Archives de catégorie : La boîte à histoires

L’autre côté du pont

L’AUTRE CŌTÉ DU PONT

                                               “ Rien n’avait changé mais tout avait vieilli en même temps que temps que mes tempes et mes yeux…”

Robert Desnos, Fortunes

« Je serai honnête avec vous, vous êtes un homme digne et courageux : vous perdez peu à peu la mémoire, m’a dit le docteur D. Rien de trop inquiétant pour l’instant. Vous la perdrez pourtant de plus en plus. Jusqu’à ne plus vous souvenir de votre nom. De celui de vos proches. Des événements de votre passé. Vous savez très bien tout cela, inutile de vous mentir… Il y a des traitements qui contribuent à retarder les effets de la maladie, et elle évoluera peut-être lentement. Mais elle est là, en vous, en route. Inéluctablement…A moins, sait-on jamais, qu’elle se stabilise, et cela arrive parfois. Aussi gardez espoir, je crois que vous avez encore devant vous quelques belles années. »

Peut-être ne m’a-t-il pas dit exactement cela, mais en tout cas c’est ce que j’ai compris. Et c’est peut-être tout ce qu’il y avait à comprendre… On avait parlé à l’adulte – celui qu’on croit capable d’encaisser la gifle de la vérité, aussi brutale qu’elle soit et, une fois passé le choc, de rester dans le jeu et d’utiliser pour le mieux les cartes qui lui restent. Mais c’est l’enfant que l’on avait livré à la cruauté du destin. Mains nues et sans défense… Aux fauves qui hantaient les forêts primitives. Qui survivent au fond des caves et dans le noir des corridors. Qu’aucun appel à la raison ne parvient à chasser…

C’est pourquoi je suis revenu. Pendant qu’il était temps encore. Et me voilà ici. De l’autre côté de la mer. De retour au pays natal. Dans la ville de mon enfance. Là-même où j’ai grandi… Aujourd’hui, j’ai revu le quartier où j’allais à l’école, la rue où je jouais jusqu’à la tombée de la nuit. La maison qui était la nôtre. D’où la chienne Mirka se sauvait, pour me rejoindre dans les terrains vagues où on construisait des cabanes… Et je me souviens de tout ça… Tant d’années se sont écoulées !… Bon Dieu, ce n’est pas vrai ! Un demi-siècle !… Je pourrais me pincer sans y croire !…

Aussitôt débarqués, nous avons foncé jusque ici. Quatre cent quatre-vingts  kilomètres. D’une seule traite… Nous nous sommes passé le volant, toutes les heures à peu de chose près. En conduisant, j’essayais bien de concentrer toute mon attention sur la route, mais ne cessais de regarder dans le rétroviseur. Comme si s’ouvrait devant moi le grand livre d’un paysage dont le verso des pages allait me révéler quelque poignant secret. Ou, plus exactement, comme si le passé était encore inscrit dans l’envers du décor…

J’ai laissé Carole à l’hôtel. Elle dormait profondément, sans se douter de rien. Elle ne m’aurait pas laissé sortir. Le voyage avait été fatigant. Il aurait fallu que je me repose. Une bonne nuit de sommeil était la seule chose raisonnable que nous pouvions envisager. Et pourtant il fallait que j’y aille !… Je me suis habillé dans le noir. En veillant à ne faire aucun bruit. Pas le moindre. J’ai lentement tourné la clé dans la serrure, enfilé mon imperméable, enfoncé mon chapeau sur la tête, et je suis parti dans la nuit. Dans le labyrinthe assoupi de la ville, la même qu’après tant d’années, mais pourtant métamorphosée en une autre, devenue un espace inconnu, ai-je constaté en la traversant, pleine d’immeubles neufs et débordant sur des quartiers que je ne connaissais pas… Je voulais retrouver le chemin du théâtre municipal. Il y a si longtemps !… Bon sang ! quelle idée que d’aller dégoter une chambre d’hôtel dans la périphérie touffue d’une cité où je ne reconnais plus rien !…

… Il pleut. Ici. En ce mois de décembre.

Sur l’enfance abolie. Et ses minuscules jardins piétinés. Sur ces carrefours de silence. Sur la solitude jaune des réverbères. Sur ces rues vides, mortes, qui s’enfoncent dans l’ombre creuse des faubourgs. Sur les broussailles de mes souvenirs qui s’ouvrent et se ferment sur le bruit de mes pas…

Par moments, du coin d’une rue, surgissent de lentes rafales qui soulèvent la nuit comme un pan de rideau, provoquent des remous de détritus qui s’en vont en tourbillonnant le long du caniveau, et la langue froide du vent vient lécher mon visage avant de repartir, emportant un paquet de pluie sur l’asphalte luisant du trottoir. Au pied des réverbères stagnent des flaques de lumière, comme si le vent les avait aplaties et qu’elles eussent été incapables de se soulever pour s’enfuir.

… Les prunelles ensablées de temps, de rêve, de tristesse, je marche dans les rues… Horizon d’échiquier. Devant. Derrière. Du plus loin au plus loin qu’on regarde. Avec les yeux de la mémoire… Jours blancs. Nuits noires. Nuits déchirées de nuit. Jours torréfiés de soleil implacable… Souvenirs d’une longue, si longue bataille… Et de ses desseins hasardés sur ses routes imprévisibles… Je me souviens… Je me veux me souvenir… Qui m’a prédit que j’allais perdre la mémoire ?… Je me souviens de tout…

… Il pleut… Il ne pleut plus… Il pleut encore… Et le monde étendu, devant, partout, à portée de parole, accessible partout à mes mains !… Il suffit de fermer les yeux… Ici, la ville obscure, comme une vache ruminant dans la paix de l’étable. Et il me suffit d’imaginer, là-bas, au-delà du regard, l’eau, l’herbe, le soleil sur les étendues sombres et touffues des orangeraies…Là-bas, les neiges de l’Atlas, ces crêtes blanches que je contemplais du haut de la terrasse… Des massifs montagneux, coupés de gorges verticales, d’éboulis gigantesques, et couverts de buissons d’épineux ou de forêts de pins sauvages… Et à perte de vue, devant, plus loin, je ne sais plus, au-delà du regard, des collines trapues, râpées, pelées, grisâtres, désertes. Leurs coulées de pierres dorées sous la lumière fauve. Lèpre du maquis sur les pentes. Touffes de thym, d’alfa sauvage, chênes nains rabougris, arbres à gingembre, oliviers tourmentés… Et le vent rouge qui se lève sur le djébel ! L’haleine du désert si proche !… Qui m’a prédit que la mémoire allait me déserter ?… Je me souviens de tout cela, comme si je l’avais quitté hier !…

… 1954… 1955…

… J’avais six ans alors…

… Clartés abruptes aux fenêtres de la mémoire… car tant d’odeurs soudain, de visages, de gestes, de murmures, qui battent par bouffées à ces brèches obscurcies de tant de lumière… se déforment et se tordent en flammes… fragments de mains, de sourires, de rues qui agitent sous mes paupières leurs fantômes déchiquetés… souvenirs lapidés par le temps, éclats d’êtres pétris d’absence… et tant d’heures rongées de soleil, de sommeils et de lampes, qui ne font qu’une flaque d’ombre où le passé fermente et brûle sous la pierre noire des mots…

Je me souviens… et je me demande soudain de qui je me souviens… et qui cherche à parler par ma bouche ?… et de qui j’essaie de prendre les yeux ?…

… Et pourtant me voici… Ici, et maintenant. Pataugeant jusqu’au cou dans les égouts du temps et de ma ville disparue… dans son labyrinthe nocturne, envahi par les souvenirs sans cesse bourdonnants, tourbillonnants, mordants, vrombissement multiplié, toujours multiplié sur la pourriture et la décomposition !… Que de cadavres sous les mots !… Quelle puanteur dans la bouche !… Et quels essaims de mouches aux lèvres !… Je veux me souvenir pourtant ! Je veux… je voudrais tant… mais de moi à moi-même quel espace de mort à franchir… et quels chemins ?… et à qui demander, s’il vous plaît, le chemin du théâtre municipal ?… J’espère que Carole ne s’est pas réveillée… qu’elle n’est pas partie à ma recherche… La voiture de location est sur le parking de l’hôtel… et la clé de contact dans son sac à main… que je n’ai pas osé ouvrir… idiot… de crainte de la réveiller…

… 1955… 1956…

… Pourquoi est-ce si loin déjà ?…

… Qu’importe tout ce temps à la mémoire et à ses labyrinthes d’ossements ?…

Mais on se bat déjà dans les montagnes d’Algérie. Depuis des mois… Et les rues de ma ville s’emplissent elles aussi du fracas des chenilles, de ces fumées, de cet acharnement !… Ce sera, cette guerre, la démence une fois de plus accoudée aux terrasses torrides !… Ce sera l’homme titubant sous l’œil fou de midi ! Perdu, hagard, traqué de mort ! Comme si le mal, une fois de plus, redevenait sa seule essence !…

… Embuscades. Accrochages. Embuscades. Ratissages. Accrochages. Attentats… Ce seront les bilans de guerre. Jour après jour, nuit après nuit, la radio qu’on écoute où les furies glapissent. Bilans faussés, truqués, propagande, bourrage de crâne. Opérations de « pacification ». Un petit militaire français blessé légèrement contre cinq terroristes mis « hors de combat ». Un petit militaire tué contre dix fellaghas mis « hors d’état de nuire ». Un attentat sauvage perpétré en pleine ville par un « fou sanguinaire » contre d’innocentes victimes. Mais folie et terreur, atrocité, partout. Ce sera ce feu noir au cœur aveuglant de la transe… Charniers dans les montagnes des Aurès, douars dévastés, rasés au lance-flammes… Et au début de tout cela, presque comme si de rien n’était, rues caquetantes de la ville, persiennes ouvertes à la fraîcheur du soir, ruelles de tumulte éblouissant, boulevards livrés aux brochettes, à l’anisette, aux tangos et aux rires…

Ce sera ce feu noir au long des routes balbutiantes de l’espoir et de l’acharnement. Horizon ravagé, soleil en fuite, membres brisés. Le temps multipliant cette fragmentation !… Et la ruine des hommes laissera des taches de crépuscule sur les portes, sur les trottoirs et les escaliers de ma ville… Ma ville, où même les enseignes et les rideaux de fer composeront avec la mort… Plutôt que de penser Carole réveillée, inquiète de mon sort et tapotant fébrilement, sur le clavier du téléphone, le numéro du poste de police, celui de l’hôpital, je préfère l’imaginer accoudée à la balustrade de fer forgé du balcon de l’hôtel, immobile, ses longs cheveux qui pendent devant elle lui cachent les épaules, et son regard rêveur perdu au loin, vers l’horizon… Non, impossible ça… je ne peux que l’imaginer endormie… simplement endormie…

… Ici, présent, passé, futur, s’interceptent et s’interrogent. S’entrelacent au fil des pensées et des mots qui se bousculent dans ma tête. Le temps multiple tresse ici une identique solitude où j’avance à contre courant… Mais je veux aller sans repos. N’être plus rien qu’un souvenir meurtri… Au fil des mots qui pactisent ou s’entremêlent, je veux me souvenir ! Et m’enfoncer dans la blessure d’une bouche, dans la pénombre d’un visage, à la rencontre de je ne sais quel cri qui jaillira de moi comme une régurgitation irrépressible !…

Car voici que je marche dans les avenues décharnées de ma ville, ici, dans l’immobilité pétrie de tant de mouvements à jamais suspendus, dans les rues déchirées de mes souvenirs, dans les quartiers brûlés de ma mémoire… Et voici que j’avance, à la recherche d’une bouche ensevelie, d’un visage détruit, d’une ville de cendres…

Je lui avais parlé de mon projet, l’an dernier, en Espagne, à l’ombre d’un patio ombreux où nous nous reposions en sirotant des bières. Je lui parlais, les yeux fixés sur une corde à linge où Carole avait mis à sécher quelques sous-vêtements, un soutien-gorge, trois ou quatre slips en dentelle, rien de très érotique, mais dans lesquels j’aimais la voir se promener dans l’intimité de l’appartement. Corps à peine vieilli, toujours si désirable. A me voir ainsi regarder les choses sans paraître les voir vraiment, elle avait deviné que ce que je disais était très important pour moi. Elle m’a laissé parler, en silence, et quand j’ai eu fini, elle m’a pris la main : « Si on allait se balader sur les ramblas ?

– Ça me paraît une bonne idée, je lui ai répondu. Et j’ai pensé que j’étais encore très amoureux d’elle.

