traversions Le Thor, la pluie s’est remise à tomber.

« Nous avons encore trois jours à passer ici, j’avais dit à Léo. Allez, demain, il fera de nouveau beau temps. La météo annonce une amélioration sensible des températures, la disparition de la pluie, le désencombrement du ciel, le retour d’une trêve estivale… Je t’emmènerai marcher, toute la journée, sur les chemins d’Ardèche (j’ai déjà prévu le circuit). Ce sera vingt-deux kilomètres sous un soleil sévère, un astre rond et franc qui luira comme une rondache de bronze, au creux de combes ténébreuses ou noyées de lumière verte, ou sous le couvert accueillant des bois de châtaigniers. Nous constaterons, une fois encore, que beaucoup de châtaigneraies ne sont plus exploitées ni entretenues. Que la terre, toujours, dévale des terrasses, emportée par les pluies. Et que les pierres des murets s’éboulent. Que les jeunes arbres, toujours, surgissent au hasard, mêlés dans une confusion sauvage où la main de l’homme n’intervient plus pour y mettre bon ordre. Des colosses frappés par la foudre dresseront parmi les sous-bois leurs silhouettes calcinées, fantômes pétrifiés nés de la fureur des orages… Et nous nous perdrons dans ce labyrinthe… délicieusement…»
Je me suis rappelé alors que presque une semaine auparavant, partis à l’aube du village de Laffare, nous avions traversé, au milieu de la matinée, le lieu-dit nommé Chanteloube. J’avais posé mon sac sur le bord du chemin pour prendre mieux le temps d’examiner quatre anciennes maisons. Des fermes du XIXième siècle, restaurées à grands frais et de toute évidence reconverties en résidences secondaires. Les trois ou quatre autres bâtisses qui constituaient le reste du lieu-dit demeuraient à l’état de masures croulantes. Larges façades de blocs lisses et propres, joints de maçonneries impeccablement retracés, toitures de tuiles flambant neuves, portes et volets fraîchement repeints, terrasses et cours dallées de pierre blanche où traînaient des jouets d’enfants, quelques outils de jardinage, tout ce qui concernait les premiers bâtiments, avait été refait avec un soin méticuleux et un goût plutôt sûr que les contraintes administratives qui veillent sur le patrimoine avaient certainement guidés. Un décor d’opérette propret, fleuri de géraniums et de roses trémières, mais un lieu vidé de son âme, presque un décor de cinéma planté au beau milieu d’un paysage de Lozère… Les plaques minéralogiques des voitures garées dans les cours m’avaient permis de constater qu’il y avait là des gens de Marseille et trois couples d’Anglais. Il est rassurant sans doute de voir que ces habitations traditionnelles ont été sauvées de la ruine. Mais le spectacle de ces fermes remises à neuf par de tout récents occupants, visiblement nantis de confortables revenus, suffit à illustrer le mouvement de désertification des campagnes et avait provoqué, dans un premier temps, chez le simple passant que j’étais, un réel sentiment de malaise. Malaise souligné par le profond silence qui pesait sur les lieux. Malgré ces traces de présence humaine, les bâtisses habitées semblaient comme engourdies. Les portes étaient closes. Aucun éclat de voix, pas un rire d’enfant, nulle trace de vie à travers les fenêtres. Comme s’il n’y avait âme qui vive et que les habitants étaient morts dans la nuit. J’ai fini par entendre le chant des oiseaux. Je me suis demandé si ce crépitement confus, enfoui dans l’épaisseur des arbres et des haies, n’était pas un bruitage destiné à donner comme une apparence de vie à ces lieux, une bande sonore qui tournerait en boucle !… J’ai presque été tenté d’aller chercher, parmi les branches, les haut-parleurs qu’on y aurait dissimulés. J’ai aussi hésité à franchir le premier portail qui se présentait (ils étaient tous ouverts), pour aller jeter un coup d’œil à travers les carreaux des fenêtres sur ce qui se passait à l’intérieur. Et je n’aurais pas été tout à fait étonné de tomber sur un aréopage de fantômes discutant en silence des moyens d’investir peu à peu tous les lieux désertés de Lozère… Il n’y a aucune raison, après tout, pour que les esprits se contentent d’errer dans les cimetières enténébrés, de hanter les maisons délabrées et les souterrains des châteaux… Pourtant, je n’ai franchi aucun portail. J’ai seulement sifflé Léo et repris le chemin, en me retournant seulement au bout d’un moment pour voir si les maisons se dressaient toujours dans le paysage…
– Après tout, je pourrais acheter une de ces ruines, je lui ai dit. La retaper sommairement. L’aménager avec une paillasse, une table, une chaise, une planche où poser des livres… Qu’est-ce que tu en penses ?… Un village fantôme, où vivent des fantômes qui n’ont rien de bien terrifiant. Sont peut-être même accueillants. Là, sans doute, est la paix. Et l’oubli sans remords. Alors on s’installerait là. Je ne ferais plus rien. Ce serait mon nouveau métier : ne rien faire. C’est un métier très difficile. Il y a très très peu de gens qui savent l’exercer. Nous irions, toi et moi, tous les deux, tous seuls, marcher sur les chemins. Ce serait comme ça, tous les jours. Un humain me demanderait parfois qui je suis, d’où je viens… Je dirais que je ne sais pas, que j’ai tout oublié le long des chemins, que j’ai perdu la tête, que j’ai perdu mon nom, que j’ai perdu mon ombre. Je rirais à la barbe du questionneur, et nous retournerions, le soir, à Chanteloube où je mettrais à mijoter une soupe aux orties, à bouillir une ou deux poignées de châtaignes, dans l’âtre que j’aurais rafistolé. Et la nuit, on regarderait les étoiles. Je n’aurais pas de mal à passer du monde des vivants à celui des esprits, de même pour en revenir, et pour y retourner encore, comme ça, tous les jours, parce que toi tu sais t’y prendre. Tu connais les passages pour aller d’un royaume dans l’autre, et c’est toi qui serais mon guide. Il n’y a que les chiens pour savoir des choses pareilles…

* * *

Vendredi-samedi, 20 et 21 août. Le bleu avait enfin lancé son offensive. D’abord un peu timide le matin, légèrement voilé, il finissait par s’imposer au début de l’après-midi et régnait sans partage jusqu’à la tombée de la nuit. Les balades de ces deux jours, comme la météo, n’avaient pas trahi leurs promesses. Nous avions parcouru, en tout, près de cinquante kilomètres. Léo était visiblement heureux de crapahuter en pleine nature. Moi aussi, bien évidemment… Moments de bonheur pur. Irracontables. Lingots d’or dans le coffre de ma mémoire…

* * *

Dimanche 22 août. Je revois tout cela comme si j’y étais encore. J’ai passé une bonne partie de ce jour à bêcher le jardin potager, à le désherber à la main et à l’arroser. J’ai rempli deux petits cageots de pommes de terre, un autre de carottes, un autre encore de laitues et de haricots verts. Puis entreposé tout cela dans un coin de l’étable pour que Monique, quand elle viendrait vérifier l’état de son jardin, n’ait plus qu’à l’enfourner dans le coffre de sa voiture. Manier la bêche pendant des heures m’avait rempli les mains d’ampoules et m’avait démoli les reins. Je crois pourtant que j’avais fait de la belle besogne. Monique m’avait dit, au téléphone, quelques jours plus tôt :
– Il faudrait que je passe pour m’occuper du potager. J’espère que je trouverai un moment pour faire ça d’ici la fin de la semaine, avant que les locataires suivants viennent s’installer, ou qu’il se remette à pleuvoir…
– Je pourrais peut-être le faire pour vous… Les travaux de la ferme et les vaches vous occupent assez comme ça…
Elle s’était presque fâchée :
– Ah non ! Vous n’allez pas gâcher le dernier jour de vos vacances à vous esquinter dans le potager !
Mais j’avais quand même insisté :
– Je vais le faire. Un peu de jardinage me fera du bien.
Je m’y étais mis dans la matinée, et avais travaillé toute la journée. Malgré mes mains pleines d’ampoules, mes doigts endoloris où s’étaient enfoncées des échardes, et mon dos courbatu, j’étais assez content de moi. J’avais dit à Léo :
– … Ce serait mon métier : ne rien faire. C’est un métier très difficile. Tu te souviens de ce que t’ai confié, l’autre jour ?… Et bien j’ai commencé à m’exercer. Aujourd’hui, toute la journée. Dans le potager de Monique. J’ai réussi, pendant toutes ces heures, à ne rien faire… ou, en tout cas, rien qui me soit directement utile. A m’absenter du temps. A me mettre à l’écart de tout. En retrait de tout. A n’y être plus pour personne. A m’abîmer entre deux pierres de fatigue… C’est un bon début, n’est-ce pas ?… La prochaine étape, ce serait parler aux chardons qui bordent les chemins, donner un nom à chaque oiseau qui passe dans le ciel, cueillir des larmes de bonté au coin des yeux des vaches…
Il m’a souri bienveillamment, et j’ai vu sa queue blanche jouer le métronome.

