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Fêlure, Le Cœur endurant – Chemins de traverse N° 50

FÊLURE et LE CŒUR ENFURANT, lecture par Gabriel Eugène Kopp, Chronique publiée dans le N° 50 de Chemins de traverse (juin 2017).

Inscrit Au Vital du Diaz : Ce produit des laboratoires Musimot est :
une ordonnance,
une prescription
une thérapie pour les mal-respirants aigus ou chroniques francophones ! Cible potentielle : 274 millions de patients dans le monde !
Michel Diaz nous offre là un soin profond et efficace pour tous ceux qui auraient des difficultés d’être avec l’air qui entre et avec l’air qui sort. L’air et la chanson, évidemment ! Respirer est le maitre mot de ce livre. Chaque syllabe de ces versets (oui, qu’on les apprécie ou pas, il y du Claudel et du St John Perse dans cette composition), chaque syllabe est pensée, pesée et ressentie pour être dite à haute voix. Déclamez Fêlure, récitez-le, vous entendrez. Normal, le docteur Diaz, c’est un homme de théâtre.

Pas un pet de travers !
Cet ouvrage est une performance extraordinaire : un contenu irréprochable joint à une beauté formelle que Musimot a produite font de ce petit recueil un besoin, une nécessité, une solution, une délectation.
Alliez la douceur du toucher et le format, le grain du papier et la mise en page offerts par une éditrice chevronnée et subtile à la balance à trébuchet du diamantaire Diaz et vous aurez cette pépite. Cette panacée.
Moi qui ne suis d’ordinaire pas tendre pour la poésie contemporaine, je me vois et je me lis obligé de retenir mon acrimonie. Mais je ne souffre pas de le faire, je souffle…
« Respirer seulement me fut, pendant longtemps, une souffrance de presque chaque instant.
Mais j’avançais ainsi… Souffle sans voix qui bée, voix qui, souffle coupé, bégaie, soulevant à chaque syllabe ses pelletées de terre, remuant aussi sur la langue ses tonnes de graviers. »

Enfin, je reprends haleine
Et là où chez d’autres auteurs j’aurais eu les pieds pris dans les pieds mal ajustés et déjà trébuché ; là où dans bien des recueils j’aurais été, le nez dans la poussière, étouffé de souffreteuses grossièretés, suffoqué d’inélégances déséquilibrées, Michel Diaz me permet de rester debout, d’aller bon train sans m’essouffler à travers les pays de ses enfances et les messages de ses jours, par-dedans une sensualité évoquée qui résonne au fond de mon âme.

Ménage
Ce bouquin doit figurer sur votre bureau, sur votre frigo, sur vos étagères, dans vos poches. Et au cas précis où la modernité bousculée vous couperait le souffle, posez vos pattes dessus ce livre, laissez sa douceur et sa douceur et sa caresse, et son chant et son chant et son chant et son chant, et son rythme vous offrir les quelques secondes de respiration nécessaires à poursuivre votre route, ou à vous asseoir pour attendre tranquillement la fin de l’angoisse…

Lire
« Un corps léger, de peu de signifiance, débarrassé du plomb de mes organes et s’avançant comme une danse dans le ciel ouvert.
Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie. »

Posologie
À utiliser sans modération.

Le Cœur endurant

Michel Diaz ne fait pas que jouer avec les mots : la rigueur de la composition de ce recueil ne fait aucun doute. La force de ses évocations nous gagne à nouveau, — il nous y a habitués — le sens de son dire nous appelle : c’est normal, Michel Diaz est un poète et sa tâche de poète il la fait bien !

J’ai rarement eu l’occasion, sauf parmi les plus grands (il en est peut-être un) d’admirer le travail scrupuleux auquel un poète, plus que tout autre écrivain doit se livrer. Avec Le Cœur endurant, publié dans cette superbe collection « Poésie », chez l’Ours Blanc, l’auteur m’a emporté vers son univers de la facture d’instruments qu’est sa poésie : cent fois sur le métier il a dû remettre son ouvrage.

