Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Après la fin du monde, nuages. Requiem – Colette Klein

On pourra aussi lire cette note de lecture in la revue Terres de femmes (cf août 2024)

Après la fin du monde, nuages

Requiem

Colette Klein

Editions Henry (2023)

         Dans ce livre, comme dans un tombeau collectif ou une nécropole intime, Colette Klein élève comme autant de stèles à la mémoire de ceux qu’elle a connus et habitent toujours dans sa tête, ombres des morts qui l’accompagnent, fantômes de voix, de visages et d’images. Ces parents, « que la vie, comme l’écrit Sylvestre Clancier, ne nous a pas permis de mieux connaître », celles et ceux « qui par les liens du sang auraient dû être nos proches », et ces amis qu’elle conserve aussi en sa mémoire et en son cœur, « comme au plus profond de son âme ». Ce recueil mérite donc parfaitement son sous-titre de Requiem, chant profond qui se donne pour devoir de conserver les traces de ceux qui sont passé, ce Troupeau de morts (…) qui dérivent / en ignorant que l’horizon / est tout aussi éphémère qu’une goutte de pluie / prisonnière du soleil, mais qui pourtant demeurent et la hantent, et qu’il lui est toujours possible d’invoquer puisque Il est au-delà des nuages / une forteresse invisible /où les morts / se confondent avec la lumière. Serait-il donc possible, en contemplant le ciel et « ses nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques », pour reprendre les mots de Baudelaire cités par l’auteure en exergue au recueil, d’adresser quelque signe à tous nos disparus, d’en recevoir un de leur part ?…

         Ces disparus, ce sont l’ami cher de l’auteure, sa meilleure amie, le meilleur ami de (son) père, mais aussi des poètes et quelques autres, comme cet artiste peintre et graveur… Les proches et parents, au plus près de la vie de l’auteure, ce sont le père, la mère, la sœur, les grands-parents… Nous devinons, au fil des textes, sans que Colette Klein, pudiquement, s’y attarde beaucoup, que les relations familiales, comme en toute famille, ne furent pas toujours aisées, quelquefois même distendues, alourdies de non-dits, émaillées de secrets. Aussi écrit-elle, à propos de son grand-père maternel, Nous aurions pu nous parler, si tu n’avais été tout à la fois de la famille et hors de la famille (…) Si ton second foyer ne t’avait pas exilé sur des terres que je ne pouvais pas arpenter. Ou de sa grand-mère maternelle, Ma mère, entre toi et moi, n’avait pas construit de pont / mais un rempart / que je n’ai jamais eu l’idée de contourner. Ou de ce demi-frère de sa mère, Nous n’avons fait connaissance que très tard / quand le temps eut décousu les rivalités et les rancœurs. Ou encore à propos de sa mère, Il m’a fallu plusieurs années / pour sentir le poids de mon ingratitude // Mais il est bien tard pour que j’obtienne / ton pardon / et que je sourie à tes élans de tendresse. Nous avons là quelques allusions à ces relations souvent contrariées, sinon empêchées par les aléas de la vie et les embûches qu’elle nous tend, contre nos attentes et nos volontés, et qui, après coup, quand il est trop tard pour infléchir notre destin, nous laissent pauvres de regrets et tout à fait désemparés.

         Face à ce qui n’est plus que perte irréparable, ces sommes de vies disparues, Colette Klein convoque ses souvenirs, rassemble dans ses vers ces instants abîmés, essayant de les arracher par lambeaux aux strates du passé, les mettant en correspondance, comme s’il lui était possible encore de recoudre ce que les affaires humaines et le temps cruel ont défait. Mais sans trop d’illusion : je cherche en vain les mots / qui pourraient vous consoler / d’être nés. C’est donc là un recueil, écrit aussi Jean-Louis Bernard, « qui nous permet de nous recueillir devant un monde passé, et qui, même s’il rend hommage aux parents et amis partis, va plus loin, dans le non-oubli des ancêtres dont les pierres tombales sont devenues illisibles, avant que le retour d’entre les morts prenne forme, sous le signe de la voyance, d’un nouveau rapport, orphique, au monde ». Et il souligne avec raison l’emploi par l’auteure de « ce petit mot de trois lettres qui revient toutes les trois pages, entêtant, obsessionnel : cri. » Comme dans ces vers : Le cri se transmet par héritage. / L’insomnie permet de suivre à la trace / les pulsations qui le recomposent / en une symphonie spectrale / qui brutalise tout autant / les corps / les esprits / et qui se propage / à la pointe des nerfs.

