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La Morasse – Jean Forestier

La MorasseLA MORASSE, Le quotidien d’un appelé en Algérie (1957-1959)
Jean Forestier – Editions Edilivre (2016)

Dans l’énigme du titre, se dissimule un terme du lexique de l’imprimerie que l’auteur, ancien ouvrier typographe, utilise comme métaphore pour annoncer son expérience d’appelé du contingent pendant la guerre d’Algérie, soit 27 mois, de 1957 à 1959. Métaphore qui concerne bien sûr la forme de l’ouvrage. La « morasse », nous explique-t-il, est « une épreuve, pas belle, pas nette, avec ses manques et ses imperfections », mais qui « permet cependant d’avoir une vue d’ensemble de la mise en page. et d’y relever tous les détails ». Une « image brouillée, unique, mais parfaitement lisible. » En fait, les pages d’une vie que l’on peut ressortir des archives de sa mémoire et relire sans rien pouvoir y corriger. « Des morasses, écrit Jean forestier, il y en a eu des centaines, des milliers durant la guerre d’Algérie. »
Certes, nos expériences de vie sont toujours aussi les brouillons de nos existences, et leurs « épreuves » sont toujours des tirages uniques que nous ne pourrons jamais plus corriger. Il n’en reste pas moins que certains, parce que la vie y a imprimé de plus profondes violences, ne sont ni « beaux », ni « nets », et que leurs « manques et imperfections » sont comme des caillots de sang figé dans le paysage de la mémoire. Et les livres sont là (fussent-ils publiés dans l’ombre) pour s’en approcher au plus près.

Morasse1-DrapeauLe livre de J. Forestier, auteur comme il le dit, dès le début, « sans aucune culture, sans diplôme, sans éducation, sans nègre, sans correcteur, va dérouler une longue page qui a pour cadre l’Algérie et pour thème la guerre. » Une page que l’ancien typographe va nous restituer un peu « brouillée », mais « parfaitement lisible ».
Disons-le pourtant dès l’entrée : soucieux de vérité, ce livre est à la fois modeste dans ses prétentions et humble dans sa forme, mais non dénué d’ambitions. En effet, il ne prétend pas moins que nous restituer, le plus fidèlement possible, « le quotidien d’un appelé en Algérie » (c’est-à-dire le bruit et l’odeur de la guerre !), mais c’est l’humilité et l’authenticité du témoignage qui en font toute la valeur. « Ce que j’ai vu, précise son auteur, vécu, ressenti, au même titre que des milliers d’appelés, je voudrais bien le partager avec d’autres Français intéressés par l’Histoire de leur pays. » A ce titre, cet ouvrage qui relève donc du témoignage de première main, se revendique aussi comme un nécessaire devoir de mémoire. D’autant plus nécessaire que J. Forestier déplore amèrement « l’omerta généralisée que l’on constate encore sur cette guerre d’Algérie », et dénonce cette « chape de plomb (qui) s’est abattue sur ce conflit comme si on en avait honte. » On pourrait, certes, lui objecter que certains historiens (peu nombreux il est vrai) ont mis tous leurs efforts à nous expliquer cette guerre et nous en éclairer les pages mais, sur le fond, J. Forestier a bien raison : la guerre d’Algérie reste une page honteuse de notre Histoire nationale, une guerre que l’on a longtemps camouflée sous le terme « d’événements » et sur laquelle la plupart de nos contemporains sont presque tout à fait ignorants.
Dans ce contexte de presque général oubli, on comprend qu’un participant de la guerre (qui l’a terminée, pour sa part, comme « grand blessé ») se sente autorisé à apporter sa pierre au rétablissement de la mémoire collective et s’y emploie, s’aidant de ses faibles moyens, dans ce qui sans doute sera l’unique ouvrage de sa vie. Récit d’un homme sans ressentiment ni haine envers ceux qu’il a combattus, mais seulement et légitimement meurtri par l’indifférence de ses contemporains et l’attitude de tous ceux qui l’ont tiré de son adolescence (pour des motifs dont il ignorait tout et des raisons qui n’étaient pas les siennes) pour le convertir en tueur. Car, dit-il, « on ne naît pas tueur sur ordre, et si la malchance nous contraint de tuer, c’est avec l’instinct de survie. » Et il écrit, plus loin, dénonçant leur hypocrisie, « nos hommes politiques n’en démordent pas. Il s’agit toujours de pacification en Algérie, de maintien de l’ordre. »

