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Fêlure – Le Cœur endurant – Les Cahiers de la rue Ventura

Michel Diaz
FÊLURE (Musimot, 2016), LE CŒUR ENDURANT (L’Ours blanc, 2016) lus par Laurent Dubois

Note de lecture publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, n° 37 (sept. 2017)

Michel Diaz ou la fêlure d’un cœur endurant, par Laurent Dubois

S’il nous faut aller, sans détours, dans l’intimité de la chair de ces deux recueils poétiques, je retiendrai ce qui nourrit leur écriture en profondeur, ce thème lancinant que leur auteur trame et tisse d’un texte à l’autre, en fils croisés, indémêlables, qui posent la question de l’être-au-monde, fruit d’un inépuisable sentiment d’étonnement qui se confond avec la soif inassouvie du chant toujours à naître, autant que fruit amer d’une inconsolable douleur.
Nous ne vivons que de devoir mourir, et ne pouvons écrire que sur ce qui ne peut se dire / n’est pas dit, car indicible est tout ce qui se tait. Et le poète ajoute que l’on a rien à dire en vérité / que ce cheminement têtu en nous
Cheminement obscur de ce quelque chose qui nous travaille, car toujours, au fond de l’orchestre, on entend les mâchoires qui mastiquent la partition, les dents qui mordent dans la chair des heures, le mufle qui s’abreuve à l’auge de la douleur des hommes

Survivre à l’échéance de la mort qui approche implique d’affronter ce repli coupable de la chair en deuil du désir. Ainsi le cœur vieillissant consent à l’ombre de lui-même, condamnant au seuil de ses abandons tout risque de clartés.
Certains d’entre nous, au-dessus du vide d’ici-bas, s’accrochent aux branches divines, misant leur salut sur l’incertain de l’au-delà. Pour eux, mourir est s’éveiller, aveuglé en pleine lumière.
D’autres crachent sur tout, mais à distance, le venin d’une amertume qu’ils croient produite par la lucidité mais qui, en réalité, tire ses principes actifs du mensonge fait d’abord à eux-mêmes.
Les plus nombreux enfouissent leur esprit dans les sables du déni, somatisant leur crainte viscérale de mourir en maux de toutes sortes.
Pourtant, pour se sentir vivant, écrit encore Michel Diaz, il faudrait convoquer ce miracle ; être là, sans paroles, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.

Écoutons bien cet état particulier de silence que le poète accueille, il n’appelle à rien d’autre qu’une absence écarquillée, ce lieu d’oubli où tout peut se jouer, après mise en jeu de la pure, inestimable gratuité du monde et dont le gain rêvé serait le pur sentiment d’exister. Avant de disparaître ?
… Mais la partie est ardue : le tapis de jeu a la dimension de nos drames, une vie ne suffit pas pour en connaître toutes les règles et qu’avons-nous en mains ? Si peu de signes en vérité pour nommer, sans véritablement les comprendre, les choses par leur sens commun, véritable carcan sémantique. Comment alors questionner ce mystère qui nous habite autrement qu’à l’aide des mots figurant sur les cartes à piocher au hasard – ou à la nécessité – des plis de l’existence ?

Oui, il faut écouter très attentivement la poésie de Michel Diaz, comme on perçoit le pouls d’un sang noirci de tant d’ombres amassées qui cherchent à se répandre et qui, jaillissant du vertige acéré, fulgurant, provoqué par une lame au poignet, délivrerait sa vigueur écarlate .
Seul le poème a le pouvoir de dire l’insoutenable enjeu du réel. C’est la raison pour laquelle on l’a tant bâillonné. Ici, affrontant le risque de se dépouiller de tout, y compris de lui-même, – à la lisière du non-naître, du n’être pas encore ou celle du n’être plus –, Michel Diaz se tient au cœur de ce que la poésie porte de plus bouleversant, de plus douloureux aussi, comme l’est toute
confrontation à la voix profonde qui jamais, en nous, ne s’apaise

Laurent Dubois, avril 2017
Laurent Dubois, poète et photographe, vit dans La Sarthe. Il a dirigé la revue Argile, au début des années 80, et publié plusieurs livres accompagnés de textes poétiques (dont deux avec Michel Diaz). Il expose régulièrement, depuis de nombreuses années, un peu partout en France.