– Et puis, après, j’ai proposé, nous attabler devant une bonne bouteille de vin.

– Ça va, elle me dit », et les choses en restèrent là.

… 1958… 1959…

… Il ne pleut plus…

Je marche dans les rues désertes.

… Absence d’un passé pur où se fonder… De là, l’exil… Un exil à perpétuité. Le mien, jusque en ces lieux, après l’opiniâtre tumulte de la guerre et ces années qui auront épuisé leur horreur jusque dans les rues longues et blanches de ma ville… dont je me remémore la lumière sur les murs, les façades laides, les quartiers pauvres et leurs odeurs, les bazars misérables, les mendiants aux paumes crispées, les chiens maigres et la tristesse errant dans le crépuscule des terrains vagues, parmi les détritus et les tas de ferraille…

… Poussière des troupeaux, le soir, dans le rougeoiement âcre des banlieues, l’odeur pesante du suint… Je me souviens aussi du jappement furtif des chacals qui venaient renverser les poubelles dans les rues endormies du faubourg, sur le seuil des maisons éteintes… et l’hiver le vent qui venait siffler à la porte comme si c’étaient eux qui soufflaient leur haleine par la serrure…

… Des bidonvilles, oui, j’ai dit à Carole, il y avait cela aussi… un peu partout… aux portes de la ville… je me souviens… de ceux qui vivaient là… parmi les détritus… centaines et milliers de sous-développés, illettrés, chômeurs et mendiants, petits bras corvéables à merci, ramasseurs de ferraille, de cartons usagés, rémouleurs de misère et vendeurs de n’importe quoi… et qui vivaient là, entassés, abandonnés aux mauvaises herbes… et où ? pour qui ? l’œuvre si bénéfique de la Mère Patrie ?… les hôpitaux ? les routes ? les barrages ? les écoles ? l’hygiène ? l’aide au chômage ?… mais vivent là, triant les détritus, et pour tuer le temps fument du kif et boivent du vin rouge… les mains vides d’espoir, de courage, d’avenir… dorment au fond des terrains vagues, sur des lits de cartons empilés, les pieds dans l’eau puante, la tête sous la tôle ondulée… corps entassés dans la misère, pliés dans l’ombre

… C’est ainsi que beaucoup vivaient, je lui ai raconté encore, congédiés de la « ville blanche », relégués dans les ronces, les cailloux, les bidons… à l’écart d’un ville qui les oublie… dédale de visages, et les enfants qui traînent leurs pieds nus dans toutes les poussières, les petits ramasseurs de mégots, les petits cireurs de chaussures qui arpentent, dès le matin, les trottoirs des grands magasins et des bars de la ville française… et si peu de pluie pour laver ces crasses saignantes… d’un jour à l’autre, rien que la vie qui continue dans l’atroce banalité de sa violence, de son ordre qui continue…

… Il faut passer le pont. Le premier repère fiable !

Je n’ai pas dû user de beaucoup d’arguments pour la persuader de faire ce voyage. Nous avons préféré le bateau à l’avion. Non par goût de la nostalgie, mais pour mieux nous inscrire dans le temps de ce que Carole appelait mon « pèlerinage » … Cette nuit, à l’hôtel, j’ai instinctivement inspecté le lit avant de me glisser entre les draps. Je me suis allongé sur le dos et j’ai longuement fixé le plafond, comme si je devais y découvrir des fragments de réponses aux questions qui me traversaient l’esprit sans jamais prendre forme. Carole était entrée dans la salle de bains, et j’ai entendu l’eau couler longuement dans l’étroite cabine de douche. Quand elle revenue s’allonger à côté de moi, j’avais les yeux fermés et faisais semblant de dormir. Elle a éteint la lampe de chevet …

… Je me suis avancé sur le pont. Cette fois, c’était bon !… La Mékerra, mince serpent d’eau noire, se frayait un chemin parmi l’amas des pierres qui encombrent son lit. Appuyé à la balustrade de fer, j’ai regardé le fond de la rivière, les yeux tout grands ouverts, face à ce ruban de suie miroitante qui ne reflétait rien que le maigre plumet de lumière qui suintait du réverbère installé au milieu du pont… Accoudé sur le garde-fou, le dos tourné au vent, je me suis arrêté un moment pour entendre son sifflement descendre la rivière, comme s’il filait en glissant à la surface d’un miroir gelé. Puis j’ai continué, et mis le pied sur l’autre rive…

… Je marche, maintenant, le long des anciens remparts de la ville. Sur les glacis. Plantés de platanes musclés et paisibles. D’où s’égoutte la pluie en un chuchotement de source… Des cigognes habituées à la rumeur humaine s’y promenaient le jour, lentement, parmi les passants et les légionnaires en vadrouille… Là, voilà, le quartier massif des casernes. Ses bâtiments trapus, ses murs ocres, ses hautes grilles. N’y manque que ses sentinelles aux épaulettes rouges, debout dans leur guérite, la mitraillette sur le ventre, le képi blanc vissé au crâne, retenu par la mentonnière qui boursouflait légèrement leur bouche, leur donnant cette moue hautaine qu’ont aussi les soldats de la Reine sous leur bonnet de poils… Et la longue avenue qui remonte vers la Casbah, ici… Temps aboli… Voilà le centre de la ville « européenne », et ses vitrines provinciales… La voilà, la place Carnot. Et son kiosque à musique en toit de pagode… Tout autour, le Palais de justice, le cinéma Versailles, la bijouterie, des boutiques de vêtements, d’électroménager, le théâtre municipal… exactement le même avec, de chaque côté du fronton, les masques réjouis et tristes de la comédie… ses grandes portes en bois massif en haut d’une volée de marches…

Plus loin, là-bas, se perd la ville, dans les ruelles du quartier arabe… Murs tessonnés. Maisons éteintes. Places secrètes. Loupiotes taciturnes pendant aux encoignures pétrifiées. Labyrinthes d’arcades. Rideaux métalliques posés comme un doigt sur la bouche cousue des façades…

… Je marche, cette nuit, dans une ville ouverte comme un rêve. Et comme un rêve pleine de fantômes de bruits. Au milieu d’impalpables présences… Ville couchée au creux du souvenir comme une seule masse de sommeil… Des pas claquant sur les trottoirs, des radios qui s’épuisent au fond des couloirs, des patios engourdis de chaleur, des plaintes et des chants jaillissant enlacés des bazars, des carrioles grinçantes, des ânes graves, et des femmes voilées qui ne montrent de leur visage qu’un œil de chardon, il ne me reste, cette nuit, de toi, que ces monuments somnambules, ces voix transpercées d’ombre, ces heures éboulées… Mais voici que je vais, dans la nuit ample de tes rues, dans le silence de ton couvre-feu, t’invoquant dans un va-et-vient d’images qui meurent aussitôt qu’ils reviennent à ma mémoire… Dans le silence de ton couvre-feu, je fais halte, je n’en peux plus, ville aux carrefours tourmentés de guérites, de barbelés, de sacs de sable entre lesquels émerge le dard sombre des mitrailleuses… où résonne le pas des patrouilles…

… Elle a éteint la lampe de chevet sans abolir la nuit blanchâtre qui passait par la porte-fenêtre. Ma main a eu envie d’escalader sa hanche et d’attirer son corps tout contre moi. Mais je l’ai laissée s’endormir. Elle s’est retournée vers moi, puis a tourné sur elle-même, s’est retournée encore avec une lenteur de rêve et j’ai vu, en effet, aux palpitations spasmodiques de ses paupières, qu’elle avait commencé à rêver…

… Perquisitions, arrestations, interrogatoires, condamnations, sévices, tortures, viols… Auxquels répondent et s’enchaînent les attentats aveugles dans les brasseries, les bars, les cinémas, sur les boulevards, les marchés, bombes cachées dans les couffins d’oranges, grenades jetées dans la foule, et les égorgements, kidnappings, assassinats en pleine rue, familles de colons massacrées la nuit dans leur lit… Et encore, toujours, descentes de police, opérations de ratissage ouvrant leurs bras de pieuvres bardés de mitrailleuses et de canons… Villages bombardés, roquettes et tirs d’artillerie, napalm… On fouille le pays, on encercle, on ratisse, on réprime, on patrouille, on pilonne, on fusille, on incendie les douars, on viole, on viole…

… Bruits de jeeps, de camions, de chars dans le buvard de l’aube, qui descendent vers le djébel… Des oliveraies de la plaine aux forêts de chênes-lièges et de frênes, du maquis broussailleux des basses pentes de Djurjura aux massifs de cèdres et de pins, partout, poussés vers la bataille, vendus aux violences et livrés à la peur, partout, les petits militaires français aux visages d’adolescents, leur gros casque lourd sur la tête. Conduits coûte que coûte vers le rebelle, l’Arabe, le melon, le raton, le bicot, le crouillat, le bougnoul, le fellagha, le fellouze, le salopard, en un mot, un seul, l’ennemi…

… Paniers de haine. Chuchotements, imprécations, supplications et appels au secours, cages thoraciques écrasées sous les bottes, gorges tranchées, couilles coupées enfoncées dans la bouche… gémissements… Le sang se casse au bord des routes… La basse continue du temps…

J’ai, un jour, raconté à Carole, une fois, une seule fois, ce jour brûlant d’été… au début de l’après-midi… le panier à salade… Elle a été malade, au début de la traversée. Pas très longtemps, deux ou trois heures, mais suffisamment pour se retourner l’estomac comme un gant. La mer était pourtant peu agitée, à peine formée comme on dit, du même gris ardoise que le ciel. Le temps était humide et brouillasseux, mais nous avions tenu à passer la nuit sur le pont, couchés dans des transats et enveloppés dans des couvertures. Evidemment, une nuit douce et étoilée nous aurait convenu davantage, une de ces nuits en bateau, inoubliablement charmeuse, qui nous installe dans le cœur ce sentiment divin d’être au sommet du monde et de se déplacer sans bouger d’un centre immobile. En vérité, ce temps maussade s’accordait parfaitement avec notre état d’âme. Nous avons somnolé un peu, dans le bruit des machines et du vent, échangé peu de mots, prudemment, pour ne pas nous laisser déborder par ce qu’il y avait en nous d’angoisse contenue. De temps à autre, sans ouvrir les yeux, je cherchais la main de Carole et je la prenais dans la mienne, me mettais à la tapoter et à la serrer doucement pour la consoler d’un chagrin contre lequel je me sentais tout à fait impuissant. De temps à autre aussi, de l’autre main, elle tamponnait son visage avec un mouchoir pour y essuyer la poussière d’embruns que le vent y avait collée, avec les gestes de quelqu’un qui, subrepticement, éponge sur ses joues les larmes qui y ont coulé…

… Villes quadrillées de patrouilles, vérifiant les identités, fouillant les passants musulmans… Rafles, perquisitions, arrestations, interrogatoires… Les paras, leur « centre de tri”»… Coups de poings, coups de bottes, passages à tabac, seins brûlés, règle triangulaire placée sous la plante des pieds, tuyau d’eau enfoncé au fond de la gorge, robinet grand ouvert sur la tête enveloppée de linges, et encore les coups, l’électricité, la baignoire, le tuyau d’eau, le goulot de bouteille ou le manche à balai qui empale… Et jusqu’à l’aube, chaque nuit, les hurlements et les plaintes des suppliciés, étouffés sous le bâillon, les jurons et les coups…

Nous avions eu des mots, une semaine avant. A propos d’une stupide histoire de réfrigérateur. J’avais déjà dû renoncer à remplacer notre vieux canapé auquel elle semblait aussi attachée qu’à la prunelle de ses yeux. Va pour le canapé ! Mais je ne pouvais concevoir qu’il y eût une histoire d’amour entre elle et ce frigo, vétéran des révolutions électroménagères !… Je dis son, mais c’est tout aussi bien le mien. Je pensais donc avoir mon mot à dire là-dessus et, à mon humble avis, il était bon à recycler. Il y avait pas mal de temps déjà qu’il nous donnait des signes évidents de faiblesse : il faisait un peu trop de givre, décongelait sans crier gare ou parfois se mettait à craquer dans la nuit comme si un cambrioleur marchait dans la maison en faisant crier le parquet… Il n’y a pas une semaine, pendant les six derniers mois, où je ne sois revenu à la charge… Elle se contentait, la plupart du temps, de hausser les épaules et d’affecter une attitude de désinvolte négligence, excepté ses yeux et les plis de sa bouche qui trahissaient, plus qu’aucun mot ne l’aurait fait, sa détermination farouche à ne céder en rien un pouce de terrain. Je n’allais tout de même pas m’agenouiller à ses pieds pour qu’elle consente à changer d’avis.