Morasse-Soldats cotesRécit écrit sans haine, je disais plus haut, à l’égard de l’ancien ennemi, le « Fel », dont au détour des pages on voit que leur auteur a compris les raisons de la lutte qui consistait, tout simplement, à conquérir la liberté et à rétablir la justice. Raisons qu’il justifie aussi, sans cependant s’y attarder, par l’état de misère et le dénuement dans lesquels survivaient la plupart des Arabes qu’il a pu rencontrer sur le territoire de guerre, paysans gratouillant la terre « avec des engins d’un autre âge. » Bien qu’il fût dans le camp, loi de la guerre oblige, de ceux qui, sous prétexte de « pacifier », ajoutaient à cette misère en dévastant les douars, en en déplaçant les populations et (tout autant que les rebelles le faisaient d’ailleurs) à se payer sur l’habitant en volant ses quelques poulets ou en tuant sa chèvre, son mouton, son âne.

Morasse5Sur cela, comme sur rien d’ailleurs, J. Forestier ne triche pas. Cependant comment rendre compte d’une telle expérience de vie, quand la mémoire, vive encore, brûle de raconter, mais que l’on se heurte au mur du silence et que la parole est réduite à n’être qu’un mince murmure dans l’ombre ? C’est comme hésitant qu’il s’avance, dans les premières pages de son récit, et nous le voyons tâtonner, chercher le mode d’expression qui lui sera le plus efficace.
Après l’introduction, La Morasse commence, au chapitre I, comme une autobiographie (évocation du milieu familial et social, de l’éducation, enfance menacée de délinquance, placement en orphelinat, en familles d’accueil, obtention du diplôme de typographe), l’auteur oblique bientôt, pour adopter un rythme de narration plus proche du « journal de bord » : « Ayant griffonné quelques pages de papier relatant des faits journaliers, je décide qu’à compter de ce jour, je noterai les événements saillants de ma vie militaire. » Mais si son matériau de base est le journal qu’il a tenu pendant plus de deux ans, il va, plutôt que de nous le livrer tel quel, y puiser de quoi rédiger ce que l’on désigne sous le terme de « mémoires ».

Morasse4-Soldat rougeCes mémoires vont donc être rédigés selon un point de vue interne mais, dans son refus de céder à quelque sensibilité, J. Forestier reste au plus près de ce qu’exige le récit de guerre quand la banalisation de la violence et la présence quotidienne de la mort anesthésient dans la conscience ses sentiments d’humanité et interdisent tout apitoiement trop long sur soi-même et sur l’autre.

Morasse2-SoldatsEt cette narration, un jour poussant un autre, c’est tambour battant qu’il la mène, respectant à la lettre le sous-titre de son ouvrage. « Le quotidien d’un appelé », c’est d’abord cette lancinante énumération de lieux (Nouader, Arris, Batna, La Meskiana, Khenchela, Biskra, et tant d’autres) où les troupes installent leur cantonnement, pour quelques heures, quelques jours, montent et démontent les guitounes, aménagent le camp, installent des systèmes de défense et des postes de guet, se livrent aux corvées traditionnelles, avant de repartir ailleurs, n’importe quand, le sommeil à peine entamé, souvent vers l’inconnu, dans l’improbable des montagnes. Ce sont les chefs hurlant les ordres, traitant souvent leurs hommes sans ménagement, les envoyant au feu sans état d’âme et provoquant chez eux des élans de révolte. C’est aussi, et surtout, le boulot du soldat et ses incessantes missions, de jour comme de nuit, reconnaissances de terrain, opérations de ratissage, coups de main sur les douars, fouilles des villageois et arrestations des suspects, embuscades nocturnes, ouvertures des routes, escortes des convois, soutiens portés, opérations de secteur, quadrillages de zones, nettoyages de nids de rebelles, accrochages, crapahutages harassants à travers le djébel, bivouacs improvisés dans des paysages hostiles, marches nocturnes éprouvantes et engagements meurtriers… Mais c’est encore le climat, presque aussi redoutable que l’ennemi lui-même, qui met les corps à rude épreuve, la chaleur épuisante sous un soleil impitoyable qui fait des marches un calvaire où les hommes titubent et défaillent de fatigue et de soif, la pluie, la boue, les nuits glacées, les vents coupants, la neige qui ensevelit les abris de fortune. C’est une guerre (où l’ennemi, invisible, mobile, présent où ne l’attend pas et disparu où on le cherche) se déroule dans des montagnes dont la beauté, nous dit l’auteur, est à couper le souffle : pitons rocheux dressés à flanc de ciel, véritables nids d’aigles où les rebelles se confondent avec la couleur de la pierre, ravin abrupts, oueds encaissés au fond des gorges, pentes de la montagne plantées de cèdres et de forêts impénétrables, paysages de roches à nu et d’éboulements de pierrailles, abritant d’innombrables grottes, caches de munitions et d’armes qu’on ne peut investir qu’après y avoir balancé des grenades, les avoir nettoyé à coups de lance-flammes, maquis touffus d’où peut, à chaque instant, jaillir une rafale de fusil automatique ou le couteau imprévisible qui vous tranchera la gorge… Car c’est aussi cela, ce harcèlement de la guérilla qui épuise les nerfs des soldats, ce ratissage des montagnes où la peur ne dit pas son nom, parce que la nommer, c’est se mettre en état de faiblesse, mais qui fait de l’homme ce chasseur qui se sait lui-même la proie de celui qu’il essaie de traquer. S’avancer en terrain ennemi, c’est d’abord, s’oubliant soi-même, « alerte de tous les instants, fouille systématique des coins suspects, l’esprit toujours en éveil, repérage des signes de présence humaine. »