Je m’en allais pourtant le lendemain matin. Je préparerais mes bagages, le soir, et ferais le ménage de la maison. Les occupants suivants arrivaient dans la matinée. Un couple de postiers à la retraite qui remontaient du Sud. De Montpellier ou de Narbonne, je ne sais plus très bien. Que ce soit de là ou d’ailleurs, ça ne changeait rien au programme. Il fallait, de toute façon, que je quitte les lieux. Et même si Monique aurait bien aimé que je reste, parce qu’elle éprouvait pour moi, je crois, une réelle sympathie, et que nous avions réussi tous les deux à nouer d’excellents rapports, ils arrivaient le lendemain. Je n’avais aucun intérêt à traîner au lit si je voulais m’offrir une balade, la dernière, avant de m’en aller. Nous irions saluer l’Allier, ça c’était sûr, mais s’il nous prenait l’envie de pousser plus loin il faudrait que je sois sur pied à la première heure.

Je ne partais pas sans regrets. « J’aurais besoin de temps encore, je m’étais dit, le soir, avant de monter me coucher. Mais d’un temps qui s’étirerait maintenant en notes de silence, s’écrirait sur la partition où la succession des jours et des nuits déposent leur lumière. » Me retirer à Chanteloube, c’était juste une histoire que j’avais inventée pour Léo. Et pour moi aussi. Parce que, dans la solitude, comme dans l’insomnie, il vous en passe des choses par la tête ! Des choses qui permettent d’alléger un peu la souffrance. De la détourner quelque temps, et de s’en distraire. Il n’en restait pas moins qu’après m’être beaucoup agité, pendant ces quelque trois semaines, m’être engourdi d’activités physiques, j’éprouvais maintenant le désir, très réel, quasi impérieux, de m’abandonner à la somnolence de ne rien faire. Rien écrire, rien lire, mais rien dire non plus – et être presque rien. Oui, travailler à ETRE presque RIEN. Désir ivre, besoin aspirant, entrevu comme salutaire, de m’effacer aux yeux des autres, afin de n’être plus qu’une simple présence au monde, assourdie, transparente, presque évanouie. « Ce serait non pas m’effacer, je pensais, dans le creux de l’absence où le désespoir s’annihile, où toute douleur disparaît, mais plutôt renoncer à l’absurde nécessité de faire quelque chose, sombrer dans le repos de l’âme comme on se confie au vertige du rien, pour être seulement vacant, libérer son esprit et ses yeux, accueillir ces instants où l’on sent battre dans ses veines le cœur subtil du temps, cultiver cet état limite, mince ligne de crête entre ennui et pure joie d’être. Cet état où le simple fait de regarder le ciel, le feuillage d’un arbre, un oiseau marchant sur le toit, nous apporte la preuve que tout nous est donné à tout instant, et que vraiment rien d’autre ne nous est désormais nécessaire… »

* * *

Ce matin-là, dernier matin, en me rasant, je me suis regardé d’un œil torve dans la lucarne du miroir et me suis fredonné la chanson de Bécaud :
– … Et maintenant, que vais-je faire,
de tout ce temps… ?
J’ai réfléchi quelques secondes encore, le rasoir suspendu au bout de ma main :
– … J’aimerais bien écrire, tiens, un recueil de nouvelles. Je l’intitulerais Le gardien de phare… Pourquoi ? En vérité, je n’en sais rien, mais ce titre me plaît… Peut-être à cause de la solitude de l’homme, habitée seulement par le bruit de la mer, le cri des goélands, le vacarme de la tempête. Peut-être aussi à cause de l’image du veilleur, attentif dans sa tour de guet à perforer le ciel de son œil radiant de cyclope. A éclairer le noir autour de lui. A trouer l’horizon de la nuit d’une lumière palpitante pour éviter que, quelque part, un navire ne sombre. Attentif à faire mugir, sous le ciel épais, ses sirènes de brume. C’est peut-être cela écrire. Cela aussi. Veiller. A l’intérieur de soi. En regardant le monde qui s’étend tout autour dans le lancinement de sa rumeur… Oui, essayer tout simplement d’être lucide. Pour continuer d’avancer…
– Ces mots me disent quelque chose, a semblé me dire Léo qui me regardait me raser, posé sur son arrière-train, à l’entrée de la salle de bain…
– … Oui, en effet, je lui ai dit… […]
Je sais que nous avons besoin de cette force pour essayer de rassembler un tout petit nombre de mots, que l’essentiel finalement ne tient que dans ce petit tas de cendres, mais je sais aussi que la chose à dire, qui est toujours en devenir, est irrévocablement condamnée. Peut-être encore que l’ailleurs que l’on cherche à atteindre n’est jamais protégé que par son éloignement infini. Comme est peut-être infranchissable la distance entre la nécessité d’écrire et le monde. Et peut-être qu’écrire n’est jamais que l’errance qui, partant de la plénitude de l’origine, cherche à la relier à la plénitude de notre fin. Comme si écrire et marcher n’étaient finalement qu’une seule et unique chose… « C’est pourquoi ce que j’aimerais aussi, j’ai pensé, et avant toute chose peut-être, c’est avoir tout le temps devant moi, prendre mon sac à dos, avoir le plus longtemps possible des jambes qui me portent, sentir Léo à mes côtés, partir sur les chemins… »
Je me suis tourné vers lui et je lui ai dit :
– Partir sur les chemins, ça ne te dirait pas ?… Toi et moi. Tout seuls. Tous les deux… On s’en irait sur les chemins, droit devant nous, très loin, au bout du monde… J’écrirais, en marchant, sur les pages blanches d’un calepin, sur les écorces, sur les pierres, sur la peau verte des étangs, sur les oripeaux de lumière qui tremblent dans les arbres, sur la fièvre des âmes humaines, sur l’étrangeté d’exister… Je ferais cela en passant, comme une ombre abandonne ses graffitis sur les murs d’une ville. Et à la fin du compte ce serait un livre, pour qui voudrait le lire, c’est-à-dire une mince flamme qui se propage, une mèche qui brûle d’un bout à l’autre, dans le chuchotis de ses étincelles et leurs fulgurantes scintillations…
Je me souviens exactement de ça. Lui aussi me regarde, d’un regard doux et franc qui s’enfonce au fond de mes yeux. Il sait bien ce que vaut ma parole d’homme. Il sait bien que demain, bientôt, dès que nous serons loin d’ici, je serai de nouveau englouti par le tourbillon des contraintes, ligoté par les mille nécessités de la vie sociale. Que je jetterai de nouveau sur ma vie le mensonge obligé du travail et des mots vidés de leur sang. Que j’aurai oublié ma question. Que je m’installerai dans la tristesse résignée, le grincement irrégulier des jours. Dans le deuil d’une histoire qui m’a quitté. Qui se passera désormais de moi…
Je me souviens… Il me regarde avec des yeux très tristes, fatigués. Fatigués de ma propre fatigue. Des yeux tristes et doux qui paraissent noyés de regret.

Dites-moi une chose, une seule

JeanLurcat

Illustrations : tapisserie de Jean Lurçat – peintures de Wiel Wiersma

Texte publié dans L’Iresuthe N° 31, octobre 2014.

[Nouvelle extraite du recueil Le Petit train des gueules cassées, éd. de L’Ours Blanc, 2015.]

DITES-MOI UNE CHOSE, UNE SEULE

« Une œuvre d’art, c’est un monceau de cicatrices. » Jean Lurçat

Apprenant à la fin de l’année dernière une nouvelle qui, sans absolument me surprendre, m’avait bouleversé, je pensai qu’il n’y avait pas de phrase plus simple et plus juste que celle de Lurçat, le grand peintre lissier : « Une œuvre d’art, c’est un monceau de cicatrices ». Cela dit, si je veux maintenant me montrer un peu plus explicite à propos des événements que cette phrase, à elle seule, semble résumer, il me faut remonter quelques mois en arrière, et bien plus loin encore, vers des zones de ma mémoire qui en ont conservé un souvenir exact quand tant d’autres choses, postérieures à tout cela, ont déjà perdu leurs contours et même leurs couleurs.

Nous achevions, ma femme Alice et moi, nos vacances romaines. B. se trouvait, au même moment, dans la même ville que nous. Mais à cela rien d’étonnant, nulle fantaisie du hasard ni aucun bégaiement du destin : il était venu pour le vernissage d’une importante exposition qui se tenait dans une ancienne fonderie de cloches, un lieu promis à la démolition pour lequel il avait demandé à la municipalité d’accorder un peu de sursis avant de le livrer à la gueule des bulldozers.
Nous l’avions déjà rencontré, deux ou trois ans plus tôt, dans des circonstances particulières qui nous avaient laissé, autant à ma femme qu’à moi, ainsi que je l’ai dit plus haut, un souvenir indélébile.
Alice m’a montré le catalogue de l’exposition, et posant son index sur la première page, elle m’a demandé :
– Pourquoi l’a-t-il intitulée « Il me faut tout oublier » ?
– Je n’en ai pas la moindre idée, je lui ai répondu. Nous le saurons sans doute en y allant.

