On pourra aussi lire cette note de lecture in la revue Terres de femmes (cf août 2024)
Après la fin du monde, nuages
Requiem
Colette Klein
Editions Henry (2023)
Dans ce livre, comme dans un tombeau collectif ou une nécropole intime, Colette Klein élève comme autant de stèles à la mémoire de ceux qu’elle a connus et habitent toujours dans sa tête, ombres des morts qui l’accompagnent, fantômes de voix, de visages et d’images. Ces parents, « que la vie, comme l’écrit Sylvestre Clancier, ne nous a pas permis de mieux connaître », celles et ceux « qui par les liens du sang auraient dû être nos proches », et ces amis qu’elle conserve aussi en sa mémoire et en son cœur, « comme au plus profond de son âme ». Ce recueil mérite donc parfaitement son sous-titre de Requiem, chant profond qui se donne pour devoir de conserver les traces de ceux qui sont passé, ce Troupeau de morts (…) qui dérivent / en ignorant que l’horizon / est tout aussi éphémère qu’une goutte de pluie / prisonnière du soleil, mais qui pourtant demeurent et la hantent, et qu’il lui est toujours possible d’invoquer puisque Il est au-delà des nuages / une forteresse invisible /où les morts / se confondent avec la lumière. Serait-il donc possible, en contemplant le ciel et « ses nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques », pour reprendre les mots de Baudelaire cités par l’auteure en exergue au recueil, d’adresser quelque signe à tous nos disparus, d’en recevoir un de leur part ?…
Ces disparus, ce sont l’ami cher de l’auteure, sa meilleure amie, le meilleur ami de (son) père, mais aussi des poètes et quelques autres, comme cet artiste peintre et graveur… Les proches et parents, au plus près de la vie de l’auteure, ce sont le père, la mère, la sœur, les grands-parents… Nous devinons, au fil des textes, sans que Colette Klein, pudiquement, s’y attarde beaucoup, que les relations familiales, comme en toute famille, ne furent pas toujours aisées, quelquefois même distendues, alourdies de non-dits, émaillées de secrets. Aussi écrit-elle, à propos de son grand-père maternel, Nous aurions pu nous parler, si tu n’avais été tout à la fois de la famille et hors de la famille (…) Si ton second foyer ne t’avait pas exilé sur des terres que je ne pouvais pas arpenter. Ou de sa grand-mère maternelle, Ma mère, entre toi et moi, n’avait pas construit de pont / mais un rempart / que je n’ai jamais eu l’idée de contourner. Ou de ce demi-frère de sa mère, Nous n’avons fait connaissance que très tard / quand le temps eut décousu les rivalités et les rancœurs. Ou encore à propos de sa mère, Il m’a fallu plusieurs années / pour sentir le poids de mon ingratitude // Mais il est bien tard pour que j’obtienne / ton pardon / et que je sourie à tes élans de tendresse. Nous avons là quelques allusions à ces relations souvent contrariées, sinon empêchées par les aléas de la vie et les embûches qu’elle nous tend, contre nos attentes et nos volontés, et qui, après coup, quand il est trop tard pour infléchir notre destin, nous laissent pauvres de regrets et tout à fait désemparés.
Face à ce qui n’est plus que perte irréparable, ces sommes de vies disparues, Colette Klein convoque ses souvenirs, rassemble dans ses vers ces instants abîmés, essayant de les arracher par lambeaux aux strates du passé, les mettant en correspondance, comme s’il lui était possible encore de recoudre ce que les affaires humaines et le temps cruel ont défait. Mais sans trop d’illusion : je cherche en vain les mots / qui pourraient vous consoler / d’être nés. C’est donc là un recueil, écrit aussi Jean-Louis Bernard, « qui nous permet de nous recueillir devant un monde passé, et qui, même s’il rend hommage aux parents et amis partis, va plus loin, dans le non-oubli des ancêtres dont les pierres tombales sont devenues illisibles, avant que le retour d’entre les morts prenne forme, sous le signe de la voyance, d’un nouveau rapport, orphique, au monde ». Et il souligne avec raison l’emploi par l’auteure de « ce petit mot de trois lettres qui revient toutes les trois pages, entêtant, obsessionnel : cri. » Comme dans ces vers : Le cri se transmet par héritage. / L’insomnie permet de suivre à la trace / les pulsations qui le recomposent / en une symphonie spectrale / qui brutalise tout autant / les corps / les esprits / et qui se propage / à la pointe des nerfs.
