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Fêlure – Les Cahiers de la rue Ventura N° 38

FÊLURE Editions Musimot (2017) – Lecture par Jean-Marie Alfroy
Publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura N° 38 (4ème trim. 2017) 

Plus on progresse dans la lecture de cet ouvrage, plus on est convaincu que le titre le plus adéquat aurait été, si on ne l’avait déjà utilisé pour le dernier cycle de lieder de Schubert (d’après les poèmes de wilhelm Müller), « Voyage d’hiver ».
En effet tout commence un 21 décembre et tout s’achève un 26 mars, grosso modo entre le solstice d’hiver et l’équinoxe de printemps. Mais quelle est la nature exacte de ce « tout » ? A première vue un poème en prose d’une cinquantaine de pages divisé en paragraphes et structuré selon un déroulement chronologique explicitement signifié par une succession d’entrées datées. La parenté avec le journal intime s’impose à l’esprit, ou bien avec le récit autobiographique, mais nous demeurons bien dans le domaine de la poésie, les éléments narratifs et descriptifs étant trop embryonnaires pour que nous en doutions.

Un narrateur – nous ne pouvons guère que le désigner autrement – nous parle grâce au truchement de « la blancheur somnolente des pages » sur laquelle il laisse sa trace, tout comme le Wanderer de Schubert laissait celle de ses pas sur la neige. Un mal l’obsède – c’est dit sans détour à la page 10 –, mais rien d’autre n’est précisé: au lecteur de se faire, peu à peu, son idée. Mais une conviction grandit et s’affirme: comme dans le cycle romantique, il s’agit d’une marche vers la mort; le noir et le blanc qui dominent ces pages finiront par rencontrer le rouge du sang.

« Il ne faudrait écrire qu’en amont de soi-même » confesse le narrateur à la date du 2 janvier. Où situer cet amont ? Dans les limbes de la conscience, les tréfonds du subconscient ? Serait-il présent dans ce double dont il aimerait se débarrasser afin d’acquérir « un corps léger, de peu de signifiance » tel qu’il est évoqué sur la page du 10 janvier ?

Le 25 du même mois, il réapparaît: « quelque chose qui n’a aucun nom et nulle consistance » … « peut-être (…) un souvenir monté du fonds des temps »; puis le 8 mars, protéiforme, vaguement inquiétant. Cette figure de l’Autre, génératrice de la « douleur d’être » (le 2 février) émane d’un passé mal défini; l’écriture devient alors ce « bruit blanc » qui tente de lutter contre « l’ombre dévorante », bien qu’on pressente que le combat est perdu d’avance.

Nous avons tous en nous un double qui nous met en péril; celui du narrateur (de l’auteur ?) pourrait bien être « ce rapport déjà si douloureux à la parole » (le 30 janvier), paradoxalement à l’origine de la vocation poétique. Il en émane ici une parole sourde et grave, au lent tempo, dont le phrasé de la musique nous étreint le cœur.

Michel Diaz confirme dans ce recueil sa maîtrise de la poésie en prose, au carrefour de la confession intime et de l’exploration de l’imaginaire: la langue est la fois simple et recherchée, limpide et sombre comme une eau profonde.

Jean-Marie Alfroy 

Fêlure, 2 lectures par Jean-Marie Alfroy et Laurent Dubois,
publiées dans le N° 38 des Cahiers de la rue Ventura – (Octobre 2017).