Lurçat1

Depuis le drame personnel qu’il avait évoqué devant nous (et dont, jusqu’à ce moment-là, aussi bien Alice que moi ignorions l’existence), il ne désertait quasiment jamais l’atelier où il travaillait sans relâche. Sinon pour satisfaire à ses obligations, répondre à des invitations auxquelles cependant il ne donnait pas toujours suite.
Au moment de notre première rencontre, c’était déjà un vieux monsieur de quatre-vingt trois ans.
C’était aussi, pour employer une expression qui ne veut plus dire grand chose, et moins encore en ce qui le concerne, un peintre « non figuratif » dont j’avais aussitôt apprécié le talent dès qu’il avait acquis quelque notoriété, et dont la renommée, malgré la discrétion du personnage et l’humilité de son attitude, dépassait maintenant largement nos frontières puisque qu’il exposait régulièrement son travail aux quatre coins du monde. Moins d’ailleurs dans des galeries d’art conventionnelles que, la plupart du temps, dans des lieux souvent inédits (gares désaffectées, carreaux de mines désertées, bâtiments d’usines en friche, minoteries à l’abandon, galeries de métro délaissées) où la qualité de ses œuvres séduisait chaque fois l’essaim des visiteurs. Je savais peu de choses de lui, sinon qu’il était né à Gand, où il habitait toujours, semblait-il, et où il avait enseigné, qu’il s’était marié sur le tard, avait eu trois enfants, et c’est à peu près tout, car les biographies ne rapportaient rien d’autre sur sa vie privée. En tout cas, à en croire les catalogues autant que les monographies qui déjà lui avaient été consacrées, il faisait le bonheur des collectionneurs et de bon nombre de musées dont il ornait les murs.
Quand les circonstances le permettaient, j’étais l’un de ces visiteurs, mais les expositions de B. où je m’étais rendu, c’est en France que je les avais découvertes – quoique écrivant cela je me souviens d’en avoir vu aussi à l’occasion d’un passage par la Hollande et d’un bref séjour à Berlin.
Cette fois-là, Alice et moi étions en Italie, à Rome, cette ville orgueilleuse « où l’on revient toujours », à l’invitation insistante d’un mien cousin germain, un prêtre missionnaire qui avait passé une bonne partie de sa vie au Gabon et qui, à la retraite, outre des tâches d’archiviste, s’était vu confier par le Vatican la mission d’accueillir des groupes de novices étrangers (essentiellement africains) pour approfondir avec eux des points de la théologie.

Durant pas mal d’années (c’est ce que l’on pouvait encore apprendre dans les catalogues), B. avait enseigné à l’Académie royale des beaux-arts de Gand et son travail, à cette époque, était plutôt passé inaperçu, car pendant tout ce temps celui-ci n’avait concerné qu’un étroit cercle d’amateurs. C’était un professeur exigeant, disait-on. Qui poussait ses élèves à l’intériorité. Lui-même, au demeurant, ne se ménageait pas non plus. Nos peurs les plus profondes et les plus anciennes, celles auxquelles personne n’ose penser, ou celles que nous rejetons simplement en frémissant, il tâchait d’en capter le mouvement intime et de le confier au papier.
Pourtant, à l’origine, B., à la suite des maîtres flamands dont il s’appliquait à tirer les leçons, était un peintre réaliste. Bien que marqué, lors d’un voyage à New York, en 1975, par la découverte de l’abstraction lyrique américaine et la peinture de Pollock ou Kline, il se lançait deux ans après dans un intense dialogue avec Rembrandt, d’où sortiraient ses Seize études pour une Crucifixion. Etudes magnifiques, disait-on encore avec raison, mais dont je n’avais jamais vu que des reproductions. C’était là le début de ses premiers succès, en même temps qu’il négociait, brutalement, en apparence tout du moins, un incompréhensible et surprenant virage dans son œuvre vers une forme de néo-expressionnisme d’une rare violence.
Ce n’est qu’à l’aube de la cinquantaine que le monde de l’art avait enfin ouvert les yeux sur lui et, le tirant de la pénombre, lui avait accordé un adoubement chaleureux. B. avait accueilli, sans amertume ni orgueil, cette reconnaissance un peu tardive, en acceptant de se plier aux contraintes qu’elle imposait, comme à une fatalité à laquelle on ne peut se soustraire.

Jean-Lurcat-Musee

L’atelier principal de la fonderie avait été subdivisé, à l’aide de parois mobiles, en un grand nombre de petites salles qui, à elles toutes, constituaient une manière de dédale où le visiteur était invité à errer, peut-être aussi poussé à s’égarer, y perdant, au bout d’un moment, toute notion de l’orientation. Une bonne centaine d’œuvres y étaient proposées, des toiles de moyen format, mais beaucoup d’œuvres sur papier, le travail des deux précédentes années.
L’exposition que nous venions de voir en cet après-midi d’octobre, dans ces lieux pas si éloignés que cela du « Centro Storico » de Rome, était tout bonnement superbe, quoique passablement déconcertante, même pour un amateur averti comme je me targue de l’être, et je peux assurer que ma femme n’est pas en reste à ce sujet. En vérité, plus que déconcertante, elle nous avait paru éprouvante. Au point que, même en prenant la peine de parcourir à pas menus l’espace de l’exposition, nous arrêtant devant chaque œuvre, quelquefois longuement, revenant parfois sur nos pas, stationnant de nouveau devant telle ou telle autre, nous n’avons pas, je crois, pendant tout ce temps-là, échangé un seul mot, peut-être même un seul regard, confiant à nos silences le soin de remettre un peu d’ordre dans nos émotions et dans le malaise diffus qui, à mesure que nous progressions, avait fini par s’emparer de nous. Certes, j’avais bien reconnu « la patte » du vieux peintre, la griffe de son geste, la violence de son expression, mais cette fois, plus radicalement encore que dans les expositions précédentes, il s’était opéré dans son œuvre une transformation profonde. Comme si, sous les peaux précédentes qu’elle avait montrées jusque là (une par une soulevées), un nouveau visage était survenu. Un visage qui, plus que jamais, en laissait apparaître les moindres détails de la charpente osseuse, comme un visage mis à nu dont on a arraché la dernière parcelle de chair.
C’était déjà ce que l’on prévoyait au vu des œuvres antérieures. Mais rare désormais, ou en taches de sang éclatantes, la couleur avait reculé, quasiment disparu, pour laisser presque l’entière place à la pierre noire, au charbon de bois et à l’encre de Chine, à des noirs bitumeux ou profonds, à des traînées de cendre, toutes matières déposées par des gestes fougueux, projetant des giclures impétueuses, dessinant des idéogrammes rageurs, un vocabulaire fait de griffures, de traces vigoureuses dont l’énergie n’était pas celle d’une main, libérée de toute contrainte, mais celle de tout l’être de l’artiste, engagé dans l’épuisement d’une sourde lutte nocturne comme celle du corps à corps de Jacob avec l’ange de Dieu. Des signes d’une extraordinaire virtuosité qui faisaient comme des croisées de fenêtres aux vitres lézardées, ouvrant sur des espaces de silence ou, plutôt, sur des mots illisibles, des paroles indéchiffrables, mais dont on devinait qu’elles n’auraient su être prononcées sans pénétrer dans la conscience comme des pointes de couteaux chauffés à blanc.

C’était la fin de la journée. Il y avait beaucoup de monde et le lunch allait commencer. Malgré le brouhaha ambiant, déjà, on entendait déboucher des bouteilles et cliqueter les verres.
– Nous ne pouvons pas nous sauver comme ça… Allons le saluer, ai-je proposé à ma femme, nous en profiterons pour boire un verre.
– Je ne saurai pas quoi lui dire, m’a dit Alice avec une moue désolée. Si j’ai aimé ou non. Je n’ai, en ce moment, aucune idée de ce que je peux penser de tout ça…
– Ce ne serait pas chic de notre part, j’ai insisté. Après tout, nous lui devons bien quelque chose, non ?
Nous avons progressé vers les tables où s’alignaient de grands plateaux chargés de petits fours.
– C’est finalement toujours lui qui invite, j’ai plaisanté.
– Comment ? a demandé Alice à travers les éclats de conversation.
Mais déjà nous étions près de lui.
B., assailli depuis au moins une heure, deux peut-être, par des visiteurs qui venaient lui serrer la main et l’enivrer de fades compliments, discutait à ce moment-là avec un couple de sexagénaires dont il semblait visiblement embarrassé, ne sachant comment s’en défaire. Quand il a croisé nos regards, ses yeux ont palpité un bref instant, hésitant sans doute à nous reconnaître, puis il a ébauché un petit signe de la main, et tandis que ses interlocuteurs n’en finissaient pas de prendre congé, il nous a invités à nous rapprocher.
« Vous vous souvenez de nous, n’est-ce pas ? » je lui ai demandé.
Il hésitait encore. Et j’ai cru devoir préciser :
« Sur le transatlantique… Il y a deux ans de cela… Ma femme, Alice…
Il a eu un mince sourire, a hoché lentement la tête, émettant un petit gloussement sans gaîté, comme quelqu’un à qui on vient de rappeler un souvenir dont il a oublié s’il était pénible ou heureux.
« Oui, bien sûr, que je m’en souviens… de vous aussi, évidemment… Le transatlantique et la folle soirée… Je vous remercie encore de votre indulgence. Je m’étais montré très bavard, et sans doute très ennuyeux. Vous m’en voyez toujours confus… »