« Après tout, fais comme bon te semble, je m’en fiche », elle finissait par me dire.

Il n’y avait rien, entre nous, qui ne m’apparût plus stupide que ce genre de discussions. Mais il n’y avait rien de tel, non plus, que ce genre de phrases pour me mettre en pétard pour toute la soirée…

… J’ai, un jour, raconté à Carole, une fois, une seule fois, ce jour brûlant d’été… au début de l’après-midi… le panier à salade garé devant la porte… la police dans la maison, la même que je suis allé revoir… les policiers zélés renversant les tiroirs, vidant brutalement armoires et placards, jetant bas les piles de linge, fouillant tous les recoins, feuilletant tous les livres, épluchant les papiers et les lettres, arrachant les photos des albums… Perquisition, arrestation, interrogatoire… ce jour d’été… Mon père qu’on emmène… communiste et sympathisant F.L.N., dénoncé par un “camarade ” qui avait craqué sous les coups… qu’on emmène… et qui ne reviendra que bien plus tard… presque cinq ans après… dans un si pitoyable état…

« Accorde-moi deux heures, s’il te plaît, je lui disais. Ne serait-ce que ça. Le temps d’aller au magasin, d’en choisir un autre et de revenir. Ils livreront un frigo neuf et se chargeront d’emmener cette vieille carcasse qui, un jour ou l’autre, c’est à prévoir, s’oubliera à faire sous elle.

– Je tiens à ce frigo, voilà, elle me rétorquait à bout d’agacement. J’y suis habituée. Je ne supporterai pas de voir un autre réfrigérateur prendre sa place. C’est comme si tu me demandais… d’abandonner mon chien ! Je n’en aurais pas le cran, ni l’envie d’ailleurs… Il faut le faire réparer, c’est tout. »

Voilà le genre d’arguments absurdes qu’elle me mettait sous le nez.

« Bon sang, Carole ! j’insistais. C’est insensé ! On ne compare pas un frigo et un chien ! Et puis, d’abord, nous n’avons pas de chien ! Mais ce frigo, il est foutu, et bien foutu ! bon pour la casse ! Personne ne voudra, ou ne pourra le réparer !… Suppose qu’il nous lâche, pendant que nous serons absents, une semaine, quinze jours… Nous retrouverions, au retour, la cuisine inondée, un frigo plein de moisissures, à gratter au couteau, de la nourriture pourrie dans le congélateur, sans parler de l’odeur !… J’ose à peine y penser !

– Il suffira de le vider au moment de partir et de le débrancher, ce n’est pas compliqué. »

Si je retournais à l’assaut de son obstination, elle me répondait : « Non, pas question de perdre deux heures de mon temps pour remplacer un appareil qui marche bien encore et qui, jamais, tout au long de sa longue vie, ne nous a posé le moindre problème !… Quand je m’attache aux choses, comme aux gens, je le les trahis pas… Je ne parlerai pas de compassion, ce serait excessif, mais ce frigo, tout inerte et stupide qu’il soit, a une vie bien à lui, comme toutes les choses… Je l’aime, voilà tout, et j’y tiens parce que je l’aime, à moins que je ne l’aime parce que j’y tiens, tout ça au fond revient au même, il n’y a rien d’autre à comprendre sinon que, là-dedans, il est question de sentiments. »

La semaine dernière, je m’étais contenté d’ajouter, pour conclure la discussion : « Je respecte tes sentiments, je m’y efforce chaque jour qui passe, mais je ne comprends tout de même pas ton entêtement à garder ce tas de ferraille… Je ne te demande pourtant pas grand chose si on prend la situation sous un angle… disons, un peu plus raisonnable… »

Elle s’est énervée, de manière incompréhensible, je dirais même irrationnelle, et comme je lâchais je ne sais plus quels mots cinglants et sûrement injustes, elle a fondu en larmes, brusquement, affalée sur le canapé, la tête dans les poings, secouée de sanglots qu’elle arrachait de sa poitrine entre de brefs gémissements… « Mais, après tout, fais comme tu veux, je m’en fiche » a-t-elle gémi. Cette fois, ma colère a crevé aussitôt, comme une bulle de savon, mais je l’ai regardée pleurer, un bon moment, parce que je ne savais pas quoi faire. Après, elle est allée dans la salle de bains, s’est lavée le visage et, revenue dans le séjour, je lui ai demandé pardon. C’est le moins que je pouvais faire…

… 1959… 60… 61…

… J’ai marché, cette nuit, d’un souvenir à l’autre, peu à peu transpercé par la pluie… Et rien qu’effondrements… D’un souvenir à l’autre… effondrements… effondrements… J’ai marché, cette nuit, sur les traces de mon passé. Sur la mort de tous ceux que je fus. Sur ces débris de ma mémoire qui se précipitaient au-devant de mes pas, et derrière moi s’effaçaient comme des vestiges de rêve… Cette distance entre eux et moi, c’est celle qui existe entre nous et la vie. La franchir demande du temps. Il ne faut surtout pas se hâter… Et pourtant il est là, le théâtre municipal, là où je voulais revenir… exactement le même avec, de chaque côté du fronton, les masques tristes et joyeux de la comédie éternelle… ses grandes portes en bois massif en haut d’une volée de marches… Et si la vie est là aussi, étrange et immédiate dans la silhouette des chiens errants qui s’en vont au hasard des rues, dont l’ombre se découpe au bas des palissades, il nous faut nous aventurer dans ce qui en nous, comme dans le silence de la nuit, brûle de la lumière moribonde des réverbères…

… En allant au lycée, ce matin de juin, je l’ai vu sur les marches du théâtre municipal. Depuis un mois, la ville arabe était cernée par les paras qui en interdisaient l’accès, et qui défendaient qu’on la quitte. Il avait dû sortir, pendant la nuit, en trompant sa peur et sa faim, et la vigilance des sentinelles. Il avait trouvé un pain quelque part, pour nourrir sa famille sans doute, un gros pain rond de trois kilos qu’il avait coincé sous son bras, et il regagnait le quartier assiégé. Chacal furtif qui s’arrêtait dans l’ombre plus épaisse des platanes, dans l’encoignure des portails, repartait en rasant les murs. Pour échapper, sans doute aussi, aux tueurs en maraude de l’O.A.S., il avait dû se réfugier en haut des marches du théâtre, dans l’encoignure de la porte. Le pistolet automatique avait déchargé sa rafale dans les linges gris du petit matin. L’Arabe était tombé, tête en avant, bras battant l’air, sur les marches de marbre, et il avait lâché son pain qui avait roulé jusque en bas… Je suis passé ce matin-là, sur la place Carnot, comme je le fais chaque jour, pour aller au lycée. Je contourne le kiosque à musique, je passe au pied des marches du théâtre. Le soleil était déjà haut, le sang avait séché. Il faisait sous son ventre une tache noirâtre qui avait glissé jusqu’à son visage… Au retour du lycée, à la fin de l’après-midi, il était toujours là, dans le silence morne de la place où aucun des rares passants n’osait poser les yeux sur lui. Au bas des marches on avait mis un écriteau, un morceau de carton où il était écrit, en lettres de charbon : il est interdit de jeter des ordures, et encore plus de les ramasser… Le lendemain, il était là, toujours. Et le surlendemain. Une semaine après, encore, et le soleil d’été liquéfiait ces chairs de cadavre dont s’étaient emparées les mouches… Pour « l’exemple », on l’aurait volontiers laissé une semaine encore, mais finalement on l’a enlevé, par mesure d’hygiène…

Cette nuit – déjà le matin, je suis revenu voir si on avait lavé les marches. S’il restait des traces du sang incrusté dans la pierre. Mais, malgré l’aube qui se lève, il fait trop sombre encore pour être sûr de ce que l’on croit voir… Il y en a un autre encore, dans la rue, pas très loin de chez nous, sur l’Avenue de l’Hôpital. Tombé sur le trottoir. D’une rafale dans le dos. Mais lui y est encore, je l’ai vu, hier matin, en partant au lycée, les genoux repliés sous lui, la tête entre les bras, le front contre le sol, comme s’il faisait sa prière. On l’avait sûrement laissé sortir de l’hôpital, au début de l’après-midi. En sachant qu’il n’avait pas la moindre chance d’arriver chez lui vivant. Ou, plus exactement, on l’a poussé jusqu’à la porte : il n’avait plus besoin de soins. On l’a laissé partir dans la nature, comme ça, un lapin dans la ville, un chevreuil sur le macadam, du vrai gibier traqué, apeuré, condamné d’avance, livré à découvert, que les chasseurs d’Arabes n’ont pas tardé à débusquer… Il n’avait pas fait cinq cents mètres…

Carole ne peut pas supporter ça. Ce sont des choses qui la font pleurer. Qui lui donnent envie de hurler. Comme à moi. Vaudrait-il mieux se taire ? Protester, montrer sa révolte, ce serait à coup sûr s’exposer à je ne sais quelles représailles, un enlèvement, comme il y en a tous les jours, ou risquer encore, plus simplement, de prendre quelques balles dans la peau. Ça ne vaudrait pas mieux. Pas mal de gens ont disparu, ces derniers temps, des Européens, des Arabes… des opposants, des traîtres, des gêneurs, enlevés, dans chacun des camps, par ceux du camp d’en face… et qu’on retrouvera, un jour, dans un charnier, liquidés d’un coup de couteau ou d’une balle dans la nuque, ou jetés dans un four à chaux, ou emmurés vivants dans une grotte… Et nous, qui sommes pour l’Indépendance, nous sommes du mauvais côté ! Les Pieds-Noirs sont devenus fous !… Littéralement enragés !… et les tueurs courent les rues… Je ferai quand même étudier aux élèves, demain, Le dormeur du val, de Rimbaud, ce jeune homme allongé dans l’herbe avec ses deux trous rouges au côté droit, c’est inscrit au programme, et puis merde au proviseur et aux parents qui me chercheraient des poux dans la tête !… Ou au petit cercueil qu’on m’enverra peut-être par la poste… Au moins, j’aurais servi la poésie, et aurai ma conscience pour moi… Histoire de ne pas avoir, un jour, trop honte de moi-même…

Bon sang ! la guerre un jour s’achèvera, c’est sûr. Le plus tôt possible, j’espère. Nous ne quitterons pas le navire. Comme des rats saisis par la panique. Pas de raison à ça. Nous resterons ici, dans cette ville, où nous avons toujours vécu… Il faudra tout recommencer… La guerre finira bientôt, il faudra bien qu’elle finisse. J’ai traversé la place, tout à l’heure. Je suis allé jeter un œil à la vitrine d’électroménager, et j’ai vu un frigo qui me plaît beaucoup. Ça ne nous prendra pas beaucoup de temps. Le temps d’aller au magasin, demain, de constater que celui-là fera tout à fait notre affaire, et de rentrer à la maison. Ils livreront le frigo neuf et se chargeront d’emmener l’autre vieille carcasse… Je n’ai plus qu’à rentrer me coucher, jusqu’à l’ouverture de la boutique… Je suppose qu’elle dort encore. Peut-être dans la même position que tout à l’heure. Je lui en en parlerai, dès qu’elle se réveillera. Je mettrai la radio pour la réveiller doucement en musique… Je suis sûr que, cette fois-ci, elle me donnera raison… Peut-être même qu’on interrompra la chanson, entre deux couplets, pour nous annoncer la fin de la guerre et donner l’ordre du cessez-le-feu.

Fragments d’un carnet d’hiver (extraits)

Arbre-solitaire-dans-la-neige-Par BrOk
Photo :
Arbre solitaire dans la neige – Par BrOk.

Extraits du texte publié dans L’Iresuthe n° 37, printemps 2016

[…]

5 janvier
La nuit ne peut que frissonner au soleil matinal. Un soleil hébété de sommeil. Comme si un mirage de sel et de corps incertain prenait lentement consistance.
La neige d’hier se déguise sous des dehors de masques gris qui voudraient camoufler la détresse du jour. Mais voici celle-là qui remonte, pareille à l’eau d’un puits aussitôt qu’on vient d’y puiser.
Lente entrée dans la rade de l’aube où s’installe un autre silence. La fatigue d’un quai désert.
Le café fume dans le bol posé sur le rebord de la fenêtre. Des mésanges à longue queue s’agrippent aux rameaux dénudés du lilas. Venues faire ration de graines et de graisse.
A travers la faïence du bol, tenu entre deux paumes qui se prêtent à la brûlure, on restitue au monde ce foyer de chaleur dont le cœur toujours s’alimente.
Pour se sentir vivant, il faudrait convoquer ce miracle : être là, sans paroles, pas trop avant de soi et pas trop arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.