Et c’est par là, ce cri obsessionnel, que le recueil de Colette Klein acquiert toute sa dimension, au-delà de la tragédie personnelle qu’est notre relation à l’existence. Une dimension où les mots prennent une valeur cathartique, qui laissent entrevoir le silence absolu de ce vide qu’est le sentiment de l’absence, mais un vide qui n’a de sens que s’il est potentiellement le lieu qui, en se remplissant du souvenir, nous permet, en nous retournant, de réactiver le regard vers ce que les ombres enfuies nous laissent saisir d’elles. Certes, Orphée se retournant lors de sa remontée des Enfers, va perdre à jamais Eurydice, mais c’est ce geste-là qui, seul, va lui permettre d’entrevoir ce qu’est le vrai visage de la Mort, non celui du néant, mais celui de l’indéchiffrable et de l’innommé. Celui qui donne au monde la vraie mesure du tragique, c’est-à-dire la mort de tous, celle des innocents, des victimes, de siècle en siècle, des massacres, carnages, tueries, pogroms et génocides, tout ce que la folie des hommes perpétue sans qu’on en voie jamais la fin. La provisoire résilience offerte par la poésie, et l’art en général, ne sont peut-être, en vérité, que d’un piètre secours. Et ces mots nous en avertissent : Les souvenirs s’encombrent / de squelettes entassés, / vivants et morts. / Non loin des monticules : / les cheveux / les chaussures / les valises. / Eclairs foudroyant le cerveau / par ce qui ne peut être regardé.
Il nous faut chercher la réponse à ce ton de révolte imprégné de douleur impuissante (mais non de résignation ou de renoncement) dans un texte de l’auteure, intitulé Héritage (revue Apulée N° 5, 2020) et dans lequel nous puiserons de larges citations :
« Ma mère m’avait prévenue : ça va recommencer.
J’avais vingt-cinq ans ou un peu plus. Je venais apprendre, par hasard, que ses morts étaient partis en fumée, là-bas, dans un camp de concentration, et cela, parce qu’ils étaient juifs. Enfant, on m’avait expliqué que, non, le patronyme de mon père n’était pas juif. Elle avait précisé que je ne devais pas en parler, parce que cela allait recommencer !
Comme si ce silence n’allait pas peser sur moi, s’ajouter au non-dit.
Des années plus tard, j’aurais enfin compris que je devais à ce silence, à ce non-dit, d’avoir vécu pendant des décennies avec l’obsession quotidienne du suicide, avec le refus d’avoir une descendance. Cette chose-là avait amputé ma vie, l’avait d’avance condamnée. J’étais, comme je l’ai déjà écrit : morte avant d’être née, et tenue au secret.
Pourtant, je ne la croyais pas. Je savais que les massacres n’avaient jamais cessé dans le monde, que le mal prenait des formes les plus diverses, mais je pensais que la shoah ne pourrait pas revenir, que la mémoire collective retiendrait pour des siècles les pogroms, les ghettos, les chambres à gaz, l’extermination systématique. Je pensais que cette mémoire-là nous protégeait. Plus personne ne pourrait agir, ou même voter, en connaissance de cause. »
Et Colette Klein ajoute, quelques paragraphes plus loin :
« Ma mère avait raison : cette chose a recommencé. Les insultes, les inscriptions antisémites, les cimetières saccagés, profanés, l’appel à la haine, et même les meurtres.
Mon engagement au Pen Club français m’encourage à résister, tout à la fois me rassure et m’effraye. Car si j’y suis en communion avec tous ceux qui aspirent à dénoncer l’ignominie – qui va bien au-delà de l’antisémitisme, qui gangrène la plupart des États par la misère ou des actes de violence, de torture physique ou morale, des actes qui nient aux hommes leur droit à l’humanité […].
Comment vivre dans un monde qui se fissure de pays en pays, qui s’épuise sous le fouet des dictatures ?
Au moins, je n’aurai pas donné naissance à des enfants menacés de mort. Je mourrai délivrée de l’angoisse.