… Oui, bien sûr, le transatlantique. La lente traversée vers l’Amérique et les longs jours de mer, les crépuscules qui flottaient comme des rideaux de théâtre sur la ligne de l’horizon, et quelquefois, la nuit, quand nous nous étions attardés sur le pont, les averses de diamants qui descendaient du ciel. Les salons lumineux qui ouvraient sur l’espace arrondi de l’étendue liquide, ces cocons chaleureux flottant sur l’infini des vagues. Les banquettes de velours rouge et la moquette à fleurs. Et sur les flancs de l’énorme paquebot, une inscription en lettres capitales : « La belle Désirade » ou « Le château du bois dormant », le nom de ce Léviathan apprivoisé qui, comme la baleine de Jonas, la transporterait à l’abri de son ventre jusqu’aux rives de l’Ancien monde. C’était un vieux rêve d’Alice, qui n’avait jamais pris le bateau, un voyage à l’ancienne empreint d’un romantisme désuet mais brillant à ses yeux d’un charme inoxydable : traverser l’océan sur un transatlantique et entrer, un matin de soleil triomphant, dans la rade du port de New York en saluant de loin la statue de la Liberté.
B. avait embarqué sur le même bateau. Passager anonyme parmi d’autres centaines d’inconnus (peut-être des milliers) rassemblés dans le même espace, se délestant pour quelque temps de la pesanteur ordinaire des jours pour s’en réinventer une autre que l’on imagine d’abord à l’abri des chagrins. Il avait horreur de l’avion, nous avait-il confié, qui le rendait malade à en mourir. Et puis, peut-être, lui aussi nourrissait-il ce désir nostalgique des voyages dont on espère qu’ils ne finiront pas. Ou dont on souhaite secrètement que l’on ne reviendra jamais.
Quoi qu’il en soit, c’est au milieu de l’Atlantique, deux ans plus tôt, pendant l’été, sur ce paquebot de croisière, que nous avions rencontré B., « peintre un peu fou », comme il se qualifiait lui-même.
Avant le souper, par hasard, nous avions fait la connaissance, Alice et moi, de cet homme élégant, d’apparence d’abord réservée, qui s’était présenté comme artiste peintre. Il avait insisté pour nous offrir nos verres, puis pour que nous partagions sa table au dîner. Nous avions accepté, renonçant à notre emplacement habituel.
Il maniait avec aisance le français et les subtilités de sa syntaxe, en dépit d’un léger accent qui trahissait ses origines. Après quelques échanges qui nous permirent de nous sentir mieux à l’aise, et bientôt en confiance, il se laissa bientôt aller et parla sans interruption pendant tout le repas, d’une voix égale et posée qui de temps en temps s’égayait, s’égarait dans des rires, nous racontant des histoires merveilleuses et de fines plaisanteries. Il irradiait la convivialité, celle de l’homme d’expérience, du sage.
A aucun moment nous ne réussîmes à l’interrompre, mais ses propos nous amusaient, nous intriguaient aussi, et nous étions heureux de nous taire pour écouter cet homme si divertissant nous décrire le monde qu’il parcourait depuis quelques années, d’un continent à l’autre, d’un pays au suivant et de ville en ville, peignant moins par plaisir d’exercer son métier que par nécessité vitale, et amassant des œuvres qu’il montrait à des gens qui en désaltéraient leurs yeux et en nourrissaient leur esprit, travaillant à cela sans relâche mais se délectant l’âme.
Il nous raconta qu’une fois, il avait fait tout le voyage en train, de Paris jusqu’à Prague, assis en face d’une jolie femme qui, obstinément plongée dans sa lecture, indifférente à sa présence, n’avait jamais levé les yeux sur lui et, à aucun moment non plus, n’avait cherché à lui adresser la parole. Ce n’était qu’arrivé à destination, conduit par un taxi jusqu’à la galerie qui devait l’exposer, qu’il s’était aperçu, une fois entré dans les lieux, qu’il avait voyagé avec la galeriste qui l’avait invité.
Il avait exposé aussi à Paris, Berlin, Londres et Moscou d’où il était encore revenu en train, y ayant réservé pour lui seul, à grands frais, un compartiment pour y travailler à son aise, sans être dérangé.
Dès qu’il parlait de sa passion, ses yeux brillaient et son visage prenait des couleurs dont aucun alcool n’aurait pu être responsable.
Puisait-il dans ses souvenirs, ou les rassemblait-il pour les réinventer, leur donner une autre couleur et une autre musique ?… En vérité, et à ce moment-là, au milieu de la haute mer, dans ces parenthèses de temps suspendu, cela n’avait nulle importance, sinon celle qu’on peut éprouver dans la présence d’un conteur qui vous berce de ces histoires qui permettent de mieux explorer les dédales du cœur humain, de mieux cerner aussi les mystères du monde, de sonder les contours fluctuants de la réalité.
Quoique ayant confisqué la parole, il n’en profitait pas pour faire la roue comme un paon. Bien au contraire. Il ne cherchait jamais à se mettre en valeur, ne fanfaronnait pas, se moquant souvent de lui-même, ironisant sur ce mirage qu’on appelle le « succès », doutant aussi du bien fondé de ses choix d’existence ou de la réelle valeur de son œuvre. Il exposait des sentiments, méditait à voix haute ou racontait des anecdotes et décrivait des faits, tout simplement, comme un patient confie ses rêves à son psychanalyste, ou un cartographe décrit une carte : une suite d’endroits, d’événements et de dates parce que c’était plus fort que lui.
Il ne commanda aucun plat qui eût pu le distraire de sa tâche. Comme il accordait peu d’attention à l’énorme salade trônant devant lui, il put nous parler sans arrêt. A l’occasion, il engloutissait une bouchée avant de reprendre le fil de son discours et d’évoquer les villes, partout dans le monde où, livré à la solitude de ses chambres d’hôtel, il regrettait amèrement d’avoir abandonné le confort fruste de son atelier.
Etait-il toujours marié ? Avait-il une vie de famille ?… A aucun moment de toute la soirée, et contre toute attente, il ne fit aucune allusion à aucune séparation ni à aucun divorce, à aucune rencontre amoureuse ni à aucun compagnonnage, à quelqu’un qui pourrait l’attendre quelque part, se réjouirait de le retrouver, l’attendrait sur le quai, un petit bouquet à la main… Et puis en quoi cela nous intéressait-il ?… Il était évident que malgré sa soif de paroles et son désir de confidences, il tenait à garder dans l’ombre une part de lui-même et à la protéger.
Parfois, Alice ou moi tentions une incursion dans son discours. Il agitait alors sa fourchette dans notre direction et fermait les yeux pour nous faire taire, tandis que de sa bouche jaillissaient de nouvelles merveilles :
« Connaissez-vous le travail d’Ernest Pignon Ernest ? nous demanda-t-il par exemple.
Sans attendre notre réponse, il poursuivit sur sa lancée :
« Un ami, cadet de douze ans. Son travail est radicalement différent du mien, mais c’est un artiste admirable. Il a dessiné des portraits de Rimbaud, de Nerval, de Robert Desnos qu’il a collés lui-même dans des rues de Paris, vous avez dû en voir, inévitablement. Il a collé aussi de ses sérigraphies sur les murs de Naples et Palerme, des choses inspirées du Caravage, de Mattia Preti ou de Louis Finson, un de mes compatriotes du seizième siècle, comme moi d’origine flamande, mais né à Bruges, lui… »
Le temps d’une bouchée, d’un rapide coup de serviette sur le bord de ses lèvres, il était déjà reparti :
« Récemment, il a dessiné des femmes en extase, inspirées du Bernin ou du Caravage toujours. Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne ou Marie-Madeleine… Un travail étonnant et qui touche aux limites du rationnel. Je vous conseille de voir ça. Il faut lire les grands mystiques, comme Jean de la Croix ou Ignace de Loyola. Il faut relire aussi la Bible et le Cantique des Cantiques, oui, cela, plus particulièrement… »
Il nous en cita quelques phrases, celles qu’il avait conservées en mémoire, renversé sur sa chaise et les paupières closes, puis changeant de sujet, ou plutôt revenant obstinément au même, il parla d’autres peintres, évoqua ses projets et ses travaux en cours :
« Je ne sais pas très bien encore s’ils aboutiront, mais je m’y remettrai dès mon retour, et rien qu’à y penser je me sens comme un écolier excité à la veille de la rentrée des classes. »
Cela continua ainsi, pendant un bon moment, et la salle à manger s’était presque vidée. Il était tard et nous sentions, lui comme nous, monter dans nos esprits les effets d’une bienheureuse fatigue.
« Voilà, vous savez tout, ou presque, nous déclara-t-il enfin. Je suis, en votre aimable compagnie, en route pour New York. D’où je prendrai le train pour gagner la Côte ouest. Ensuite, direction Tokyo. Je me résignerai à emprunter l’avion. J’y suis bien obligé quelquefois, bien que cela me fasse horreur. Mais j’ai, maintenant, des pilules miracle qui me rendent la chose un peu plus supportable. »
Le discours de B. sembla enfin se tarir.
La salade avait disparu. Nous avions terminé notre dessert et bu ce qui restait du vin. Voulait-on du café ? Oui, à cette heure pourquoi pas, cela ne l’empêchait nullement de dormir.
Nous achevions nos tasses. Il se redressa sur son siège, nous dévisagea fixement, comme s’il se demandait ce que nous pouvions avoir à lui dire.
Nous avions beaucoup de questions à lui poser, il est vrai, et nous attendions justement l’occasion de parler. Mais nous n’eûmes pas le temps d’ouvrir la bouche que B. avait rappelé notre serveur pour lui commander trois doubles cognacs. Nous protestâmes, Alice et moi, mais il écarta d’un gestes nos objections. Les digestifs furent déposés devant nous.
Il se leva soudain, examina l’addition, la régla et resta un long moment debout, son visage se vidant de toute couleur.
« Il n’y a qu’une seule chose qui m’échappe », nous déclara-t-il enfin.
Il ferma les yeux pendant quelques instants, et quand il les rouvrit, leur lumière s’était éteinte, il semblait fixer mentalement un lieu situé à un millier de kilomètres.
Il leva son double cognac, qu’il garda entre les mains en s’adressant à nous : « Dites-moi une chose, une seule. »
Il laissa passer un silence avant d’ajouter :
« Pourquoi un soir de réveillon, il y a quarante ans de cela, une nuit de Noël plus exactement, ma femme a-t-elle assassiné nos trois enfants en les étouffant sous des oreillers ? Et pourquoi s’est-elle pendue ? »
Il avala son cognac, d’un seul trait, nous tourna le dos et quitta la salle à manger sans rajouter un mot. « C’est en remontant vers le jour que le dormeur retrouve son corps », ai-pensé pendant qu’il s’éloignait, extrayant cette citation de je ne sais quel livre. Nous avait-il parlé comme en dormant pendant tout ce temps-là ? Mais il faut croire alors qu’il s’était brusquement réveillé, qu’il avait retrouvé son corps et la brûlure du soleil.
Alice et moi restâmes assis un long moment, les yeux clos, sans pouvoir échanger un seul mot. Puis, comme dotées d’une vie propre, nos mains s’emparèrent des verres qui nous attendaient toujours, et nous avalâmes nos doubles cognacs.
Pendant les jours suivants, et jusqu’à l’arrivée dans le port de New York, nous ne l’avons plus rencontré sur les ponts. Ne quittait-il plus sa cabine, sinon pour voir, au tout début du jour, le soleil se lever sur la mer et, à la fin de la journée, pour se rendre à la salle à manger ? Le soir, à l’heure du souper, assis à nos deux tables, nous nous contentions de nous faire, de loin, un petit signe de la main, d’échanger parfois quelques mots, comme on le fait avec un vieil ami que l’on n’a pas revu depuis longtemps mais dont ne veut pas forcer la joie des retrouvailles.
Deux ans avaient passé. Nous l’avions retrouvé à Rome.