Jean Forestier n’est pas un historien. Il ne se mêle pas d’analyser les causes du conflit ou d’en commenter les étapes, encore moins d’en ausculter les raisons politiques ou d’en étudier les protagonistes. Son récit est celui d’un homme de terrain, occupé à remplir son devoir. Il n’est pas écrivain non plus, et le sait (ne cherche pas à l’être), mais il a la plume efficace, la mémoire précise et, surtout, le désir de rester au plus près de ce qu’il a vécu et cherche à nous restituer le plus honnêtement possible. Le récit de sa guerre est un récit à fleur de peau, à ras de faits, mais constamment à hauteur d’homme et d’une dignité totale. Si l’on veut mettre de la chair, de la sueur, du sang sur ce que les historiens nous racontent de cette histoire, avec la hauteur et le nécessaire recul que leur impose leur fonction, il faut lire le livre de Jean Forestier. Il est, à sa mesure, un indispensable maillon de la chaîne de nos mémoires.

Michel Diaz.

La Nuit de la Toussaint – Michel Diaz (janv. 2016)

La nuit de la ToussaintLa Nuit de la Toussaint

Historique du texte (p. 13 ) :
« La version radiophonique de cette pièce a obtenu, en 1985, une Aide à la création du Ministère de la Culture et reçu le soutien de la Commission à la Direction du Théâtre Radiophonique Belge.
Elle a été diffusée sur les ondes de France-Culture le 4 novembre 1986, à 20h 30, sous le titre de L’Insurrection, dans une réalisation de Jacques Taroni, avec Souad Amidou dans le rôle du Récitant.
Elle a aussi été diffusée, la même année, sur les ondes de la R.T.B.F. et rediffusée à deux reprises, en 1987 et 1989, dans le cadre des « nuits de France-Culture ».
La version scénique de 1985, légèrement plus longue, a été lue dans différents festivals de théâtre et au Théâtre du Rond-Point des champs Elysées en 1989, à l’invitation de Jean-Louis Barrault. C’est cette version, légèrement remaniée en 2015, que nous avons choisi de reproduire ici. »

4ème de couverture :
« Le cœur de cette pièce (qui ne se veut ni « historique » ni « documentaire ») évoque les événements qui se sont déroulés dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954. L’Histoire la désigne comme « la Nuit de la Toussaint », date qui, officiellement, marque le début de la lutte armée dans la guerre d’indépendance du peuple algérien.
Nous parlons bien de « guerre », car ce que les gouvernements successifs de l’Etat français ont d’abord, non pas pudiquement, mais hypocritement et longtemps désigné sous le terme d' »événements », était bel et bien une guerre, avec son cortège d’horreurs et de morts.
Au-delà de toutes autres considérations, s’il fallait retenir une seule chose de cette pièce, qui se veut au plus près de la forme d’une « tragédie primitive », ce serait le bruit de la guerre, ce bruit inoubliable. Pas moins inoubliable que celui de la mer. Pas moins, non plus, que le territoire d’inquiétude et de solitude qu’il délimite. Et cela, à soi seul, est un sujet qui a son importance.
Mais un sujet que l’écriture poétique était à même de traiter. Dont elle devait même de s’en faire un devoir. »