La spontanéité ? Qui a prétendu que façonner son œuvre dénaturait l’émotion ? Assez de fadaises cossardes et vaniteuses sur l’improvisation et le premier jet qui serait plus véritable. Vomir serait-il plus positif que digérer ? À l’authentique pelleteur de nuages s’échiner ne fait pas peur : pris entre le souci de respecter son âme et son projet et de rendre le tout lisible, il lui faut de la force et une habileté à construire, et détruire, et construire… Endurance.

Dans ce recueil, rien de faible et rien d’abandonné sans élaboration. Jusqu’à la fin, Diaz est sans imprudences ni impudence.

Mais je m’éloigne de mon propos : l’ouvrage m’a emporté et plu. C’est un fait… Et m’a donné un cœur qui parfois me fait défaut. Non, il y a plus osé, et plus périlleux dans ce texte : il y a du courage !

Comment appeler autrement le fait qu’un homme de théâtre aussi reconnu que lui, s’aventure à vider sa partition, son scénario, de quasiment toute ponctuation !

Certes, ses vers sont si bien articulés que la ponctuation peut être considérée comme secondaire (sauf aux endroits où l’intelligence du verset le réclame pour éviter équivoques et approximations), mais un vrai poète ne laisse rien au hasard : j’ai perçu dans ces pages qu’il avait fait un choix lucide et structurant ! Les quatre premiers chapitres de ce recueil sont de cette veine.

Pierre Reverdy disait : « Chaque chose est à sa place et aucune confusion n’est possible qui exigerait l’emploi d’un signe quelconque pour la dissiper. Chaque élément ainsi placé prend plus rapidement et même plus nettement dans l’esprit du lecteur l’importance que lui a donnée l’esprit de l’auteur. »

C’est le cas ici. Et c’est un coup de force : Diaz nous impose, à son habitude, la voix haute ! La voix haute oblige à la respiration, la respiration, c’est la ponctuation, c’est l’auteur, c’est le lecteur ainsi guidé dans l’intime du poète ! Mais Diaz nous fait aimer les vraies chaines de la poésie.

« … 

caresser 

le velours de la nuit

d’un mot    de l’autre    y

entendre marcher le silence

à pelage de fauve

… »

La quatrième partie du recueil est bien souvent plus sage dans l’écriture. Mais c’est sans doute parce que Diaz veut y délivrer un message ne laissant pas d’ambiguïté quant à son propre avis et sa propre vie : l’auteur parle de lui, il décrit son âme, c’est poignant. Alors quel intérêt d’associer ainsi dans un même ouvrage deux rédactions différentes sur le plan formel et sur le plan du symbolisme ?

Mauvais décodage du titre de cette partie ! Au piquet, lecteur superficiel : ceci est un émargement ! Car un rêve montré d’emblée se doit de recevoir le cadre du sujet rêvant et ce cadre se nomme Pierres d’angle : il ratifie : Diaz ! La signification complète est alors : rêvez avec moi !

Le rêve d’abord, le moi en dernier, étayant ledit songe sans forfanterie, histoire qu’il se partage, et que ne disparaisse pas la signature, car il n’y a pas de rêve sans au moins un rêveur :

« … Une aube qui s’inventera un nom sous les paupières closes de la nuit, se fraiera un chemin de lumière. »

Qu’il partage son rêve intime ou sociologique, c’est un risque que prend un auteur. Qu’il en assume la paternité, qu’il soit la « pierre d’angle » de son rêve, quoi de plus normal.

Gabriel Eugène  KOPP

Michel Diaz

26 juin 2016

Jésus l'apocrypheJESUS L’APOCRYPHE –
Jean-Luc Coudray 
– Editions L’Amourier, 2016

Chronique publiée dans Chemins de traverse, N° 49 (décembre 2016)