Fêlure, Le Cœur endurant – Chemins de traverse N° 50

FÊLURE et LE CŒUR ENFURANT, lecture par Gabriel Eugène Kopp, Chronique publiée dans le N° 50 de Chemins de traverse (juin 2017).

Inscrit Au Vital du Diaz : Ce produit des laboratoires Musimot est :
une ordonnance,
une prescription
une thérapie pour les mal-respirants aigus ou chroniques francophones ! Cible potentielle : 274 millions de patients dans le monde !
Michel Diaz nous offre là un soin profond et efficace pour tous ceux qui auraient des difficultés d’être avec l’air qui entre et avec l’air qui sort. L’air et la chanson, évidemment ! Respirer est le maitre mot de ce livre. Chaque syllabe de ces versets (oui, qu’on les apprécie ou pas, il y du Claudel et du St John Perse dans cette composition), chaque syllabe est pensée, pesée et ressentie pour être dite à haute voix. Déclamez Fêlure, récitez-le, vous entendrez. Normal, le docteur Diaz, c’est un homme de théâtre.

Pas un pet de travers !
Cet ouvrage est une performance extraordinaire : un contenu irréprochable joint à une beauté formelle que Musimot a produite font de ce petit recueil un besoin, une nécessité, une solution, une délectation.
Alliez la douceur du toucher et le format, le grain du papier et la mise en page offerts par une éditrice chevronnée et subtile à la balance à trébuchet du diamantaire Diaz et vous aurez cette pépite. Cette panacée.
Moi qui ne suis d’ordinaire pas tendre pour la poésie contemporaine, je me vois et je me lis obligé de retenir mon acrimonie. Mais je ne souffre pas de le faire, je souffle…
« Respirer seulement me fut, pendant longtemps, une souffrance de presque chaque instant.
Mais j’avançais ainsi… Souffle sans voix qui bée, voix qui, souffle coupé, bégaie, soulevant à chaque syllabe ses pelletées de terre, remuant aussi sur la langue ses tonnes de graviers. »

Enfin, je reprends haleine
Et là où chez d’autres auteurs j’aurais eu les pieds pris dans les pieds mal ajustés et déjà trébuché ; là où dans bien des recueils j’aurais été, le nez dans la poussière, étouffé de souffreteuses grossièretés, suffoqué d’inélégances déséquilibrées, Michel Diaz me permet de rester debout, d’aller bon train sans m’essouffler à travers les pays de ses enfances et les messages de ses jours, par-dedans une sensualité évoquée qui résonne au fond de mon âme.

Ménage
Ce bouquin doit figurer sur votre bureau, sur votre frigo, sur vos étagères, dans vos poches. Et au cas précis où la modernité bousculée vous couperait le souffle, posez vos pattes dessus ce livre, laissez sa douceur et sa douceur et sa caresse, et son chant et son chant et son chant et son chant, et son rythme vous offrir les quelques secondes de respiration nécessaires à poursuivre votre route, ou à vous asseoir pour attendre tranquillement la fin de l’angoisse…

Lire
« Un corps léger, de peu de signifiance, débarrassé du plomb de mes organes et s’avançant comme une danse dans le ciel ouvert.
Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie. »

Posologie
À utiliser sans modération.

Le Cœur endurant

Michel Diaz ne fait pas que jouer avec les mots : la rigueur de la composition de ce recueil ne fait aucun doute. La force de ses évocations nous gagne à nouveau, — il nous y a habitués — le sens de son dire nous appelle : c’est normal, Michel Diaz est un poète et sa tâche de poète il la fait bien !

J’ai rarement eu l’occasion, sauf parmi les plus grands (il en est peut-être un) d’admirer le travail scrupuleux auquel un poète, plus que tout autre écrivain doit se livrer. Avec Le Cœur endurant, publié dans cette superbe collection « Poésie », chez l’Ours Blanc, l’auteur m’a emporté vers son univers de la facture d’instruments qu’est sa poésie : cent fois sur le métier il a dû remettre son ouvrage.