         Et c’est par là, ce cri obsessionnel, que le recueil de Colette Klein acquiert toute sa dimension, au-delà de la tragédie personnelle qu’est notre relation à l’existence. Une dimension où les mots prennent une valeur cathartique, qui laissent entrevoir le silence absolu de ce vide qu’est le sentiment de l’absence, mais un vide qui n’a de sens que s’il est potentiellement le lieu qui, en se remplissant du souvenir, nous permet, en nous retournant, de réactiver le regard vers ce que les ombres enfuies nous laissent saisir d’elles. Certes, Orphée se retournant lors de sa remontée des Enfers, va perdre à jamais Eurydice, mais c’est ce geste-là qui, seul, va lui permettre d’entrevoir ce qu’est le vrai visage de la Mort, non celui du néant, mais celui de l’indéchiffrable et de l’innommé. Celui qui donne au monde la vraie mesure du tragique, c’est-à-dire la mort de tous, celle des innocents, des victimes, de siècle en siècle, des massacres, carnages, tueries, pogroms et génocides, tout ce que la folie des hommes perpétue sans qu’on en voie jamais la fin. La provisoire résilience offerte par la poésie, et l’art en général, ne sont peut-être, en vérité, que d’un piètre secours. Et ces mots nous en avertissent : Les souvenirs s’encombrent / de squelettes entassés, / vivants et morts. / Non loin des monticules : / les cheveux / les chaussures / les valises. / Eclairs foudroyant le cerveau / par ce qui ne peut être regardé.

         Il nous faut chercher la réponse à ce ton de révolte imprégné de douleur impuissante (mais non de résignation ou de renoncement) dans un texte de l’auteure, intitulé Héritage (revue Apulée N° 5, 2020) et dans lequel nous puiserons de larges citations :

« Ma mère m’avait prévenue : ça va recommencer.

J’avais vingt-cinq ans ou un peu plus. Je venais apprendre, par hasard, que ses morts étaient partis en fumée, là-bas, dans un camp de concentration, et cela, parce qu’ils étaient juifs. Enfant, on m’avait expliqué que, non, le patronyme de mon père n’était pas juif. Elle avait précisé que je ne devais pas en parler, parce que cela allait recommencer !

Comme si ce silence n’allait pas peser sur moi, s’ajouter au non-dit.

Des années plus tard, j’aurais enfin compris que je devais à ce silence, à ce non-dit, d’avoir vécu pendant des décennies avec l’obsession quotidienne du suicide, avec le refus d’avoir une descendance. Cette chose-là avait amputé ma vie, l’avait d’avance condamnée. J’étais, comme je l’ai déjà écrit : morte avant d’être née, et tenue au secret.

Pourtant, je ne la croyais pas. Je savais que les massacres n’avaient jamais cessé dans le monde, que le mal prenait des formes les plus diverses, mais je pensais que la shoah ne pourrait pas revenir, que la mémoire collective retiendrait pour des siècles les pogroms, les ghettos, les chambres à gaz, l’extermination systématique. Je pensais que cette mémoire-là nous protégeait. Plus personne ne pourrait agir, ou même voter, en connaissance de cause. »

         Et Colette Klein ajoute, quelques paragraphes plus loin :

« Ma mère avait raison : cette chose a recommencé. Les insultes, les inscriptions antisémites, les cimetières saccagés, profanés, l’appel à la haine, et même les meurtres.

Mon engagement au Pen Club français m’encourage à résister, tout à la fois me rassure et m’effraye. Car si j’y suis en communion avec tous ceux qui aspirent à dénoncer l’ignominie – qui va bien au-delà de l’antisémitisme, qui gangrène la plupart des États par la misère ou des actes de violence, de torture physique ou morale, des actes qui nient aux hommes leur droit à l’humanité […].

Comment vivre dans un monde qui se fissure de pays en pays, qui s’épuise sous le fouet des dictatures ?

