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Entretien avec Jean-Yves Casteldrouin

Michel Diaz ciel bleu

Entretien publié sur le site des éditions N & B (Noir et Blanc), février 2015.

Jean-Yves Casteldrouin : Dites-nous quelques mots, pour commencer et mieux vous situer, sur les débuts de votre parcours d’homme.

Michel DIAZ : Né en Algérie, je viens d’un modeste milieu d’ouvriers agricoles et de petits employés d’origine espagnole. Tous ne maîtrisaient pas très bien la langue française (ils n’avaient d’ailleurs aucun diplôme), mais avaient un profond respect pour l’école et la culture. C’est dans ce terreau familial, monde de braves et honnêtes petites gens, que j’ai puisé un certain nombre de valeurs. Des valeurs essentielles à mes yeux, mais qui sont, il faut bien le dire, même ironiquement, de bien mauvaises armes pour se défendre dans la vie. Malgré des années de bouleversements familiaux assez éprouvants liés à la guerre d’Algérie (mais je n’entrerai pas dans ces détails), mes parents m’ont permis de suivre des études. En 1964, j’entrais en seconde, comme pensionnaire, au lycée Corneille, à Rouen, le lycée de « l’élite », fréquenté par les fils des notables locaux. Des ados arrogants et nantis, qui ne manquaient de rien, qui ne connaissaient rien des violences de la guerre qui venait de s’achever, des déchirements et des drames qu’elle avait pu occasionner, et parmi lesquels je me sentais assez peu à mon aise. De petits révolutionnaires en herbe (en conflit adolescent surtout avec leur éducation familiale « bourgeoise »), qui refaisaient le monde à coups de citations de Marx, Lénine ou Trotski, citations balancées comme des versets d’un nouveau catéchisme et qui leur épargnait de vraiment réfléchir. Comme je parlais peu et ne me livrais pas (les plaies étaient très vives encore), ils ignoraient tout de l’histoire communiste de ma famille et du prix lourd de ces engagements. Mais en tant que « pied noir », suspect par conséquent d’appartenir au camp des « colonisateurs », c’est-à-dire des « oppresseurs » et des ennemis politiques qu’ils s’étaient fabriqués, j’étais ostracisé, en butte à leur mépris, à leurs violences verbales, à la provocation délibérée parfois au coup de poing. J’ai dû parfois me battre, moi qui, pourtant, n’aime pas beaucoup la bagarre.

J.-Y. C. : Michel Diaz, essayiste, homme de théâtre, écrivain protéiforme, professeur, vous avez eu une existence très riche. Pouvez-vous nous dire comment se sont passées ces années de « formation » dans un pays que vous découvriez ?

M. D. : Après le bac, en 1967, je me suis « embarqué » dans des études de lettres, à Rouen d’abord, puis à Orléans. Par intérêt pour la littérature, évidemment, mais en toute innocence, sans me rendre compte d’abord que c’était l’antichambre de l’enseignement, une filière pauvre en avenir, une sorte d’impasse, piège sournois dont les diplômes ne laissent pas vraiment d’autres choix que celui de virer au « prof ». Mais j’ai beaucoup aimé l’enseignement à l’université, les portes qu’il ouvrait à mon esprit et les outils qu’il fournissait pour mieux appréhender la chose littéraire, comprendre les auteurs et entrer dans la chair des œuvres. J’ai eu la chance d’avoir quelques bons professeurs à l’université parmi pas mal d’autres bien ternes, des « assis » comme aurait dit Rimbaud, qui ânonnaient leurs cours de vieux français ou de littérature médiévale, sans feu ni enthousiasme, à vous dégoûter de Chrétien de Troyes ou de François Villon. Parmi les plus intéressants, il y avait Marie-Claire Bancquart (que j’ai retrouvée comme auteure aux éditions L’Amourier). Et aussi René Marill Albéres, essayiste et critique, qui arrivait toujours à demi-soûl, chemise mal rentrée dans la ceinture et pantalon parfois déboutonné, mais qui fréquentait Butor, Sarraute, Robbe-Grillet, Duras, Jabès, B. Noël, et faisait des cours formidables de vie et d’intelligence. Il a failli mourir, pendant un cours, sous les yeux rigolards des autres étudiants, en s’accrochant avec sa cravate à la poignée de la fenêtre pour nous montrer comment Nerval s’était donné la mort, rue de la Vieille lanterne. Les étudiant le méprisaient et le chahutaient sans vergogne sans se rendre compte qu’ils avaient affaire à un enseignant de haut vol. J’ai adoré ce type qui m’a souvent reçu chez lui et à qui j’ai confié mes premières pièces – qu’il lisait très soigneusement et prenait au sérieux.

J.-Y. C. : Comment et pourquoi avez-vous choisi d’entrer dans la carrière d’enseignant ?

M. D. : Dès la seconde année de faculté, j’avais juste vingt ans, je me suis « engagé » dans l’enseignement, comme maître auxiliaire. Moins par intérêt pour la profession (je voulais entrer dans le journalisme) que parce que j’avais déserté le foyer parental, que j’étais « soutien de famille », jeune marié qui allait très bientôt devenir papa. Il fallait payer le loyer et assurer le quotidien. Nommé au lycée de Pithiviers, et sans avoir reçu aucune formation, on m’a collé devant des classes terminales et d’autres qui formaient des sténodactylos au métier du secrétariat ! Je devais jongler, pendant près de trente heures par semaine, entre un cours sur Gide, Proust ou le surréalisme et des cours sur le droit du travail auquel je ne connaissais rien. Inutile de dire qu’à partir de ce moment-là je n’ai plus fréquenté la fac que par intermittences, quelques heures par ci, par là, quand j’en avais le temps. Le piège s’était refermé pour de bon… Il n’empêche que ces premières années d’enseignement ont été des années de folie parce que, je crois, je ne puis faire les choses qu’avec cœur. Privé de toute formation, sans consignes pédagogiques précises, me riant des programmes, je prenais la liberté de rejouer, à moi tout seul, « la bataille d’Hernani », debout sur mon bureau et hurlant des vers de Victor Hugo. Je lisais aussi, en vociférant, des poèmes d’Henri Michaux ou des textes d’Artaud, ou je m’amusais à interpréter tous les personnages de La Cantatrice chauve ou de La leçon de Ionesco sous le regard parfois dubitatif mais bienveillant et amusé de mes élèves. J’étais dans une sorte de chaos pédagogique. En tout cas, je faisais passer quelque chose, de la curiosité, du savoir et de l’émotion. Aujourd’hui, le dixième de ces excentricités nous vaudraient une immédiate mise à pied et le passage en commission de discipline.
Cela dit, j’ai aimé enseigner, en dépit des difficultés liées à l’exercice d’un métier devenu, au fil des années, de plus en plus ingrat. Mais je me suis toujours senti très peu à l’aise au sein de l’Education nationale. L’esprit de l’Ecole, qui devrait d’abord consister à éveiller l’intelligence, à élever l’individu en suscitant en lui l’attrait de la curiosité et le goût du savoir, a été peu à peu ruiné au cours des presque cinquante dernières années. A coups de réformes successives, ambitieuses dans les discours, mais toujours aussi creuses que vaines. Cette machinerie considérable, mais qui tourne toujours à vide et en grinçant de plus en plus, est devenue une « fabrique de crétins », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Brighelli. Mais à qui la faute ?… Il est clair, à mes yeux, que nos ministres de l’Education, de quelque bord qu’ils soient, n’aiment ni les élèves, ni les professeurs, ni les chercheurs, ni les artistes. La plupart de ceux qui se tirent de ce « foutoir », sans y laisser leur peau, sont des enfants issus de familles « favorisées », qui naissent et grandissent entourés de livres et de « grande » musique, et boivent dès le biberon le lait de la culture. Le système éducatif dans lequel j’ai travaillé, et dont j’ai été aussi le complice, m’a mené à la dépression. J’aurais pu en mourir – sans me payer de mots – ou finir bourré d’anxiolytiques et de psychotropes. C’est Arthur Adamov, un type un peu plus tordu que moi, qui a contribué à me sauver.
Cela dit, encore, le travail de professeur (épuisant si on le fait correctement) et celui d’écriture sont des activités hautement chronophages et énergivores. J’ai tenu le cap de l’écriture, pendant toutes ces années, en prenant sur mes temps de sommeil, de repos, de loisirs… mais je suis quelquefois resté de longs mois sans écrire, et j’ai peu publié pendant tout ce temps parce que mes travaux d’écriture souffraient cruellement de mon manque de disponibilité.