La spontanéité ? Qui a prétendu que façonner son œuvre dénaturait l’émotion ? Assez de fadaises cossardes et vaniteuses sur l’improvisation et le premier jet qui serait plus véritable. Vomir serait-il plus positif que digérer ? À l’authentique pelleteur de nuages s’échiner ne fait pas peur : pris entre le souci de respecter son âme et son projet et de rendre le tout lisible, il lui faut de la force et une habileté à construire, et détruire, et construire… Endurance.

Dans ce recueil, rien de faible et rien d’abandonné sans élaboration. Jusqu’à la fin, Diaz est sans imprudences ni impudence.

Mais je m’éloigne de mon propos : l’ouvrage m’a emporté et plu. C’est un fait… Et m’a donné un cœur qui parfois me fait défaut. Non, il y a plus osé, et plus périlleux dans ce texte : il y a du courage !

Comment appeler autrement le fait qu’un homme de théâtre aussi reconnu que lui, s’aventure à vider sa partition, son scénario, de quasiment toute ponctuation !

Certes, ses vers sont si bien articulés que la ponctuation peut être considérée comme secondaire (sauf aux endroits où l’intelligence du verset le réclame pour éviter équivoques et approximations), mais un vrai poète ne laisse rien au hasard : j’ai perçu dans ces pages qu’il avait fait un choix lucide et structurant ! Les quatre premiers chapitres de ce recueil sont de cette veine.

Pierre Reverdy disait : « Chaque chose est à sa place et aucune confusion n’est possible qui exigerait l’emploi d’un signe quelconque pour la dissiper. Chaque élément ainsi placé prend plus rapidement et même plus nettement dans l’esprit du lecteur l’importance que lui a donnée l’esprit de l’auteur. »

C’est le cas ici. Et c’est un coup de force : Diaz nous impose, à son habitude, la voix haute ! La voix haute oblige à la respiration, la respiration, c’est la ponctuation, c’est l’auteur, c’est le lecteur ainsi guidé dans l’intime du poète ! Mais Diaz nous fait aimer les vraies chaines de la poésie.

« … 

caresser 

le velours de la nuit

d’un mot    de l’autre    y

entendre marcher le silence

à pelage de fauve

… »

La quatrième partie du recueil est bien souvent plus sage dans l’écriture. Mais c’est sans doute parce que Diaz veut y délivrer un message ne laissant pas d’ambiguïté quant à son propre avis et sa propre vie : l’auteur parle de lui, il décrit son âme, c’est poignant. Alors quel intérêt d’associer ainsi dans un même ouvrage deux rédactions différentes sur le plan formel et sur le plan du symbolisme ?

Mauvais décodage du titre de cette partie ! Au piquet, lecteur superficiel : ceci est un émargement ! Car un rêve montré d’emblée se doit de recevoir le cadre du sujet rêvant et ce cadre se nomme Pierres d’angle : il ratifie : Diaz ! La signification complète est alors : rêvez avec moi !

Le rêve d’abord, le moi en dernier, étayant ledit songe sans forfanterie, histoire qu’il se partage, et que ne disparaisse pas la signature, car il n’y a pas de rêve sans au moins un rêveur :

« … Une aube qui s’inventera un nom sous les paupières closes de la nuit, se fraiera un chemin de lumière. »

Qu’il partage son rêve intime ou sociologique, c’est un risque que prend un auteur. Qu’il en assume la paternité, qu’il soit la « pierre d’angle » de son rêve, quoi de plus normal.

Gabriel Eugène  KOPP

FÊLURE, LE CŒUR ENDURANT – L’Iresuthe N° 39, mai 2017

Fêlure, Le Coeur endurant, lus par Raymond Alcovère. Note de lecture publiée dans le N° 38 de L’Iresuthe.

« La pure, inestimable gratuité du monde. » 

Une lecture de « Fêlure » et de « Le Cœur endurant » de Michel Diaz.