Autant le dire tout de suite : ce texte nous promène dans un univers littéraire qui n’appartient qu’à son auteur. Le sérieux du propos, toujours empreint de poésie, vibrant de sensibilité, et la rigueur d’une pensée qui fuit le conformisme des outils spéculatifs, usant surtout du paradoxe et du raisonnement déconcertant (de bon sens bien souvent), y côtoient une liberté d’invention et un humour pince-sans-rire, un humour sans calcul et comme involontaire (parfois désopilant) qui n’hésite pas à flirter avec le burlesque. Contentons-nous ici de savourer cette phrase, ramenée au hasard : « Le Fils de Dieu entra dans un verger comme dans une chanson. » Ou de nous enchanter de celle-là, qui évoque le Christ en marche : « Un œil exercé aurait perçu une fumée qui légère qui s’élevait derrière ses pieds, accords d’insectes, de poussières et d’air troublé, qui se cicatrisait dans l’atmosphère. » Ou encore de celles-là, décrivant sa descente du haut d’une colline, à la manière d’un skieur, son arrivée dans un village et son freinage en « dérapage contrôlé » : « Il termina sa glissade en arrosant les premières maisons d’un nuage d’insectes. Les gens se retournèrent et virent sa robe blanche absorber le freinage en une dernière ondulation. »