J.-Y. C. : Vous venez d’évoquer le dramaturge Arthur Adamov auquel vous avez consacré une thèse de doctorat. Comment est né en vous le goût pour le théâtre et vers quoi vous a -t-il conduit ? Et pouvez-vous nous résumer votre parcours de professionnel et d’écrivain ?

M. D. : J’avais lu, avec grand intérêt, pendant mon adolescence, les pièces de Shakespeare et celles du répertoire de l’Antiquité (celles surtout d’Eschyle et de Sophocle). Mais c’est en assistant, lycéen de terminale, à une représentation du Diable et le bon Dieu, de Sartre, au T.N.P. (avec Georges Wilson et François Périer), que j’ai été violemment saisi par le virus du théâtre. Je n’y étais presque jamais allé, mais j’étais littéralement envoûté par l’espèce de force magique qu’exerçait, à mes yeux, la présence du comédien, de son corps sur la scène. En fait, ce que racontait la pièce de Sartre (qui m’est en grande partie passé au-dessus de la tête) m’intéressait moins que l’affrontement physique des comédiens, le jeu de leurs intonations, le débit de leurs voix, la musique des phrases. Ils étaient tout petits, là-bas, au loin, sur la scène immense de l’ancien T.N.P., mais ils semblaient doués d’un pouvoir magnifique, presque surhumain : celui de porter la parole à travers l’espace et de représenter la force des passions humaines. Cette expérience a vraiment été, pour moi, de l’ordre de la « révélation ».
La fréquentation, à peine plus tard, des œuvres d’Henri Pichette, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Fernando Arrabal, Jean Genêt, Bertold Brecht, mais aussi celles de Claudel (Tête d’or en premier), Schéhadé, Audiberti, Pinter, Arden, Bond, Vinaver, Gatti, tout comme la lecture des textes théoriques d’Artaud, d’Adamov et les propositions avant-gardiste du Living Theatre (les mises en scène aussi de Peter Broock, de Jerzy Grotowski ou de Bob Wilson), me conforteront dans ma démarche d’écriture dramatique à laquelle j’ai consacré presque vingt-cinq ans de ma vie. Ecriture poétique, que je voulais exploratrice de nouvelles formes dramaturgiques et nourrie aussi pour les rythmes et les structures par les pistes ouvertes par les compositeurs de musique contemporaine (E. Varèse, P. Henry, P. Boulez, L. Nono, Cage, Ohana, Xénakis, Parmegiani ou les Percussions de Strasbourg). Certains de ces textes seront lus dans des festivals de théâtre, une fois par Michel Vitold au festival d’automne de Paris, ou lus dans les théâtres respectifs de J.-L. Barrault et L. Terzieff, ou portés à la scène, ou diffusés à la radio, sur France-Culture. Mais mon théâtre, trop ingrat peut-être, insuffisamment maîtrisé sans doute, ou pas assez en phase avec l’époque, allez savoir, n’a finalement pas convaincu grand monde et pas mal de mes pièces sont restées dans mes tiroirs, à l’état de manuscrits. Essayer de les publier ne m’intéressait d’ailleurs pas vraiment. J’écrivais pour être joué, dans les meilleures conditions possibles, et dans de vrais théâtres. J’ai toujours préféré ne pas être joué que l’être dans des conditions approximatives et peu satisfaisantes, avec des moyens de fortune. Appelez ça « péché d’orgueil » si vous voulez… En tout cas, l’un des points forts de cette aventure théâtrale a été la rencontre avec Georges Vitaly, en 1989, le « découvreur » d’Audiberti, entre autres, mais qui avait aussi monté Henri Pichette, avec Gérard Philipe. Pour monter Le Dépôt des locomotives, il avait proposé le rôle féminin à Maria Casarès, rôle épuisant parce que très physique et qu’elle a magnifiquement servi.
J’ai mené, parallèlement, sans projet éditorial aucun, là encore, une exploration de l’écriture poétique inspirée par les œuvres d’Henri Michaux, Jacques Roubaud, Lionel Ray, Louis Calaferte, Jean Cayrol, Jacques Réda, Bernard Noêl, celle surtout d’Edmond Jabès que j’ai fréquenté pendant quelques mois… Ces travaux d’écriture, toujours conduits par le désir de trouver cette « part d’inconnu » qui s’ouvre devant soi, d’explorer l’être humain au plus intime de lui-même, de ses fantasmes ou délires, ou de ses aspects les plus ténébreux, tout en gardant les yeux ouverts, largement, sur le monde, ne s’embarrasseront pas de s’enfoncer, parfois, dans des impasses, le but étant toujours, interrogeant aussi l’acte même d’écrire, de poursuivre ce qui, du réel, constamment nous échappe et qu’il faut tenter d’exprimer…
En abordant le genre de la nouvelle, à partir de 2007, j’ai fermé les anciennes, plus douloureuses, et ouvert de nouvelles pistes à mon cheminement en écriture dans lequel la poésie, sans que je m’y attende, est revenue en force.

J.-Y. C. : Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur votre travail d’écrivain ?

« Solitude » et « partage »… Ce sont, me semble-t-il, les deux mots qui conduisent (ou devraient conduire) toute démarche d’écriture. La solitude est celle, indispensable, de l’auteur. Le partage est ce qui justifie cette dernière, lui donne tout son sens, en établit le prix… Il n’y a d’écriture  que dans la solitude. Il n’y a d’écriture, non plus, que dans le partage avec l’autre, sans lequel elle n’est qu’une source qui meurt avant d’avoir trouvé le chemin de son lit.

Les mots sortent toujours d’une longue nuit, dans un tempo intime qui cherche à prendre voix. Avancer dans la solitude de l’écriture, c’est avancer dans notre vie par degrés successifs et souvent par degrés de questions non résolues, de mystères qui sont des marches dans l’obscur. Et ces questions sont des brèches dans notre avancée vers plus de lumière, vers plus de sens aussi dans notre propre généalogie comme dans notre rapport au monde en même temps qu’à l’autre.