Quelle est cette Fêlure que chacun porte en lui ?
Michel Diaz est un voyageur intrépide, il n’esquive rien, creuse un sillon :
Il y a une vérité, pour chacun, à habiter le monde. Fût-elle maladive, ou de nature indéfinie. Pourtant, pour l’habiter, peut-être suffit-il de le nommer, de toucher, du bout des lèvres, les mots qui le désignent.
Les obstacles sont nombreux, le chemin emprunté vers cette vérité est rude, incurvé d’ornières :
Car il se pourrait bien, d’ailleurs, qu’il n’y en ait aucune de définitive, pas plus définitive que la vie elle-même n’a de sens et que l’on suppose que celui-ci n’est rien qu’une coquille vide.
Mais qu’importe, le poète plonge, se frotte à l’infini, sa vraie matière, sa raison d’être. Et il découvre que le plus proche, toujours, nous est le plus inconnu:
Pour se sentir vivant, il faudrait convoquer ce miracle : être là, sans paroles, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.
Michel Diaz ne cite jamais le Dao, pourtant il est là, quelque chose qui n’a aucun nom et nulle consistance. Ni grain de sable, ni remous de l’air sous l’aile d’un oiseau, ni goutte d’eau qui se balance à la voûte du ciel. Quelque chose qui n’a, ni propre mouvement, ni aucune impulsion personnelle. (…) D’abord, cette évasion de la périphérie du corps vers un au-delà de soi-même, un inéluctable abandon au baiser conjugué de la mer et du ciel.
Avec les mots pour tout bagage ; ils sont le feu qui couve sous la cendre :
Comme on laisse glisser sur sa main, me disais-je à moi-même, l’ombre légère d’un nuage, laisser venir à soi les mots, dans une amitié vigilante.
Ce voyage est une plongée, dans un kaléidoscope, un maelstrom, toujours à la limite de la rupture : Laisser venir à soi les mots, pensais-je, feignant, je le devine, d’avoir l’âme apaisée, c’est s’avancer sur la lisière du non-naître, du n’être-pas-encore ou sur celle du n’être-plus, ce vertige où effroi et attrait vont de pair, étant d’égale signifiance et de même puissance, comme d’ailleurs celle de promener son ombre sur la terre.
Les mots sont aussi la chair ; il n’y a pas de différence entre l’intérieur et l’extérieur  :
On entend respirer quelque chose, venu d’on ne sait où, d’on ne sait quelle île lointaine. Venu peut-être aussi de ces régions obscures de la peur, où rien ne moisit, ne fume ni ne rouille, mais survit à tout et traverse les nerfs, les poumons, les planètes, saisit au creux de l’estomac, jusqu’au centre du cœur.
L’unité tant recherchée commence à transparaître : dedans, dehors, à ce moment, ne font plus qu’un.
Lent et patient surgissement , celui d’une voix, une voix qui parle, appelle, se confie, réclame qu’on lui tende l’oreille, quelqu’un peut-être percevrait un lointain murmure d’abeille, un rien de bruit, un linge étendu qui s’égoutte.
Il faut en passer par la mort, dans ce voyage initiatique ; c’est dans la mort à lui-même que le poète cherche la rédemption. Il la trouve dans l’amour, en fin :
Où l’amour même, au revers de toute lumière, a fini, sans regret, d’effeuiller les pétales de sa dernière lampe.

J’ai entendu Le cœur endurant comme un écho à Fêlure ; les deux textes résonnent. Écoutons La Rose penchée :

Les heures, autour d’elle, ont fini de se rassembler. Mais forte de ce qui la lie aux promesses de l’ombre, elle est ce qui, de la lumière, excède le visible. Il n’y a rien qu’un mot pour vivre. Celui, seul, de désir, qui, de son sang irréversible, irrigue le néant.
Le néant, la mort, le désir… Toujours au centre de l’écriture de Michel Diaz  :

Blanc de la page
sous la main qui tisse ces mots
la mort à l’œuvre à ciel offert
ses beaux doigts auscultant le silence
de son éternelle étrangeté
pétrissant à travers ses beaux yeux
la matière pure de son néant

Pour tout bagage, Le voyageur convie l’impensé du langage ; Michel Diaz lance ses phrases dans plusieurs directions, le sens en est multiplié ; il nous pousse au vertige :

Il n’est d’ineffaçable
que le sang du rêve
au verso du sommeil
que l’infinie
patience de la mort
dans l’épaisseur des pierres
il n’est d’inaltérable
que ce que la clarté du jour
demande à l’impensé de dire
et ce que répond le silence
Le désir est désir d’unité ; c’est là précisément la littérature, le poème :
ainsi toute invention
et toute la réalité du monde
ne sont que dans les mots
pour l’univers comme
pour le néant
on ne touche rien
du bout de ses doigts que
la chair du temps qui s’écoule
dans un écoulement heureux
on ne ressent rien
d’autre au creux de sa poitrine
au midi recueilli de son corps
où la pensée a levé l’ancre
que le pur sentiment
d’exister