Arbre-solitaire-dans-la-neige-Par BrOk-Détail110 janvier
On dépose bien ses chaussures mouillées sur le seuil de la porte. On peut y déposer aussi ce qui, de nous-mêmes, nous est un encombrant bagage. Ce qui tombe d’un mur mal bâti.
… Longtemps, j’ai rêvé d’habiter un corps, douloureusement inconnu et toujours hors d’atteinte. Un corps étranger, mais jumeau, qui depuis toujours m’attendait, au revers de la porte close. Sans chagrin de sa part et sans rien à défendre.
Un corps léger, de peu de signifiance, débarrassé du plomb de mes organes et s’avançant comme une danse dans le ciel ouvert. Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie.
Un corps fait d’une autre matière, poussière et vent mêlés. Abritant une voix capable de répondre au bruissement des arbres et aux voix des oiseaux.
Une présence sans image sur la vitre sans fond des jours, se tenant en retrait, dans l’abandon du monde, un trou dans la pénombre, comme une éclaircie dans le cœur.

[…]

Arbre-solitaire-dans-la-neige-Par BrOk-Détail24 février
Il y a de ces jours que l’on pousse, tombereaux de charbon arraché, ongles nus, à la veine. On parle pour y voir plus clair dans le noir de la tête, emmuré dans son crâne, à l’étroit, et c’est pareil à une peur qui nous saisit à entendre le son de sa voix. Et c’est pareil encore au lent drapé d’un horizon de neige où ne s’imprime dans l’air dur que le cri sans écho d’un oiseau.
J’aurais tant voulu avancer, précédé du bruit blanc que fait celui qui sait tout le prix du silence !
Comme on laisse glisser sur sa main, me disais-je à moi-même, l’ombre légère d’un nuage, laisser venir à soi les mots, dans une amitié vigilante. Et les laisser se perdre aussitôt dans l’oubli, sans avoir pris forme ni sens.
Ils ne sont là, pourtant, au bord des lèvres, que pour annoncer quelque chose d’étrangement obscur qui n’a que la nuit pour mémoire et rien pour avenir qu’une ombre dévorante. Qu’aurions-nous donc à faire que les protéger du dehors en les protégeant de nous-mêmes ? Les préservant ainsi de la chair mortelle de la parole.

Arbre-solitaire-dans-la-neige-Par BrOk-Détail65 mars
… C’est là, et je n’invente rien, sous la peau de la langue.
Remuement des jours de misère. Revenus de si loin dans le souvenir. Et c’était, ces jours, sous les coups de la lame froide, une mince digue de mer qui ne parvenait à rien arrêter de l’incohérence du monde et de son absurde déferlement. L’envie de se cogner contre le mur de sa faiblesse, haute comme un vol d’éperviers, de l’arroser d’un flot brusque de sang, avant que de livrer sa chair aux serres des rapaces.
L’envie de disparaître au monde et à soi-même, et de rompre avec tout discours.

Arbre-solitaire-dans-la-neige-Par BrOk-Détail411 mars
Depuis aussi loin dans le temps que j’arpente le pont de la veille, je ne suis que nuit pour moi-même. Contre cela, mes yeux de chair ne peuvent rien.
Et le monde, alentour, ne fait que demeurer ainsi. Sourd, opiniâtrement, et comme replié sur les fonds de ses eaux dormantes où gît tout l’incompréhensible. Contre cela, non plus, la lumière du jour ne peut rien.
Il n’y a, peut-être, d’issue, heureuse ou malheureuse, que dans les risques de l’amour, de la souffrance et de l’éclatement. Car selon la logique inspirée par les yeux de l’Ange de la Mort, yeux qui, dit-on, recouvrent tout son corps, on ne peut avancer qu’en brûlant ce que l’on a jadis aimé, qu’en détruisant, l’un après l’autre, ses anciens visages. N’avancer qu’en danseur de corde, au-dessus de l’abîme et d’un centre vertigineux, œil ouvert largement sur un ciel qui voit geler nos plaies.

[…]

Arbre-solitaire-dans-la-neige-Par BrOk-Détail314 mars
C’était quand déjà ? et quoi au juste ?
J’étais là, parmi vous.
… Quelqu’un est là, j’aurais voulu vous dire. On ne sait qui. Qu’on devine pourtant, mais qu’on feint d’ignorer ou refuse de reconnaître. Et cela vient du fond, de là où les regards butent contre la nuit.
… Ne voyez-vous pas, entre vous et lui, cet anneau de désert, comme dans un champ de neige le gouffre où tombent les pas ?
Une voix qui parle, appelle, se confie, réclame qu’on lui rende son visage, ses yeux, que personne n’entend. Mais, tendant l’oreille, quelqu’un peut-être percevrait un lointain murmure d’abeille, un rien de bruit, un linge étendu qui s’égoutte.
Une voix. Au milieu de vous, et pourquoi dans ces creux de silence, cette lumière sans éclat ? Quelqu’un est là, qui ne peut vivre et ne dit pas pour dire, n’invente pas ses sons, comme l’arbre, jetant ses feuilles dans le vent, improvise les siens. Dire lui est une besogne dévorante. Ce lui est un bagne féroce où quelqu’un cogne contre la muraille, pour être libre.
Et comment ? quand l’aube même hésite à épeler son nom ?

[…]

Arbre-solitaire-dans-la-neige-Par BrOk-Détail525 mars
Pourquoi ne pas écrire ce qui va se passer ?
… Temps livide, indolore. Corps et esprit en rade.
… Et tous ces jours d’avant, cloués sur la roue de souffrance, qui est la seule vérité certaine.
Il faudra que le vent, sous les os de mon crâne broyés par la migraine, finisse par casser ses chaînes. Un vent haché de pluie, tourmenteur mais sans haine, qui dévasterait un peu plus mon jardin. Qu’enfin s’ouvre une porte.

26 mars
De quelle bataille suis-je celui que l’on abandonne à lui-même ? Et de quel combat le dernier témoin ? Ou, plutôt dirais-je, de quel corps à corps ?
Ce sera l’un de ces jours tristes où le crépuscule sera sans visage, la douleur sans épines, le cri des algues étouffé sous le poids de la vague.
La lame du rasoir s’enfoncera dans une chair aux poings serrés. L’oubli s’ouvrant devant, et rien qu’un peu d’étonnement. A peine. Un corps blotti dans le silence, recroquevillé. Une nuit qui ira en s’épaississant, ne reculera pas.
Et je regarderai le sang glisser sur mes poignets pour inonder mes paumes, hésitant à le reconnaître. Comme si, pas plus, ne m’appartenait cette vie qui, souillant le blanc de l’émail, s’enfuira lentement par la bouche du lavabo.
Je la regarderai glisser, non dans l’indifférence, mais avec l’intérêt que l’on porte, quand on a perdu l’usage des mots, à ce qui, sur le bord des lèvres, réclame encore qu’on le nomme. Seulement déchiré par ce sentiment de légèreté que nous donne ce qui nous quitte.

… Sang qui n’est que le prix de la cendre où le cœur se débat encore et de la suie grasse des mauvais jours. De ceux qui n’ont brûlé que dans la fumée de leur peine. En cette heure qui sonne, où le pas fait défaut sous les jambes et où toute fleur enfin s’abandonne.
Où l’amour même, au revers de toute lumière, a fini, sans regret, d’effeuiller les pétales de sa dernière lampe.

* * *

Partir sur les chemins

Pradeilles
Texte publié dans L’Iresuthe N° 33, printemps 2015.

[Nouvelle extraite du recueil Séparations, éd. L’Harmattan, 2009]

PARTIR SUR LES CHEMINS

Il nous en passe des choses dans la tête quand on n’arrive pas à dormir !… Tout à l’heure, quand j’ai repensé à Iris, j’ai presque eu du mal à me souvenir de ses traits et des inflexions de sa voix. J’ai vécu avec elle pourtant, pendant près de quinze ans, et nous ne nous sommes pour ainsi dire pas quittés d’une semelle pendant tout ce temps-là… Avec elle, ça c’était mal fini, et un été pour tout changer n’y suffirait sûrement pas ! Mais la mémoire est surprenante et, tout à l’heure, je me suis rappelé très exactement comment s’était passée la fin de mon séjour, là-bas, dans la vieille ferme de Haute-Loire que Monique m’avait louée, il y a maintenant quatre ans de cela. J’y étais seul avec Léo. Et voilà ce qui m’est revenu à l’esprit, avec une précision telle qu’il y a dans ces souvenirs quelque chose d’hallucinant.

Nous étions jeudi 19 août… Depuis quatre ou cinq jours, le temps était vraiment très moche. Je pourrais même dire exécrable ! Pas question de quitter la ferme, pour aller s’exposer à la foudre en courant les chemins du plateau, transformés en mares de boue par la succession des averses. Cette immobilité contrainte m’avait fichu en rogne, à force, et rendu inapte conséquemment à me concentrer sur quoi que ce soit. Stylo et livres même me tombaient des doigts, et j’avais observé que Léo, lui aussi, depuis que les orages s’acharnaient méchamment dans le coin, tournait dans la cuisine en gémissant d’ennui, guettant impatiemment l’instant où j’enfilerais mes chaussures de marche et mettrais la main sur mon sac à dos pour nous en aller en balade. Et puis les éclaircies s’étaient multipliées, offrant à notre réclusion l’espérance d’une escapade que des jeux de lumières imprévisibles ne manqueraient pas d’exalter. Au début de l’après-midi de ce même jour, nous étions partis de Saint-Haon sous un ciel noir et bleu, incertain, menaçant, balayé de rafales de pluie, mais bientôt traversé des rayons d’un soleil amical, grésillant de promesses, pour aller jusqu’au Nouveau Monde, un village niché au cœur des gorges de l’Allier. Là-haut, sur le plateau couvert d’une épaisse toison d’herbes rousses et de genets, la masse des nuages dérivait en se disloquant sur ces étendues de silence. Un souffle à peine perceptible inclinait le sommet des herbes et froissait les voilages de l’air… Je m’étais allongé sur un lit de bruyères, à l’abri d’une grosse pierre, les reins calé contre mon sac, et Léo en avait profité, sans me lâcher de l’œil, pour aller promener sa truffe dans les environs immédiats. J’ai contemplé au loin, pendant un bon moment, les gorges et leur encaissement vertigineux, tâchant de déceler en leur repli des traces de présence humaine. Et tout semblait posé en équilibre, sur une seconde d’éternité, infiniment précieux, mais infiniment vulnérable, comme une illusion prête à disparaître au moindre battement de cils. Puis l’horizon s’est refermé, la lumière s’est obscurcie, et alors que nous traversions Le Thor, la pluie s’est remise à tomber.