Par ailleurs, je reste obstinément attaché à des choses qui sont en train de disparaître (ou sont très sérieusement ébranlées aujourd’hui) : l’authentique littérature et le livre-papier qu’on travaille aujourd’hui à « dématérialiser ». Dans la solitude de mon travail d’écrivain, je me sens généralement comme un pommier dans un verger abandonné, qui continue obscurément, absurdement, à produire ses pommes, pour personne, ou pour pas grand monde, sauf pour les quelques pillards qui viennent s’y aventurer. Sentiment heureusement tempéré et adouci par le travail de pas mal de petites maisons d’édition (dont L’Amourier ou Noir & Blanc) qui restent attachées aussi à ces mêmes valeurs. La seule raison de poursuivre cette tâche, c’est l’amour de l’art et de la belle chose écrite, c’est-à-dire de l’esthétique, et les quelques pépites qu’on arrache à soi-même, et ce qui nous permet d’éclairer un peu notre chemin d’homme. Par ailleurs, même si je lui accorde le meilleur de moi-même, je ne crois pas à l’ importance de mon œuvre, encore moins à sa postérité. J’en mesure et relativise la valeur et la portée, tout comme celle de la notoriété après laquelle courent beaucoup d’auteurs. Je crois juste être sur un chemin d’existence où je vais de l’avant, toujours vers l’inconnu, et dans l’accord le plus exact avec moi-même. J’écris juste pour être et me sentir vivant… J’aime ces mots d’Edmond Jabès : « Je suis. Je deviens. J’écris. Je n’écris que pour devenir. » Le reste, les publications, les quelques lecteurs qui me lisent et apprécient ce que je fais, c’est un supplément de bonheur que je goûte à sa juste valeur, car on écrit aussi pour partager, sinon cela n’a pas vraiment de sens. Mais ce qui importe avant tout, c’est le cheminement. De soi même à soi même. En passant par les autres.

J.-Y. C. : Votre intérêt pour le genre de la nouvelle ne se dément pas puisque Partage des Eaux est votre 4ème recueil et que vous dirigez la « collection nouvelles » aux éditions de L’Ours blanc. Pourquoi un tel intérêt à une époque où le roman tend à envahir tout l’espace ?

M.D. : Je lis peu de romans d’auteurs contemporains dont la production me paraît, dans l’ensemble, assez peu attrayante. Mais c’est vrai, le roman tend à envahir tout l’espace, en France en tout cas, où il impose ses diktats et exerce une véritable domination sur tout le champ littéraire. Je dirais même qu’il exerce sa dictature sur toute autre forme de création. Il est devenu un genre impérialiste, dans le pire sens de ce terme, qui tend à étouffer tout ce qui pousse autour de lui. Et même dans les rares émissions littéraires qui nous restent, à la radio, à la télévision, souvent bien ennuyeuses, il est toujours le seul et l’unique invité. Entendons-nous pourtant : je n’ai rien contre le roman, en tant que genre littéraire, il y a encore aujourd’hui d’excellents romanciers, mais ce que je déplore c’est qu’il soit devenu un produit commercial, au même titre que n’importe quel autre objet de consommation. Il est, dans la plupart des cas, sans saveur, sans odeur, formaté selon des critères qui en font un produit périssable, qu’on achète, qu’on lit et qu’on jette, un « produit de confort » qui fait passer le temps. En prenant quelques raccourcis, je dirais que nous ne sommes plus dans la vraie création littéraire, repoussée aujourd’hui dans des marges où elle est devenue quasiment invisible au yeux du grand public, presque clandestine, dans la mi-pénombre des petites maisons d’édition. Mais nous sommes là dans un processus qui relève presque de la production industrielle et procède de l’uniformisation générale de la pensée. C’est un triste constat, mais c’est aussi une situation dont tout le monde s’est rendu complice : les éditeurs, en premier lieu, à l’affût des prix littéraires qui feront vendre du papier et travaillent à racoler le plus grand nombre de lecteurs, les auteurs, « écriveurs » plus souvent qu’écrivains, qui se prêtent complaisamment à ce jeu, les diffuseurs et les distributeurs qui ne sont attentifs aussi qu’à leurs chiffres d’affaires.
Faire publier des nouvelles, aujourd’hui, en France, relève du parcours du combattant, et quand on parvient à les publier, les « marchands » de livres qui règlent le marché de la distribution, et même les (rares) libraires qui restent fidèles à leur métier, hésitent à les commander auprès de l’éditeur, car ils savent qu’ils auront du mal à les vendre. D’ailleurs, aux yeux de nombre d’éditeurs, même des plus importants sur la place, un auteur ne peut véritablement gagner ses galons d’écrivain que s’il est capable d’écrire un roman, la nouvelle n’est qu’un genre mineur destiné à « se faire les griffes » avant de s’attaquer à des choses plus sérieuses.
Ce phénomène (pour des raisons qui concernent aussi notre histoire littéraire) est singulièrement important en France. En Belgique, et dans les pays anglo-saxons, la nouvelle est un genre honorable et prisé, reconnu à sa juste valeur. Si le nom d’Alice Munro, Canadienne, est un peu connu, en France, depuis deux ans, c’est grâce au prix Nobel qui a récompensé un genre qui, avant elle, ne l’avait jamais été. Si celui d’Annie Proulx l’est un peu aussi, c’est grâce à l’adaptation de l’une de ses nouvelles au cinéma, Brodeback Moutain, qui a eu pas mal de succès.
Pourtant, tous les grands auteurs ont écrit des nouvelles, Balzac, Mérimée, Flaubert, Maupassant, M. Aymé, A. Camus, D. Boulanger, A. Chédid, J.-M. G. Le Clézio, si je prends au hasard quelques auteurs français… mais encore Cervantès, Gogol, Tchékhov, Poe, Melville, Kafka, Sweig, Mann, Faulkner, Dos Passos, Fante, Buzzati, Cheever, Carver, Cortazar, Findley, J. C. Aoste, et tant d’autres, on pourrait allonger la liste de dizaine de noms, mais ce serait très fastidieux… Mon intérêt pour la nouvelle tient au fait que, selon moi, son écriture s’apparente à celle de la poésie. Ecriture « ramassée » qui fait tout l’intérêt du genre: action centrée sur un seul événement, personnages peu nombreux, raccourcis littéraires, concentration des faits et des idées, intensité dans l’émotion, plongée brève, soudaine, profonde, dans la complexité des êtres et de la vie. Une nouvelle réussie est un concentré de tension dramatique, un cocktail d’émotions qui vous explosent à la figure… S’attaquer à cela, réussir à y parvenir, réclame une maîtrise de l’art littéraire qui, quand on la voit à l’œuvre chez ceux que j’ai cités plus haut, n’est pas le fait d’auteurs novices mais celui de maîtres en littérature. Essayer de marcher sur leurs traces relève du défi qu’on se lance à soi-même…

J.-Y. C. : L’art occupe une place importante dans votre bibliographie. Partage des Eaux traduit une perception très forte de la nature. Comment vit-on cette tension entre l’art et la nature ?

