Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Quelques miettes tombées du poème – Jean-Pierre Boulic

Quelques miettes tombées du poème

Jean-Pierre Boulic

Editions Les Cahiers d’Illador (2024)

         Nous savons de Jean-Pierre Boulic, ainsi que l’a écrit Alain-Gabriel Monot, qu’il est un « poète du grand large, familier des paysages ouessantins » et que de livre en livre il nous offre « une fervente approche du monde ». Ce livre-ci nous le confirme, où le poète évoque, presque à chaque page, le décor qui inspire sa démarche poétique et alimente ses réflexions (que l’on pourrait qualifier aussi bien de « méditatives ») sur son rapport au monde et à la nature avec laquelle il sait si bien entrer en communion. Ciel, nuages et vent, oiseaux, herbes, bruyères, charmes, bouleaux, dunes, grèves, cordons de galets, chuchotement des vagues, bruissement de marée, tout cela Jean-Pierre Boulic ne se l’accapare pas, mais s’en imprègne avec gratitude pour nous le restituer avec une infinie délicatesse et une immense bienveillance, « fidèle à l’injonction de Novalis, comme l’écrit encore Pierre Tanguy, de recueillir sur terre les morceaux de paradis aujourd’hui épars. » Homme aux aguets, inlassable veilleur et passeur des beautés de ce monde, il ne cesse de dire au lecteur qu’il invite à suivre son regard et à partir du bord de l’âme / pour un vol infini// où l’oiseau s’éternise : Tu te retrouves à contempler / infiniment / le visage des choses de la terre.

         Dans ce dernier recueil, Jean-Pierre Boulic nous offre modestement, à partir de ces fragments de monde, « quelques miettes tombées du poème », qu’à l’instar d’un rouge-gorge, d’une mésange, d’un passereau ou d’une colombe, nous sommes conviés à « picorer ».

         Et, en effet, ces textes brefs, tout en fluidité aérienne, que l’on aurait envie de dire « ailés », nous incitent à passer d’une page à l’autre, comme si, à petits sauts d’oiseau, nous trouvions chaque fois de quoi nous aider à conforter notre désir d’approcher un peu plus l’essence de l’inconnaissable qui, sans l’aide du poème, ne saurait tout à fait être porté à notre conscience.

         Ce que nous « picorons » ici, avec grand bonheur, ce sont les mots que le poète a laissé tomber de sa plume, comme puisés à l’enfance des jours, ces mots que lui-même semble surpris d’avoir laissé tomber, mais qui ne comblent chaque fois, et imparfaitement, qu’un instant du silence de la parole, pour en appeler d’autres, un autre, puis un autre, vers celui qui saura résonner plus intensément. Et les premiers vers de ce recueil nous rappellent d’emblée quelles sont les limites de la parole : Quel mot pourra venir / de son souffle léger / passants oyats et pins / répandre sa présence / d’une infinie beauté / dans le cœur en attente.

         Mais la poésie, et celle de Jean-Pierre Boulic est là pour nous en convaincre : pour côtoyer l’inconnaissable, apprivoiser l’insaisissable du réel, il nous faut marcher lentement, et en dépit de leur précarité, avancer d’un mot à un autre, à la rencontre du sens, sans nulle hâte de parvenir au but, mais laissant advenir le jaillissement des contraires (présence-absence, obscur-clarté, imaginaire-réel…) et Aller en genèse // Ouvrir la parole / primordiale / d’un espace sauvage. Car l’écriture poétique est ce passage difficile, comme en un labyrinthe, entre le son de la profération et le sens qu’elle véhicule, comme quête incessante d’une innocence originelle (ou pourquoi pas de la « stupeur »), à travers cet espace de temps intérieur dans lequel peut se faire jour notre vraie conscience du monde, celle qui nous réconcilie pleinement avec lui, et qui accomplissant « l’harmonie des tensions » comme l’écrivait Héraclite, peut laisser place à l’émerveillement qu’autorise l’acte de création : Vide inexploré / non l’ombre / mais l’insoupçonné // S’ouvrir à l’autre / l’inattendu des saisons // Conjuguer / sans mesure / visages / arbres nuages.