Le Graal tant recherché, il l’entrevoit, le pressent, le devine, le poursuit et s’il le trouve,  c’est dans le Temps :
et il y a l’aube chargée de fruits
la lumière qui veille au dehors
comme une fontaine paisible
une lampe d’eau claire
une abeille contre la vitre
les courbes d’un nuage
rien que la plénitude de l’instant

C’est dans un état second qu’on ferme le livre ; hébété, mais lavé, reposé, comme si une étape avait été franchie ; l’harmonie profonde qui se dégage de l’écriture de Michel Diaz délivre, libère. Un souffle magique, régulier et profond est passé délicatement sur nous…

Raymond Alcovère

« Fêlure », éditions Musimot, novembre 2016
« Le Coeur endurant », éditons l’Ours blanc, automne 2016
À noter dans ces deux livres, les superbes créations graphiques de Monique Lucchini et Jeannine Diaz-Aznar.

Raymond Alcovère a publié plusieurs romans, dont Fugue baroque, Le sourire de Cézanne, et Le bonheur est un drôle de serpent, un recueil de prose poétique : L’aube a un goût de cerise, mais aussi des récits historiques, Histoires vraies en mer Méditerranée et plus récemment un abécédaire : Roman de romans.

Mécomptes de Noël – Gabriel Eugène Kopp

MÉCOMPTES DE NOËL – Gabriel Eugène Kopp – Editions de L’Ours Blanc (2016)

Collection Etrange et Fantastique

Chronique publiée dans le numéro 49 de Chemins de traverse.

Revisiter nos mythes, qu’ils soient gréco-latins ou judéo-chrétiens, a toujours quelque chose de salutaire et de rafraîchissant parce qu’ils retendent nos liens avec le vieux fonds, inusable, de notre civilisation et de nos origines culturelles, nous redonnant ainsi matière, les réinterprétant à l’aune du présent, à repenser ce que nous sommes et à retrouver nos repères.
S’amuser à revisiter, aujourd’hui, le tout jeune mythe (au demeurant si discutable) du Père Noël, pourrait prêter à sourire, et on aurait bien tort de se gêner car l’auteur, en effet, s’amuse ouvertement, jouant des degrés de l’humour, à utiliser le grinçant ou le noir, comme aussi le burlesque ou l’absurde. Mais on aurait tout autant tort de ne pas le prendre au sérieux, car G. E. Kopp se livre dans ses Mécomptes de Noël à un exercice de réflexion qui nous met face à notre monde: un monde où les repères sont brouillés, le présent hasardeux, le futur chahuté, les croyances agonisantes, le sacré mis à mal, les valeurs essentielles de l’humanité broyées dans les rouages impitoyables de l’économie moderne et de la surconsommation de tout et de n’importe quoi, piétinées sous la botte des quelques puissants qui dépècent notre planète, n’ayant pas autre chose à prouver que leur appétit sans limite.