Jésus l'apocryphe détailMais revenons aux mots par lesquels ce récit commence : « Le Christ marchait sans trêve, empruntant les pistes animales, les voies humaines ou les chemins naturels. »
Le Jésus de Jean-Luc Coudray est un marcheur de longue haleine, et nous sommes conviés à l’accompagner et à dérouler avec lui le fil de ses pensées. « Ses nuits étaient courtes, ses siestes brèves, ses journées longues. » Il marche tout le temps, ne s’arrête presque jamais, dort à peine ou, plutôt, consent à sombrer quelques heures dans les bras accueillants d’une maternelle fatigue. Avançant « dans la danse tranquille de la marche », il marche vite, du même pas égal, quel que soit le terrain, passe les plaines, les collines, grimpe sur les montagnes, traverse forêts et villages, ignorant souvent les chemins, coupant droit devant lui à travers la nature, méprisant les buissons de ronces et les arbustes épineux qui accrochent sa robe blanche, toujours immaculée, longe les bords de mer, marche sur l’eau d’un lac pour atteindre la rive adverse. Il ne suit aucun plan de route, ne se fixe aucun but, ne prévoit aucun point de chute. Il est, écrit l’auteur, « orienté tantôt par le vol d’un oiseau, tantôt par la beauté d’un buisson d’épines, par le goût particulier d’un sentier odoriférant, pour les mêmes raisons que Saturne tourne autour du soleil. » Ce Jésus est un être libre qui jaillit où on ne l’attend pas, un contemplateur en action du mystère du monde, qui ne semble suivre que les invites des mille petits incidents qui jalonnent sa route, qui sont la vie de la nature, un Fils auquel son Père aurait lâché la bride, mais qui, en vérité, puise dans tous les signes qui l’entourent les raisons de sa détermination et de son inoxydable ravissement devant l’infinie variété du vivant, cette immense chaîne dont chaque élément participe à la beauté des choses.
Ses haltes, toujours brèves, restent imprévisibles, ses rencontres sont fruits d’un hasard mystérieux et on les dirait presque « accidents » de parcours. Mais c’est parce que le Réel n’est que le résultat d’une succession de faits minuscules auquel nous ne comprenons rien. Il nous faut donc admettre que c’est dirigé par le vol d’un insecte, la chute d’une feuille, la fuite d’un lézard, ou l’inclinaison d’une pente qui lui font prendre telle direction, inattendue, ou gîter vers telle autre, qu’il arrive là où se trouvent une fille-mère en détresse, un lépreux en souffrance, un questionneur qui se tourmente sur le sens de sa vie.
Jésus1Plus qu’un marcheur, c’est un errant, un vagabond, un « sans domicile fixe », un « trump », façon « clochard céleste », qui ne peut se fixer nulle part, car sa place n’est nulle part, en même temps qu’elle à tout endroit du monde. En fait, ce Jésus-là, n’est vraiment au sommet de lui-même que dans le rythme de la marche, ne se recharge que par elle. Comment s’en étonner ? De tous temps, moines et saints, comme les prédicateurs de tout poil, furent des marcheurs redoutables. Et l’on sait que la marche est un efficace « stimulant » spirituel, puisque libre de toutes contraintes, l’esprit peut s’ouvrir aux plus grandes considérations; la marche offre un contact de proximité avec la nature qui recentre sur les valeurs essentielles de la vie; elle est le pur moyen de la quête de sens, démarche de reconnaissance pour tout ce qui est offert.
Le Jésus de Jean-Luc Coudray est donc, d’abord, ce marcheur-là qui, attaché à rien, sinon au monde, aux hommes, à Dieu, autrement dit à tout, comblé jusqu’au vertige par la beauté de la nature, qui n’est pas autre chose que Dieu sous sa forme visible, semble lui-même à qui l’approche la « somme arbitraire de frôlements de papillons, de pistils en vol, du frémissement d’un buisson sec, du passage d’une ombre un peu forte, du bêlement d’une chèvre », car il est « addition de beautés entrelacées » et réceptacle d’une joie inépuisable. Aussi n’a-t-il, d’abord (outres les gestes des miracles qu’il consent à accomplir, on dirait, quelquefois, de mauvaise grâce, plus pour se conformer à la réputation qui l’accompagne que pour user de ses pouvoirs miraculeux), aussi n’a-t-il surtout que sa parole à accorder aux autres ou, plutôt, pour les « accorder » à lui. Comme on accorde à la note juste tous les instruments d’un orchestre.
Jésus2C’est en cela (au risque de me mettre à dos quelques-uns des éventuels lecteurs de cette chronique) qu’il est, selon mon point de vue, toute comparaison gardée, assez proche du poète itinérant, tel qu’avait rêvé de l’être Jack Kerouac; un poète éclaireur dont les diverses phases des pérégrinations, assemblées en récit, définiraient les éléments d’un renouveau spirituel, axé autour du voyage et de la rencontre, dans une démarche tendue par cet effort convoqué pour abandonner le confort matériel et se pénétrer de spiritualité. Le Jésus de Jean-Luc Coudray (n’en déplaise encore à ces mêmes lecteurs) m’apparaît comme un frère en esprit des jeteurs de paroles qui ont fondé la beat Generation. Parce que le monde et les rapports humains leur semblaient à réinventer. Quelques-uns de ceux-là, et Kerouac le premier, mais aussi bien Ginsberg, auraient pu cautionner ce petit bijou poétique, digne de la « prose spontanée » du poète routard :
« Au commencement, Dieu a créé l’homme.
Puis, il a enlevé la conscience à l’homme, et cela a créé l’animal.
Puis il a enlevé son mouvement à l’animal et cela a créé l’arbre.
Puis il a enlevé sa vie à l’arbre et cela a créé le caillou.
Puis, il a enlevé son existence au caillou et cela a créé Dieu. »
Création du Monde à rebours de ce que raconte le Livre, mais qui nous met en bord d’abîme, au bord du gouffre du questionnement, face à ce vide nommé Dieu, et que seule la foi peut remplir.
Allez, osons dire encore que la joie qui illumine cet errant « toujours aux anges » lui sert avantageusement de benzédrine ou de marijuana. « Le Christ, lit-on, sous la plume de Jean-Luc Coudray, électrifié par une joie sans contenu, vidé radicalement de lui-même par un contentement absolu, trouvait dans la moindre feuille qui palpitait au vent le sujet de sa joie. » Et plus loin, on le voit savourer « un léger tournis, extase pudique. » Rappelons d’ailleurs, en passant, que Kerouac expliquait le mot beat par ceux de « béat » et de « béatitude », et qu’il a quelque part écrit qu’une palissade de San Francisco, peinte en bleu délavé par les pluies, pouvait être aussi belle qu’un vitrail d’église. Tout est bien question de regard, et de cœur.