Au moins, je n’aurai pas donné naissance à des enfants menacés de mort. Je mourrai délivrée de l’angoisse.

Ma mère avait raison : ça recommence. Jusqu’où cela ira-t-il ? »

         Pourtant, loin de céder au découragement stérile, Colette Klein fait de son art poétique un outil de résistance contre le désespoir pour oser affronter le silence définitif qui avale le temps et les vies, et cette atmosphère crépusculaire qui recouvre le monde, tandis que La liste des morts, / guerre après guerre, / encombre les cathédrales du crime, / pierres gravées / à l’encre indélébile, / couleur sang, / alphabet de la mémoire. Tandis encore que Les enfants naissent avec des armes en guise de bras / et des grenades dans le ventre. Il nous semble assez difficile de ne pas rappeler ici cette phrase de Theodor Adorno (Prismes, 1955) : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, et de ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ». En effet, dans le contexte de l’après-guerre, l’effroi suscité par la découverte de la barbarie nazie rendait inacceptable la réactivation de l’activité culturelle et artistique antérieure, laquelle n’avait pu empêcher quoi que ce soit. Et Colette Klein n’est pas dupe, qui ne prétendrait certainement pas, ainsi qu’a pu l’écrire Jean-Pierre Siméon, que « la poésie peut sauver le monde ». Mais il faut compléter cette citation d’Adorno par celle-ci : « Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur extrême ». Cet écho, Colette Klein nous le fait bien entendre à sa manière en évoquant la bombe qui a détruit Hiroshima, et aussi ces maisons aux épaules brisée / (qui) dérivent sous les missiles / fleuves de ruines, / scories d’un monde hanté / qui ruisselle de la boue obscure des guerres. Et nous ne pouvons que penser à ces guerres proches (dans l’espace et le temps) dont les médias nous rendent compte chaque jour, avec leurs lots de morts, de « déplacés » contre leur gré, de camps de réfugiés, de villes, d’hôpitaux et d’écoles détruites. Et voici que ces crimes, comme toujours, ont pour effet d’engendrer avec acuité (le public étant informé quasi en direct) des réactions analogues : sidération muette, choc émotif, colère, indignation, protestations, recours à des formules stéréotypées (« sauvagerie », « barbarie », « folie meurtrière », « cruauté »), honte envers les victimes et les rescapés, sentiment de culpabilité… Mais devant des dévoiements aussi terrifiants, que peuvent les mots du poète ? Tel est le questionnement auquel nous confronte le recueil de Colette Klein. Vaut-il mieux se résoudre au silence ? La défaite est entière s’il s’agit de dire l’indicible génocidaire ou les massacres quotidiennement perpétrés. Mais tel est le défi qu’un tel livre doit relever, si l’on s’en tient à la réflexion d’Adorno : la poésie est-elle possible, est-elle décente dans un monde en sang et en larmes ? Elle est en tout cas nécessaire face aux affres de la violence qui meurtrissent continument le monde. Le travail du poète est aussi de dire, tenter de mettre en mots la part d’inhumain qui se cache dans l’humain, l’abasourdissante réversibilité de l’état civilisé : Les spectateurs ne parviennent plus / à comprendre ce qui s’écrit sur la scène / Les pages raturées succèdent / aux pages blanches / […] Les charniers restent derrière les rideaux / invisibles, / hors champ. / Les miroirs ne reflètent plus que / notre impuissance.

         Mais le recueil de Colette Klein va peut-être un pas plus loin. C’est le « je » même du lecteur qui, au creux le plus obscur et le plus archaïque de sa personnalité, est atteint par la déflagration, cette boue de soi-même à ravaler, ce soi-même si peu habitable peut-être, cette imposture d’être qui, toujours, cherche à se donner bonne conscience. Nous voyons bien que, face à cet état des choses, la poète endure un ébranlement personnel profond, une perte de repères, une sorte de contamination intime par l’innommable. Et cette contamination, s’il le lit bien ne peut qu’atteindre celui qui lit ce livre. Et l’on peut se prendre à rêver que Si l’homme devenait humain / il pourrait marcher hors frontière, / poursuive le soleil, / sans craindre les balles ni la torture. C’est en cela que Après la fin du monde, nuages, est un de ces livres utiles dont on souhaite, luttant contre la folie, et cherchant à nous élever un peu plus loin que nous-mêmes, qu’il éclaire un moment au moins notre présence au monde sans que l’horizon / ne vienne saccager / le rêve / ni l’étreinte du vent. Et si, comme l’écrit encore Colette Klein, Les poètes qui construisent l’impossible / ne savent pas qu’ils laissent derrière eux un sillon / plus profond que celui qui blesse la mer / dans le sillage des cargos, elle est de ceux dont il ne faut pas hésiter à suivre la trace ouverte à vif dans la chair des mots. Cette trace dans laquelle le mot « homme » peut encore se lire à voix haute, et sans honte.