On aura compris que, sous couvert de nous raconter des histoires « à dormir debout », les douze nouvelles contenues dans ce recueil, taillées dans une langue énergiquement efficace, ne sont pas toujours charitables avec notre époque. On peut y lire, métaphoriquement, la chute de la courbe de la foi dans l’existence du Père Noël, sa pléthorique multiplication dans de grotesques avatars, comme l’affaissement de nos capacités spirituelles, mais aussi bien l’effondrement des croyances et espérances dans ce que l’homme, il y a peu encore, pouvait rêver d’un meilleur avenir terrestre. A quel prix remplace-t-on Dieu, le suprême Arpenteur, Créateur d’univers, par la figure dégradée d’un vieux bonhomme, « un petit vieux, fada et bringuebalant », et incontinent qui plus est ?…
Car il nous faut l’admettre: le Père Noël est bien mal en point. Il n’est souvent, dans ces histoires, que l’ombre de lui-même, secondé dans sa tâche par de « petits bras » sans charisme ni envergure et, pire encore, quelquefois victime de complots conduits par de fades usurpateurs. Mais privé de croyance, d’espérance et de rêve, le monde est menacé de sombrer dans un pire avenir, celui d’incertains lendemains d’où le jour se retire, laissant la nuit couvrir non seulement l’espace de la terre, mais encre gagner l’esprit et l’âme de ses habitants. Sorte de fin du monde qui sombre dans le noir de l’incrédulité ? « Au bout de quelques mois (…) du sol au plafond, du ciel à la terre, hommes, bêtes et plantes, mobilier et installations, cabas et cerfs-volants, tout avait plongé dans le noir. »
Et Dieu le Père, qu’a-t-il encore à faire dans cette galère ? Vieillard à barbe blanche, lui aussi, myope, cassé de rhumatismes, cacochyme et goutteux, relégué au placard des légendes caduques (sinon par quelques fous haineux intoxiqués de violence fanatique), lui aussi se retire sur son nuage et perd pied dans un univers où l’on ne peut plus refuser de voir que quelque chose a « pu foirer », où l’on peut très sérieusement s’inquiéter « des enfants, de l’espoir, des valeurs fondamentales perdues de l’humanité, des adultes criminels, du désespoir, de la folie qui (se sont) emparés du monde. » Un monde, comme dit encore l’un des personnages, dans lequel « même le bon Dieu ne pourrait rien y faire, partis comme nous sommes partis dans cette humanité de merde. »

Certes, la figure du Père Noël n’a jamais (ni de près, ni de loin) relevé du sacré ni de la moindre spiritualité, et G. E. Kopp use largement de la palette de son humour vachard et fantaisiste pour ridiculiser souvent ce personnage qui a pu, un temps, se tailler une place de choix dans notre imaginaire collectif, mais il n’empêche qu’il incarne (que nous le voulions ou non) la part perdue dans le territoire de cette innocence dont nous demeurons nostalgiques et à jamais dépossédés.
Instants de grâce de l’enfance, comme ceux où le narrateur d’une autre nouvelle retrouve l’humble cerf-volant en papier kraft bleu qu’il avait bricolé, tout gamin, des décennies plus tôt. Instants de grâce encore de l’adulte quand ils lui sont, quelques secondes, redonnés; et quand c’est quelquefois le cas, miraculeusement, pourquoi « faire le difficile » ? « Le bonheur (est) le bonheur ! » Et bon à prendre quand il passe. Comme une miette de salut.

Au-delà de la drôlerie de beaucoup de ces textes, de l’étrangeté des situations et des événements, de l’intrusion de l’improbable et du surnaturel, du recours à l’absurde d’une logique déjantée, au-delà de ces ingrédients narratifs qui rattachent ces histoires au genre littéraire de la « fantaisie » (nous serions en 2020), et leur servent, me semble-t-il, autant de matière que de prétexte, la démarche de G. E. Kopp s’apparenterait à celle d’un sociologue recueillant des observations, anecdotes et témoignages, qui lui permettraient d’étudier tels aspects d’une société à tel moment de son histoire.
Le décalage temporel est presque insignifiant (2020 c’est presque aujourd’hui), mais suffisant à notre imaginaire pour permettre au lecteur une projection dans la brume de notre futur, avenir immédiat mais chargé de tous les possibles, quand on sait que le monde où l’on vit, aujourd’hui, est déjà lourd de toutes les menaces de l’incertitude et de l’imprévisible.
Cette démarche, dont la liberté d’imagination littéraire s’autorise à user de ces décalages, temporels et spatiaux, nous inciterait à établir un parallèle entre ces histoires et quelques-unes de Voltaire, comme « Le Huron » ou « Micromégas », ou même avec le Gulliver de Swift. C’est-à-dire, si nous posons ainsi cela, que les nouvelles de G. E. Kopp entreraient dans le champ littéraire de ces contes philosophiques dont le XVIIIème siècle a si largement et si pertinemment usé.
Oui, nous avancerons ici volontiers que le recueil Mécomptes de Noël s’apparente à ces contes ou romans philosophiques que la littérature, au cours des siècles, n’a jamais abandonnés (Balzac, Stevenson, Calvino, Wells, Bradbury ou Borgès, par exemple) pour mieux nous tendre le miroir de nos angoisses et perplexités, et de cette énigme infinie qu’est l’homme pour lui-même. Pour nous mettre face aussi à des temps dans lesquels les routes humaines deviennent incertaines. Demeurent la littérature et l’art pour éclairer un peu, plus loin, nos jours embarrassés de doutes. La poésie aussi. Et ce livre n’en manque pas.