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Nous avons bavardé un moment avec lui, parlant de choses et d’autres, échangeant surtout des banalités, sans pouvoir oublier, derrière sa façade de réserve et presque de timidité, le causeur admirable qu’il avait su être pendant le temps d’une soirée. Entre nous, désormais, s’interposait l’aveu d’une blessure dont nous savions qu’il n’avait jamais pu se guérir. Et nous n’apportions aucune réponse à la seule question qu’il nous avait posée.
Nous ne nous sommes pas attardés. Alice et moi avons quitté la fonderie, le laissant à la foule de ses admirateurs et des potentiels acheteurs de ses œuvres. Le lendemain, nous rentrions en France.
Que lui fallait-il oublier ?… Tout est clair maintenant. Et dans cette phrase nulle imposture. B. était un artiste d’une absolue sincérité, à la posture radicale. Devait-il oublier pour se renouveler, autrement dit pour se réapproprier le passé ? Ou était-il hanté par ce passé, obsessionnellement, celui de l’art, mais surtout le sien qu’il interrogeait toujours fixement, avec des yeux de fou, à travers un vasistas ouvrant sur l’enfer ?
J’avais lu, dans le catalogue de l’exposition, cet extrait de Carnets d’artiste qu’on avait publiés dans une revue d’art : Un peintre ne choisit pas sa toile, c’est la toile qui le choisit. Et c’est sur cette toile que l’icône, inconnue par lui, vient à lui. Comment la reconnaître ? C’est la question terrifiante que le peintre se pose alors. »
Il m’est maintenant évident que ses dernières œuvres annonçaient qu’il allait mettre fin à ses jours. Et, en effet, un mois après, on apprenait que B. s’était donné la mort. On l’avait retrouvé dans son atelier, à Gand, allongé sur un vieux canapé, une balle logée dans le cœur. Il avait mis plus de quarante ans à se décider, mais avait fini par le faire. Lâcheté – ou courage de vivre pour se donner le temps d’exprimer l’infinie profondeur de son désespoir ? Chacun en pensera ce qu’il voudra.
Mais je crois, pour ma part, qu’il avait enfin réussi à atteindre l’expression la plus aboutie du tragique. Qu’ayant pendant longtemps, et désespérément cherché l’icône « incogniscible », celle-là seule qui saurait traduire l’indicible de son chagrin, elle avait fini par venir à lui, sous sa main, éclosant sous ses gestes fébriles, inconcertés mais sûrs de leur destination. Et, posée sur la toile comme sur le papier, illisible par nous, il avait su la reconnaître. Mais peut-être encore, et cela lui seul aurait pu le dire, y avait-il lu la réponse à sa torturante et unique question.

MD.

Dernières nouvelles du printemps

Maquis

Texte publié dans L’Iresuthe N° 26, janvier 2013.

DERNIERES NOUVELLES DU PRINTEMPS

« A chacun de nos rêves, nous
faisons avancer l’humanité.« 

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

« On dit qu’il va partir… qu’il ne partira pas… qu’il est déjà parti… » C’est bien ce que l’on se disait chez les commerçants du village, les rares qui restaient (ou autour du souper familial), ce qui, dans les rumeurs de l’actualité, son roulis incessant de cailloux, ne faisait guère plus de bruit qu’un simple bruissement de feuilles.
Cette traversée serait la dernière. Une traversée sans retour. Qu’il avait patiemment préparée, une fois qu’il eut décidé de ne pas revenir en arrière. Résolu maintenant à ne plus s’attarder, de même qu’on franchit un pont qui mène jusqu’à l’autre rive, sans consoler ni regretter celle qu’on abandonne, ni se retourner pour la regarder une dernière fois par dessus son épaule.
Il pleut depuis des jours… des semaines peut-être…
Dès la moindre éclaircie (qui ne dure jamais très longtemps), on entend s’ébrouer le silence, qui s’égoutte et se lisse aux rayons du soleil. Alors, à une imperceptible vibration de l’air et aux palpitations de la lumière, tremblant au bord de la paupière comme un éclat de vitre, on sent que le printemps arrive. Qu’il est là, frais encore, mais obstiné à frayer son chemin dans les veines du monde.
Il est encore tôt, en ce matin de mars. La pluie accorde son répit aux premières heures du jour. L’homme, le philosophe, habite la maison dont il vient de descendre le seuil, située en retrait de la route et protégée à peine des regards par une mince haie de ronces mêlées de noisetiers. Il marche sur la route d’Aléria, qui mène vers la mer, tandis que le soleil, agacé de nuages, se hisse dans le ciel. Voilà bientôt un an qu’il a passé la mer, dit adieu à l’autre maison, celle du continent. La maison où il a vécu, pendant des décennies, face aux montagnes et au verger qu’il avait lui-même planté. Le Sage dit que l’on ne doit jamais quitter un lieu où l’on a pris la peine de planter des arbres. Lui pourtant a passé la mer, n’emportant de sa vieille demeure, de sa vaste bibliothèque, qu’une pile de livres, seulement quelques-uns, mais aussi nécessaires à sa méditation qu’est le vol d’un oiseau à l’ardoise du ciel.
Il marche sur la route d’Aléria. Dans l’une de ses poches, un petit calepin qui lui sert à prendre des notes, et dans une autre un livre, Les Essais de Montaigne. Si on lui demandait pourquoi ce livre-là, il répondrait au questionneur, en lui souriant malicieusement, que son auteur est le seul homme auquel il n’hésiterait pas à demander sa route s’il lui arrivait d’aventure de s’égarer sur un improbable chemin.

… Marie avait tenté, d’abord, des études de médecine. Elle se voyait bien en chirurgien-anesthésiste. Manière de ne pas se dérober aux souffrances humaines, des les empoigner à mains presque nues, dans l’espérance de les soulager peut-être. Elle ne savait trop que penser de la mort. Elle y avait été maintes fois confrontée. Comme à celle de ses parents. Ou de ces inconnus que l’on amenait de la morgue en salle d’autopsie. Elle la constatait, mais sans jamais pouvoir toucher ce qui en faisait la nature, et elle la trouvait étrange. Aussi étrange et incompréhensible que le ululement d’une chouette dans la nuit des bois, ou que le battement de son cœur même, ou la déflagration soudaine de l’amour. Pourquoi la vie était, et pourquoi n’était-elle plus ? Pourquoi ne restait-il qu’un nom de ce qui avait existé ? Qui aurait pu lui dire quelque chose de sérieux (c’est-à-dire de vérifiable) concernant la vie et la mort ? Et en quoi surtout elles sont distinctes ?…
Puis, n’étant plus tout à fait sûre de vouloir embrasser cette carrière (mais n’ayant pas, en vérité, la patience d’attendre le terme de sa formation), elle a fébrilement corrigé son destin. Et, un diplôme d’infirmière en poche, s’est jetée dans l’humanitaire.