Ma mère avait raison : ça recommence. Jusqu’où cela ira-t-il ? »
Pourtant, loin de céder au découragement stérile, Colette Klein fait de son art poétique un outil de résistance contre le désespoir pour oser affronter le silence définitif qui avale le temps et les vies, et cette atmosphère crépusculaire qui recouvre le monde, tandis que La liste des morts, / guerre après guerre, / encombre les cathédrales du crime, / pierres gravées / à l’encre indélébile, / couleur sang, / alphabet de la mémoire. Tandis encore que Les enfants naissent avec des armes en guise de bras / et des grenades dans le ventre. Il nous semble assez difficile de ne pas rappeler ici cette phrase de Theodor Adorno (Prismes, 1955) : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, et de ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ». En effet, dans le contexte de l’après-guerre, l’effroi suscité par la découverte de la barbarie nazie rendait inacceptable la réactivation de l’activité culturelle et artistique antérieure, laquelle n’avait pu empêcher quoi que ce soit. Et Colette Klein n’est pas dupe, qui ne prétendrait certainement pas, ainsi qu’a pu l’écrire Jean-Pierre Siméon, que « la poésie peut sauver le monde ». Mais il faut compléter cette citation d’Adorno par celle-ci : « Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur extrême ». Cet écho, Colette Klein nous le fait bien entendre à sa manière en évoquant la bombe qui a détruit Hiroshima, et aussi ces maisons aux épaules brisée / (qui) dérivent sous les missiles / fleuves de ruines, / scories d’un monde hanté / qui ruisselle de la boue obscure des guerres. Et nous ne pouvons que penser à ces guerres proches (dans l’espace et le temps) dont les médias nous rendent compte chaque jour, avec leurs lots de morts, de « déplacés » contre leur gré, de camps de réfugiés, de villes, d’hôpitaux et d’écoles détruites. Et voici que ces crimes, comme toujours, ont pour effet d’engendrer avec acuité (le public étant informé quasi en direct) des réactions analogues : sidération muette, choc émotif, colère, indignation, protestations, recours à des formules stéréotypées (« sauvagerie », « barbarie », « folie meurtrière », « cruauté »), honte envers les victimes et les rescapés, sentiment de culpabilité… Mais devant des dévoiements aussi terrifiants, que peuvent les mots du poète ? Tel est le questionnement auquel nous confronte le recueil de Colette Klein. Vaut-il mieux se résoudre au silence ? La défaite est entière s’il s’agit de dire l’indicible génocidaire ou les massacres quotidiennement perpétrés. Mais tel est le défi qu’un tel livre doit relever, si l’on s’en tient à la réflexion d’Adorno : la poésie est-elle possible, est-elle décente dans un monde en sang et en larmes ? Elle est en tout cas nécessaire face aux affres de la violence qui meurtrissent continument le monde. Le travail du poète est aussi de dire, tenter de mettre en mots la part d’inhumain qui se cache dans l’humain, l’abasourdissante réversibilité de l’état civilisé : Les spectateurs ne parviennent plus / à comprendre ce qui s’écrit sur la scène / Les pages raturées succèdent / aux pages blanches / […] Les charniers restent derrière les rideaux / invisibles, / hors champ. / Les miroirs ne reflètent plus que / notre impuissance.
Mais le recueil de Colette Klein va peut-être un pas plus loin. C’est le « je » même du lecteur qui, au creux le plus obscur et le plus archaïque de sa personnalité, est atteint par la déflagration, cette boue de soi-même à ravaler, ce soi-même si peu habitable peut-être, cette imposture d’être qui, toujours, cherche à se donner bonne conscience. Nous voyons bien que, face à cet état des choses, la poète endure un ébranlement personnel profond, une perte de repères, une sorte de contamination intime par l’innommable. Et cette contamination, s’il le lit bien ne peut qu’atteindre celui qui lit ce livre. Et l’on peut se prendre à rêver que Si l’homme devenait humain / il pourrait marcher hors frontière, / poursuive le soleil, / sans craindre les balles ni la torture. C’est en cela que Après la fin du monde, nuages, est un de ces livres utiles dont on souhaite, luttant contre la folie, et cherchant à nous élever un peu plus loin que nous-mêmes, qu’il éclaire un moment au moins notre présence au monde sans que l’horizon / ne vienne saccager / le rêve / ni l’étreinte du vent. Et si, comme l’écrit encore Colette Klein, Les poètes qui construisent l’impossible / ne savent pas qu’ils laissent derrière eux un sillon / plus profond que celui qui blesse la mer / dans le sillage des cargos, elle est de ceux dont il ne faut pas hésiter à suivre la trace ouverte à vif dans la chair des mots. Cette trace dans laquelle le mot « homme » peut encore se lire à voix haute, et sans honte.
Michel Diaz, 14/07/2024