Michel Diaz, 03/02/17

Comme une corde prête à rompre – Bernard Giusti

Comme une cordeCOMME UNE CORDE PRETE A ROMPRE

Bernard Giusti
Editions de L’Ours Blanc (2007)

Chronique publiée dans le N° 47 de la revue Chemins de traverse

« Porté par son histoire, l’enfance à fleur de peau, le poète s’installe en nous, son bagage à la main. Loin d’être un fardeau, c’est son humanité qu’il transporte, issue des violences anciennes, de la communion des regards ou de la beauté fugace. Lucide, il fuit l’enfer des certitudes et croit en ce qui lui échappe. Il a dans ses souliers la difficulté d’être au monde. Ce monde qui le transforme et qu’il bouscule en infléchissant son propre destin. Chacun de ses pas est un instant multiple tourné vers l’avenir. Un pied dans l’inconnu et l’autre douloureux, il marche sur un fil entre les ciel et les étoiles… » (M.-A. Roch, 4ème de couverture)

L’amour était
peut-être
dans la lumière du soleil
par une journée fraîche de la fin de l’hiver :

[…]

et je pensais à la lumière franche
des après-midi de l’enfance,
quand le monde se découpait
dans la pureté de l’immédiat.

Ainsi commence le recueil dont il sera question ici. Et on lit, dès la page suivante :

D’étranges arabesques ont façonné ma vie
et je n’en finis pas d’être

étonné

par les entrelacements
qui sans cesse redessinent mon passé.

Cette figure toujours recomposée,
peut-être en ai-je parfois l’intuition
lorsque je ne fais plus qu’un,

l’espace d’un instant,

avec les choses et les êtres,
ou dans la communion d’un regard.

Tout, ou presque, est posé dans ces quelques mots : l’énigme indéchiffrable que nous sommes à nous-mêmes, la nostalgie de la lumière pure dont s’éclaire l’enfance, la fragilité des repères dans laquelle s’avancent nos vies, notre difficulté à être au monde mais où l’amour et le regard de l’autre peuvent installer leur étoile.
Et, plus loin, on peut lire :
Nous ne pouvons affirmer
sans que le doute et l’incertitude ne s’installent
Phrase qui pose le principe d’une démarche poétique et intellectuelle qui ne saurait s’accommoder du confort de nos certitudes. Oui,
Qui peut être sûr de ce qu’il est
sans se nier lui-même
et sans renier le monde ?

Comme... DétailChaque livre devrait se placer sous le signe de la rencontre, parfois inopinée, qui joue l’inattendu de la surprise, mais peut être, tout aussi bien, le fruit du cheminement qu’on a fait, sans hâte ni impatience, vers cela même qui nous attendait.
Comme une corde prête à rompre, recueil poétique de Bernard Giusti, a été publié en décembre 2007 aux éditions de L’Ours Blanc. Je connaissais l’existence de cet ouvrage mais ne l’avais pas lu encore, me réservant, pour le faire, de trouver « le moment favorable ». Il faut croire que ce moment est finalement advenu et que j’avais fait pour cela le bout de chemin nécessaire.
Connaître l’auteur des textes qu’on s’apprête à lire, ou qu’on a déjà lus et, de plus, quand l’homme s’inscrit dans le cadre des relations d’amitié, n’est pas, a priori, une chose facile à gérer. L’affectif prend parfois le pas sur l’objectivité que réclame le sens critique. Mais il peut être aussi ce qui affûte davantage la lecture, la rend plus attentive encore. Car, en effet, l’auteur n’est pas exactement l’homme que l’on connaît, généralement circonscrit dans l’espace du langage social. Il est celui qui œuvre, surtout s’il est poète, dans l’espace d’une autre langue, travaille au plus secret de lui, dans la chambre obscure où se forge, en silence, le matériau énigmatique dont est faite la poésie.
Celui qui se révèle dans les textes de Comme une corde prête à rompre est d’abord un poète attentif à la langue, n’usant des mots qu’avec la plus stricte rigueur. Dans cette langue, dépouillée jusqu’à l’os de toute enjolivure poétique, et avare d’effets stylistiques, on découvre, de page en page, ce qui en fait le prix et lui donne son poids. Qui n’est pas autre chose que cette poussée de soi vers l’avant, qui travaille la langue comme on fait de la terre, la retournant, la préparant, l’ensemençant, non trace d’un combat, mais d’un effort pour y faire germer ce qu’elle peut, au bout du compte, nous offrir d’essentiel.