         Jean-Pierre Boulic est un poète qui s’applique à conduire ses mots vers des résonances oubliées, entre la perte et l’opiniâtre surgissement, dans cet élan du souffle poétique qui nous entrouvre le visible pour nous faire entrevoir ce qui relève du mystère de l’existence, pour nous inviter à tourner / le regard vers le vrai / l’intense   le vivant, afin de tressaillir / à profusion / d’une joie inépuisable.

         Michel Diaz, 07/03/2024

Cet au-delà de l’ombre – Sabine Péglion

Cet au-delà de l’ombre

Sabine Peglion

Editions L’Ail des ours, Collection Grand ours (2023)

Note de lecture à paraître in Diérèse N° 90

         Le titre de ce recueil, si on le lit un peu trop vite, comme les mentions « in mémoriam » figurant en italiques en tête ou en fin de trois de ces poèmes, nous feraient a priori penser qu’il s’agit d’un texte de deuil. Il n’en est pas exactement ainsi, s’il nous faut donner à ce mot une acception plus positive, à savoir celle d’un travail de mémoire associé à la volonté de rendre plus poreuses les frontières entre vie et mort. Ou présence et absence, ici et ailleurs. Comme sont tout aussi poreuses dans ces textes, celles qui séparent l’anonyme « toi » du « on » ou « nous », ou de cet implicite « moi » qui porte la parole que l’auteure s’adresse à elle-même : Ouvre la porte // ce soir // la mer délie la nuit // Regarde au-dessus des vagues / une lueur fragile / étincelles de vent / mêlées d’écume / brise l’opacité nocturne.

         Quelques-un(e)s de ces disparu(e)s ne sont ici évoqué(e)s qu’à travers le « tu », le « vous » ou par leurs seules initiales, « B.B, S.J. », « M. B », quand une seule d’entre eux apparaît sous son nom complet, Bang Hai Ja, celui de cette peintre, poète et calligraphe sud-coréenne, morte en 2022 à Aubenas. Mais c’est dans cet « au-delà de l’ombre », dans ce que l’on arrive à voir « par-dessus les vagues », que tout se joue, que la lumière se reforme et que le jour se réajuste : Est-ce dans ce murmure / d’étincelles / éclaboussant la pierre / que renaîtra ton sourire / l’éclat de ta voix.

         Rien n’est plus discutable, nous semble-t-il, que cette expression usuellement utilisée aujourd’hui, « faire son deuil », bien trop souvent réduite à son sens familier (« se résigner à être privé de … »), quand il s’agit plutôt d’un processus actif dans lequel la personne se met en action pour se délivrer de sa tristesse, peine, souffrance, incompréhension… qu’implique la perte, et renouer avec la vie. Ainsi, Sabine Péglion peut-elle écrire : On ne sait pas pourquoi / un jour / on recommence // Peut-être l’éclat du ciel / un peu plus bleu // On hésite à reprendre / On essaie     on doute      encore.

         Mais s’il faut, tant bien que mal, retrouver le cours de sa vie, il faut aussi, pour la poursuivre sans l’amputer de l’une de ses dimensions essentielles, cohabiter avec la présence des morts, comprendre ce que cette présence apporte à nos existences. Car il y a, dans toutes les cultures humaines, obligation de composer non seulement avec la mort, mais avec les morts, avec les personnes disparues, et de permettre leur continuation, ne serait-ce qu’à travers les signes que le monde semble nous adresser : Toi     l’ami // peut-être / là        où les sommets se dispersent /       où la roche seule / défie la neige et le vent. Car comment faut-il penser la présence des disparus ? Cette présence-absence qui fait que la notion de fantôme, le spectre, nous hante d’une manière si profonde qu’elle traverse toutes les dimensions du présent : De la terre monte / un assourdissant concert // Humilité recueillie / où tu t’inscris.

         Pour ajouter quelques autres éléments à la démarche de l’auteure, nous évoquerons ici le philosophe Jacques Derrida qui fut, dans la dernière période de sa pensée, hanté par la question du spectre (idées politiques, actes du passé, personnes disparues) et des fantômes. Car au cœur de sa réflexion, et de plus en plus affirmée, on trouve la critique de la présence, comme modalité essentielle, immuable, opposée au néant. Et Derrida affirme que la présence n’est jamais entière, mais temporelle, différée, et hantée par la différence.