Un an plus tôt (mais c’est déjà aussi une autre vie), le philosophe a dit adieu à sa vieille demeure, mis deux ou trois valises dans le coffre de sa Clio, et s’est embarqué à Marseille, par un beau jour d’avril. Après une existence consacrée à l’étude, et dans la compagnie des philosophes qu’on appelle « Présocratiques », ou encore « Sophistes », il lui fallait se rapprocher des Grecs. Davantage encore. Plus près.

… A cette époque-là, depuis un certain temps déjà, Marie avait rompu avec la vie et les années qui l’avaient vue donner ses forces sans compter. Une vie professionnelle très dense dans le secours aux autres, chargée comme une barque sur le point, toujours, de trop s’incliner à fleur d’eau et de se retourner. Dense mais éprouvante à se confronter constamment aux malheurs et misères, à porter le poids de la compassion et de la révolte impuissante. Vie qui l’avait menée dans les contrées les plus cruelles et les plus éprouvées du monde, en Angola et au Tadjiskistan, en Géorgie et en Anatolie, en Bosnie et au Kosovo, puis au Bengladesh et en Inde. Qui lui avait lancé en pleine face les désastres du monde et l’odeur des massacres. Qui l’avait aussi ballottée, comme une bouée dérivante sur le ressaut des vagues.
C’est en Inde qu’elle a découvert la grande poésie persane de Rûmî, et ce chemin spirituel qui mène de l’Orient jusqu’aux portes de l’Occident, dans l’espace ébloui de la Grèce. Celle des dieux et des aèdes, et des penseurs anciens qui ont légué aux hommes le fruit rare de leur esprit.

C’est après avoir dit adieu à sa maison, à ces murs et aux lieux où il avait passé des décennies et planté son verger, qu’il est parti enfin, n’emportant avec lui que le strict nécessaire. Les Essais de Montaigne. Mais Héraclite aussi, bien sûr, Parménide et Anaximandre…
… Une fois revenue en France, Marie a décidé de tout abandonner. De s’éloigner des catastrophes et des ravages de la pauvreté. Non pour les oublier, mais pour se risquer à tenter l’aventure d’un autre chemin. Elle a cherché alors un lieu selon son âme, un lieu qui la rapprocherait d’Homère… Et jeté d’abord son ancre à Corte, où, tout en choisissant de vivre de petits boulots auprès des paysans et des bergers, elle s’inscrit à l’université et suit des cours de grec ancien.
Elle sait qu’elle vient d’ailleurs. Même si, aujourd’hui, après avoir vécu autant d’années, ici et là, dans tous ces coins du monde, elle sait bien « qu’ailleurs » ça ne veut plus dire grand chose. Que c’est « là-bas » où l’on n’est plus. Partout encore où l’on n’est pas, et même ici, une fois qu’on en sera parti. Or c’est « ici » qu’elle veut désormais enfoncer ses moignons de racines. Pour éviter que son futur et ses penchants à tout donner se perdent à force dans le « nulle part ».
Elle est encore jeune (trente six ans à peine). Elle a, croit-elle, été une bonne fille pour ses parents. Aimante et généreuse, mais volontiers rebelle. En tout cas ne s’est jamais vue dans la peau d’une épouse. Elle sait bien aussi que des gens l’ont aimée, « ailleurs », d’où elle vient, qu’elle a laissés tomber, des hommes qu’elle aussi a sûrement aimés, et qui ne savent même plus où elle est aujourd’hui.

Non, il ne s’agit pas, pour ce philosophe de la nature, on s’en douterait bien, d’une simple affaire de paysage, de climat, de clarté de l’air. Ou il ne s’agit pas que de cela. Il a emménagé dans un modeste pavillon, juste à la sortie d’Aléria, sur la route qui mène à la mer. Un petit pavillon sans attraits… du moins pour les touristes et les vacanciers en quête de coins pittoresques. La région d’Aléria n’a rien, non plus, de la force et de la beauté que tant de paysages corses revendiquent si hautement. Mais nul besoin pour lui que le maquis sente les romarins en fleurs, les bruyères, les myrtes et les cistes, que l’aurore soit rose sur les monts de Corte, ni la mer transparente comme l’azur du ciel et les nuits plus luisantes d’étoiles, pour penser avec Héraclite l’absolu du monde immédiat et de « la Nature infinie ». Et assez se désole-t-il que nous ne soyons « plus capables de retrouver ce qu’était la vie grecque » et que nous ayons perdu le sens du sacré.
Il se contente d’être là où il sait, désormais, qu’il finira ses jours.

… Malgré ses maigres revenus, mais avec un petit pécule, elle a pu acheter un terrain (s’endettant pour longtemps), pas loin du pavillon où habite le philosophe. Un terrain sur lequel se dresse une bicoque, une ancienne maison de berger, laissée à l’abandon, où il n’y a ni eau courante ni électricité. C’est sur ce terrain-là qu’elle a planté des oliviers, aligné quelques ruches, bâtira sa maison. De ses mains. La tâche ne lui fait pas peur. Elle fera creuser les fondations, couler la dalle de béton, apprendra à monter des murs, à fabriquer une charpente, à la couvrir de tuiles, à poser portes et fenêtres, et ne s’éclairera qu’avec la complicité du soleil, ou celle des bougies et des lampes à pétrole. Et cela prendra le temps qu’il faudra.
Marie n’est pas pressée. Elle ne veut rien d’autre qu’accorder son existence au pas du vagabond qui rêve d’échapper à la tyrannie de l’utile et ne se fixe d’autre tâche que celle d’arpenter la vie, lentement, en en contemplant les mille nuances, et regarder pousser ses arbres, travailler ses abeilles.

Il marche sur la route, laisse derrière lui les dernières maisons. Puis part à travers champs vers les étangs, sur des chemins qui le connaissent bien. Il s’arrête, de temps à autre, griffonne quelques mots sur son petit carnet.
Lui qui, depuis toujours, préfère la recherche de la vérité à celle du bonheur, et la métaphysique à la quête de la sagesse (mais la métaphysique envisagée comme une libre création de la raison), il note, par exemple, d’une écriture hâtive : « Qu’est-ce qu’un philosophe de l’incroyance ?…  » Et il écrit aussi, déjà pressé de repartir, de n’accorder à sa pensée aucun temps de repos : « Peut-être celui qui s’avance au bord des gouffres de l’incertitude de l’être, ce chemin en à-pic où l’on côtoie les religions… » Puis il s’arrête un peu loin, pour ajouter : « Dieu n’est pas un problème philosophique, puisque son existence ou sa non-existence ne changent rien au fait que nous savons bien comment vivre… c’est-à-dire selon l’amour ».

… Elle suit donc, à l’Université, des cours de grec ancien. Des cours qui la déçoivent. Et un jour est tombée sur l’un de ses ouvrages. A la bibliothèque de l’Université, où elle était venue lire les lettres d’Epicure à Hérodote, Pythoclès et Ménécée. Entrant ainsi, sans le savoir, dans ce cénacle de lecteurs, une manière de famille qui le considère secrètement comme l’un des plus grands philosophes du temps présent… Peut-être le plus grand… C’est, en tout cas, ce qu’elle pense. Et peut-être n’a-t-elle pas tort…

Il a, depuis ce jour déjà lointain, où il découvert Les Essais de Montaigne, pris le parti de l’ignorance inéluctable, qui est le propre de la condition humaine. Parce qu’il sait que, sous les lumières de la raison, aucune certitude ni proposition métaphysique n’est absolument indiscutable.
C’est pourquoi, à Descartes ou Kant, penseurs « qui ont usé de leur raison pour la mettre au service de ce que leur foi leur dictait », et à tout autre justificateur de Dieu, il préfère la compagnie des Antésocratiques, Héraclite et Anaximandre, Parmédide, Empédocle, Démocrite, Zénon d’Elée, vrais philosophes, selon lui, « qui n’ont pas eu à rompre le carcan des dogmes et des idéologies », mais qui ont seulement observé la nature et « éprouvé pour la première fois la liberté de la raison devant les choses ».
Quand il décide de ne pas aller plus loin, il s’arrête et s’assied. Sur un tas de cailloux, un tronc d’arbre couché. Il sort le livre de sa poche, lit quelques phrases de Montaigne, au hasard de ses pages, comme on s’arrête regarder les détails d’une fleur ou écouter le bruissement du vent dans les feuillages. Ou bien, les yeux mi-clos, il pense aux vagues de la mer qui, une à une, arrivent là-bas, sur la grève. Il fait entrer en lui tout l’espace du ciel, qui coule au fond de lui comme une eau de fontaine. Petite silhouette, immobile au bord du chemin. De loin, on se sait s’il médite, s’il dort, ou s’il est venu là pour mourir.

… Voilà donc qu’elle tombe, un beau jour, par hasard, venue lire Epicure, sur sa traduction des fragments d’Héraclite et les commentaires qu’il en a faits. Celui qui marche sur la route d’Aléria, et qui mène à la mer. Et aussitôt, elle pressent que seul cet homme-là pourra la faire entrer dans la pensée des Grecs et dans la sensation vivante de leur monde.