Fêlure – Le Cœur endurant – Les Cahiers de la rue Ventura

Michel Diaz
FÊLURE (Musimot, 2016), LE CŒUR ENDURANT (L’Ours blanc, 2016) lus par Laurent Dubois

Note de lecture publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, n° 37 (sept. 2017)

Michel Diaz ou la fêlure d’un cœur endurant, par Laurent Dubois

S’il nous faut aller, sans détours, dans l’intimité de la chair de ces deux recueils poétiques, je retiendrai ce qui nourrit leur écriture en profondeur, ce thème lancinant que leur auteur trame et tisse d’un texte à l’autre, en fils croisés, indémêlables, qui posent la question de l’être-au-monde, fruit d’un inépuisable sentiment d’étonnement qui se confond avec la soif inassouvie du chant toujours à naître, autant que fruit amer d’une inconsolable douleur.
Nous ne vivons que de devoir mourir, et ne pouvons écrire que sur ce qui ne peut se dire / n’est pas dit, car indicible est tout ce qui se tait. Et le poète ajoute que l’on a rien à dire en vérité / que ce cheminement têtu en nous
Cheminement obscur de ce quelque chose qui nous travaille, car toujours, au fond de l’orchestre, on entend les mâchoires qui mastiquent la partition, les dents qui mordent dans la chair des heures, le mufle qui s’abreuve à l’auge de la douleur des hommes

Survivre à l’échéance de la mort qui approche implique d’affronter ce repli coupable de la chair en deuil du désir. Ainsi le cœur vieillissant consent à l’ombre de lui-même, condamnant au seuil de ses abandons tout risque de clartés.
Certains d’entre nous, au-dessus du vide d’ici-bas, s’accrochent aux branches divines, misant leur salut sur l’incertain de l’au-delà. Pour eux, mourir est s’éveiller, aveuglé en pleine lumière.
D’autres crachent sur tout, mais à distance, le venin d’une amertume qu’ils croient produite par la lucidité mais qui, en réalité, tire ses principes actifs du mensonge fait d’abord à eux-mêmes.
Les plus nombreux enfouissent leur esprit dans les sables du déni, somatisant leur crainte viscérale de mourir en maux de toutes sortes.
Pourtant, pour se sentir vivant, écrit encore Michel Diaz, il faudrait convoquer ce miracle ; être là, sans paroles, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.

Écoutons bien cet état particulier de silence que le poète accueille, il n’appelle à rien d’autre qu’une absence écarquillée, ce lieu d’oubli où tout peut se jouer, après mise en jeu de la pure, inestimable gratuité du monde et dont le gain rêvé serait le pur sentiment d’exister. Avant de disparaître ?
… Mais la partie est ardue : le tapis de jeu a la dimension de nos drames, une vie ne suffit pas pour en connaître toutes les règles et qu’avons-nous en mains ? Si peu de signes en vérité pour nommer, sans véritablement les comprendre, les choses par leur sens commun, véritable carcan sémantique. Comment alors questionner ce mystère qui nous habite autrement qu’à l’aide des mots figurant sur les cartes à piocher au hasard – ou à la nécessité – des plis de l’existence ?

Oui, il faut écouter très attentivement la poésie de Michel Diaz, comme on perçoit le pouls d’un sang noirci de tant d’ombres amassées qui cherchent à se répandre et qui, jaillissant du vertige acéré, fulgurant, provoqué par une lame au poignet, délivrerait sa vigueur écarlate .
Seul le poème a le pouvoir de dire l’insoutenable enjeu du réel. C’est la raison pour laquelle on l’a tant bâillonné. Ici, affrontant le risque de se dépouiller de tout, y compris de lui-même, – à la lisière du non-naître, du n’être pas encore ou celle du n’être plus –, Michel Diaz se tient au cœur de ce que la poésie porte de plus bouleversant, de plus douloureux aussi, comme l’est toute
confrontation à la voix profonde qui jamais, en nous, ne s’apaise

Laurent Dubois, avril 2017
Laurent Dubois, poète et photographe, vit dans La Sarthe. Il a dirigé la revue Argile, au début des années 80, et publié plusieurs livres accompagnés de textes poétiques (dont deux avec Michel Diaz). Il expose régulièrement, depuis de nombreuses années, un peu partout en France.