« Nous avons encore trois jours à passer ici, j’avais dit à Léo. Allez, demain, il fera de nouveau beau temps. La météo annonce une amélioration sensible des températures, la disparition de la pluie, le désencombrement du ciel, le retour d’une trêve estivale… Je t’emmènerai marcher, toute la journée, sur les chemins d’Ardèche (j’ai déjà prévu le circuit). Ce sera vingt-deux kilomètres sous un soleil sévère, un astre rond et franc qui luira comme une rondache de bronze, au creux de combes ténébreuses ou noyées de lumière verte, ou sous le couvert accueillant des bois de châtaigniers. Nous constaterons, une fois encore, que beaucoup de châtaigneraies ne sont plus exploitées ni entretenues. Que la terre, toujours, dévale des terrasses, emportée par les pluies. Et que les pierres des murets s’éboulent. Que les jeunes arbres, toujours, surgissent au hasard, mêlés dans une confusion sauvage où la main de l’homme n’intervient plus pour y mettre bon ordre. Des colosses frappés par la foudre dresseront parmi les sous-bois leurs silhouettes calcinées, fantômes pétrifiés nés de la fureur des orages… Et nous nous perdrons dans ce labyrinthe… délicieusement…»
Je me suis rappelé alors que presque une semaine auparavant, partis à l’aube du village de Laffare, nous avions traversé, au milieu de la matinée, le lieu-dit nommé Chanteloube. J’avais posé mon sac sur le bord du chemin pour prendre mieux le temps d’examiner quatre anciennes maisons. Des fermes du XIXième siècle, restaurées à grands frais et de toute évidence reconverties en résidences secondaires. Les trois ou quatre autres bâtisses qui constituaient le reste du lieu-dit demeuraient à l’état de masures croulantes. Larges façades de blocs lisses et propres, joints de maçonneries impeccablement retracés, toitures de tuiles flambant neuves, portes et volets fraîchement repeints, terrasses et cours dallées de pierre blanche où traînaient des jouets d’enfants, quelques outils de jardinage, tout ce qui concernait les premiers bâtiments, avait été refait avec un soin méticuleux et un goût plutôt sûr que les contraintes administratives qui veillent sur le patrimoine avaient certainement guidés. Un décor d’opérette propret, fleuri de géraniums et de roses trémières, mais un lieu vidé de son âme, presque un décor de cinéma planté au beau milieu d’un paysage de Lozère… Les plaques minéralogiques des voitures garées dans les cours m’avaient permis de constater qu’il y avait là des gens de Marseille et trois couples d’Anglais. Il est rassurant sans doute de voir que ces habitations traditionnelles ont été sauvées de la ruine. Mais le spectacle de ces fermes remises à neuf par de tout récents occupants, visiblement nantis de confortables revenus, suffit à illustrer le mouvement de désertification des campagnes et avait provoqué, dans un premier temps, chez le simple passant que j’étais, un réel sentiment de malaise. Malaise souligné par le profond silence qui pesait sur les lieux. Malgré ces traces de présence humaine, les bâtisses habitées semblaient comme engourdies. Les portes étaient closes. Aucun éclat de voix, pas un rire d’enfant, nulle trace de vie à travers les fenêtres. Comme s’il n’y avait âme qui vive et que les habitants étaient morts dans la nuit. J’ai fini par entendre le chant des oiseaux. Je me suis demandé si ce crépitement confus, enfoui dans l’épaisseur des arbres et des haies, n’était pas un bruitage destiné à donner comme une apparence de vie à ces lieux, une bande sonore qui tournerait en boucle !… J’ai presque été tenté d’aller chercher, parmi les branches, les haut-parleurs qu’on y aurait dissimulés. J’ai aussi hésité à franchir le premier portail qui se présentait (ils étaient tous ouverts), pour aller jeter un coup d’œil à travers les carreaux des fenêtres sur ce qui se passait à l’intérieur. Et je n’aurais pas été tout à fait étonné de tomber sur un aréopage de fantômes discutant en silence des moyens d’investir peu à peu tous les lieux désertés de Lozère… Il n’y a aucune raison, après tout, pour que les esprits se contentent d’errer dans les cimetières enténébrés, de hanter les maisons délabrées et les souterrains des châteaux… Pourtant, je n’ai franchi aucun portail. J’ai seulement sifflé Léo et repris le chemin, en me retournant seulement au bout d’un moment pour voir si les maisons se dressaient toujours dans le paysage…
– Après tout, je pourrais acheter une de ces ruines, je lui ai dit. La retaper sommairement. L’aménager avec une paillasse, une table, une chaise, une planche où poser des livres… Qu’est-ce que tu en penses ?… Un village fantôme, où vivent des fantômes qui n’ont rien de bien terrifiant. Sont peut-être même accueillants. Là, sans doute, est la paix. Et l’oubli sans remords. Alors on s’installerait là. Je ne ferais plus rien. Ce serait mon nouveau métier : ne rien faire. C’est un métier très difficile. Il y a très très peu de gens qui savent l’exercer. Nous irions, toi et moi, tous les deux, tous seuls, marcher sur les chemins. Ce serait comme ça, tous les jours. Un humain me demanderait parfois qui je suis, d’où je viens… Je dirais que je ne sais pas, que j’ai tout oublié le long des chemins, que j’ai perdu la tête, que j’ai perdu mon nom, que j’ai perdu mon ombre. Je rirais à la barbe du questionneur, et nous retournerions, le soir, à Chanteloube où je mettrais à mijoter une soupe aux orties, à bouillir une ou deux poignées de châtaignes, dans l’âtre que j’aurais rafistolé. Et la nuit, on regarderait les étoiles. Je n’aurais pas de mal à passer du monde des vivants à celui des esprits, de même pour en revenir, et pour y retourner encore, comme ça, tous les jours, parce que toi tu sais t’y prendre. Tu connais les passages pour aller d’un royaume dans l’autre, et c’est toi qui serais mon guide. Il n’y a que les chiens pour savoir des choses pareilles…

* * *

Vendredi-samedi, 20 et 21 août. Le bleu avait enfin lancé son offensive. D’abord un peu timide le matin, légèrement voilé, il finissait par s’imposer au début de l’après-midi et régnait sans partage jusqu’à la tombée de la nuit. Les balades de ces deux jours, comme la météo, n’avaient pas trahi leurs promesses. Nous avions parcouru, en tout, près de cinquante kilomètres. Léo était visiblement heureux de crapahuter en pleine nature. Moi aussi, bien évidemment… Moments de bonheur pur. Irracontables. Lingots d’or dans le coffre de ma mémoire…

* * *

Dimanche 22 août. Je revois tout cela comme si j’y étais encore. J’ai passé une bonne partie de ce jour à bêcher le jardin potager, à le désherber à la main et à l’arroser. J’ai rempli deux petits cageots de pommes de terre, un autre de carottes, un autre encore de laitues et de haricots verts. Puis entreposé tout cela dans un coin de l’étable pour que Monique, quand elle viendrait vérifier l’état de son jardin, n’ait plus qu’à l’enfourner dans le coffre de sa voiture. Manier la bêche pendant des heures m’avait rempli les mains d’ampoules et m’avait démoli les reins. Je crois pourtant que j’avais fait de la belle besogne. Monique m’avait dit, au téléphone, quelques jours plus tôt :
– Il faudrait que je passe pour m’occuper du potager. J’espère que je trouverai un moment pour faire ça d’ici la fin de la semaine, avant que les locataires suivants viennent s’installer, ou qu’il se remette à pleuvoir…
– Je pourrais peut-être le faire pour vous… Les travaux de la ferme et les vaches vous occupent assez comme ça…
Elle s’était presque fâchée :
– Ah non ! Vous n’allez pas gâcher le dernier jour de vos vacances à vous esquinter dans le potager !
Mais j’avais quand même insisté :
– Je vais le faire. Un peu de jardinage me fera du bien.
Je m’y étais mis dans la matinée, et avais travaillé toute la journée. Malgré mes mains pleines d’ampoules, mes doigts endoloris où s’étaient enfoncées des échardes, et mon dos courbatu, j’étais assez content de moi. J’avais dit à Léo :
– … Ce serait mon métier : ne rien faire. C’est un métier très difficile. Tu te souviens de ce que t’ai confié, l’autre jour ?… Et bien j’ai commencé à m’exercer. Aujourd’hui, toute la journée. Dans le potager de Monique. J’ai réussi, pendant toutes ces heures, à ne rien faire… ou, en tout cas, rien qui me soit directement utile. A m’absenter du temps. A me mettre à l’écart de tout. En retrait de tout. A n’y être plus pour personne. A m’abîmer entre deux pierres de fatigue… C’est un bon début, n’est-ce pas ?… La prochaine étape, ce serait parler aux chardons qui bordent les chemins, donner un nom à chaque oiseau qui passe dans le ciel, cueillir des larmes de bonté au coin des yeux des vaches…
Il m’a souri bienveillamment, et j’ai vu sa queue blanche jouer le métronome.

Je m’en allais pourtant le lendemain matin. Je préparerais mes bagages, le soir, et ferais le ménage de la maison. Les occupants suivants arrivaient dans la matinée. Un couple de postiers à la retraite qui remontaient du Sud. De Montpellier ou de Narbonne, je ne sais plus très bien. Que ce soit de là ou d’ailleurs, ça ne changeait rien au programme. Il fallait, de toute façon, que je quitte les lieux. Et même si Monique aurait bien aimé que je reste, parce qu’elle éprouvait pour moi, je crois, une réelle sympathie, et que nous avions réussi tous les deux à nouer d’excellents rapports, ils arrivaient le lendemain. Je n’avais aucun intérêt à traîner au lit si je voulais m’offrir une balade, la dernière, avant de m’en aller. Nous irions saluer l’Allier, ça c’était sûr, mais s’il nous prenait l’envie de pousser plus loin il faudrait que je sois sur pied à la première heure.

Je ne partais pas sans regrets. « J’aurais besoin de temps encore, je m’étais dit, le soir, avant de monter me coucher. Mais d’un temps qui s’étirerait maintenant en notes de silence, s’écrirait sur la partition où la succession des jours et des nuits déposent leur lumière. » Me retirer à Chanteloube, c’était juste une histoire que j’avais inventée pour Léo. Et pour moi aussi. Parce que, dans la solitude, comme dans l’insomnie, il vous en passe des choses par la tête ! Des choses qui permettent d’alléger un peu la souffrance. De la détourner quelque temps, et de s’en distraire. Il n’en restait pas moins qu’après m’être beaucoup agité, pendant ces quelque trois semaines, m’être engourdi d’activités physiques, j’éprouvais maintenant le désir, très réel, quasi impérieux, de m’abandonner à la somnolence de ne rien faire. Rien écrire, rien lire, mais rien dire non plus – et être presque rien. Oui, travailler à ETRE presque RIEN. Désir ivre, besoin aspirant, entrevu comme salutaire, de m’effacer aux yeux des autres, afin de n’être plus qu’une simple présence au monde, assourdie, transparente, presque évanouie. « Ce serait non pas m’effacer, je pensais, dans le creux de l’absence où le désespoir s’annihile, où toute douleur disparaît, mais plutôt renoncer à l’absurde nécessité de faire quelque chose, sombrer dans le repos de l’âme comme on se confie au vertige du rien, pour être seulement vacant, libérer son esprit et ses yeux, accueillir ces instants où l’on sent battre dans ses veines le cœur subtil du temps, cultiver cet état limite, mince ligne de crête entre ennui et pure joie d’être. Cet état où le simple fait de regarder le ciel, le feuillage d’un arbre, un oiseau marchant sur le toit, nous apporte la preuve que tout nous est donné à tout instant, et que vraiment rien d’autre ne nous est désormais nécessaire… »

* * *

Ce matin-là, dernier matin, en me rasant, je me suis regardé d’un œil torve dans la lucarne du miroir et me suis fredonné la chanson de Bécaud :
– … Et maintenant, que vais-je faire,
de tout ce temps… ?
J’ai réfléchi quelques secondes encore, le rasoir suspendu au bout de ma main :
– … J’aimerais bien écrire, tiens, un recueil de nouvelles. Je l’intitulerais Le gardien de phare… Pourquoi ? En vérité, je n’en sais rien, mais ce titre me plaît… Peut-être à cause de la solitude de l’homme, habitée seulement par le bruit de la mer, le cri des goélands, le vacarme de la tempête. Peut-être aussi à cause de l’image du veilleur, attentif dans sa tour de guet à perforer le ciel de son œil radiant de cyclope. A éclairer le noir autour de lui. A trouer l’horizon de la nuit d’une lumière palpitante pour éviter que, quelque part, un navire ne sombre. Attentif à faire mugir, sous le ciel épais, ses sirènes de brume. C’est peut-être cela écrire. Cela aussi. Veiller. A l’intérieur de soi. En regardant le monde qui s’étend tout autour dans le lancinement de sa rumeur… Oui, essayer tout simplement d’être lucide. Pour continuer d’avancer…
– Ces mots me disent quelque chose, a semblé me dire Léo qui me regardait me raser, posé sur son arrière-train, à l’entrée de la salle de bain…
– … Oui, en effet, je lui ai dit… […]
Je sais que nous avons besoin de cette force pour essayer de rassembler un tout petit nombre de mots, que l’essentiel finalement ne tient que dans ce petit tas de cendres, mais je sais aussi que la chose à dire, qui est toujours en devenir, est irrévocablement condamnée. Peut-être encore que l’ailleurs que l’on cherche à atteindre n’est jamais protégé que par son éloignement infini. Comme est peut-être infranchissable la distance entre la nécessité d’écrire et le monde. Et peut-être qu’écrire n’est jamais que l’errance qui, partant de la plénitude de l’origine, cherche à la relier à la plénitude de notre fin. Comme si écrire et marcher n’étaient finalement qu’une seule et unique chose… « C’est pourquoi ce que j’aimerais aussi, j’ai pensé, et avant toute chose peut-être, c’est avoir tout le temps devant moi, prendre mon sac à dos, avoir le plus longtemps possible des jambes qui me portent, sentir Léo à mes côtés, partir sur les chemins… »
Je me suis tourné vers lui et je lui ai dit :
– Partir sur les chemins, ça ne te dirait pas ?… Toi et moi. Tout seuls. Tous les deux… On s’en irait sur les chemins, droit devant nous, très loin, au bout du monde… J’écrirais, en marchant, sur les pages blanches d’un calepin, sur les écorces, sur les pierres, sur la peau verte des étangs, sur les oripeaux de lumière qui tremblent dans les arbres, sur la fièvre des âmes humaines, sur l’étrangeté d’exister… Je ferais cela en passant, comme une ombre abandonne ses graffitis sur les murs d’une ville. Et à la fin du compte ce serait un livre, pour qui voudrait le lire, c’est-à-dire une mince flamme qui se propage, une mèche qui brûle d’un bout à l’autre, dans le chuchotis de ses étincelles et leurs fulgurantes scintillations…
Je me souviens exactement de ça. Lui aussi me regarde, d’un regard doux et franc qui s’enfonce au fond de mes yeux. Il sait bien ce que vaut ma parole d’homme. Il sait bien que demain, bientôt, dès que nous serons loin d’ici, je serai de nouveau englouti par le tourbillon des contraintes, ligoté par les mille nécessités de la vie sociale. Que je jetterai de nouveau sur ma vie le mensonge obligé du travail et des mots vidés de leur sang. Que j’aurai oublié ma question. Que je m’installerai dans la tristesse résignée, le grincement irrégulier des jours. Dans le deuil d’une histoire qui m’a quitté. Qui se passera désormais de moi…
Je me souviens… Il me regarde avec des yeux très tristes, fatigués. Fatigués de ma propre fatigue. Des yeux tristes et doux qui paraissent noyés de regret.