Après sa promenade matinale, quotidienne (et quel que soit le temps), le philosophe rentrera chez lui, ce si modeste pavillon, pour aller s’enfermer dans son petit bureau, devant une fenêtre qui ouvre sur les champs, de l’autre côté de la route. Le ciel surabondant, et la lumière, s’y invitent souvent, libérant un peu plus son esprit et sa main. Et chaque jour, jusqu’à midi, il s’occupe à relire ses notes et écrit sur de grands cahiers, les remplissant d’une écriture fine et claire, presque sans repentirs, dans un style parfait qui ne se paie jamais de mots. Heures lentes accordées aux pulsations mêmes du temps. Qui dérivent du même silence. Il ne se pose pas, dans ces moments, la question de la trahison de la langue. Il voit les choses, les mots suivent, tout simplement. Il connaît leur insuffisance, s’en méfie sans la redouter. Le langage n’est fait, selon lui, que pour nous parler du réel. Il écrit donc, de même qu’on avance dans l’amour de la lumière, en suivant une flamme droite, simple et précise comme celle d’une chandelle. Depuis plusieurs années, tel Montaigne, dans ses Essais, il compose ainsi un journal qu’il a intitulé « Hier déjà, et encore demain », dont il a publié déjà trois ou quatre volumes. Ni chronologique ni thématique (mais composé à sauts et à gambades), il forme comme le pendant de son œuvre savante et continue de l’éclairer de ces réflexions vagabondes.

Mais peut-être que cette histoire pouvait commencer autrement…
… Il pleuvait depuis des semaines… L’automne n’en finissait pas.
A l’abri de son parapluie, mais pieds nus dans ses charentaises et vêtu de sa robe de chambre, il se décida à sortir. Silhouette cassée au pas traînant sur le gravier (à cause d’un vieux lumbago qui réapparaissait de temps à autre et le faisait cruellement souffrir), Marcelin traversa le petit jardin qui le séparait de la rue, ouvrit la boîte à lettres et en extirpa le courrier qui s’accumulait depuis quelques jours. Il avait scotché sur la boîte un papier qui avertissait, en lettres majuscules tracées au marqueur rouge : Pas de publicité. Aussi ne tira-t-il de ce cube de tôle que deux ou trois journaux, une grande enveloppe et un paquet de lettres sur lesquelles il négligea de jeter le moindre coup d’œil. Ses reins lui faisaient bien trop mal pour qu’il prît seulement la peine de regarder qui lui avait écrit.
Puis il revint vers la maison, bonhomme de quatre-vingts ans, du même pas traînant et laborieux, déjà trempé de pluie.

… En écrivant sa lettre, elle a pleuré. Pas de chagrin, ni de douleur. Mais juste parce qu’elle pensait qu’il pourrait ne jamais venir, et que s’il acceptait de la rejoindre, elle resterait près de lui aussi longtemps qu’il le faudrait… Même si on sait que « longtemps » ce n’est jamais l’éternité. Elle a pleuré aussi, sachant que les larmes la laveraient, jusqu’au fond d’elle-même, et une fois pour toutes, de sa possible déception ou du lent poison de l’attente.

Marcelin s’était alité, pendant presque trois jours, ne pouvant presque plus bouger, et ne s’était levé, pendant tout ce temps-là, avec beaucoup d’efforts et mille précautions, que pour aller au petit coin et se faire chauffer un potage. Il avait certes ingurgité, pour tenter d’apaiser sa douleur, une quantité assez appréciable de cachets d’aspirine, mais il aurait bien supporté (malgré son caractère d’ours et sa vocation à la solitude) qu’une main charitable acceptât de masser ses reins et appliquât sur ses lombaires une crème décontractante.

… Marie est attentive à l’opéra du monde, avide d’en nourrir ses sens, comme le font les vrais poètes, et à en célébrer la splendeur matérielle. Elle, qui n’a jamais écrit le moindre vers. Mais mystique, elle l’est aussi, à coup sûr, comme le sont toujours les poètes les plus inspirés. Elle n’en est pas moins (elle nous dirait « d’autant plus ») les deux pieds dans la vie. Aimant, souffrant et travaillant. Comme un être de chair ordinaire. Commune des mortelles parmi le commun des vivants. N’était cette lumière qui l’habite.
D’ailleurs la poésie, pour elle, avant d’être dans la manière dont on pétrit la langue, est d’abord une certaine façon de regarder le monde, d’envisager les jours, d’orienter sa vie, de la tourner vers ce que l’apparence ordinaire des choses recèle d’essentiel. Au-delà aussi du visible.
Comme elle l’est encore dans l’attention têtue qu’elle met à surveiller ses ruches, à tailler ses rosiers, dans la lente houle des draps qui sèchent sur la corde à linge, ou la voix des crapauds qui coassent, la nuit, dans les herbes, en bas de sa fenêtre.

Marcelin Baudelot était un universitaire à la retraite. Depuis près de quinze ans. Professeur émérite de la Sorbonne, il avait adoré exercer son métier, partager ses passions, transmettre son savoir, le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’on lui signifiât qu’il ne pouvait pas aller au-delà de la limite d’âge. Il ne s’éloignait guère désormais de la vieille demeure où il vivait depuis des décennies, dans ce village du Jura, face à la montagne et aux arbres fruitiers qu’il avait lui-même plantés.
Parlant d’elle, le philosophe aurait dit volontiers : « Son dieu n’est pas du tout transcendant. Il est comme l’aspect divin de la nature. En cela, elle est plus grecque que moi, puisqu’elle ressent comme les Grecs le divin dans les éléments, la lumière, les plantes et les animaux. La vie est un don, sous toutes ses formes. Elle a élu un terrain qu’elle plante d’oliviers et où elle veut construire sa maison. »
Marcelin Baudelot vivait seul, et presque retiré de tout. Il ne se mêlait pas à la vie du village (ne s’y était vraiment jamais mêlé) et se contentait de sortir pour se rendre à la supérette acheter de quoi se nourrir, ou rapporter son pain de la boulangerie, ou s’en aller marcher, solide encore, sur les chemins de terre qui se perdent dans la campagne. Il avait été marié, le couple n’avait jamais eu d’enfants, et c’est dans ce village jurassien qu’il avait enterré sa femme, quelque dix ans plus tôt, son indéfectible compagne. Depuis ce temps, sa seule et propre compagnie paraissait lui suffire, et il demeurait là, vivant en presque ermite, ayant rompu tout lien avec ce qui lui restait de famille et avec ses anciens collègues. Il n’avait pourtant pas délaissé ses routes intellectuelles et étudiait toujours. Dans la patience et le retrait.
Parlant d’elle, le philosophe aurait encore dit : « Lorsque Marie soigne ses oliviers, s’occupe de ses ruches et s’active parmi ses abeilles, elle a l’impression d’accomplir un service divin. Elle appelle ce champ le « téméros », qui est pour les Grecs le lieu sacré. »
Le sacré, serait-ce donc cela qu’il est venu chercher ici ?… Et que, peut-être, il a trouvé ?…
Marcelin déposa le courrier sur la table, s’empara de la grande enveloppe et la décacheta. Il en tira une revue hebdomadaire consacrée aux programmes télévisés et à l’actualité culturelle (théâtre, livres, cinéma…). Il crut d’abord à une erreur. Il n’avait jamais eu de poste de télévision, et l’idée même d’en avoir ne l’avait jamais effleuré. Il se contentait d’un gros transistor qui lui permettait d’écouter les nouvelles et les émissions de France-Musique. Une lettre était insérée entre les pages du journal. Elle l’informait que le magazine lui avait fait l’hommage d’un article, signé par une journaliste, C. P… La suite de la lettre était écrite dans un français tourné au gré d’une inspiration aérienne, où chacun des mots ressemblait à un coquillage ramassé au bord de la mer. Des mots qu’une pensée sans fard semblait redécouvrir sous la patine de l’usage. Qui délivraient enfin un message ferme mais audacieux : « Venez donc vivre en Corse pour m’apprendre le grec ».

… Elle a pu acheter un terrain, pas loin du pavillon où habite le philosophe. Planté d’une bicoque, une ancienne maison de berger où il n’y a ni eau courante ni électricité. C’est sur ce terrain-là qu’elle construira sa maison. De ses mains. Cela prendra du temps, peut-être des années. Marie pourtant n’est pas pressée. Elle ne veut rien d’autre qu’accorder son existence au pas du vagabond qui rêve d’échapper à la tyrannie de l’utile et ne se fixe d’autre tâche que celle d’arpenter la vie, lentement, en regardant pousser ses arbres et vivre ses abeilles.
Elle est encore jeune (trente six ans à peine). Des hommes l’ont aimée, qu’elle aussi a aimés sûrement, et qui ne savent même plus où elle est aujourd’hui.
En écrivant sa lettre, elle a pleuré. Sachant aussi que les larmes la laveraient, jusqu’au fond d’elle-même, et une fois pour toutes, de sa possible déception ou du lent poison de l’attente.