         Michel Diaz, 14/07/2024

Mont Ventoux, vues et variations – Angèle Paoli, Caroline François-Rubino

Mont Ventoux, vues et variations

Angèle Paoli, Caroline François-Rubino

Editions Voix d’encre (2024)

Note de lecture publiée in Poésibao (12 juin 2024)

         Nous connaissons Les Trente-six Vues du Mont Fuji deHokusai, une des premières séries, dans l’histoire de l’estampe japonaise, entièrement consacrée au paysage, série dans laquelle l’artiste a révolutionné l’art pictural de son époque. Et voici, comme en complice écho, ces trente-six vues et variations sur le mont Ventoux que nous propose ce très beau livre, illustré par les saisissantes peintures de Caroline François-Rubino qui accompagnent les poèmes d’Angèle Paoli. Le Ventoux, dont le nom siffle / à son étrave dure / et fend sans coup férir.

         Point culminant des sommets du Vaucluse, surnommé le Géant de Provence ou le mont Chauve, le Ventoux, qui se hisse à presque 2000 mètres, est le seul de ces monts que son isolement géographique rend visible sur de grandes distances (et cela a son importance). C’est en raison de ces particularités qu’il fut et reste une figure symbolique de la Provence, qu’il a alimenté nombre de récits littéraires, et maintes représentations artistiques. Angèle Paoli nous rappelle d’ailleurs, dès les premières pages du livre, que la première ascension documentée du mont jusqu’à son sommet serait l’œuvre, le 26 avril 1336, du poète Pétrarque depuis Malaucène sur le versant nord : Ton plus ancien randonneur / et peut-être le plus célèbre // Pétrarque    le toscan / amant de Laure de Noves. Francesco le toscan, dit Pétrarque, qui se lança / un clair matin dès l’aube / sur tes pentes ardues // […] n’emportant dans sa besace / qu’un peu d’eau fraîche / et de quoi subsister / sur la sente.