Vers le désert

Voyageur

Illustration : Le Voyageur, par Jérôme BOSCH

Texte publié dans L’Iresuthe, N° 32 (Hiver 2014), et dans Diérèse (nouvelle version), N° 76 (Eté 2019)

Comment ce texte, quelques mots d’abord imposés à moi, comme des coups discrets frappés contre une porte, en est-il venu à remplir les pages du petit calepin que j’emporte toujours avec moi quand je m’en vais marcher au bord de la rivière ou à travers les bois ?…
S’agit-il des réminiscences d’un mauvais rêve dont j’ai tout oublié, qui ne m’aurait pourtant laissé que des bribes d’images ou, plus exactement, quelques confuses impressions ?
Ou ne serait-il pas le fruit de cet entre-deux de la rêverie où peuvent nous plonger, sans qu’on y prenne garde, les échos inquiétants du monde ?…
J’avoue que je n’en sais trop rien… Et d’ailleurs, que veut-il nous dire, et vers quoi cherche-t-il à nous entraîner ?… Les textes ont leurs secrets, même pour leur auteur, et je me garderai d’essayer d’éclairer ceux qui gisent dans celui-là. Il est, c’est tout, et peut-être est-il assez explicite dans ce qu’il nous livre pour qu’on ne le contraigne pas à en révéler davantage.

VERS LE DESERT

« La solitude est bonne, et les hommes
ne valent pas un regret. » – George Sand, Indiana

Jusque à il y a peu encore, quelques jours à peine, mais je ne saurais en donner le nombre précis, mon voyage se déroulait au rythme du soleil, du vent, d’une courte averse de loin en loin. Il y avait déjà longtemps que je marchais ainsi… J’emportais, dans mon sac à dos, un bidon d’eau et quelques provisions, toutes choses que désormais je m’efforçais de rationner .

Auparavant, il y a de cela plus longtemps encore, je me détournai de ma route afin d’aller examiner de près une construction très étrange, apparemment abandonnée, mais qui pourtant jouait de ses feux vitrifiés dans le morne silence du crépuscule. Usine ou centrale nucléaire désaffectée, cathédrale aux allures sévères de blockhaus ? Temple solaire d’un culte millénaire à jamais oublié, ou peut-être à venir ? Comment savoir !…
Quoi qu’il en fût, je passai une bonne partie de la nuit, et toute la journée sous le soleil à explorer de fond en comble cette architecture. Sans évidemment rencontrer personne. Ou plutôt si : quelques silhouettes d’hommes et de femmes imprimées sur les murs, comme sur les murs d’Hiroshima, celles des morts irradiés après l’explosion de la première bombe atomique. Ce spectacle angoissant aurait dû m’inciter à m’enfuir au plus vite. Cependant je restai. Car dans le même temps, fouillant ces pierres et escaladant ces monceaux de gravats, je fis une autre découverte : sur une dalle de béton, je trouvai une boîte, comme si elle avait été mise là, exprès, par ceux-là même qui avaient construit cet étrange temple. A l’intention de ceux qui viendraient après eux, un jour, un soir, comme j’étais arrivé, moi.
J’ouvris la boîte. Et comme un message enregistré depuis l’origine des temps, j’entendis s’élever un chant. Une femme parlait du soleil, de la terre, du vent, de la vie, de la mort. Toutes choses qu’on dit essentielles à l’esprit de l’homme pour qu’il tisse ses liens avec le monde du visible autant qu’avec celui qui échappe à ses sens et constitue, pas moins réel pourtant, son énigmatique au-delà. J’écoutais longtemps cette incantation, jusque tard dans la nuit, avant que la voix ne s’éteigne et se taise, définitivement, comme un transistor aux piles usées se retranche dans le silence.

… Il y avait déjà longtemps, disais-je, que je marchais ainsi, au rythme du soleil, du vent, d’une courte averse de loin en loin, et la contrée que maintenant je découvrais me semblait à la fois étrange et familière. Ce paysage, irrésistiblement, me rappelait aussi bien celui de l’enfance que celui de la naissance du monde. J’avançais lentement, sur des chemins rugueux, des sentes caillouteuses, avec la sensation de traverser, d’une étape à une autre, des cloisons de soie invisibles qui, pendues aux cintres du ciel, constituaient un labyrinthe lumineux. Ces cloisons existaient, je n’ai là-dessus aucun doute, car elles remuaient au moindre souffle d’air ou quand j’en approchais pour passer à travers. Tout bougeait alors avec elles, j’en avais du moins l’impression, soleil, terre, lune, végétaux, minéraux, comme ce que voit l’œil au fond d’un kaléidoscope… Ce phénomène d’ordre naturel me semblait exaltant, comme peut l’être un jeu d’enfant, l’illusion de jouer avec l’univers et tout ce qui fait sa brillance.

Mais il y avait aussi, je dois dire, dans tout cela, quelque chose d’assez angoissant. De nature pourtant tout à fait différente de celle dont, plus haut, je soulignais l’étrange familiarité qui, dans un premier temps, m’avait saisi le cœur. Au fur et à mesure que je progressais dans mon exploration, la vulnérabilité de tout ce qui existe, toutes espèces confondues, m’apparaissait de plus en plus, et avec la plus grande évidence. Car j’avais l’impression que, d’un moment à l’autre, le paysage pouvait se déchirer, s’envoler dans l’espace, disparaître, me laissant nu et seul au beau milieu de nulle part. Ou retomber calciné, comme cette pierre volcanique, trouvée auparavant sur un chemin, sur laquelle mon pied avait par mégarde cogné. Sur l’une de ses faces, la plus large, il y avait l’empreinte d’une femme, image pétrifiée dans l’écartèlement de l’amour, ou les contorsions de la mort. J’ai contemplé, non sans fascination ni compassion, la tendresse de cette figure imprimée dans la pierre comme sur un tissu. Et j’ai alors senti qu’on m’observait. Je me suis retourné, et j’ai cru reconnaître quelque chose, une bête, comme une sorte de lézard volant, espèce disparue pourtant il y a bien longtemps. C’était en réalité un court panache de fumée qu’une silhouette humaine laissait échapper, du haut d’une colline. Puis les volutes de fumée se dissipèrent dans l’espace, la silhouette disparut à la crête de la colline, me laissant croire que j’avais rêvé.

J’ai fait d’autres rencontres, si tant est que l’on puisse utiliser ce mot. Ainsi, l’autre nuit, j’ai marché sous un clair de lune noir. Le soleil s’est levé sur un paysage tout argenté de givre, qu’il me semblait voir comme dans un miroir. Le soleil matinal auquel on offre son visage de la nuit, les yeux ouverts encore sur le songe. Au sommet d’une colline, bien plus haute que la première, une montagne presque, et d’où la lumière semblait couler comme la lave d’un volcan, une femme levait les bras, minuscule dans la distance qui me séparait d’elle. Croyant qu’elle me faisait signe en agitant ses bras, j’ai attaqué la pente raide, trébuchant et glissant, et j’ai couru vers elle. J’ai appelé et j’ai couru, appelant toujours, ne m’arrêtant que pour reprendre souffle et crier encore, de toutes mes forces. Ce n’est qu’après des heures, passées à me frayer un laborieux chemin à travers une impénétrable toison d’arbustes et de ronces, à franchir maintes fondrières et à escalader des éboulis de roches, que je suis arrivé au sommet, haletant, épuisé, prêt à rendre l’âme. Il n’y avait plus personne. Depuis longtemps sans doute. Sans doute même n’y avait-il eu jamais personne. A la place de la femme que j’avais vue, ou que j’avais cru voir, une vieille éolienne, rongée de rouille, tournait doucement avec ses grandes pales soyeuses qui brassaient l’air d’un ciel qu’aucun oiseau ne traversait. C’était une machine ancienne, de celles qui appartenaient à la précédente génération et dont on avait, je ne sais trop pourquoi, conservé ci et là quelques-unes. Pour reprendre haleine, je me suis assis. J’ai longtemps écouté les longues pales qui tournaient dans le vent du sommet et faisaient comme un ronflement d’animal assoupi. Au pied du mât qui, vu de près, s’élevait assez haut, on avait travaillé le métal à la pointe d’un opinel pour y graver, à hauteur de visage, ces mots que je pus sans mal déchiffrer : « Je ne serai jamais si heureux que le jour où l’on découvrira cette imposture, jeu excitant et purement gratuit, sans nul doute provocateur et non exempt de risques, qui me vaudra peut-être l’anathème – mais même mort je m’en réjouirai puisque cela signifiera que certains, même conduits par des chemins de pur hasard, auront su venir jusque là et forcer le secret. » Je me suis bien évidemment demandé ce que cela pouvait bien dire, sans autrement m’y attarder. En tout cas j’ai compris que je visitais une contrée de l’âme, où les êtres, y compris les plus désireux de présence humaine, avaient quelque chose d’insaisissable.

Puis j’ai poursuivi mon voyage, longé un fleuve aux eaux épaisses, au lent débit. Et le paysage, une fois encore, s’est modifié.
Jusqu’à hier encore, suivant la même route, interminable, qui le traversait, allant cette fois-ci d’un pas égal sur son bitume pâle et défoncé, j’ai marché dans un paysage de steppe, couvert d’arbustes courts et gris, de buissons d’épineux. Puis s’est ouvert à mon regard un immense plateau de pierrailles balayé de courtes rafales d’un vent sec et brûlant où volaient des cristaux de sable.
Le soleil déclinant, je suis arrêté et j’ai dressé ma tente. J’ai dormi d’un sommeil profond que jamais n’ont troublé les grognements du vent ni ses griffes crissant sur la mince toile de mon abri.
Je suis parti le lendemain matin, c’est-à-dire au début d’aujourd’hui. A la première heure du jour. Ou, plutôt, à cette heure du crépuscule où la nuit se disloque, où la pénombre s’engrisaille et semble lentement tomber du ciel comme une fine pluie de cendre volcanique. Le soleil allait se lever et le froid était vif encore.
Alors qu’une légère clarté rose franchissait la barrière de l’horizon, devenant à vue d’œil une ligne de sang, puis une barre de métal incandescent, j’ai tourné le dos à la route et, suivant une ancienne piste, je suis entré dans le désert.
Devant moi, désormais, s’étendait l’océan infini des dunes et bientôt j’entrepris de gravir la première sans jeter un regard en arrière.

Dites-moi une chose, une seule

JeanLurcat

Illustrations : tapisserie de Jean Lurçat – peintures de Wiel Wiersma

Texte publié dans L’Iresuthe N° 31, octobre 2014.

[Nouvelle extraite du recueil Le Petit train des gueules cassées, éd. de L’Ours Blanc, 2015.]

DITES-MOI UNE CHOSE, UNE SEULE

« Une œuvre d’art, c’est un monceau de cicatrices. » Jean Lurçat

Apprenant à la fin de l’année dernière une nouvelle qui, sans absolument me surprendre, m’avait bouleversé, je pensai qu’il n’y avait pas de phrase plus simple et plus juste que celle de Lurçat, le grand peintre lissier : « Une œuvre d’art, c’est un monceau de cicatrices ». Cela dit, si je veux maintenant me montrer un peu plus explicite à propos des événements que cette phrase, à elle seule, semble résumer, il me faut remonter quelques mois en arrière, et bien plus loin encore, vers des zones de ma mémoire qui en ont conservé un souvenir exact quand tant d’autres choses, postérieures à tout cela, ont déjà perdu leurs contours et même leurs couleurs.