M. D.: Je ne vis pas le rapport à la nature et à l’art comme une dualité, une opposition, une tension, mais comme une riche complémentarité. L’art s’est toujours nourri de la nature (il suffit de parcourir l’Histoire de l’art depuis ses origines et celle de la littérature depuis l’Antiquité), et le travail de la nature (même dans ses manifestations les plus inquiétantes et ses phénomènes les plus violents), relève d’une nécessité intrinsèque qui parfois nous échappe et revêt souvent à nos yeux des aspects d’œuvres d’art. Cela dit, je suis un citadin, mais ne suis pas un écrivain de cabinet (que je réserve à la mise en forme des textes, au travail d’horloger de la réécriture, ce qui peut prendre beaucoup de temps). Aujourd’hui que j’en ai le temps, le plus vif de mon travail se fait en marchant plusieurs heures par jour sur les chemins, au bord du fleuve, à travers bois, par tous les temps, dans le vent, sous la pluie ou la neige… Je rêvasse, je réfléchis, je prends des notes, j’écris des bouts de phrases, je cherche le mot juste, le bon rythme du texte, la musique du sens… A ceux qui me croisent, je donne l’impression de ne rien faire, mais en vérité je travaille… Je ne cesse vraiment jamais d’écrire, même quand je reviens sans avoir écrit un seul mot. Revenir avec des idées, des projets d’émotions à transmettre, des images à exploiter, c’est ne pas revenir bredouille.
Mon attention à l’art tient au fait qu’il est le medium le plus efficace et le plus pertinent pour exprimer et explorer l’âme humaine dans ses aspects les plus complexes et ses replis les plus obscurs. L’art, il est vrai, est assez impuissant à réduire le Mal sur la Terre et à lutter contre les perversions, profondes et indéracinables, de la nature humaine. Mais il reste le moyen de grandir et de cultiver les ferments de la spiritualité, c’est-à-dire de s’élever au-dessus de soi-même et des contingences qui nous astreignent à n’être que sujets de nos propres désirs et, aujourd’hui, d’un individualisme galopant qui étouffe le monde. Travailler avec des artistes, photographes ou peintres, m’aide à apprendre beaucoup sur moi-même, car en interrogeant l’œuvre des autres, c’est moi-même que j’interroge et en moi que j’approfondis ce vers quoi, peut-être, je ne serais pas allé de moi-même. Cela dit, encore, marcher à travers champs, à travers bois ou en suivant le cours du fleuve, c’est aller sous le ciel, dans l’espace du monde offert, n’être pas prisonnier de ses seules pensées, mais être aussi en empathie avec les choses, dans la complicité de l’eau, des arbres, de la présence d’animaux furtifs… Patauger dans la boue des chemins, entrer dans l’amitié d’un arbre, dans les confidences du fleuve, voir pousser les premiers perce-neige et observer des pies qui bâtissent leur nid, c’est s’inscrire dans le temps même, le cycle des saisons, et se sentir d’ici et maintenant, dans le cours ininterrompu de vie et de mort qui règle toute chose.

J.-Y. C.: Comment nous présenteriez-vous votre recueil « Partage des eaux » ?

M.D.: C’est un recueil de six textes, bâti comme les précédents autour d’une thématique qui assure sa cohérence. La « ligne de partage des eaux », c’est aussi, en randonnée dans la montagne ardéchoise, le chemin de crête qui sépare deux bassins versants, l’un qui descend vers l’Atlantique, l’autre vers la Méditerranée. Métaphoriquement, c’est le chemin des jours semé des aléas, ou des accidents de la vie qui peuvent nous faire basculer sur des versants imprévisibles de nos existences. Je m’applique, dans ces nouvelles, à décrire des situations de passage qui, en quelques heures ou en quelques minutes, quelquefois en un court instant, peuvent changer le cours de nos existences, en bouleverser la trajectoire pour le meilleur ou pour le pire. C’est toujours la même chose qui me requiert, d’une nouvelle à l’autre, d’un recueil à un autre, mais j’essaie chaque fois d’en varier l’angle d’approche. Encore une fois, il me semble que c’est la nouvelle, dans la brièveté de sa forme, sa fulgurance narrative, qui est à même de mieux rendre ces à-coups du destin.

J.-Y. C. : Certaines de ces six nouvelles évoquent des expériences ou des drames très intimes. Peut-on ainsi scruter l’intime sans y mettre beaucoup de soi ? Le lecteur est très tenté de faire beaucoup de projections sur l’auteur lui-même…

M.D. : On ne peut scruter l’intime des êtres qu’en y mettant nécessairement beaucoup de soi. Et de ceux qu’on connaît ou qu’on croise. C’est inévitable et indispensable, me semble-t-il, car la première matière de l’écriture, c’est d’abord soi-même, et les humains, autour de soi, qui font partie de notre paysage et sans lesquels, il faut le dire, nous ne saurions vivre. Mais écrire, pour ce qui me concerne (et au demeurant pour la plupart des auteurs), ce n’est pas faire un « copier-coller » de la réalité. Entre l’œil du photographe, celui du peintre, et la réalité du monde qu’ils cherchent à traduire, il y a la distance de la technique et tout l’artifice de l’art. Les tournesols de Van Gogh et les pommes de Cézanne, ou le bœuf écorché de Rembrandt et les natures mortes de Chardin, ne sont que les effets de l’art, le produit d’une création, ou d’une re-création. Le résultat, toujours, d’une « transposition ». Certains lecteurs, souvent parmi les proches, croient voir entre les lignes l’image exacte de l’auteur, une projection de son être le plus intime, ce qui ne va pas, quelquefois, sans créer de malaise, car ils ont l’impression de pénétrer, comme des voyeurs, dans quelque chose qui, dénué de pudeur, leur révèle ce qui, normalement, devait rester caché. Mais la page est l’écran sur lequel on projette des ombres, les images fixes et déformées d’une réalité mouvante que l’on a saisi un instant (ou cru saisir) , à un moment donné, avant qu’elle s’échappe encore dans le paysage incertain du psychisme et de la mémoire. Mais pour être plus explicite encore, je dirais que dans le processus d’écriture des personnages réels apparaissent en premier, puis le travail de l’écriture les triture, les déforme, les transforme, les modifie, pour en faire des personnages de littérature. J’oublie qui les a inspirés (même quand il s’agit de moi-même), ils deviennent des êtres autonomes qui ont leur propre existence, des personnages à part entière qui vivent leur vie en dehors de la mienne. Ils ne sont qu’objets de pure écriture.

J.-Y. C. : Vous semblez déborder d’activités, vers quels univers, vers quelles pentes allez-vous maintenant cheminer, pour reprendre la métaphore de Partage des Eaux ?

M.D. : Le cheminement, pour l’instant, consiste à travailler à la publication de cinq ou six ouvrages (poésie, nouvelles, livres d’art et peut-être théâtre) achevés au cours de ces derniers mois. Qui mettront sans doute deux ou trois ans à apparaître – s’ils apparaissent.
Vers quelle pente mes pas me conduisent ?… Je ne saurais le dire exactement, mais cela dépendra aussi de la surprise des rencontres et de la santé de mon inspiration. Mais surtout, sûrement, du désir de poursuivre la route et de croire en ce que je fais. Ce fil ténu que guettent, à chaque instant, le silence et l’indifférence, le doute et la désespérance. Mais ce sont là les pierres du chemin. Celles sur lesquelles je passe, sur lesquelles parfois je butte. Pour le reste, je ne puis avancer que vers l’incertain, l’inconnu et l’inattendu, dans ce qui n’est que perpétuelle remise en question et trouée dans le noir.

Février 2015

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Partir sur les chemins

Pradeilles
Texte publié dans L’Iresuthe N° 33, printemps 2015.

[Nouvelle extraite du recueil Séparations, éd. L’Harmattan, 2009]

PARTIR SUR LES CHEMINS

Il nous en passe des choses dans la tête quand on n’arrive pas à dormir !… Tout à l’heure, quand j’ai repensé à Iris, j’ai presque eu du mal à me souvenir de ses traits et des inflexions de sa voix. J’ai vécu avec elle pourtant, pendant près de quinze ans, et nous ne nous sommes pour ainsi dire pas quittés d’une semelle pendant tout ce temps-là… Avec elle, ça c’était mal fini, et un été pour tout changer n’y suffirait sûrement pas ! Mais la mémoire est surprenante et, tout à l’heure, je me suis rappelé très exactement comment s’était passée la fin de mon séjour, là-bas, dans la vieille ferme de Haute-Loire que Monique m’avait louée, il y a maintenant quatre ans de cela. J’y étais seul avec Léo. Et voilà ce qui m’est revenu à l’esprit, avec une précision telle qu’il y a dans ces souvenirs quelque chose d’hallucinant.