         C’est dans cette lignée de témoignages et de documents que s’inscrit cet ouvrage qui rend hommage au mont en en faisant le seul et unique motif, représenté par la peintre toujours du (presque) même point de vue, les multiples variations étant essentiellement celles de la distance, d’un changement discret de l’angle du regard, ou l’emploi des couleurs et leur application sur le papier, sur lequel elles se diluent ou émergent en signes plus vifs, hachures, glyphes, traces de gestes, buissonnements de formes plus ou moins indéterminées (arbres, forêts, roches, replis de terrain, combes, ravines…). Mont Ventoux, vu toujours de loin, comme le mont Fuji sur les estampes. De fait, les Japonais disent souvent que c’est de loin que l’on peut comprendre au mieux sa splendeur. Et, en effet, dans cet ouvrage aussi, la beauté majestueuse du Ventoux apparaît dans toute sa force lorsqu’on la contemple, comme le fait Caroline François-Rubino, à partir des paysages environnants ou de certains promontoires. Images que l’on ne dira pas vraiment « figuratives » ou « représentatives » dans les procédés et les intentions de l’artiste, mais plutôt « figurales », donnant à voir des formes primordiales, des courbes initiales, des lignes de tension entre regard et traduction de sa vision, réel et interprétation de celui-ci, perceptible et imperceptible, coups de crayon ou de pinceaux réduits souvent à l’essentiel et amples plages de couleurs, fluides et détrempées, ou à la pigmentation saturée. Images lumineuses et solaires pour quelques-unes, rougies au feu du crépuscule ou se bornant à peu de chose comme le sont esquisses et épures, offrant l’espace d’une perspective ouverte sur les pentes et le lointain du mont. Dans les autres de ces images, l’essentiel du corpus, s’invite une palette de couleurs, relativement réduite, déclinaison de bleus, de gris, de bistres, de blancs et de noirs qui confèrent à ces images du Ventoux, brouillé de brumes ou noyé de nuages, au sommet caressé quelquefois par un léger ciel bleu ou rose, ou plongé dans les ombres de l’avant-nuit, peut-être celles d’un prochain orage, quelque chose d’un peu fantomatique et d’un peu inquiétant, voire de fantastique. Comme en ces moments où la brume surprend l’imprudent / pris par surprise / dans la nappe ouateuse, écrit Angèle Paoli, qui ajoute, plus loin, Il faut alors prendre patience / s’arrêter    s’enrouler / dans ses laines / attendre qu’un rai de lumière / filtre et que soudain    dans la lenteur / se dissipe la ouate dense. Car il arrive, lit-on dans l’un de ses poèmes, qu’un brouillard // – aussi dense que par nuit d’hiver – // enveloppe le Ventoux / le camoufle    absorbe / sa lourde carrure / le fasse disparaître. Et la poète de nous dire encore : on en est quitte pour la peur / peur de l’avalement / peur de l’errance / peur de la chute    peur / de disparaître. Car même si le mont Ventoux domine un paysage de vastes vignes / gorgées de soleil / qui s’étirent à ses pieds, paysage soumis à un régime méditerranéen qui déploie ses ors / ses mauves ses parfums / sa nonchalance / sa douceur de vivre / à l’ombre des platanes, il ne faut cependant pas trop s’y fier. Le Ventoux est un ours qui sommeille nous prévient la poète. Il peut y faire, pendant l’hiver, un froid glacial, pendant l’été, une chaleur caniculaire, et les pluies y sont particulièrement abondantes au printemps et à l’automne. L’eau de pluie qu’il reçoit s’infiltre alors dans des galeries et rejaillit au niveau des résurgences, parfois sous forme de torrents : Sur le flanc Nord du ventoux / plus secret et plus sombre // le long du torrent / Toulourenc / le château médiéval d’Aulan. En outre, son altitude induit aussi une grande variété de climats, de sommet au climat de type montagnard (végétation rampante / que l’on croirait imaginer / venue de l’Arctique) où s’invitent neige et brouillard, en passant par un climat tempéré à mi-pente. Le vent peut y être très violent (le mistral le balaie une bonne moitié de l’année) et les orages qui l’assaillent y sont terribles : Tu es là, nous le confirme Angèle Paoli, / fidèle au poste / blanc de neige et sapé / par le froid / sur blanc de rocaille // secoué par gros temps / caniculaire l’été.

         Mais si le Ventoux est l’élément principal de cet ouvrage, il ne constitue pas pourtant, nous semble-t-il, son but essentiel. Le thème principal qui en ressort est davantage l’illustration du rapport entre l’homme et la nature. Et l’invitation à approfondir ce rapport se trouve là, justement, où l’homme n’est pas picturalement représenté (ce qui ne l’empêche pas d’être présent – à travers l’œil du spectateur, en même temps que dans celui du lecteur) : Au lendemain de la Libération / présence en ces lieux / de René Char // «  Sur les hauteurs    1947 ».