Chaque jour nous partons à la conquête de territoires inconnus.

Chaque jour nous foulons nos terrae incognitae.

Chaque jour nous partons à l’assaut de notre langage.

Mais nous ne pouvons affirmer notre bonheur qu’au prix de notre conscience.

L’essentiel, c’est aussi dit-il :
Fermer les yeux…

Fermer les yeux et écouter
le monde
pour retrouver les rythmes
qui jadis épousaient
notre tension vers l’avenir.

Rythme du cœur qui bat, du sang qui coule dans nos veines, rythme du pouls du temps . Ecouter les rythmes du monde, pas seulement pour essayer de retrouver la pureté de nos regards originels, l’innocence perdue de l’enfance, mais aussi afin d’écouter la musique du silence, de ce silence qui un jour m’ouvrira les yeux.
Cette volonté de s’ouvrir à la clarté du monde, qui toujours se dérobe à nos yeux, ne peut s’inscrire qu’au jour le jour dans la quête d’un sens dont chacun d’entre nous est son propre chiffre :
Chaque jour est initiatique.

Chaque instant est un commencement.

Chaque pas ouvre un nouveau chemin.

Cette quête, pourtant, nécessairement opiniâtre, n’est pas seulement celle d’un esprit qui se cherche, elle s’inscrit aussi dans la vérité de la chair, d’un corps en butte à la douleur que l’homme, aidé par le poète, a dû apprendre à maîtriser parce qu’il est contraint d’habiter avec elle. Et ce ne sont pas, quand elle est évoquée, les pages les moins émouvantes de ce recueil :
La douleur est une compagne fidèle
qui ne me quittera plus,
les médecins ont rendu leur verdict.

Je ne la rejette plus, mais je la combats,
comme quand
dans un mauvais mariage
on voudrait se ménager des espaces de liberté.

Cette dimension physique de l’être contribue ainsi à donner au recueil ce poids d’humanité qui en fait l’épine dorsale. Humanité qui ouvre son espace de salut. Car le salut d’un qui se dit si profondément et irréductiblement athée tient aussi à son étroit rapport à la beauté, qui est une interrogation mais qui est parfois plénitude. Comme il tient aussi dans la volonté de trouver dans « l’autre » ce qui fait son irréductible présence en fraternelle humanité.
Je parle aux enfant humiliés,

aux enfants exploités,

aux enfants esclaves.

Je parle aux enfants malades,

[…] aux enfants qui sourient dans la tourmente.

En vérité, c’est à tous ceux qui sont dans la tourmente de la vie que sourit le poète. Bernard Giusti est un de ces poètes pour qui la poésie est chemin de l’homme dans le temps, humanisation du temps par la parole, recherche, sur fond d’angoisse retenue et parfois douloureuse de sa parole de vivant, la parole de la dernière chance, car c’est toujours la dernière chance et seule la volonté fait pencher le destin.
Il y a, dans sa poésie, l’affirmation d’une présence forte au monde : la difficulté d’être, la conscience de l’usure du temps, la solitude et la perte, la lucidité du déclin, la mort qui rôde. Aimer le monde, et c’est encore ce B. Giusti nous aide à mieux comprendre, c’est arriver aussi à pouvoir dire oui à l’inacceptable et pourtant totalement inévitable, celui de la douleur et de la mort. Mais c’est encore cette volonté insoumise de qui cherche toujours à construire un peu plus son humanité, à cultiver cette espérance que quelque chose se lève de l’obscur, et éclaire toute la scène et, par là, donne sens au monde.

Michel Diaz. 18/12/15