Nous étions jeudi 19 août… Depuis quatre ou cinq jours, le temps était vraiment très moche. Je pourrais même dire exécrable ! Pas question de quitter la ferme, pour aller s’exposer à la foudre en courant les chemins du plateau, transformés en mares de boue par la succession des averses. Cette immobilité contrainte m’avait fichu en rogne, à force, et rendu inapte conséquemment à me concentrer sur quoi que ce soit. Stylo et livres même me tombaient des doigts, et j’avais observé que Léo, lui aussi, depuis que les orages s’acharnaient méchamment dans le coin, tournait dans la cuisine en gémissant d’ennui, guettant impatiemment l’instant où j’enfilerais mes chaussures de marche et mettrais la main sur mon sac à dos pour nous en aller en balade. Et puis les éclaircies s’étaient multipliées, offrant à notre réclusion l’espérance d’une escapade que des jeux de lumières imprévisibles ne manqueraient pas d’exalter. Au début de l’après-midi de ce même jour, nous étions partis de Saint-Haon sous un ciel noir et bleu, incertain, menaçant, balayé de rafales de pluie, mais bientôt traversé des rayons d’un soleil amical, grésillant de promesses, pour aller jusqu’au Nouveau Monde, un village niché au cœur des gorges de l’Allier. Là-haut, sur le plateau couvert d’une épaisse toison d’herbes rousses et de genets, la masse des nuages dérivait en se disloquant sur ces étendues de silence. Un souffle à peine perceptible inclinait le sommet des herbes et froissait les voilages de l’air… Je m’étais allongé sur un lit de bruyères, à l’abri d’une grosse pierre, les reins calé contre mon sac, et Léo en avait profité, sans me lâcher de l’œil, pour aller promener sa truffe dans les environs immédiats. J’ai contemplé au loin, pendant un bon moment, les gorges et leur encaissement vertigineux, tâchant de déceler en leur repli des traces de présence humaine. Et tout semblait posé en équilibre, sur une seconde d’éternité, infiniment précieux, mais infiniment vulnérable, comme une illusion prête à disparaître au moindre battement de cils. Puis l’horizon s’est refermé, la lumière s’est obscurcie, et alors que nous traversions Le Thor, la pluie s’est remise à tomber.

« Nous avons encore trois jours à passer ici, j’avais dit à Léo. Allez, demain, il fera de nouveau beau temps. La météo annonce une amélioration sensible des températures, la disparition de la pluie, le désencombrement du ciel, le retour d’une trêve estivale… Je t’emmènerai marcher, toute la journée, sur les chemins d’Ardèche (j’ai déjà prévu le circuit). Ce sera vingt-deux kilomètres sous un soleil sévère, un astre rond et franc qui luira comme une rondache de bronze, au creux de combes ténébreuses ou noyées de lumière verte, ou sous le couvert accueillant des bois de châtaigniers. Nous constaterons, une fois encore, que beaucoup de châtaigneraies ne sont plus exploitées ni entretenues. Que la terre, toujours, dévale des terrasses, emportée par les pluies. Et que les pierres des murets s’éboulent. Que les jeunes arbres, toujours, surgissent au hasard, mêlés dans une confusion sauvage où la main de l’homme n’intervient plus pour y mettre bon ordre. Des colosses frappés par la foudre dresseront parmi les sous-bois leurs silhouettes calcinées, fantômes pétrifiés nés de la fureur des orages… Et nous nous perdrons dans ce labyrinthe… délicieusement…»
Je me suis rappelé alors que presque une semaine auparavant, partis à l’aube du village de Laffare, nous avions traversé, au milieu de la matinée, le lieu-dit nommé Chanteloube. J’avais posé mon sac sur le bord du chemin pour prendre mieux le temps d’examiner quatre anciennes maisons. Des fermes du XIXième siècle, restaurées à grands frais et de toute évidence reconverties en résidences secondaires. Les trois ou quatre autres bâtisses qui constituaient le reste du lieu-dit demeuraient à l’état de masures croulantes. Larges façades de blocs lisses et propres, joints de maçonneries impeccablement retracés, toitures de tuiles flambant neuves, portes et volets fraîchement repeints, terrasses et cours dallées de pierre blanche où traînaient des jouets d’enfants, quelques outils de jardinage, tout ce qui concernait les premiers bâtiments, avait été refait avec un soin méticuleux et un goût plutôt sûr que les contraintes administratives qui veillent sur le patrimoine avaient certainement guidés. Un décor d’opérette propret, fleuri de géraniums et de roses trémières, mais un lieu vidé de son âme, presque un décor de cinéma planté au beau milieu d’un paysage de Lozère… Les plaques minéralogiques des voitures garées dans les cours m’avaient permis de constater qu’il y avait là des gens de Marseille et trois couples d’Anglais. Il est rassurant sans doute de voir que ces habitations traditionnelles ont été sauvées de la ruine. Mais le spectacle de ces fermes remises à neuf par de tout récents occupants, visiblement nantis de confortables revenus, suffit à illustrer le mouvement de désertification des campagnes et avait provoqué, dans un premier temps, chez le simple passant que j’étais, un réel sentiment de malaise. Malaise souligné par le profond silence qui pesait sur les lieux. Malgré ces traces de présence humaine, les bâtisses habitées semblaient comme engourdies. Les portes étaient closes. Aucun éclat de voix, pas un rire d’enfant, nulle trace de vie à travers les fenêtres. Comme s’il n’y avait âme qui vive et que les habitants étaient morts dans la nuit. J’ai fini par entendre le chant des oiseaux. Je me suis demandé si ce crépitement confus, enfoui dans l’épaisseur des arbres et des haies, n’était pas un bruitage destiné à donner comme une apparence de vie à ces lieux, une bande sonore qui tournerait en boucle !… J’ai presque été tenté d’aller chercher, parmi les branches, les haut-parleurs qu’on y aurait dissimulés. J’ai aussi hésité à franchir le premier portail qui se présentait (ils étaient tous ouverts), pour aller jeter un coup d’œil à travers les carreaux des fenêtres sur ce qui se passait à l’intérieur. Et je n’aurais pas été tout à fait étonné de tomber sur un aréopage de fantômes discutant en silence des moyens d’investir peu à peu tous les lieux désertés de Lozère… Il n’y a aucune raison, après tout, pour que les esprits se contentent d’errer dans les cimetières enténébrés, de hanter les maisons délabrées et les souterrains des châteaux… Pourtant, je n’ai franchi aucun portail. J’ai seulement sifflé Léo et repris le chemin, en me retournant seulement au bout d’un moment pour voir si les maisons se dressaient toujours dans le paysage…
– Après tout, je pourrais acheter une de ces ruines, je lui ai dit. La retaper sommairement. L’aménager avec une paillasse, une table, une chaise, une planche où poser des livres… Qu’est-ce que tu en penses ?… Un village fantôme, où vivent des fantômes qui n’ont rien de bien terrifiant. Sont peut-être même accueillants. Là, sans doute, est la paix. Et l’oubli sans remords. Alors on s’installerait là. Je ne ferais plus rien. Ce serait mon nouveau métier : ne rien faire. C’est un métier très difficile. Il y a très très peu de gens qui savent l’exercer. Nous irions, toi et moi, tous les deux, tous seuls, marcher sur les chemins. Ce serait comme ça, tous les jours. Un humain me demanderait parfois qui je suis, d’où je viens… Je dirais que je ne sais pas, que j’ai tout oublié le long des chemins, que j’ai perdu la tête, que j’ai perdu mon nom, que j’ai perdu mon ombre. Je rirais à la barbe du questionneur, et nous retournerions, le soir, à Chanteloube où je mettrais à mijoter une soupe aux orties, à bouillir une ou deux poignées de châtaignes, dans l’âtre que j’aurais rafistolé. Et la nuit, on regarderait les étoiles. Je n’aurais pas de mal à passer du monde des vivants à celui des esprits, de même pour en revenir, et pour y retourner encore, comme ça, tous les jours, parce que toi tu sais t’y prendre. Tu connais les passages pour aller d’un royaume dans l’autre, et c’est toi qui serais mon guide. Il n’y a que les chiens pour savoir des choses pareilles…