         Et cela nous conduit à évoquer le rapport entre la nature, l’homme et son besoin intime de spirituel puisque, revenant un instant à Pétrarque, nous savons que pour ce dernier le Ventoux, au-delà de sa réalité, devint le support symbolique de sa quête spirituelle, le théâtre propice à sa méditation, le chemin de sa conversion. Et qu’il l’invita à marcher / marcher où s’échancre la lumière, comme l’écrit Angèle Paoli citant Pierre-Albert Jourdan. Et le spirituel est la voie offerte au sacré. Ô divin Ventoux, écrit encore la poète, qui nous rappelle aussi le premier de ses noms, gravé dans la pierre // Vintur // à l’étymologie foisonnante / dieu du Mont vénéré / par les celtes. Car nous savons depuis toujours que tous les lieux où il y a quelque chose de sacré sont comme cela : isolés, entourés de solitude et de vent, très hauts, près du ciel. Comme nous savons aussi que dans toutes les croyances, la montagne apparaît comme un symbole de la transcendance spirituelle. Chaque religion possède une montagne, demeure des dieux, ou d’un dieu, lieu de pèlerinage souvent, marqué par le séjour de personnages historiques, lieux auxquels sont liés nombre de légendes, comme le mont Fuji que nous évoquions plus haut. Certes, à côté des 3776 mètres de ce dernier, le Ventoux n’est qu’un modeste sommet traversé de ces drailles (qui) ont ouvert / des sentes nouvelles / passages tout en sonnailles / et laines blanches / des troupeaux. Mais il n’empêche que, quand la masse nébuleuse des nuages recouvre le sommet du mont, seule émerge du dos à dos / une pointe effilée / qui perce de son aiguillon / le chapeau neigeux / du roi des nuages, lui accordant ainsi ses lettres de noblesse. Mont admirable nous dit Angèle Paoli, carène blanche, navire qui navigue ouvert à tous les vents / drossé par leur souffle. Et les mots de l’auteure en font ce vaisseau de pierre qui file droit devant / dans les nuits étoilées / mobile    immobile / géant    confiant / en sa puissance millénaire. Et l’on sent passer dans ces mots le souffle du sacré, que les mots du poème se retiennent de prononcer : ne demeure de son essence / que l’idée de son être / rivé en majesté / depuis des ères / posé là sur son socle / qui domine // la Provence. Sentiment du sacré qui pourtant se fait jour encore dans ces vers, Au-dessus de la Sainte-Baume / comme au-dessus du Ventoux / plane […] // le circaète    Jean-le-Blanc, cet oiseau reconnu pour son admirable vol stationnaire et dont le surnom est « vol en saint esprit ». Comme dans ces autres vers, plus explicites encore : le Ventoux lisse / son visage tutélaire / de divinité. Ou ceux-là, qui évoquent les profondeurs mystérieuses de l’être, touché par la révélation de ce qui le dépasse : Les voix du dehors / s’assoupissent    s’apaisent / qui laissent filtrer    diffuses // […] les voix du dedans.

         Si nous ne sommes pas ici (et pourtant pas si loin…), dans la conception shintoïste du monde, cette religion japonaise basée sur la vénération des dieux et des esprits, en syncrétisme avec la nature et qui met l’accent sur la signification spirituelle de phénomènes naturels tels que les montagnes, les rivières, les arbres et les pierres, nous sommes malgré tout, dans la contemplation du mont Ventoux telle que cet ouvrage nous la propose, invités à marcher sur la « voie des dieux ».

         Mais nous nous contenterons, inspiré par le beau travail d’Angèle Paoli et de Caroline François-Rubino, d’évoquer ces deux autres chemins. Le premier, celui de René Char dans sa Lettera amorosa : « Je vais souvent à la montagne dormir. C’est alors, en vérité, qu’avec l’aide d’une nature à présent favorable, je m’évade des échardes enfoncées dans ma chair, vieux accidents, âpres tournois ». Le second de Jacques Dupin dans son poème Sang, in Dehors : « alors il va aux montagnes / de préférence – grises / et rauques, s’aguerrir / et sa vieille torpeur mettre en pièces ». Deux chemins de la paix de l’âme, que ces mots d’Angèle Paoli ne peuvent qu’approuver : Le Ventoux / dans son silence    habité / par les grands souffles // libère l’espace intérieur.

         Michel Diaz, 31/05/2024

Eveil trois fois – Pierre Dhainaut

Eveil trois fois

Pierre Dhainaut

Les Carnets du Douayeuf (2024)

Note de lecture à paraître in Poésie sur Seine

             Ce court recueil, solidement construit, est divisé en trois sections de 6 huitains en vers libres, chacune d’elles commençant par les mêmes mots, qui pourraient leur servir de titre : I. A l’écart, à l’étroit ; II. Eveil, le juste éveil ; III. Ouvrir les yeux, ouvrir.