*    *    *

Extraits de presse :

« Bruits de fusils automatiques, de mitrailleuses, d’explosions de grenades, cris, hurlements, appels, you-you des femmes… En arrière-fond sonore, le fracas pétrifiant de la guerre, de n’importe quelle guerre, la rumeur de la violence qui monte vers son paroxysme et aussi, tout au long du texte, le silence nocturne, palpable dans les souffles retenus où monte lentement l’insurrection.
Un homme se souvient. De son enfance. De la guerre d’Algérie, de l’insurrection, des ratonades, des exécutions réciproques, de la peur, de la haine.
[…]
Le passé qui revit est en lui-même profondément émouvant. Ce qui est encore plus attachant dans cette « dramatique », élaborée avec la participation de la Direction du théâtre et des spectacles, et le soutien de la radio belge, c’est la tentative faite par Michel Diaz, et au demeurant réussie, d’ouvrir un dialogue entre la mémoire collective et la mémoire personnelle.
Ainsi, se souvenir n’est plus un vain retour sur le passé, mais recherche active d’une continuité dans la fuite du temps. »
André Alter, Télérama, 3 octobre 1986

« Une pièce (un récitant, un chœur) qui semble vouloir renouer avec la forme de la tragédie primitive. Et le sujet se prête au genre de la tragédie : l’insurrection algérienne, la guerre et le déchaînement de ses violences. […]
Ce texte, conçu initialement pour la scène, se prête volontiers au traitement sonore qu’exige une dramatique radiophonique puisqu’il en contient déjà tous les éléments. Il n’y perd aucunement en intensité. On est alors, devant son poste, comme à l’écoute du chaos qui secoue le monde, car cette guerre-là, c’est aussi l’écho de toutes les autres qui n’en finissent pas de le faire trembler.
La forme dramatique utilisée ici, « décapée jusqu’à l’os », et en rupture avec les formes plus traditionnelles du théâtre, s’apparenterait à celle du récitatif ou du poème dramatique, mais nous n’en sommes pas moins attentifs à une action dont le jeu sur les rythmes nous maintient jusqu’au bout sur les crêtes de la tension.
Dans le rôle principal de récitant, Souad Amidou, qui doit certainement renouer avec d’autres souvenirs de théâtre, puisqu’il a créé le rôle de Saïd dans Les Paravents de Jean Genet, au début des années soixante.
C’est lui qui porte le texte de Michel Diaz sur les épaules, à bout de voix, avec des accents de révolte et une émotion retenue qui nous touchent au plus profond. »
D. R., Libération, lundi 4 novembre 1986

« […] Il ne faut y chercher ni récit linéaire, ni leçon d’histoire, ni pesant exposé d’opinions politiques et dogmatiques. Rien, là-dedans, de didactique, ni personne qui se fasse porte-parole d’une autorité magistrale. Tout ce que l’auteur veut nous dire est porté par un Verbe qui tient de la rêverie extériorisée, de la réflexion à voix haute, de la dénonciation, de la profération, de la prise à témoin. Le véritable personnage de la pièce est une langue déconstruite, poétique et tournoyante, qui joue avec les repères spatio-temporels, une pensée qui suit les méandres de la mémoire, réelle ou reconstituée, et au bout du compte renoue avec l’héritage de l’éternelle tragédie humaine. »
Th. H., La Libre Belgique, 30 novembre 1986

Nouvelle édition : éditions La Simarre & Christian Pirot, 106 pages, janvier 2016

Jean-Jacques Mahet

JJ Mahet

Jean-Jacques MAHET – Enquête sur un poète disparu

Chronique publiée dans la revue L’Iresuthe N° 35, décembre 2015, et la revue Diérèse N° 77, été 2019  (dans sa version mise à jour)

Je m’étais proposé, il y a quelques mois, d’aider une amie à déménager la maison qu’elle venait de vendre. M’échut la tâche délicate de vider deux armoires remplies de livres pour en faire un rapide inventaire et décider de leur destination : ceux qui n’étaient bons qu’à être jetés, ceux qui échoueraient chez un bouquiniste, ceux enfin qu’il fallait conserver.