* * *

Vendredi-samedi, 20 et 21 août. Le bleu avait enfin lancé son offensive. D’abord un peu timide le matin, légèrement voilé, il finissait par s’imposer au début de l’après-midi et régnait sans partage jusqu’à la tombée de la nuit. Les balades de ces deux jours, comme la météo, n’avaient pas trahi leurs promesses. Nous avions parcouru, en tout, près de cinquante kilomètres. Léo était visiblement heureux de crapahuter en pleine nature. Moi aussi, bien évidemment… Moments de bonheur pur. Irracontables. Lingots d’or dans le coffre de ma mémoire…

* * *

Dimanche 22 août. Je revois tout cela comme si j’y étais encore. J’ai passé une bonne partie de ce jour à bêcher le jardin potager, à le désherber à la main et à l’arroser. J’ai rempli deux petits cageots de pommes de terre, un autre de carottes, un autre encore de laitues et de haricots verts. Puis entreposé tout cela dans un coin de l’étable pour que Monique, quand elle viendrait vérifier l’état de son jardin, n’ait plus qu’à l’enfourner dans le coffre de sa voiture. Manier la bêche pendant des heures m’avait rempli les mains d’ampoules et m’avait démoli les reins. Je crois pourtant que j’avais fait de la belle besogne. Monique m’avait dit, au téléphone, quelques jours plus tôt :
– Il faudrait que je passe pour m’occuper du potager. J’espère que je trouverai un moment pour faire ça d’ici la fin de la semaine, avant que les locataires suivants viennent s’installer, ou qu’il se remette à pleuvoir…
– Je pourrais peut-être le faire pour vous… Les travaux de la ferme et les vaches vous occupent assez comme ça…
Elle s’était presque fâchée :
– Ah non ! Vous n’allez pas gâcher le dernier jour de vos vacances à vous esquinter dans le potager !
Mais j’avais quand même insisté :
– Je vais le faire. Un peu de jardinage me fera du bien.
Je m’y étais mis dans la matinée, et avais travaillé toute la journée. Malgré mes mains pleines d’ampoules, mes doigts endoloris où s’étaient enfoncées des échardes, et mon dos courbatu, j’étais assez content de moi. J’avais dit à Léo :
– … Ce serait mon métier : ne rien faire. C’est un métier très difficile. Tu te souviens de ce que t’ai confié, l’autre jour ?… Et bien j’ai commencé à m’exercer. Aujourd’hui, toute la journée. Dans le potager de Monique. J’ai réussi, pendant toutes ces heures, à ne rien faire… ou, en tout cas, rien qui me soit directement utile. A m’absenter du temps. A me mettre à l’écart de tout. En retrait de tout. A n’y être plus pour personne. A m’abîmer entre deux pierres de fatigue… C’est un bon début, n’est-ce pas ?… La prochaine étape, ce serait parler aux chardons qui bordent les chemins, donner un nom à chaque oiseau qui passe dans le ciel, cueillir des larmes de bonté au coin des yeux des vaches…
Il m’a souri bienveillamment, et j’ai vu sa queue blanche jouer le métronome.

Je m’en allais pourtant le lendemain matin. Je préparerais mes bagages, le soir, et ferais le ménage de la maison. Les occupants suivants arrivaient dans la matinée. Un couple de postiers à la retraite qui remontaient du Sud. De Montpellier ou de Narbonne, je ne sais plus très bien. Que ce soit de là ou d’ailleurs, ça ne changeait rien au programme. Il fallait, de toute façon, que je quitte les lieux. Et même si Monique aurait bien aimé que je reste, parce qu’elle éprouvait pour moi, je crois, une réelle sympathie, et que nous avions réussi tous les deux à nouer d’excellents rapports, ils arrivaient le lendemain. Je n’avais aucun intérêt à traîner au lit si je voulais m’offrir une balade, la dernière, avant de m’en aller. Nous irions saluer l’Allier, ça c’était sûr, mais s’il nous prenait l’envie de pousser plus loin il faudrait que je sois sur pied à la première heure.

Je ne partais pas sans regrets. « J’aurais besoin de temps encore, je m’étais dit, le soir, avant de monter me coucher. Mais d’un temps qui s’étirerait maintenant en notes de silence, s’écrirait sur la partition où la succession des jours et des nuits déposent leur lumière. » Me retirer à Chanteloube, c’était juste une histoire que j’avais inventée pour Léo. Et pour moi aussi. Parce que, dans la solitude, comme dans l’insomnie, il vous en passe des choses par la tête ! Des choses qui permettent d’alléger un peu la souffrance. De la détourner quelque temps, et de s’en distraire. Il n’en restait pas moins qu’après m’être beaucoup agité, pendant ces quelque trois semaines, m’être engourdi d’activités physiques, j’éprouvais maintenant le désir, très réel, quasi impérieux, de m’abandonner à la somnolence de ne rien faire. Rien écrire, rien lire, mais rien dire non plus – et être presque rien. Oui, travailler à ETRE presque RIEN. Désir ivre, besoin aspirant, entrevu comme salutaire, de m’effacer aux yeux des autres, afin de n’être plus qu’une simple présence au monde, assourdie, transparente, presque évanouie. « Ce serait non pas m’effacer, je pensais, dans le creux de l’absence où le désespoir s’annihile, où toute douleur disparaît, mais plutôt renoncer à l’absurde nécessité de faire quelque chose, sombrer dans le repos de l’âme comme on se confie au vertige du rien, pour être seulement vacant, libérer son esprit et ses yeux, accueillir ces instants où l’on sent battre dans ses veines le cœur subtil du temps, cultiver cet état limite, mince ligne de crête entre ennui et pure joie d’être. Cet état où le simple fait de regarder le ciel, le feuillage d’un arbre, un oiseau marchant sur le toit, nous apporte la preuve que tout nous est donné à tout instant, et que vraiment rien d’autre ne nous est désormais nécessaire… »