         Nous pourrions mettre ces 18 poèmes en regard de ces mots de Montaigne à propos de la poésie : « Quiconque en discerne la beauté, d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur de l’éclair, elle ne pratique point notre jugement, elle le ravit et le ravage ». Et en effet, dans ce recueil, qu’est-ce que la beauté qui nous ravit et nous ravage, dans l’éveil du regard et des sens, et dans celui de la conscience, sinon un nouveau souffle qui permet au poète de dédier le nom de « neige » à la nuit inconnue, un murmure, tumulte, ruissellement, lumière, / sur les galets, ou encore un rayon / qui semble émaner d’une déchirure / des rideaux rouges ? Ou bien encore, ouvrant les yeux, sans souci des questions ni d’aucune réponse, le pouvoir de capturer, plus lent, plus / vif, ce vacillement d’astres / et pour chacun imaginer un nom ?

         Ces pages, où le poète semble tout d’abord déplorer que (son) regard ait perdu le pouvoir d’élargir la perspective, où il lui faut ouvrir en ces couloirs / l’opaque dans lequel nous allons tâtonnant, s’éclairent cependant, de texte en texte, de cette tenace volonté d’aller, par-delà le poème, air libre, grand arbre, / en plein poème. Il s’agit, dans ces pages, de s’inscrire dans les pages ferventes de l’adhésion au monde, d’être tout entier en contact avec un pur Dehors que traversent courants d’énergie, fluxions et fluctuations. On y entend, basse obstinée, comme un balbutiement têtu où s’esquisse une phrase que pousse la suivante, celui d’un cœur battant qui appelle à l’aide, mais travaille pourtant à abattre un à un les murs pour rejoindre / le chœur des souffles. Balbutiement d’une parole qui se cherche, émerge du silence et s’affermit, conduite par le souffle que prolonge la main qui se dévoue et bientôt ne contient plus traces de ténèbres. Parole informulée d’abord, remerciant / ce que l’horizon lui réserve, bousculant en nous, comme instinctivement, de la pensée enfouie, et perçant lentement à travers les stratifications d’un autre règne. Quelque chose qui ne cesse pas de murmurer, dans les basses, au plus près de soi quand soi n’est plus que vide, n’est plus dedans. Ou plutôt que le dedans est dehors, eaux secrètes qui vont s’ajustant aux pierres d’un torrent souterrain, frêles eaux qui, obstinées, poursuivent leur cours. C’est cela que l’on entend, tout au long de ces pages, cela qui fait signe, sous l’immaculé de la neige, ce mot si cher à Pierre Dhainaut, vers d’autres flocons, d’autres splendeurs, / qui nous échappent, qui se confient au temps/ pour ne pas fondre.

         On trouvera, dans ces poèmes de Pierre Dhainaut, la résonance de sa voix si particulière dans ce que l’on peut lire par ailleurs. Peu de mots dans ces textes, mais la frappe rythmique d’une parole qui se refuse à désarmer, effet d’une sourde énergie, comme toujours réanimée à la flamme d’un sentiment (qui) se change en certitude, d’une syllabe (qui) existe, ou seulement d’une lettre inlassable / par quoi tout va reprendre essor. C’est ici une poésie presque « dégraissée » à l’extrême, qui sait se dispenser de tout « effet » et d’inutiles métaphores, comme aiguisée au feu d’une persévérance qui entend continuer à refuser d’être vaincue. Qui parie sur une requalification du langage et du monde. Qui opère presque en sourdine, mais dont la lumière tremblée, que le poète sait jamais définitivement acquise, parfois intermittente, lutte toujours avec la porte fermée des jours. Mais chaque année la bonne au jardin d’Eden, / il n’y a jamais eu de chute. Alors exempt de toute faute, et riche des trésors d’enfance, de l’innocence de la neige d’avant notre naissance, tenir encore, debout, nous disent les mots du poète qui nous invitent à rêver d’éveils et à nous réveiller aux rêves, et à penser demain comme un sourire ou bien demain encore.

         Tel est le rôle du poète Pierre Dhainaut qui, comme dans l’un de ses précédents ouvrages, Retour sur écoute :, écrit encore ici : deux points / plutôt que points de suspension / sous la pluie fine. Deux points, malgré tout ce qui poisse, et colle. Malgré l’âge, le temps, l’hiver et tous ses froids.

         Michel Diaz, 20/05/2024