C’est au cours de ce tri hâtif que je tombai sur un livre en piteux état, tranche à moitié déchiquetée, couverture tachée d’auréoles brunâtres, traces de café renversé ou conséquences d’un séjour ancien dans un lieu exposé aux affres de l’humidité.

C’était un recueil de poèmes, intitulé Poèmes du silence, œuvre d’un dénommé Jean-Jacques Mahet, un auteur dont jamais je n’avais entendu parler. Il avait été publié, en 1976, aux Editions littéraires de Paris, c’est-à-dire les  éditions de josé Millas-Martin (aujourd’hui disparues, leur fondateur, éditeur de la Beat Generation en France, est mort en 2011), dont on sait, pour peu que l’on s’intéresse à la poésie, qu’y étaient publiés des poètes de qualité, comme Roger Arnould-Rivière, André Laude ou Edmond Humeau. Feuilletant cet ouvrage, distraitement d’abord, me contentant de lire quelques vers ici et quelques autres là, je découvris, par bribes, ce qui méritait que l’on s’intéresse à cette écriture. Ces quelques lignes, par exemple :

Ma main passe comme un poisson
chavirant de la paume
comme pour mendier
un peu de douceur
un peu de douceur
et beaucoup de vérité […]
Ailleurs, encore, et toujours au hasard :
J‘aime l’extérieur des fêtes
là où les lumières meurent
et où l’ombre est toujours la même
quelle que soit la joie des hommes
là où l’on a attaché les mules
qui s’ennuient se lèchent
et dont les vulves remuent […]
Et puis ceci encore :
Le rossignol prisonnier de la glace
chante un chant tellement froid
que le cœur se fêle
au milieu de la nuit/
un homme qui s’est perdu
cherche dans la nuit hostile
la flamme d’une bougie
un signal humble de reconnaissance
parmi les grandes épaves noires […]
Ou encore cela :
Je suis nu dans la maison vide
mon sexe est dur
comme un poignard sans main pour le brandir
comme un poignard sans cœur où s’y plonger
courbe avec au bout le rubis du gland
en forme de cœur renversé […]

Je pris alors le temps de lire quelques pages, me rapprochant d’une écriture aux qualités certaines, y découvrant des textes d’une belle matière, sombres et tourmentés, où l’on peut déceler çà et là les influences du surréalisme, poèmes de la solitude, transpirant de désespérance, mais chaque fois teintés de l’humour noir de l’autodérision dans lesquels on peut deviner aussi (quand cela n’est pas explicite) un penchant certain pour l’alcool. Il y avait là quelque chose qui méritait qu’on s’y arrête.
Je mis l’ouvrage de côté et l’emportai chez moi pour le lire dès le soir même. Et la lecture que j’en fis ne fut pas moins que bouleversante.
Voilà un court poème, à la désinvolture douloureuse, pour illustrer ce que je viens d’écrire; il s’intitule ironiquement « Nirvana » :

Les mots me manquent
et ma fatigue est souveraine
je voudrais dormir sous un manteau de poussière
et que l’on me retrouve avec
deux petites bougies de Noël dans les yeux
une rose une bleu pâle
souriant comme un idiot
et que l’on me mène doucement
revêtu d’une couverture d’hôpital
vers la vieille Rolls noire
puant l’essence et le cuir moisi
vers un espace clandestin
et dont le numéro n’est dans aucun bottin

… Qui est, ou qui était Jean-Jacques Mahet ?
Qu’avait-il écrit d’autre ?
Qu’était-il advenu pour que son nom (du moins en ce qui concerne mes connaissances) ne soit plus qu’un nom d’inconnu ?…

On peut, certes, estimer que son œuvre n’est pas une œuvre majeure, inscrite sur les tables de la poésie contemporaine, n’ayant ni les qualités littéraires ni l’envergure de celles d’un Reverdy, Guillevic, Follain ou Cadou… Il n’empêche que le peu que j’en avais lu (un recueil de 78 pages) m’avait persuadé que cette poésie valait la peine qu’on la lise.