* * *

Ce matin-là, dernier matin, en me rasant, je me suis regardé d’un œil torve dans la lucarne du miroir et me suis fredonné la chanson de Bécaud :
– … Et maintenant, que vais-je faire,
de tout ce temps… ?
J’ai réfléchi quelques secondes encore, le rasoir suspendu au bout de ma main :
– … J’aimerais bien écrire, tiens, un recueil de nouvelles. Je l’intitulerais Le gardien de phare… Pourquoi ? En vérité, je n’en sais rien, mais ce titre me plaît… Peut-être à cause de la solitude de l’homme, habitée seulement par le bruit de la mer, le cri des goélands, le vacarme de la tempête. Peut-être aussi à cause de l’image du veilleur, attentif dans sa tour de guet à perforer le ciel de son œil radiant de cyclope. A éclairer le noir autour de lui. A trouer l’horizon de la nuit d’une lumière palpitante pour éviter que, quelque part, un navire ne sombre. Attentif à faire mugir, sous le ciel épais, ses sirènes de brume. C’est peut-être cela écrire. Cela aussi. Veiller. A l’intérieur de soi. En regardant le monde qui s’étend tout autour dans le lancinement de sa rumeur… Oui, essayer tout simplement d’être lucide. Pour continuer d’avancer…
– Ces mots me disent quelque chose, a semblé me dire Léo qui me regardait me raser, posé sur son arrière-train, à l’entrée de la salle de bain…
– … Oui, en effet, je lui ai dit… […]
Je sais que nous avons besoin de cette force pour essayer de rassembler un tout petit nombre de mots, que l’essentiel finalement ne tient que dans ce petit tas de cendres, mais je sais aussi que la chose à dire, qui est toujours en devenir, est irrévocablement condamnée. Peut-être encore que l’ailleurs que l’on cherche à atteindre n’est jamais protégé que par son éloignement infini. Comme est peut-être infranchissable la distance entre la nécessité d’écrire et le monde. Et peut-être qu’écrire n’est jamais que l’errance qui, partant de la plénitude de l’origine, cherche à la relier à la plénitude de notre fin. Comme si écrire et marcher n’étaient finalement qu’une seule et unique chose… « C’est pourquoi ce que j’aimerais aussi, j’ai pensé, et avant toute chose peut-être, c’est avoir tout le temps devant moi, prendre mon sac à dos, avoir le plus longtemps possible des jambes qui me portent, sentir Léo à mes côtés, partir sur les chemins… »
Je me suis tourné vers lui et je lui ai dit :
– Partir sur les chemins, ça ne te dirait pas ?… Toi et moi. Tout seuls. Tous les deux… On s’en irait sur les chemins, droit devant nous, très loin, au bout du monde… J’écrirais, en marchant, sur les pages blanches d’un calepin, sur les écorces, sur les pierres, sur la peau verte des étangs, sur les oripeaux de lumière qui tremblent dans les arbres, sur la fièvre des âmes humaines, sur l’étrangeté d’exister… Je ferais cela en passant, comme une ombre abandonne ses graffitis sur les murs d’une ville. Et à la fin du compte ce serait un livre, pour qui voudrait le lire, c’est-à-dire une mince flamme qui se propage, une mèche qui brûle d’un bout à l’autre, dans le chuchotis de ses étincelles et leurs fulgurantes scintillations…
Je me souviens exactement de ça. Lui aussi me regarde, d’un regard doux et franc qui s’enfonce au fond de mes yeux. Il sait bien ce que vaut ma parole d’homme. Il sait bien que demain, bientôt, dès que nous serons loin d’ici, je serai de nouveau englouti par le tourbillon des contraintes, ligoté par les mille nécessités de la vie sociale. Que je jetterai de nouveau sur ma vie le mensonge obligé du travail et des mots vidés de leur sang. Que j’aurai oublié ma question. Que je m’installerai dans la tristesse résignée, le grincement irrégulier des jours. Dans le deuil d’une histoire qui m’a quitté. Qui se passera désormais de moi…
Je me souviens… Il me regarde avec des yeux très tristes, fatigués. Fatigués de ma propre fatigue. Des yeux tristes et doux qui paraissent noyés de regret.

Le pays que je te ferai voir

Le pays

 

LE PAYS QUE JE TE FERAI VOIR – Editions L’Amourier, 2014

Michel Séonnet

Roman lu par Michel Diaz – Chronique publiée sur le site des éditions L’Amourier et dans la revue L’Iresuthe, N° 33.

En ces temps où nous apparaît tellement urgent et indispensable de jeter des ponts par-dessus la mer Méditerranée, de s’appliquer à relier ce que les cultures d’ici-là-bas ont de plus précieux à s’offrir, de travailler aussi à rappeler quelques épisodes assez honteux de notre histoire coloniale, de dénoncer encore ce qui contraint, sur l’autre rive, les migrants clandestins à s’embarquer coûte que coûte pour atteindre la nôtre, certains livres, comme celui-ci, s’octroient pour tout cela le discret mais utile pouvoir dont peut user l’acte d’écrire.

Mais un ouvrage vaut, déjà, par le choix des termes qui l’inaugurent. Le pays que je te ferai voir, c’est d’abord cela que promet de faire, en son futur de certitude, le titre du récit de Michel Séonnet.
Et se pose d’emblée l’énigme des pronoms. Qui est ce « je » qui parle ? Et à qui parle-t-il ? Est-ce l’auteur à son lecteur que ce « te » désigne et implique ? Ou son héroïne à nous-mêmes ? Ou ce personnage à un autre ? Et dans ce cas lequel, et auquel des autres s’adresse-t-il ?… Et de quel pays s’agit-il ? Est-ce un pays réel ? Un lieu imaginé ? Et quelle sorte de voyage nous est-il proposé de faire ? Pour quelle découverte ?…
Ainsi sommes-nous, dès le seuil de ce texte, pris d’un léger vertige. Grâce d’un titre, en tous points magnifique, formulation d’un mystérieux sésame, appel, invitation à on ne sait trop quel inconnu, car nous voici, déjà, soumis à la question du lieu et confrontés à la transmission d’un savoir dont, apparemment, jusque là, nous étions ignorants. A quelle réalité géographique du monde avions jusqu’à lors échappé, ou dans quelle contrée de l’imaginaire se propose-t-on de nous emmener ?… Force est de constater, pourtant, que dans ces quelques mots, initiales majeures du livre, se pose comme un bruissement la voix nocturne du conteur, une voix qui ferait écho à celle, confidente, des Mille et une nuits, ou à celle qui nous conduit dans les merveilles du pays d’Alice.