         Il n’y aurait donc pas, selon le philosophe, de présence parfaite, absolue : ce ne serait qu’une une illusion métaphysique… Mais s’il n’y a pas de présence totale, alors peut-être n’y a-t-il pas non plus d’absence totale, et la disparition absolue ne serait rien qu’un mythe. Il n’y a jamais rien alors qui ne disparaisse totalement. Tout laisse une trace infime, même les actes les plus lointains des humains. La disparition et la destruction totale sont heureusement impossibles. Et Sabine Péglion semble presque illustrer ces propositions quand elle écrit : Tu n’as pas besoin de mots // Ecoute ce qui s’élève /        puisé à l’origine du temps // ce bruissement léger / labyrinthe d’espoir // déposé sur la pierre /        dilué dans la pierre.

         Et cela justifie le fait qu’aller chercher les fantômes, convoquer les spectres, les rappeler à nous, ces êtres qui nous hantent pour nous soutenir, reconnaître ce qui vaut pour le présent et ce qui n’a pas encore entièrement disparu, est aussi une tâche humaine, une tâche présente, et parfois une tâche d’avenir. Une tâche qui, non seulement nous rend la mort moins hostile et moins repoussante, mais nous réconcilie avec les temps du monde : Quelque chose / nous appelle      nous retient /       une ouverture //        Mais vers quoi /        Vers quel lieu       vers quel instant /        vers quelle autre lumière.

         Ainsi, dans ce recueil de Sabine Péglion, le rapport aux fantômes n’est pas seulement une démarche poétique pour apprivoiser la mort, ni une manière de rendre hommage à ces cher(e)s disparu(e)s qui hantent son esprit, mais un livre qui nous rappelle qu’il y a des spectres qui peuvent nous porter, des fantômes avec lesquels nous sommes familiers, des présences qu’il faut continuer, des vies qu’il faut poursuivre et qui peuvent donner à la nôtre une plus grande intensité, car ignorant les blessures / surgissent des failles obscures / les rayons d’un soleil foudroyé. Et nous nous en voudrions de ne pas citer les derniers vers de ce recueil : Si le cri de la mouette / déchire le silence // ne retenir des heures / que cette incandescence.

         Michel Diaz, 03/02/2024

Emergences – Christophe Mahy & Jean-Marc Ehanno

Emergences

Christophe Mahy – Jean-Marc Ehanno

Note de lecture à paraître in Diérèse N° 90

Editions L’Herbe qui tremble (2023)

         Cet ouvrage, qui se compose de 45 courts poèmes en vers de Christophe Mahy, est illustré de 32 dessins de Jean-Marc Ehanno, artiste, peintre, dessinateur et pastelliste. Des dessins qui, bien que suggérant des paysages marins, des falaises abruptes, des plages de sable, des ciels lumineux ou plus sombres changeant au gré des vents et des marées, reposent tous pourtant sur une architecture qui se soustraie à la froideur de leur composition géométrique par la matière très apparente d’un papier granuleux qui donne à ces images une fluidité et une douceur qui en atténue la rigueur et en fait oublier la rigidité.

         Nous devinons la mer, ses plages, ses falaises, ces ciels nocturnes ou envahis de couleurs indécises, de lumières / en équilibre, ou les imaginons plutôt, aidés par les mots du poète, ceux-là, Pas d’autre ciel / que la brume étagée en lourds bancs que faille la lune, ou ceux-là qui évoquent le jour / qui échancre l’horizon, ou évoquent encore plus près / l’acier noir et net / de la mer, ou l’estran / entre les frontières impalpables / du rivage et du ciel trouées de reflet purs / çà et là, ou la digue sur laquelle pèsent des masses de ciel / et des flocons d’encre / cherchant la limite

         Ces quelques citations suffiraient à nous introduire dans l’univers poétique de Christophe Mahy, un monde de lisières où l’ombre, la nuit, la lumière incertaine, se partagent un espace d’indéfini qui se joue des frontières et dans lequel ce qui arrive ou ce que l’on espère est marqué au sceau d’un imprévisible qui exerce pourtant une invincible force d’attraction, comme une vieille peur enfouie nous attire er nous tire vers quelque chose, sans nom, sans forme et sans projet mais comme irrévocable, une archaïque angoisse existentielle dans laquelle il nous faut malgré tout entrer et accepter comme une composante essentielle de notre être et notre présence ici-maintenant.