Convaincu que je trouverais sur l’auteur des informations éclairantes, j’ai interrogé longuement internet, j’y ai même passé des heures… Sans rien trouver d’autre que deux ou trois entrées à son nom, des rubriques minimalistes qui ne mentionnaient chaque fois qu’une courte liste de ses œuvres, et désespérément rien d’autre. Si, tout de même, quelques minces traces : Jean-Jacques Mahet avait publié un recueil chez Seghers (avait-il bien quinze ans ?), deux chez Millas-Martin, avait collaboré à quelques revues, dont « Arpa » en 2010, dont le numéro accueillait des poètes comme Jean-Paul Siméon, Claude Held, Jean Rousselot, Luc Estang, Jean-Claude Renard, René-Guy Cadou, Alain Freixe ou Jean-Michel Maulpoix et où il devait être en excellente compagnie. Il avait précédemment publié dans la revue « Strophes », en 1964, pour un hommage collectif à André Breton auquel participaient aussi des poètes comme Jean Frémon ou Luc Boltanski. J’ai alors consulté les catalogues des défuntes éditions Millas-Martin et Séghers, et entre autres revues, épluché les sommaires des numéros d' »Arpa », de 1977 à 2011, sans jamais trouver mention de son nom, ni d’aucun de ses textes. Et rien d’autre, nulle part : aucune notice bibliographique, aucun article, aucune information biographique et aucune réédition, comme si cet auteur n’avait laissé d’autres traces que ces maigres rebuts si parcimonieusement délivrés. Un poète disparu, corps et biens, rayé de la mémoire, absent du paysage littéraire, englouti dans l’oubli, dont il ne reste quelque chose que dans les fonds de la Bibliothèque nationale. Un sarcophage pour la fin des temps.

Au cours de mes recherches, j’ai tout de même trouvé une date de naissance (1938- ), aucune de décès, brève notice enfouie dans un recoin obscur de mon serveur, et ne comportant que le nom du poète, la date mentionnée plus haut, et une liste de ses œuvres, « indisponibles ». Je suis tout de même parvenu encore à trouver l’un de ses titres, Même sang, proposé par un bouquiniste breton dont la boutique porte le nom du « Chat qui souris ». Il y avait un numéro de téléphone. J’ai appelé pour commander le livre, curieux de savoir s’il avait d’autres titres disponibles, si le bouquiniste pouvait me renseigner un peu plus sur l’auteur. Vivait-il encore ? C’était, semble-il le cas, mais dans quelle région, quelle ville ?… L’homme n’en savait rien. Il avait seulement trouvé, dans le grenier d’une maison qu’on déménageait à Morlaix, un carton, jusque là jamais déballé, contenant vingt livres du même titre.

Le recueil Même sang a été publié, en 1994, dans une maison d’édition qui porte le nom de « Collection Forum », mais là encore internet m’a laissé bredouille : aucune maison d’édition n’existe à ce nom, n’a jamais existé non plus… S’agissait-il d’un compte d’auteur ?… Dans les dernières pages du recueil, on trouve la liste des ouvrages publiés, que je reproduis ici et dont j’indique la date de publication:

Noviciat, Ed. Pierre Seghers (1952-53)
Interdit aux chiens, Ed. Millas-Martin (1964)
Poèmes du silence, Ed. Millas Martin (1976)
Celle aussi de ceux à paraître :
Un bleu grand comme l’œil
Mauvaises eaux
Ordre du sable

Malgré mes recherches patientes, aucun de ces trois derniers titres n’a été publié à ce jour, et il y a pourtant presque vingt ans qu’ils étaient annoncés. Voilà tout ce que l’on peut apprendre sur Jean-Jacques Mahet : quelques titres d’ouvrages, quelques dates de parution, une disparition du catalogue de ses éditeurs et aucune trace de lui dans les quelques revues auxquelles il a collaboré. Cela tient de l’énigme. Mais, faute de pouvoir en apprendre un peu plus, mes supputations s’obstinent à buter sur l’hypothèse d’un mal existentiel incurable. Et/ou sur les méfaits de l’alcoolisme. Supputations peut-être fantaisistes, mais qui me sont une clé provisoire pour comprendre cette œuvre en discontinu et le silence qui les cerne.