Jésus3Jésus en marche donc, mais une marche tout du long jalonnée de rencontres qui, pour certaines, sont des références aux évangiles officiels. Ainsi, rencontre-t-il d’abord une femme adultère (qu’il bat comme plâtre pour lui enseigner qu’elle s’aime encore), puis un malheureux accablé par sa vie de misère, une paysanne écrasée sous sa lourde charge de bois, un malade rongé de pustules, un vieillard désireux d’aller au Paradis, un assassin qui veut se repentir… Mais c’est aussi, plus loin, une jeune femme inquiète de voir sa beauté se faner avec l’âge, un boiteux, une mère en deuil de son fils, un agneau orphelin… La tentation le guette aussi, dans la rencontre d’une pécheresse qui cherche à le séduire pour commettre l’acte de chair, ou la rencontre avec le Diable (cet autre errant, épisodique compagnon de route) qui lui propose d’apaiser sa soif. Mais Jésus parle aussi aux animaux, comme à tout ce qui vit : une chèvre, un serpent, une chouette, une araignée…
En tout cela, ce Christ, Fils de Dieu et Sauveur des hommes, accomplit sa mission de Messie selon les Ecritures, en toute honnêteté, mais avec une étonnante économie de paroles et de moyens, et comme avec désinvolture, comme s’il craignait, peut-être, chaque fois, d’en faire un peu trop. Usant d’une logique imparable et déconcertante, d’un raisonnement toujours déroutant, et maniant le paradoxe avec maestria, il n’impose jamais aucun prêche (à moins que l’on insiste), ne profite jamais de l’aura qu’il dégage, de l’auréole qui le coiffe, du respect divin qu’il inspire pour faire du prosélytisme : on l’interroge et il répond, de manière souvent lapidaire, consent à une explication de ce qu’il vient de dire, guérit si on l’en prie, rend une jambe, une peau saine, redresse une colonne vertébrale, fait d’un enfant idiot et laid un beau garçon intelligent, et il est déjà reparti. « Lorsque le Christ avait quitté un village, il laissait derrière lui la dépression atmosphérique que produit le départ d’un train. (…) Les infirmes et les malades, désœuvrés et entassés, comme sur le bord d’un quai, rêvaient de lignes de fuite. Le vent s’engouffrait dans les rues, étouffant les discussions. » Il repart quelquefois, « déroulant derrière lui une troupe de suiveurs », mais il ne semble pas soucieux d’en faire des adeptes convertis. Ce Jésus-là est d’abord un marcheur solitaire. Mais sa solitude est remplie de tout ce qui existe et la déborde largement.
Jésus4Il quitte les villages, laissant les gens à leur sidération, « face aux mouches, aux nuages et à la poussière thermique pour disparaître dans le vert froid de la nature. » Il lui suffit d’avoir secoué un esprit comme on secoue un arbre pour en faire tomber un fruit, d’avoir jeté sa pierre au fond d’un puits pour y faire claquer une vérité qui résonne… Chacun fera ce qu’il voudra, ce qu’il pourra, du fruit ou du bruit de sa juste parole; il est déjà plus loin, il a tout le temps devant lui et pourtant pas de temps à perdre. Chaque fois qu’il s’éloigne, écrit Jean-Luc Coudray, « il ressemblait à une fumée dont le feu était ailleurs. »
Distribuant le bien en parole et en acte, il conserve ce que certains désignent par les termes de « forme olympique », car « cette activité généreuse l’assurait d’une santé impeccable, d’un tonus musculaire et mental exceptionnel. Son habit blanc sur les terres ocres était un territoire de pureté en mouvement. Jésus ressemblait à un petit parachute. » Il convient, en effet, de jouir d’une telle santé si l’on a reçu pour mission de sauver le monde, car cela est bien loin d’être gagné d’avance ! Mais « son inlassable virginité, sa fraîcheur sans cesse renouvelée et son authenticité sans calcul » lui garantissent, on n’en doute pas, d’aller jusqu’au bout de son rôle, et on le sait prédestiné puisque ses pieds toujours en marche « dessinés de mille façons dans les siècles futurs, s’enfonçaient dans la mousse heureuse. » Comme on sait que ce qui le pousse et le porte, et le maintient dans ce bonheur « sans ombre, c’est-à-dire sans relief », dans cet état psychique dominé « par l’excédent de joie », le console « a priori de tout ce qui pourrait lui arriver ». D’avance, il en connaît l’histoire et les péripéties : « c’est parce que je dis la vérité qu’on me suppliciera. »