Mais entrons dans ces pages. Une femme, Louise, propriétaire d’olivaies dans le sud de la France, essaie de retrouver les traces de son père, Louis, adjudant de la coloniale pendant la guerre d’Indochine, capturé par le Vietminh, mort vraisemblablement lors d’une tentative d’évasion, selon la version officielle. Père dont le retour, espéré d’abord par l’épouse, malgré le temps et les années, n’a laissé dans l’esprit de l’enfant, grandie dans cette interminable attente, que la blessure ouverte à l’éternelle absence, un attachement passionnel au souvenir du disparu: « Pas un anniversaire de la mort supposée de son père où Louise, avec force cris si nécessaire, chantage, pleurs, n’imposait à la mère de monter au village pour un dépôt de fleurs au monument aux morts et une messe ensuite. »
Mais pourquoi avoir tant tardé à entreprendre cette enquête, et pourquoi la conduire au Maroc près d’un demi-siècle plus tard, plutôt qu’en Indochine sur les lieux de la disparition ? Il reste, certes, sur la terre marocaine, personnages fantomatiques qui prendront peu à peu consistance, quelques survivants d’un lointain passé, anciens goumiers de cette compagnie que commandait le père, évadés peut-être avec lui et témoins supposés de sa mort. Mais qu’ont-ils maintenant à offrir à Louise, sinon une mémoire défaillante pleine d’images indécises, des souvenirs plus que confus, sinon contradictoires, une lettre illisible, une photo douteuse et des versions invérifiables de la survie de l’adjudant ?… Ainsi, très vite, le livre instaure des « trous noirs », matière opaque où gisent toutes certitudes, deux femmes, deux amours que sépare une mer, deux reflets de miroir dans lequel se reflète le même, époux et père déserteur ici, ancien soldat remarié là-bas, mais deux images qui, jamais, ne peuvent correspondre pour y donner à lire les traits d’un unique visage. Y aurait-il aussi deux hommes et entre ces deux-là lequel est le vrai père ?… Dans ce faible écheveau de preuves qui, de l’une à l’autre, en s’entrelaçant se défont, vérités qui pâlissent à mesure que l’on avance, il y a quelque chose qui s’apparente, se superposant à la quête de Louise, tous les éléments d’une énigme que l’on qualifierait presque d’enquête policière, si ce n’était qu’elle est conduite par le seul désir de lumière et les exigences du cœur.
En vérité, dans ce roman, et c’est le tour de force de l’auteur, il n’y a aucune contradiction entre les différents degrés de la réalité (géographique, historique, d’aspect documentaire, presque ethnographique parfois ou d’allure fantasmatique), comme il n’y en a pas non plus entre le réalisme des situations et le ton qui convient aux conteurs, ceux-là qui, comme ils le faisaient jadis, ici, à la veillée, ou là-bas sur les places publiques, se plaisaient à débobiner le fil de leur imaginaire et à lui laisser libre cours.
Réalisme, disais-je, de nature « documentaire » avec l’évocation du conflit d’Indochine, les détails de certaines opérations militaires, les conditions de détention des prisonniers du Vietminh, ou encore l’évocation on ne peut plus expressive de tel village marocain, l’entrelacs des ruelles étroites de la médina, la scène intime d’un repas, les routes des montagnes ou les chemins et champs noyés de cette boue visqueuse qu’ont laissés derrière eux les passages des pluies torrentielles… Mais quoique étroitement intriqué dans ce matériau narratif, et en scellant les fondations, dès les premières pages du récit se détache le ton singulier du raconteur d’histoires: celui qui, sans forcer la voix, passant d’un lieu à l’autre, et remontant le temps d’un moment de l’histoire à un autre, maintenant provisoirement une action en suspens pour reprendre le fil d’une autre, abandonnant son personnage là pour le reprendre ailleurs dans des lieux et temps différents, plus tôt, plus tard, mais aussi déplaçant les repères qui balisent la quête, les détruisant parfois l’un contre l’autre en les confrontant ou les exposant à trop de raison, brouille les pistes et fait de la réalité concrète cette évidence insaisissable et ouverte à tous les possibles, comme l’est tout autant le matériau du rêve ou de la songerie. C’est cette liberté, que s’octroie le conteur, qui donne à ce récit, composé de séquences brèves et qui pourrait sombrer dans le désordre entre les mains d’un moins habile, cette sinueuse envolée de musique polyphonique dont on sait que dans ses détours et son avancée en ellipses elle suit la ligne secrète qui la mènera au bout d’elle-même.
C’est cette liberté que, logiquement, on retrouve dans l’écriture même, dans la manière qu’a l’auteur de poser les mots sur la page, belle écriture souple, fluide, à la syntaxe bousculée souvent, et on serait tenté de dire désarticulée, si ce n’était que de la longueur de ces phrases (qui relève parfois de l’exploit), on peut voir s’élever comme un long ruban de fumée se déployant en arabesques, comme un appel de muezzin ou comme un chant de flûte lancinant qui vous saisit au cœur et vous envoûte. Ainsi commence et se déroule par exemple celle-là, « Ses pieds s’enfonçaient dans la terre fraîchement labourée, chaque pas semblait en faire remonter une odeur obscurément ancienne mais que le labour avait en quelque sorte rétablie dans une jeunesse perpétuelle, vitalités enfouies qui reprenaient vigueur au simple contact de l’air et desquelles (mais ce n’était peut-être qu’une illusion) émanait une humeur doucereuse, charnue, halo comme en diffusent ces plantes que l’on dit aromatiques (thym, marjolaine, centaurée) et pour qui l’odeur n’est en rien un plaisir, une sorte de joliesse dont elles agrémenteraient leur présence, mais une barrière de défense, un bouclier, une cloche d’humidité qui les met, tant faire que se peut… », phrase qui s’achève dix-huit lignes plus loin et qui, dans l’enivrante évocation des sensations diverses éprouvées par Louise, ne peut que nous transmettre, à nous aussi, lecteurs, ce sentiment de « formidable allégresse » qui s’empare d’elle à ce moment-là. Allégresse qui prend sa source dans ce que nous promet le titre, disions-nous, où dans « ce que je te ferai voir » tient déjà tout ce qui fera basculer le destin de ce personnage.
Je parlais plus haut de musique parce qu’il y a dans ce texte, construit comme une partition, un exercice continu d’allègement, un appel à l’élévation comme dans un stabat mater, un exercice d’exorcisme du passé qui conduit Louise à lentement se dépouiller de ce qui, au départ, constituait le premier objet de sa quête. Et survient un moment de partage du temps où quelque chose dit qu’il est déjà trop tard: « Tous ces mots sortis de la bouche du vieil homme étaient pour Louise comme des feuilles qui s’envolaient d’un arbre. Il aurait fallu qu’elle coure pour les rattraper […] Mais c’était trop tard. Elle était venue trop tard, trop vieille , pour que la confirmation des faits qui avaient obsédé sa vie puisse de quelque manière lui apporter apaisement. » Trop tard pour tout ?… Rencontres et partages jalonnent ce récit, comme, entre autres, ceux que fait Louise avec Ali, l’ancien goumier, compagnon d’armes du disparu, ou avec le père Adolphe, ce prêtre entièrement voué à la mission de soigner les migrants rescapés des naufrages en mer. Je citerai ici Marie-Jo Freixe qui rend ainsi justement compte de cette inattendue et ultime bifurcation dans le cours du récit: « Peu à peu, la recherche du passé perd de son urgence, le présent s’impose et ce sont d’autres situations douloureuses de perte, de disparition qui apparaissent. Le texte se fait alors politique dénonçant par la voix d’Ali: « Passeurs, recruteurs, tous les mêmes ceux qui sont venus nous chercher pour l’Indochine, ceux qui sont venus nous chercher pour les usines, et ceux qui viennent maintenant chercher nos fils à prix d’or pour des rêves inaccessibles. »
Si le texte se fait politique, il se fait aussi, à coup sûr, chemin d’initiation et de révélation. Et, en effet, c’est au contact de ce pays, et tous sens confondus, exaltés, de ses couleurs, de ses parfums, de ses saveurs et de ses bruits, comme aussi dans l’approche des gens qu’elle y découvre, dont font partie le père Adolphe et tous ceux-là encore, assiégés de détresse, et ce petit enfant que sa mère a porté valeureusement à travers le désert, jusqu’à mourir d’épuisement, ce tout petit garçon, baptisé Louis, bébé encore (ce fils qu’elle n’a pas eu) dont l’existence, tout comme jadis la sienne, s’ouvre sur la misère de l’absence, que Louise confrontée à d’autres dimensions du monde et de l’humanité se déploie en une autre dont l’éclosion éclate brusquement en musique de fête et de vie: « Déjà les cantiques fusaient au rythme des percussions africaines. Le petit Louis à nouveau dans ses bras, la danse continuait. La djellaba blanche bien trop grande pour l’enfant leur faisaient comme une traîne. »

Il est des livres qui, au contact de la tragédie du monde, projettent des clartés, lumière vacillante mais obstinée qui veille dans les âmes de bonne volonté. Le roman de Michel Séonnet fait partie de ceux-là, qui nous apaisent pour un temps de la douleur humaine, ouvrant la porte sur un horizon de collines lointaines dont il est nécessaire de croire que les vieilles forêts amies qui recouvrent leurs crêtes ne seront pas, elles aussi, brûlées au feu de la désespérance.

Michel Diaz

14 décembre 2014 – Les « Saisons d’Arts Mosny », lectures/dédicaces

Les « Saisons d’Arts Mosny » vous invitent à une présentation automnale de regards croisés :

Ils ont exposé leurs œuvres,
Michel Diaz a exprimé son ressenti dans des publications poétiques.

Bouro

Laurent Bouro, peintre – Michel Diaz : Sans Titre 2 (Approches du visage)

Dubois

Laurent Dubois,  photographe – Michel Diaz : Né de la déchirure

Cardon

Thierry Cardon, photographe – Michel Diaz : Atelier des Silences

Fuentes

Pierre Fuentes, photographe  – Michel Diaz : Juste au-delà des yeux

vann Aart

Rieja van Aart, photographe – Michel Diaz :  Aux passants que nous sommes


Château de Mosny, Saint Martin le Beau
14 décembre 2014 – 14 heures

Rencontre avec l’auteur et les artistes exposants, autour des livres et des oeuvres,
à 16 heures, le même jour.