Entre Poèmes du silence et Même sang, l’écriture a changé, gagnant en simplicité et en apparente légèreté quand leur fond exprime pourtant le même désespoir et la même difficulté à vivre. Beaucoup des textes qui composent ce dernier recueil sont composés à la manière de chansons et quelques-unes de comptines ou de fabulettes, comme :

Dans un jardin public
il y avait un cerisier
dont personne n’osait
cueillir les fruits
car l’arbre appartenait à tous
ou :
Un oiseau traverse le vide
un enfant saute à cloche-pied
dans la cour où sourit le chat/
Le ciel est bleu comme le chat
le ciel s’éteint puis le chat
L’écriture de ces textes, dans leur ensemble, s’apparente (toute comparaison gardée) à celle d’un Robert Desnos, jouant avec les mots et les formules, les images précieuses et le langage familier, et usant parfois d’un système d’écriture emprunté au surréalisme (« la nuit tombe sous mes paupières avec un fracas d’oiseaux morts déversés par la pluie »), mais peut-être aussi inspiré des poètes de la Beat Generation.
Voilà un texte, intitulé « Simple » qui donne, lui, la couleur du recueil :
Rien n’est évidence
ni le couteau qui tranche
ni l’être qui s’enfouit
dans le bleu du silence
ni celui qui se bat
afin d’être entendu

Le lâche et le héros
sont dans le même enfer
et si « belle est la vie »
comme on chante aux refrains
donnez-moi aujourd’hui
le plaisir immobile
d’être sans avenir

pierre dans un jardin
infirme dans un square
perchoir pour les pigeons
négatif souriant
en des photos d’absence.

Texte qui fait écho, dans la distance, à celui-ci, « Manipulation », extrait de Poèmes du silence :
Je perds mon temps à vivre
je serais plus utile sous forme
de presse-papier ou sous vitrine
en gaudemiché servile et beau
m’engloutissant sous des jupes
fastueuses quel orgueil
[…]
je serai plus utile
sous forme de vieux livres
arrangé en coffret plein de cigarettes
perfides ou de masques oubliés
en des malles aux rivets de cuivre
[…]
Je perds mon temps à vivre
et les objets ces compagnons
brillent autour de moi
comme les pierres
les belles pierres des terrains vagues

Enigme, j’écrivais plus haut ?… A moins que, tout compte fait, le poète n’ait lui-même organisé le scénario de sa disparition. Il y a, dans ce même recueil, ce texte en forme de bilan désespéré et qui a toutes les apparences d’une confession autobiographique, écrite au ras des mots et à fleur de souffrance, dans une écriture triviale plus proche de la prose rythmée que de la poésie, une écriture qui perd pied; il s’intitule « Lettre » et on serait tenté d’y voir la courbe d’un destin; à la publication de ce recueil, Jean-Jacques Mahet avait trente sept ans :

C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir […]

L’écriture, on l’a vu, ne s’arrêtera pourtant pas là. Le dernier recueil publié en 1994, dix-huit ans plus tard, Même sang, semble nous signifier, au-delà de son titre, que l’on vit dans un corps, territoire dont on ne peut abolir les frontières, mais irrigué toujours par les mêmes désirs de vie ou les mêmes venins. Désirs de vie, élan vers l’autre et vers le monde offert, il y en a ici et là pourtant, mais très vite éteints par les ombres du crépuscule et la tentation du refuge dans l’immobilité, un thème récurrent, et dans la disparition de soi-même. Ainsi, ces quelques vers extraits de ce même recueil :
C’est si beau le soleil
Aussi beau qu’un femme
et lorsqu’il disparaît
on voudrait en mourir
ou inventer en soi
les saisons immobiles
de l’éternité
Ou ces vers, eux aussi empreints d’une spiritualité qui, tout à coup, lâche sa bonde :
[…]Un bleu profond comme un voyage
au cœur du Temps perdu
vers un ancien pays
Un bleu d’extase et de repos
à faire bander les rêves
[…] Un bleu à effacer l’oubli
l’injustice et la mort
et toute idée de dieu
Un bleu vital indescriptible
un bleu à obscurcir les cibles

Il y a cela de bon dans les livres, et c’est que, pendant le temps d’une lecture, on arrache un auteur oublié au désert du silence où il s’était perdu. Jean-Jacques Mahet écrivait, dans l’un des  poèmes cités plus haut, « Donnez-moi aujourd’hui/ le plaisir immobile/ d’être sans avenir », et l’on retrouve, dans d’autres textes, de manière récurrente, ce souhait morbide de disparaître sans laisser de traces. Sur ce point-là, si telle était sa volonté, il a presque parfaitement réussi.