         Cet espace d’indéfini est celui d’une attente, de quelque chose qui se tait et que l’on ne peut dire, mais qu’il nous faut pourtant tenter d’aller rejoindre tout en sachant que rien ne nous y conduira. Il ne faut rien demander / il faut juste attendre / Sans vraiment attendre / le jour. Dans cette présence-absence, tout mouvement semble finalement dérisoire, car tout déplacement nous ramène à nous-mêmes et n’en revient qu’à l’immobilité, à notre nœud de nuit et de silence, puisque ainsi que le poète l’écrivait déjà dans un autre recueil (A jour passant), « Nous ignorons ce qu’est partir / même aux heures d’adieu / car notre vie demeure / plus sédentaire que les pierres ».  Dans ces textes, de même, vivre semble une lente approche / un long affût dans l’ombre  //[…] une attente dans la nuit / hachée de lumière ralentie. Quelques citations (non exhaustives) nous permettront d’illustrer le sentiment du poète que le moindre déplacement dans l’espace, autant que le passage du temps, ne nous entraîne nulle part :

         C’est encore / au détour / des routes à suivre / […] des clairs-obscurs / sans feu ni lieu // […] jamais parti / ni revenu (p. 16)

         Nous voici / parvenus en ce lieu sans lieu / un non-lieu à lui seul (p. 17)

         Sur le sable ultramarin / demain peut-être /demain toujours / l’ennui fulgurant du possible (p. 22)

         Droit devant / un fleuve ou une mer / rectilignes / et pour nous / perdus parmi les choses / nulle trajectoire / en-dehors de la cendre / à perte de vue (p. 24)

         A pas comptés / à pas immobiles / un peu de temps figé / en nous et nous en lui (p. 26)

         Nous n’allons nulle part / nous nous fions / à ce qui nous égare / toujours davantage (p. 30)

         […] entre deux crépuscules / qui hésitent / nous attendons de passer / à notre tour / avec ce qui s’éloigne (p. 32)

         Nous allons / sans vraiment aller /pour atteindre / ce point ultime / cet instant de fièvre // Nous partons / sans vraiment partir / pour d’autres ici / et d’autres ailleurs (p. 36)

         Il y a cet instant / au bord du temps / où rien ne commence / ni ne finit / jamais (p. 72)

         Dans cette poésie, comme dans certains de nos rêves et les contes de notre enfance, l’ombre est ce territoire qui s’ouvre devant nous, comme elle est celle que dresse derrière nous l’inquiétante masse de la forêt, mais elle aussi bien, d’abord et surtout, la forêt intérieure, celle dans laquelle nous avançons à la recherche de quelque lumière qui pourrait la rendre plus rassurante et peut-être plus habitable. Ainsi que l’écrivait Olivier Vossot à propos de la poésie de Christophe Mahy, « Nous cherchons quelque chose qui de toujours nous parle, que nous connaissons déjà, et qui nous connaît ». Et il ajoutait, plus loin : « Que peuvent alors les poèmes ? Vouloir dire échoue à dire, fait reculer d’autant ce à quoi obscurément nous aspirons et qui nous aspire. […]  Le poème n’est que la tentative toujours renouvelée d’aviver ou de polir la conscience, de l’orienter dans cette nuit à jours passants. C’en est aussi l’échec».

         Dans le poème pourtant, comme dans ceux de Christophe Mahy, se tient toute la chance de l’humain, et comme telle imprononçable. Et si tel est le cas, c’est que l’humain n’a pas de contenu à proprement parler, il fait signe vers une exigence, et cette poésie, qui ne se paie ni d’effets ni de mots inutiles, en est la preuve dans sa tentative toujours renouvelée d’être au plus près de notre sentiment du vivre, dans un monde qui nous résiste et une réalité qui nous fuit. L’homme n’est tel que dans la mesure où il estime qu’il ne l’est jamais assez, et il doit donc perpétuellement s’interroger sur sa place dans l’espace et le temps, dans son rapport au monde autant qu’à lui-même. S’ouvre alors devant l’interminable même, de simples lignes / aux points de fuite // jamais plus ailleurs / qu’ici, espace douloureux et sans aucun doute inquiétant, mais qui interdit toute certitude définitive que les mots ne sauraient d’ailleurs jamais circonscrire. C’est par ce questionnement, tel que nous le propose le poète, par cette abolition des frontières entre toutes certitudes que passe le maintien de cet imprononçable, ce par quoi aussi on peut approcher ce que dit le mot poésie. Et celle de Christophe Mahy remplit cette exigence, celle qui nous confronte à un silence / qui nous met en ordre / avec nous-mêmes / dans une heure / à huis-clos.