Bouleversé par une aspiration si impérieuse, le philosophe mit cinq ans à se décider à larguer les amarres.
Cinq ans, cela paraîtra long, sans doute, concernant une décision qui en appelait à ses sentiments. Ou très court, au regard de ce que tout autre aurait considéré comme pure gageure.
D’autres lettres avaient suivi, nombreuses et réciproques, qui leur donnaient à déchiffrer, un peu plus chaque fois, dans la grande énigme qu’est « l’autre ».
Dans ce qu’elle avait à lui dire, Marie semblait brûler d’un feu perpétuel, voulant jeter sur tout comme une lumière implacable. Celle qu’elle a d’ailleurs au fond de son regard. Lui, qui pensait l’air de ce temps assez irrespirable, qui se désolait que la vie atteigne si peu les vivants, lui parlait de son amitié avec Epicure, mais aussi de l’incertitude, ce foyer rougeoyant au centre des esprits toujours en quête de la vérité. Les hommes, lui écrivait-il, n’aiment pas vivre dans l’incertitude, car ils ne saisissent ni la raison ni le sens de leur vie. Ce vide qui les fragilise les pousse alors à enfourcher les chimères qu’on leur propose. Et c’est ainsi qu’ils se retrouvent à portée des capteurs de conscience, car la confiance et non la méfiance est l’attitude primitive de l’esprit. Ce sont, lui disait-il, les cibles consentantes et privilégiées des religions, des sectes, des pseudosciences, des politiques sans hauteur de vue, des médias, des publicitaires, et des arnaqueurs de tout poil…
Cinq ans.
C’est cependant ce qu’il fallait de temps de réflexion pour cet esprit, enflammé mais déterminé, par éthique de philosophe, depuis toujours, pour choisir la raison contre le désir. Le temps aussi de se procurer les Rubâi’yât de Rûmî, la poésie de Ferdowsi, d’Attar, puis la Bhabavad-Gîta, puis, plus loin encore vers l’Orient, les philosophes taoïstes, jusqu’à s’user les yeux et se brûler l’intelligence à déchiffrer ces pages de chinois pour retraduire et commenter, de Lao-Tseu, le Ta-Tö-King, et enfin publier ses travaux. Le temps donc, si cruellement court et long tout à la fois, d’atteindre quatre-vingt cinq ans et d’oser enfin accueillir l’aventure à la hauteur où la lui proposait Marie.
Non pas une amitié admirative, et qui n’aurait été qu’aveugle, ni une passion amoureuse, qui les aurait contraints, mais le chemin de la vraie vie. Pas moins.
Un chemin où Marie avait pris sur lui déjà beaucoup d’avance.

Marcelin Baudelot retourne vers son pavillon. Il marche sur la route d’Aléria, qui va vers le Levant, jusqu’au bord de la mer.
Voilà bientôt un an qu’il s’est décidé à partir, qu’il a dit adieu à l’autre maison, celle du continent. La maison où il a vécu, pendant des décennies, face aux montagnes du Jura et au verger qu’il avait lui-même planté. Qu’il a passé la mer, n’emportant de sa vieille demeure du continent, de sa vaste bibliothèque, qu’une pile de livres, seulement quelques-uns, mais nécessaires à sa méditation. Il marche sur la route d’Aléria, en tenant dans ses mains son petit calepin dont il a noirci quelques pages.
Après la pluie nocturne, qui n’a cessé qu’au petit jour, le soleil lui paraît plus chaud qu’il n’est en vérité, plus éclatant aussi, malgré l’air vaporeux de ce matin de mars et la pluie qui, déjà, menace.
Il y a un an qu’il est là. Marcelin maintenant, a quatre-vingt six ans, et pour lui, désormais, le sacré a un nom. Valable pour lui seul. Tu au bord de ses lèvres. Mais qui a envahi la réalité sensible où il existe. Qui déborde au-delà. Pas le nom de la Corse, même si mieux qu’ailleurs on y trouve les traces de cette « Nature infinie », on y respire mieux l’odeur lourde et poivrée de la tragédie. Cette odeur de sang et d’encens mêlés. Mais celui de Marie.
Le sacré a les traits, désormais, d’une jeune femme brune, active, contemplative et lumineuse. Une jeune femme à la beauté grave, au corps souple et aux muscles durs, et dont le rire claque comme un coup de cravache sur l’échine des mauvais jours, de la tristesse et du malheur.
Il est depuis des mois au bras de son bonheur (il dirait plutôt de l’apaisement), comme au bras d’une épouse qui l’accompagnerait sur les chemins, dont la quiétude et la douceur le rassureraient sur la secrète appréhension d’une séparation qui n’aura jamais lieu. Il hésite à parler de sérénité, car il faut ce qu’il faut d’inquiétude à la vie, pense-t-il, pour conserver à son esprit les yeux et les oreilles de la sentinelle, et garder le cœur vigilant. Il sourit parfois en lui-même de l’espièglerie du destin qui a, d’un coup de dés, jeté dans son prénom les lettres contenues dans celui de Marie. Plus trois autres, C, L, N, dont il s’amuse encore à interpréter le message : « c’est elle, c’est Hélène », cette Hellène, fille de Léda et de Zeus, dont la beauté ne déclencha pas moins que la guerre de Troie.
Elle, qui ne ressemble à aucune des autres femmes qu’il a pu côtoyer, veille sur ses besoins avec un soin discret, des attentions d’amie, de grande sœur… ou d’amoureuse. Délicatement, elle l’aide à tourner la page de ces jours, lisant à ses côtés, et parfois par dessus son épaule, dans ce livre ouvert à ciel nu où la lumière du soleil, les arbres et les oiseaux leur parlent de l’éternité d’un monde qui n’en finit pas de les étonner.
Ils déjeunent parfois en plein air, au pied de la colline, sous un grand parasol, buvant à gorgées lentes un petit vin de Corse. Ecoutent en même temps, sur un lecteur C.D. à piles, des cantates de Bach, les sonates de Beethoven, ou un opéra de Mozart, s’amusant de la gravité qu’ils mettent à cette occupation et du sérieux avec lequel ils délivrent leurs commentaires.
Eperdus, ils le sont pourtant, chacun à sa manière. Chacun brûlant, au fond de lui, de son propre feu solitaire. Sans qu’aucun ne semble perdu cependant. Ayant acquis, chacun de son côté, la connaissance des désirs, partagés ou inassouvis, l’expérience de l’amitié et des âmes humaines, des choix sûrs et des voies incertaines.
Il a écrit dans son journal : « Avec toi, Marie, tout devient intense ». Et encore : « Pour devenir grec, c’est-à-dire pour philosopher vraiment, il faudrait avoir bénéficié d’une éducation où l’on ne vous a pas infligé les réponses avant même que vous vous soyez posé les questions : qu’est-ce que je fais là ? qu’est-ce qu’être vraiment ? pourquoi le monde existe-t-il ? qu’y a-t-il au-delà du monde ?… »
Au moment d’écrire ces phrases, lui est revenu en mémoire que son premier geste de philosophe fut la fugue qu’il avait faite quand il était encore un gamin de six ans. Ses parents étaient dans les champs, occupés à faucher un pré de regain. Il était parti sur la route, droit devant, sans regarder derrière lui, jusqu’à un grand tournant, là-bas, un peu plus loin, juste pour vérifier si la terre continuait. Il avait fait, quatre-vingts ans plus tard, une seconde fugue. Pour aller, cette fois, jusqu’au bout du chemin. Sur lequel l’attendait Marie.
Un chemin bien plus long que celui qu’avait parcouru le bambin qu’il était.
Puisqu’il a mis cinq ans à la rejoindre. Tellement plus, en vérité. Bien plus d’années encore que n’en mit Ulysse lui-même pour s’en revenir à Ithaque, et y retrouver Pénélope.
Il a pu constater, une fois encore, que la terre continuait, au-delà de la courbe de l’horizon, et que le vrai chemin n’est que celui du temps qui nous est accordé.
C’est ici, sur cette île, que Marcelin voudrait mourir. Et quand il le décidera. Avant que d’en subir l’implacable désir. Ou avant qu’Elle vienne rôder autour de sa maison, furtivement, avec des glapissements de chacal, escortée par les ombres de la faiblesse ou de la maladie. Il voudrait que Marie l’enterre au fond de son champ d’oliviers, au milieu des ruches qui bruissent de la vie appliquée des abeilles. Marie préfèrerait en haut de la colline, sur l’esplanade herbeuse où s’élèvera sa maison.

Il est à cet instant dans son bureau, celui de son modeste pavillon. Il travaille sur son journal qu’il a intitulé « Hier déjà, et encore demain ». Il retape le manuscrit du volume à venir sur une vieille Remington, modèle 1960. Il le complètera sur une autre machine, munie des caractères grecs dont il besoin pour les citations.
Quand Marie lui a suggéré qu’il pourrait s’équiper d’un ordinateur, et d’un traitement de texte adapté, il lui a répondu que l’idée n’était pas mauvaise. Qu’il avait encore pas mal à faire, n’en aurait peut-être jamais fini…

A dire vrai, à cet instant, mais cela restera entre vous et moi, il est en train de composer, en grec ancien, un poème d’amour aux accents éternels, qu’il n’osera jamais lui lire, par pudeur…
… et qu’il déchirera sans doute.

MD.