Nous achevions, ma femme Alice et moi, nos vacances romaines. B. se trouvait, au même moment, dans la même ville que nous. Mais à cela rien d’étonnant, nulle fantaisie du hasard ni aucun bégaiement du destin : il était venu pour le vernissage d’une importante exposition qui se tenait dans une ancienne fonderie de cloches, un lieu promis à la démolition pour lequel il avait demandé à la municipalité d’accorder un peu de sursis avant de le livrer à la gueule des bulldozers.
Nous l’avions déjà rencontré, deux ou trois ans plus tôt, dans des circonstances particulières qui nous avaient laissé, autant à ma femme qu’à moi, ainsi que je l’ai dit plus haut, un souvenir indélébile.
Alice m’a montré le catalogue de l’exposition, et posant son index sur la première page, elle m’a demandé :
– Pourquoi l’a-t-il intitulée « Il me faut tout oublier » ?
– Je n’en ai pas la moindre idée, je lui ai répondu. Nous le saurons sans doute en y allant.

Lurçat1

Depuis le drame personnel qu’il avait évoqué devant nous (et dont, jusqu’à ce moment-là, aussi bien Alice que moi ignorions l’existence), il ne désertait quasiment jamais l’atelier où il travaillait sans relâche. Sinon pour satisfaire à ses obligations, répondre à des invitations auxquelles cependant il ne donnait pas toujours suite.
Au moment de notre première rencontre, c’était déjà un vieux monsieur de quatre-vingt trois ans.
C’était aussi, pour employer une expression qui ne veut plus dire grand chose, et moins encore en ce qui le concerne, un peintre « non figuratif » dont j’avais aussitôt apprécié le talent dès qu’il avait acquis quelque notoriété, et dont la renommée, malgré la discrétion du personnage et l’humilité de son attitude, dépassait maintenant largement nos frontières puisque qu’il exposait régulièrement son travail aux quatre coins du monde. Moins d’ailleurs dans des galeries d’art conventionnelles que, la plupart du temps, dans des lieux souvent inédits (gares désaffectées, carreaux de mines désertées, bâtiments d’usines en friche, minoteries à l’abandon, galeries de métro délaissées) où la qualité de ses œuvres séduisait chaque fois l’essaim des visiteurs. Je savais peu de choses de lui, sinon qu’il était né à Gand, où il habitait toujours, semblait-il, et où il avait enseigné, qu’il s’était marié sur le tard, avait eu trois enfants, et c’est à peu près tout, car les biographies ne rapportaient rien d’autre sur sa vie privée. En tout cas, à en croire les catalogues autant que les monographies qui déjà lui avaient été consacrées, il faisait le bonheur des collectionneurs et de bon nombre de musées dont il ornait les murs.
Quand les circonstances le permettaient, j’étais l’un de ces visiteurs, mais les expositions de B. où je m’étais rendu, c’est en France que je les avais découvertes – quoique écrivant cela je me souviens d’en avoir vu aussi à l’occasion d’un passage par la Hollande et d’un bref séjour à Berlin.
Cette fois-là, Alice et moi étions en Italie, à Rome, cette ville orgueilleuse « où l’on revient toujours », à l’invitation insistante d’un mien cousin germain, un prêtre missionnaire qui avait passé une bonne partie de sa vie au Gabon et qui, à la retraite, outre des tâches d’archiviste, s’était vu confier par le Vatican la mission d’accueillir des groupes de novices étrangers (essentiellement africains) pour approfondir avec eux des points de la théologie.

Durant pas mal d’années (c’est ce que l’on pouvait encore apprendre dans les catalogues), B. avait enseigné à l’Académie royale des beaux-arts de Gand et son travail, à cette époque, était plutôt passé inaperçu, car pendant tout ce temps celui-ci n’avait concerné qu’un étroit cercle d’amateurs. C’était un professeur exigeant, disait-on. Qui poussait ses élèves à l’intériorité. Lui-même, au demeurant, ne se ménageait pas non plus. Nos peurs les plus profondes et les plus anciennes, celles auxquelles personne n’ose penser, ou celles que nous rejetons simplement en frémissant, il tâchait d’en capter le mouvement intime et de le confier au papier.
Pourtant, à l’origine, B., à la suite des maîtres flamands dont il s’appliquait à tirer les leçons, était un peintre réaliste. Bien que marqué, lors d’un voyage à New York, en 1975, par la découverte de l’abstraction lyrique américaine et la peinture de Pollock ou Kline, il se lançait deux ans après dans un intense dialogue avec Rembrandt, d’où sortiraient ses Seize études pour une Crucifixion. Etudes magnifiques, disait-on encore avec raison, mais dont je n’avais jamais vu que des reproductions. C’était là le début de ses premiers succès, en même temps qu’il négociait, brutalement, en apparence tout du moins, un incompréhensible et surprenant virage dans son œuvre vers une forme de néo-expressionnisme d’une rare violence.
Ce n’est qu’à l’aube de la cinquantaine que le monde de l’art avait enfin ouvert les yeux sur lui et, le tirant de la pénombre, lui avait accordé un adoubement chaleureux. B. avait accueilli, sans amertume ni orgueil, cette reconnaissance un peu tardive, en acceptant de se plier aux contraintes qu’elle imposait, comme à une fatalité à laquelle on ne peut se soustraire.

Jean-Lurcat-Musee

L’atelier principal de la fonderie avait été subdivisé, à l’aide de parois mobiles, en un grand nombre de petites salles qui, à elles toutes, constituaient une manière de dédale où le visiteur était invité à errer, peut-être aussi poussé à s’égarer, y perdant, au bout d’un moment, toute notion de l’orientation. Une bonne centaine d’œuvres y étaient proposées, des toiles de moyen format, mais beaucoup d’œuvres sur papier, le travail des deux précédentes années.
L’exposition que nous venions de voir en cet après-midi d’octobre, dans ces lieux pas si éloignés que cela du « Centro Storico » de Rome, était tout bonnement superbe, quoique passablement déconcertante, même pour un amateur averti comme je me targue de l’être, et je peux assurer que ma femme n’est pas en reste à ce sujet. En vérité, plus que déconcertante, elle nous avait paru éprouvante. Au point que, même en prenant la peine de parcourir à pas menus l’espace de l’exposition, nous arrêtant devant chaque œuvre, quelquefois longuement, revenant parfois sur nos pas, stationnant de nouveau devant telle ou telle autre, nous n’avons pas, je crois, pendant tout ce temps-là, échangé un seul mot, peut-être même un seul regard, confiant à nos silences le soin de remettre un peu d’ordre dans nos émotions et dans le malaise diffus qui, à mesure que nous progressions, avait fini par s’emparer de nous. Certes, j’avais bien reconnu « la patte » du vieux peintre, la griffe de son geste, la violence de son expression, mais cette fois, plus radicalement encore que dans les expositions précédentes, il s’était opéré dans son œuvre une transformation profonde. Comme si, sous les peaux précédentes qu’elle avait montrées jusque là (une par une soulevées), un nouveau visage était survenu. Un visage qui, plus que jamais, en laissait apparaître les moindres détails de la charpente osseuse, comme un visage mis à nu dont on a arraché la dernière parcelle de chair.
C’était déjà ce que l’on prévoyait au vu des œuvres antérieures. Mais rare désormais, ou en taches de sang éclatantes, la couleur avait reculé, quasiment disparu, pour laisser presque l’entière place à la pierre noire, au charbon de bois et à l’encre de Chine, à des noirs bitumeux ou profonds, à des traînées de cendre, toutes matières déposées par des gestes fougueux, projetant des giclures impétueuses, dessinant des idéogrammes rageurs, un vocabulaire fait de griffures, de traces vigoureuses dont l’énergie n’était pas celle d’une main, libérée de toute contrainte, mais celle de tout l’être de l’artiste, engagé dans l’épuisement d’une sourde lutte nocturne comme celle du corps à corps de Jacob avec l’ange de Dieu. Des signes d’une extraordinaire virtuosité qui faisaient comme des croisées de fenêtres aux vitres lézardées, ouvrant sur des espaces de silence ou, plutôt, sur des mots illisibles, des paroles indéchiffrables, mais dont on devinait qu’elles n’auraient su être prononcées sans pénétrer dans la conscience comme des pointes de couteaux chauffés à blanc.

C’était la fin de la journée. Il y avait beaucoup de monde et le lunch allait commencer. Malgré le brouhaha ambiant, déjà, on entendait déboucher des bouteilles et cliqueter les verres.
– Nous ne pouvons pas nous sauver comme ça… Allons le saluer, ai-je proposé à ma femme, nous en profiterons pour boire un verre.
– Je ne saurai pas quoi lui dire, m’a dit Alice avec une moue désolée. Si j’ai aimé ou non. Je n’ai, en ce moment, aucune idée de ce que je peux penser de tout ça…
– Ce ne serait pas chic de notre part, j’ai insisté. Après tout, nous lui devons bien quelque chose, non ?
Nous avons progressé vers les tables où s’alignaient de grands plateaux chargés de petits fours.
– C’est finalement toujours lui qui invite, j’ai plaisanté.
– Comment ? a demandé Alice à travers les éclats de conversation.
Mais déjà nous étions près de lui.
B., assailli depuis au moins une heure, deux peut-être, par des visiteurs qui venaient lui serrer la main et l’enivrer de fades compliments, discutait à ce moment-là avec un couple de sexagénaires dont il semblait visiblement embarrassé, ne sachant comment s’en défaire. Quand il a croisé nos regards, ses yeux ont palpité un bref instant, hésitant sans doute à nous reconnaître, puis il a ébauché un petit signe de la main, et tandis que ses interlocuteurs n’en finissaient pas de prendre congé, il nous a invités à nous rapprocher.
« Vous vous souvenez de nous, n’est-ce pas ? » je lui ai demandé.
Il hésitait encore. Et j’ai cru devoir préciser :
« Sur le transatlantique… Il y a deux ans de cela… Ma femme, Alice…
Il a eu un mince sourire, a hoché lentement la tête, émettant un petit gloussement sans gaîté, comme quelqu’un à qui on vient de rappeler un souvenir dont il a oublié s’il était pénible ou heureux.
« Oui, bien sûr, que je m’en souviens… de vous aussi, évidemment… Le transatlantique et la folle soirée… Je vous remercie encore de votre indulgence. Je m’étais montré très bavard, et sans doute très ennuyeux. Vous m’en voyez toujours confus… »