         Michel Diaz, 27/11/2023

Je veux dire – Cyrille Latour

Je veux dire

Cyrille Latour

Editions Jacques Brémond (2023)

Prix Vargaftig

Note de lecture à paraître in Diérèse N° 90

         Cyrille Latour, auteur de romans et de récits de vie dont quelques-uns ont été primés, nous donne là son premier texte de poète. Ce recueil, récemment publié, a été récompensé par le Prix Vargaftig, amplement mérité tant ce texte détonne dans le paysage parfois un peu trop uniforme de la production poétique actuelle.

         La force de ce texte est autant due à la manière dont les mots sont poussés sur la page, comme « volcaniquement », sans que jamais l’auteur cède au désir d’ « écrire de la poésie », qu’à la mise en forme adoptée, proche de la partition musicale (d’où cette « ponctuation » particulière) qui contraint le lecteur à épouser le rythme des segments de phrases, à lire autant avec ses yeux qu’avec ses poumons et son souffle.

il y aurait des bougies | peut-être une église // mais // sans la solennité de l’orgue et du chœur | disons une chapelle | il aurait fait chaud tout le jour | on aurait marché | entre les murs | enfin | la fraîcheur | peu de monde | juste ce qu’il faut d’anonyme et d’intimité

         Ce sont les premiers mots de ce petit livre d’une cinquantaine de pages, divisé en trois sections, Je, veux, et dire, où Cyrille Latour dit toute la douleur qui le lacère, plusieurs années encore après la perte de sa compagne, disparue dans des conditions tragiques sur lesquelles il a toujours gardé un silence pudique, et sur lesquelles il ne revient pas plus ici.

         Il n’y a rien de plus difficile, sinon impossible à exprimer que la souffrance de la perte et cet absurde sentiment de l’absence, car cela relève essentiellement de l’expérience personnelle et demeure assez peu partageable : Mais Cyrille Latour cite en exergue cette phrase, extraite du Psaume 156, « Je veux que ma langue s’attache à mon palais si je perds ton souvenir », et celle de Bernard Noël, tirée de Mon corps sans moi, « Cette chose qui passe à travers moi, je ne sais pas l’articuler parce qu’elle ne peut être dite avec ce qui, en moi, dit je ». Entre injonction à dire et impossibilité de le faire, entre silence et nécessité de le rompre, il y a cette tourmentante impatience de jeter sur la page ce qui pourrait au moins s’essayer à dire la douleur : profession de silence | comme d’autres font profession de foi mais // impatience ma gorge | ne peux plus me taire // silence autre que mien | mon silence brisé par le tien qui ne peut l’être… Ecrire alors, écrire, comme dans la pénombre on avance en aveugle et lâche la bonde à sa plainte : précipitation | mots emplissent bouche forcent // alors / jaillissement | mots déchirent ouverture | afflux // poussée du corps hors du corps | langue | organe et parole | dressées jusqu’à toi

         Ecrire encore, langue | à mes pieds | et bouche | sanguinolente | noire de ces sons | qui ne savent faire mots | ma langue | perdue… Tout ce livre est un corps à corps éperdu avec la parole, labourée, retournée dans cette rage de dire quand même, malgré tout, même si les mots manquent, que la langue défaille, dérape, s’empâte, s’englue, se colle parfois au palais… Ce sont des précipités de parole, souvent des spasmes, des hoquets, des soupirs, mais cela dit tellement l’indicible douleur. Si ce long poème est un cri, c’est un cri de souffrance, et je dirai même un cri muet ou alors un cri de bête, ce quelque chose qui troue le silence comme un hurlement de loup dans la nuit, dont on ne sait pas s’il est appel ou chant, mais nous tord l’âme et nous met le cœur à l’envers…

         Je dirai enfin de ce texte que c’est un texte rare parce que, selon moi, il est « pris dans la chair » du vivant le plus authentique, sans fioritures ni effets, le texte d’un auteur qui ne se prétend pas poète mais qui, par cela même, s’autorise à ne pas se soumettre à quelque contrainte du genre.

         Michel Diaz, 19/11/2023