Un navire de papier – Michel Diaz – Laurent Dubois (avril 2017)

UN NAVIRE DE PAPIER – Editions Cénomane – 2017

Michel Diaz, textes – Laurent Dubois, photographies

LE LIVRE :

Chaque entreprise se construit un monde unique et singulier.
Arjowiggins ne fait pas exception. À Bessé-sur-Braye, cette imposante usine de fabrication de papier se pare elle aussi d’une couleur qui lui est propre, née de l’indéfinissable alchimie créée par la configuration des lieux, la nature de l’activité et le travail des femmes et des hommes qui maintiennent le cap de ce Navire de papier.
Dans ce livre, Laurent Dubois et Michel Diaz tentent de restituer ce qui émane du gigantisme des machines, réglées au micron pour produire à très grande vitesse la blancheur diaphane du papier, de témoigner de la présence fantomatique des corps au travail, de traduire le bruit, la poussière, la chaleur, l’humidité…
Dans cette confrontation se révèlent non seulement le portrait d’un processus industriel, mais aussi une réalité qui ouvre sur un imaginaire du travail paradoxal et poétique, et sur nos questionnements les plus intimes.

Extraits du texte :
[…] Mais, vu de l’extérieur, et en se faisant ignorant de toute fonctionnalité des lieux, ce monde mécanique, assemblage insensé de cylindres d’acier, de tapis déroulants, de poutrelles, de câbles, de tuyaux, de ce qui malaxe et écrase, découpe, enroule, bat son rythme effréné de cœur sans état d’âme, ce monde, pense-t-on, n’est pas bien éloigné de ce qui peut nourrir l’imagination onirique, laquelle, dans la légitimité de sa démarche, pourrait revendiquer de résider dans telles connexions secrètes entre mécanismes du rêve et mécanique industrielle, entre outils fonctionnels (dont les arcanes nous échappent) et machinerie propre à l’activité du rêveur.
Et c’est alors, autorisant de telles connexions entre les éléments de la réalité concrète et les images et les mots, cette langue que s’est forgée le rêveur éveillé (qu’il soit photographe ou poète) que peut naître, de toutes choses, ce qu’on appelle « poésie ».

 *   *   *

[…] Pour d’autres, ce sont peut-être l’eau des sources, les monts de l’enfance, la noire transparence du calme, son immensité limpide, l’œil à tout endroit aspiré dans la splendeur du sombre, c’est peut-être aussi cette force, la force des solitudes d’antan, qui fait que le regard se pose, se pose longtemps sur les choses.

Pour ceux d’ici, ce sont le vacarme de ces machines qui tournent jour et nuit, broient et mâchent le temps, et recousent les heures les unes aux autres, et les gestes précis, répétés, assurés à leur tâche, oui, c’est sans doute tout cela qui donne à ceux qui œuvrent, ici, dans cet espace d’existence où, travail accompli, on les rend à eux-mêmes, le désir de réconcilier soleil et silence, parole et sommeil, effort et plaisir, un autre sens au vivre avec, en arrière-jour, ce gémissement de la peine à s’accorder chaque matin au monde et à ce qu’il en faut partager.

*   *   *

[…] On aurait bien envie de désigner ce que ces images contiennent comme des « fragments de pénombre », ou des « fragments nocturnes », ou des « fragments du réel pur » volés, comme dans la caverne de Platon, à ce qui apparaît d’un jour dont on ne peut jamais directement regarder le soleil. Mais peut-être aussi bien, rassemblant tout cela, comme des « fragments de mémoire ».
Car ces lieux, si l’on est simplement visiteur, nous invitent à une expérience particulière dont les multiples déclencheurs sont autant d’éléments de nature variable: souvenirs de lectures, de dessins, de tableaux ou de films. Autant d’images resurgies, déposées à fleur de mémoire et qui tout à coup nous font signe.

Et c’est là, tout à coup, à travers le filtre des yeux, telle réminiscence des architectures de Piranèse, ou telle description d’un roman de Conrad et le boucan fiévreux où se sont emballés les moteurs, à moins que ce ne soit telle scène des Temps modernes où Charlot se retrouve happé par les mandibules d’une machine dont on soupçonne que l’absurdité pourrait bien cacher une vie secrète.
Dans tous les cas, ces éléments du souvenir, images assez saisissantes pour qu’elles demeurent aussi nettes dans nos mémoires, provoquent le même sentiment de force et de sourde inquiétude.