… Oui, bien sûr, le transatlantique. La lente traversée vers l’Amérique et les longs jours de mer, les crépuscules qui flottaient comme des rideaux de théâtre sur la ligne de l’horizon, et quelquefois, la nuit, quand nous nous étions attardés sur le pont, les averses de diamants qui descendaient du ciel. Les salons lumineux qui ouvraient sur l’espace arrondi de l’étendue liquide, ces cocons chaleureux flottant sur l’infini des vagues. Les banquettes de velours rouge et la moquette à fleurs. Et sur les flancs de l’énorme paquebot, une inscription en lettres capitales : « La belle Désirade » ou « Le château du bois dormant », le nom de ce Léviathan apprivoisé qui, comme la baleine de Jonas, la transporterait à l’abri de son ventre jusqu’aux rives de l’Ancien monde. C’était un vieux rêve d’Alice, qui n’avait jamais pris le bateau, un voyage à l’ancienne empreint d’un romantisme désuet mais brillant à ses yeux d’un charme inoxydable : traverser l’océan sur un transatlantique et entrer, un matin de soleil triomphant, dans la rade du port de New York en saluant de loin la statue de la Liberté.
B. avait embarqué sur le même bateau. Passager anonyme parmi d’autres centaines d’inconnus (peut-être des milliers) rassemblés dans le même espace, se délestant pour quelque temps de la pesanteur ordinaire des jours pour s’en réinventer une autre que l’on imagine d’abord à l’abri des chagrins. Il avait horreur de l’avion, nous avait-il confié, qui le rendait malade à en mourir. Et puis, peut-être, lui aussi nourrissait-il ce désir nostalgique des voyages dont on espère qu’ils ne finiront pas. Ou dont on souhaite secrètement que l’on ne reviendra jamais.
Quoi qu’il en soit, c’est au milieu de l’Atlantique, deux ans plus tôt, pendant l’été, sur ce paquebot de croisière, que nous avions rencontré B., « peintre un peu fou », comme il se qualifiait lui-même.
Avant le souper, par hasard, nous avions fait la connaissance, Alice et moi, de cet homme élégant, d’apparence d’abord réservée, qui s’était présenté comme artiste peintre. Il avait insisté pour nous offrir nos verres, puis pour que nous partagions sa table au dîner. Nous avions accepté, renonçant à notre emplacement habituel.
Il maniait avec aisance le français et les subtilités de sa syntaxe, en dépit d’un léger accent qui trahissait ses origines. Après quelques échanges qui nous permirent de nous sentir mieux à l’aise, et bientôt en confiance, il se laissa bientôt aller et parla sans interruption pendant tout le repas, d’une voix égale et posée qui de temps en temps s’égayait, s’égarait dans des rires, nous racontant des histoires merveilleuses et de fines plaisanteries. Il irradiait la convivialité, celle de l’homme d’expérience, du sage.
A aucun moment nous ne réussîmes à l’interrompre, mais ses propos nous amusaient, nous intriguaient aussi, et nous étions heureux de nous taire pour écouter cet homme si divertissant nous décrire le monde qu’il parcourait depuis quelques années, d’un continent à l’autre, d’un pays au suivant et de ville en ville, peignant moins par plaisir d’exercer son métier que par nécessité vitale, et amassant des œuvres qu’il montrait à des gens qui en désaltéraient leurs yeux et en nourrissaient leur esprit, travaillant à cela sans relâche mais se délectant l’âme.
Il nous raconta qu’une fois, il avait fait tout le voyage en train, de Paris jusqu’à Prague, assis en face d’une jolie femme qui, obstinément plongée dans sa lecture, indifférente à sa présence, n’avait jamais levé les yeux sur lui et, à aucun moment non plus, n’avait cherché à lui adresser la parole. Ce n’était qu’arrivé à destination, conduit par un taxi jusqu’à la galerie qui devait l’exposer, qu’il s’était aperçu, une fois entré dans les lieux, qu’il avait voyagé avec la galeriste qui l’avait invité.
Il avait exposé aussi à Paris, Berlin, Londres et Moscou d’où il était encore revenu en train, y ayant réservé pour lui seul, à grands frais, un compartiment pour y travailler à son aise, sans être dérangé.
Dès qu’il parlait de sa passion, ses yeux brillaient et son visage prenait des couleurs dont aucun alcool n’aurait pu être responsable.
Puisait-il dans ses souvenirs, ou les rassemblait-il pour les réinventer, leur donner une autre couleur et une autre musique ?… En vérité, et à ce moment-là, au milieu de la haute mer, dans ces parenthèses de temps suspendu, cela n’avait nulle importance, sinon celle qu’on peut éprouver dans la présence d’un conteur qui vous berce de ces histoires qui permettent de mieux explorer les dédales du cœur humain, de mieux cerner aussi les mystères du monde, de sonder les contours fluctuants de la réalité.
Quoique ayant confisqué la parole, il n’en profitait pas pour faire la roue comme un paon. Bien au contraire. Il ne cherchait jamais à se mettre en valeur, ne fanfaronnait pas, se moquant souvent de lui-même, ironisant sur ce mirage qu’on appelle le « succès », doutant aussi du bien fondé de ses choix d’existence ou de la réelle valeur de son œuvre. Il exposait des sentiments, méditait à voix haute ou racontait des anecdotes et décrivait des faits, tout simplement, comme un patient confie ses rêves à son psychanalyste, ou un cartographe décrit une carte : une suite d’endroits, d’événements et de dates parce que c’était plus fort que lui.
Il ne commanda aucun plat qui eût pu le distraire de sa tâche. Comme il accordait peu d’attention à l’énorme salade trônant devant lui, il put nous parler sans arrêt. A l’occasion, il engloutissait une bouchée avant de reprendre le fil de son discours et d’évoquer les villes, partout dans le monde où, livré à la solitude de ses chambres d’hôtel, il regrettait amèrement d’avoir abandonné le confort fruste de son atelier.
Etait-il toujours marié ? Avait-il une vie de famille ?… A aucun moment de toute la soirée, et contre toute attente, il ne fit aucune allusion à aucune séparation ni à aucun divorce, à aucune rencontre amoureuse ni à aucun compagnonnage, à quelqu’un qui pourrait l’attendre quelque part, se réjouirait de le retrouver, l’attendrait sur le quai, un petit bouquet à la main… Et puis en quoi cela nous intéressait-il ?… Il était évident que malgré sa soif de paroles et son désir de confidences, il tenait à garder dans l’ombre une part de lui-même et à la protéger.
Parfois, Alice ou moi tentions une incursion dans son discours. Il agitait alors sa fourchette dans notre direction et fermait les yeux pour nous faire taire, tandis que de sa bouche jaillissaient de nouvelles merveilles :
« Connaissez-vous le travail d’Ernest Pignon Ernest ? nous demanda-t-il par exemple.
Sans attendre notre réponse, il poursuivit sur sa lancée :
« Un ami, cadet de douze ans. Son travail est radicalement différent du mien, mais c’est un artiste admirable. Il a dessiné des portraits de Rimbaud, de Nerval, de Robert Desnos qu’il a collés lui-même dans des rues de Paris, vous avez dû en voir, inévitablement. Il a collé aussi de ses sérigraphies sur les murs de Naples et Palerme, des choses inspirées du Caravage, de Mattia Preti ou de Louis Finson, un de mes compatriotes du seizième siècle, comme moi d’origine flamande, mais né à Bruges, lui… »
Le temps d’une bouchée, d’un rapide coup de serviette sur le bord de ses lèvres, il était déjà reparti :
« Récemment, il a dessiné des femmes en extase, inspirées du Bernin ou du Caravage toujours. Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne ou Marie-Madeleine… Un travail étonnant et qui touche aux limites du rationnel. Je vous conseille de voir ça. Il faut lire les grands mystiques, comme Jean de la Croix ou Ignace de Loyola. Il faut relire aussi la Bible et le Cantique des Cantiques, oui, cela, plus particulièrement… »
Il nous en cita quelques phrases, celles qu’il avait conservées en mémoire, renversé sur sa chaise et les paupières closes, puis changeant de sujet, ou plutôt revenant obstinément au même, il parla d’autres peintres, évoqua ses projets et ses travaux en cours :
« Je ne sais pas très bien encore s’ils aboutiront, mais je m’y remettrai dès mon retour, et rien qu’à y penser je me sens comme un écolier excité à la veille de la rentrée des classes. »
Cela continua ainsi, pendant un bon moment, et la salle à manger s’était presque vidée. Il était tard et nous sentions, lui comme nous, monter dans nos esprits les effets d’une bienheureuse fatigue.
« Voilà, vous savez tout, ou presque, nous déclara-t-il enfin. Je suis, en votre aimable compagnie, en route pour New York. D’où je prendrai le train pour gagner la Côte ouest. Ensuite, direction Tokyo. Je me résignerai à emprunter l’avion. J’y suis bien obligé quelquefois, bien que cela me fasse horreur. Mais j’ai, maintenant, des pilules miracle qui me rendent la chose un peu plus supportable. »
Le discours de B. sembla enfin se tarir.
La salade avait disparu. Nous avions terminé notre dessert et bu ce qui restait du vin. Voulait-on du café ? Oui, à cette heure pourquoi pas, cela ne l’empêchait nullement de dormir.
Nous achevions nos tasses. Il se redressa sur son siège, nous dévisagea fixement, comme s’il se demandait ce que nous pouvions avoir à lui dire.
Nous avions beaucoup de questions à lui poser, il est vrai, et nous attendions justement l’occasion de parler. Mais nous n’eûmes pas le temps d’ouvrir la bouche que B. avait rappelé notre serveur pour lui commander trois doubles cognacs. Nous protestâmes, Alice et moi, mais il écarta d’un gestes nos objections. Les digestifs furent déposés devant nous.
Il se leva soudain, examina l’addition, la régla et resta un long moment debout, son visage se vidant de toute couleur.
« Il n’y a qu’une seule chose qui m’échappe », nous déclara-t-il enfin.
Il ferma les yeux pendant quelques instants, et quand il les rouvrit, leur lumière s’était éteinte, il semblait fixer mentalement un lieu situé à un millier de kilomètres.
Il leva son double cognac, qu’il garda entre les mains en s’adressant à nous : « Dites-moi une chose, une seule. »
Il laissa passer un silence avant d’ajouter :
« Pourquoi un soir de réveillon, il y a quarante ans de cela, une nuit de Noël plus exactement, ma femme a-t-elle assassiné nos trois enfants en les étouffant sous des oreillers ? Et pourquoi s’est-elle pendue ? »
Il avala son cognac, d’un seul trait, nous tourna le dos et quitta la salle à manger sans rajouter un mot. « C’est en remontant vers le jour que le dormeur retrouve son corps », ai-pensé pendant qu’il s’éloignait, extrayant cette citation de je ne sais quel livre. Nous avait-il parlé comme en dormant pendant tout ce temps-là ? Mais il faut croire alors qu’il s’était brusquement réveillé, qu’il avait retrouvé son corps et la brûlure du soleil.
Alice et moi restâmes assis un long moment, les yeux clos, sans pouvoir échanger un seul mot. Puis, comme dotées d’une vie propre, nos mains s’emparèrent des verres qui nous attendaient toujours, et nous avalâmes nos doubles cognacs.
Pendant les jours suivants, et jusqu’à l’arrivée dans le port de New York, nous ne l’avons plus rencontré sur les ponts. Ne quittait-il plus sa cabine, sinon pour voir, au tout début du jour, le soleil se lever sur la mer et, à la fin de la journée, pour se rendre à la salle à manger ? Le soir, à l’heure du souper, assis à nos deux tables, nous nous contentions de nous faire, de loin, un petit signe de la main, d’échanger parfois quelques mots, comme on le fait avec un vieil ami que l’on n’a pas revu depuis longtemps mais dont ne veut pas forcer la joie des retrouvailles.
Deux ans avaient passé. Nous l’avions retrouvé à Rome.

Lurçat2

Nous avons bavardé un moment avec lui, parlant de choses et d’autres, échangeant surtout des banalités, sans pouvoir oublier, derrière sa façade de réserve et presque de timidité, le causeur admirable qu’il avait su être pendant le temps d’une soirée. Entre nous, désormais, s’interposait l’aveu d’une blessure dont nous savions qu’il n’avait jamais pu se guérir. Et nous n’apportions aucune réponse à la seule question qu’il nous avait posée.
Nous ne nous sommes pas attardés. Alice et moi avons quitté la fonderie, le laissant à la foule de ses admirateurs et des potentiels acheteurs de ses œuvres. Le lendemain, nous rentrions en France.
Que lui fallait-il oublier ?… Tout est clair maintenant. Et dans cette phrase nulle imposture. B. était un artiste d’une absolue sincérité, à la posture radicale. Devait-il oublier pour se renouveler, autrement dit pour se réapproprier le passé ? Ou était-il hanté par ce passé, obsessionnellement, celui de l’art, mais surtout le sien qu’il interrogeait toujours fixement, avec des yeux de fou, à travers un vasistas ouvrant sur l’enfer ?
J’avais lu, dans le catalogue de l’exposition, cet extrait de Carnets d’artiste qu’on avait publiés dans une revue d’art : Un peintre ne choisit pas sa toile, c’est la toile qui le choisit. Et c’est sur cette toile que l’icône, inconnue par lui, vient à lui. Comment la reconnaître ? C’est la question terrifiante que le peintre se pose alors. »
Il m’est maintenant évident que ses dernières œuvres annonçaient qu’il allait mettre fin à ses jours. Et, en effet, un mois après, on apprenait que B. s’était donné la mort. On l’avait retrouvé dans son atelier, à Gand, allongé sur un vieux canapé, une balle logée dans le cœur. Il avait mis plus de quarante ans à se décider, mais avait fini par le faire. Lâcheté – ou courage de vivre pour se donner le temps d’exprimer l’infinie profondeur de son désespoir ? Chacun en pensera ce qu’il voudra.
Mais je crois, pour ma part, qu’il avait enfin réussi à atteindre l’expression la plus aboutie du tragique. Qu’ayant pendant longtemps, et désespérément cherché l’icône « incogniscible », celle-là seule qui saurait traduire l’indicible de son chagrin, elle avait fini par venir à lui, sous sa main, éclosant sous ses gestes fébriles, inconcertés mais sûrs de leur destination. Et, posée sur la toile comme sur le papier, illisible par nous, il avait su la reconnaître. Mais peut-être encore, et cela lui seul aurait pu le dire, y avait-il lu la réponse à sa torturante et unique question.

MD.