Michel Diaz

*
*     *

Quelques poèmes de Jean-jacques Mahet

Elle dort

Elle a rejoint
qui sait l’enfance
ses yeux ont jailli à l’envers
le cours de son eau
a quitté le vecteur des boues

Sa source coule en silence
dans son propre cœur secret
et douce sa jeunesse se retresse
ses joues ses joues je t’aime
et ses yeux clos sur le bonheur

Le jour est enfin mort
en elle les ombres marchent
et les hommes les suivent

Et les villes sont belles
comme un arrêt du cœur
griffées d’arbres et plombées de statues
cavaliers orateurs intrigants
tombés de la dernière pluie

Et l’émeute prend la beauté
d’un bouquet immobile
offert par une main de violette et d’espoir
au bout de la rue de Rivoli

Elle dort elle a rejoint
qui sait l’enfance
Elle dort au cœur de sa source
elle boit sans se hâter sa vie

(Poèmes du silence)

*  *   *

Un beau jour

A midi les fleurs étaient lentes
et l’imparfait conjuguait le présent
Pures étaient les façades jusque dans la laideur
la lumière était sœur
et tu m’apparaissais chargée de tes moissons

Je t’ai liée en mes mots à un état de guerre
à cet étonnement d’être encore si vivant
je confonds ta démarche et la vie passagère
et tes gestes sont ceux de l’arbre de ma vie
ton sommeil le feuillage où je dors et je veille

(Même sang)

*  *  *

Chanson du lierre

Lierre lié au mur
jaillissement noir et vert
de la nuit et de la sève
affamé et destructeur
je ne peux prendre de distances
que celles de ma propre vie

et que je rampe au néant
ou que je meure fleurissant
veines nouées à la ruine
je n’ai le choix de mon sort
je détruis et je dévore
cette vie ombre et lumière

Quel autre véritable ailleurs
s’offre à cette plante ultime
que la pulsion d’anarchie
du suicide et de l’orgie ?

Je vis de ce que je hais
j’exècre ce qui me supporte
et si je surpasse ma vie
c’est sur socle de ville morte

Que ma grappe de survivant
dressée dans un ciel avide
soit la proie des oiseaux des ruines

et que ma vie ne soit plus
loin des anciennes racines
que traits de rasoir dans l’air nu

d’où sourdra sanie de lumière
un mince regard de blessé

(Même sang)

*  *  *

Lettre

C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir

Question alcool je continue quand même
à boire parce que sans ça je ne peux
pas écrire une ligne mais ce que j’écris
est de plus en plus mauvais et relâché
pour la raison bien simple que je suis très bête
et de plus en plus insensible. Alors le
fait de ne rien réussir m’emmerde
et je bois encore plus et c’est de plus en plus
mauvais. Tant et si bien que je ne sais plus
si boire m’aide à écrire ou si écrire est
un prétexte d’ivrogne

Je ne suis plus guère sensible qu’à des
changements de saisons à des orages subits
aux cris des oiseaux à la température de l’air aux pluies
j’aimerai aujourd’hui pêcher des oiseaux
sous l’orage
et je ne trouve densité que dans l’obscénité
plaisir que dans l’obsession

Nocturne diurne la bouffée d’air
au tournant des vieilles rues
une femme en harnais
me propose de l’enculer
sans lendemain

Simplement pour reprendre le rythme des râles

(Poèmes du silence)

*  *  *

Arbre(s) – Vernissage et lecture/dédicace, 15 mars 2015 à Mosny.

Arbres

« La poésie est faite pour être partagée. »

Dans le cadre du Printemps des Poètes, les Saisons d’Arts Mosny présentent,
du 15 au 28 mars, une exposition de dessins à la pierre noire de Setsuko Uno,
et un livre d’art, Arbre(s), reproduisant ces dessins accompagnés de textes de Michel Diaz.

Vernissage et lecture en présence des artistes le Dimanche 15 mars 2015 à partir de 15 h,
au Château de Mosny, Saint Martin le Beau.

Ouverture : Vendredi , samedi ,dimanche,lundi de 15 à 18h.