C’est pourquoi, en effet, pénétrant dans ces espaces de travail, on ne peut qu’éprouver ce que l’on éprouve dans les lieux « forts » où l’humain se retrouve à interroger ce qu’il a pu construire pour le maîtriser mais qui, le servant, le dépasse, et parfois lui échappe (le brûlant dans ce cas au feu de Prométhée).

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[…] On dévide son fil d’Ariane pour avancer plus loin, encore, sous un ciel de poutrelles qui quadrillent le jour.
Marcher, ici, c’est se confier à un égarement qui seul pourrait repeindre d’indécis les envers du décor. Guidé par ces deux seules et uniques lueurs qui ouvrent sur le jour et la nuit de la rêverie, l’autre pente du lent regard, son indissociable versant.
On peut alors, sans mal, imaginer quel piège ou quelle créature nous attend, accroupie à l’angle d’un mur, au détour d’un couloir.
On entend respirer quelque chose, venu d’on ne sait où, d’on ne sait quelle île lointaine. Venu peut-être aussi de ces régions obscures de la peur, où rien ne moisit, ne fume ni ne rouille, mais survit à tout et traverse les nerfs, les poumons, les planètes, saisit au creux de l’estomac, jusqu’au centre du cœur.

C’est aussi une sorte de voix sans mots, de grondement. Une rumeur qui monte de très bas, d’en dessous. De l’indescriptible désordre du monde et d’un infini de visages dont le regard de quelques-uns, croisés, ne serait-ce qu’un bref instant, nous rappelle soudain à ces lieux où les choses ont repris leur place et les hommes la leur, sans autre certitude que le mince fil du présent.
Des hommes dont les jours, les gestes et les corps sont comme les témoins vivants du long voyage silencieux, et de la terrible lenteur de la vie.

  *   *   *

[…] On pourrait quand même se demander: l’homme, qu’est-il encore, ici, au milieu d’un orchestre jouant en même temps de tous ses instruments, donnant cet opéra dont le bruit enfiévré déferle, dressé comme la mer contre une forteresse, quand tout s’anime, se déploie et se referme en un même et puissant mouvement ?

On pourrait légitiment se le demander.
Au-delà de ces murs, la terre existe-t-elle encore ?… Qui sait, la fin des temps viendra peut-être ici, est peut-être advenue, aux extrêmes limites de l’océan, ici, sur cet archipel de hasard, son dernier îlot habitable.
On imagine le déchaînement des éléments où la terre va s’engloutir.
L’homme disparaîtra, lui le passager clandestin, l’invité de la dernière heure ?… S’en ira sur la pointe des pieds, après avoir, d’un peu de poésie, coloré l’air et l’or du temps, et laissé son intelligence aux machines. Qui se passeront désormais de lui.
Feront, sans lui, un livre qui racontera son histoire, et où il sera dit que l’homme est né de l’imagination négligente d’un dieu qui, d’un poème trébuchant, le froissant dans sa paume, fit une boule de papier jeté à la corbeille.

Éditions Cénomane – Le Mans
80 pages, format 21 x 26 cm, à la française
Textes de Michel Diaz, photographies de Laurent Dubois
Préface de Bernard Giusti
Genre: livre d’art/poésie
Prix public à parution : 25 euros TTC
ISBN 978-2-916329-71-0

Médiathèque de La Riche – Lecture et dédicace – mai 2016

La Riche

A l’occasion de l’exposition des cyanotypes de Laurent Dubois, à la médiathèque de La Riche, je ferai, le vendredi 20 mai,  à 19 h., une lecture d’extraits de l’ouvrage, « Né de la déchirure », que nous avons publié aux éditions Cénomane.