Jésus5Jean-Luc Coudray aborde la question de Dieu et celle de la foi avec un gai culot, une audace jubilatoire que l’on peut mettre sur le compte d’une « innocence cultivée », puisée ou injectée dans celle qui anime son personnage de Jésus. « Innocence » feinte qui autorise à se jouer des croyances communes, et autres fausses vérités, se permet de les mettre cul par-dessus tête et d’ébranler les certitudes ou, comme l’a écrit Michel Séonnet, de travailler « à dérouter les évidences du monde. » Ainsi, ce paradoxe, par exemple, adressé à des villageois : « Maintenant, si vous me demandez pourquoi Dieu est invisible, impalpable, absent au point de se confondre avec l’inexistence, je vous répondrai que si Dieu était présent, visible, apparent comme un mari, nous vivrions dans l’animosité. Alors que, grâce à son éloignement, à son invisibilité et même à son inexistence, il nous permet de vivre dans la joie. » Position qui frise l’agnosticisme. Ou celui-là, encore, réponse à une femme qui lui a demandé pourquoi Dieu laissait vivre le Diable qui est pourtant la pire des créatures : « Il ne fait souffrir que les méchants alors que l’homme, sur Terre, fait aussi souffrir les bons. »
En fait, Jean-Luc Coudray pose dans ce livre la question du mystère de ce Réel dans lequel nous vivons, et y souligne la présence du sacré sans lequel nous ne pouvons vivre, car le sacré c’est, avant tout, cette attention et ce respect qu’il conviendrait d’avoir en toutes relations avec les hommes et les bêtes, et tout le cycle du vivant, c’est-à-dire tout ce qui nous détermine. Avançons alors que Jésus, ici, autant que représentant de son Père, nous apparaît aussi comme un apôtre de la « décroissance ».
Jésus7On pourrait dire, un peu rapidement, que l’évangile proposé par Jean-Luc Coudray n’apporte, après les autres que nous connaissons, aucune révélation qui ne nous soit déjà connue. Il n’en est rien ! Lisons-le attentivement ! Ce Jésus apocryphe bouleverse nos lectures précédentes, car il se permet d’ajouter au message que nous savons une dimension inédite qui nous concerne, hommes d’aujourd’hui. Si le salut spirituel est de chacun, et affaire individuelle de foi et de croyance, le salut de l’humanité est affaire de tous et dépend d’une prise de conscience collective que certains prophètes (certains les disent « de malheur ») se donnent mission de hâter. Les dangers qui nous guettent (comme la destruction durable de nos environnements, d’une bonne partie de ce qui constitue la biodiversité, préparant ainsi, à plus ou moins long terme, l’extinction de l’espèce humaine – à laquelle celle-ci, au nom d’un aveugle « progrès » et des lois du libéralisme, s’est d’elle-même condamnée), sont des choses que plus grand monde (sinon les inconscients et les irresponsables) ne songe à prendre à la légère. Dangers de « barbarie » aussi qui, chaque jour, se précisent un peu plus. A moins que « la joie » ne l’emporte, celle d’un « être-au-monde » qui produirait sur les esprits les effets, impossibles pour l’heure à jauger, d’une révolution copernicienne. Il faudrait donc, pour notre salut, et c’est, je crois, ce que nous dit d’abord ce livre, réapprendre à aimer ce monde, à y retrouver le sens du mystère.

Pour nous convaincre que c’est aussi à quoi il nous invite, il faut lire ce que Jean-Luc Coudray a écrit dans un texte intitulé « Un sacré sans contenu » et que je me permettrai de citer longuement :
« Le mystère est visible. Nous l’avons sous les yeux. C’est la spontanéité de l’être, la beauté du monde. Le mode d’appréhension du mystère est intuitif et relationnel. Mais si nous considérons le mystère comme une énigme, alors au lieu d’avoir une relation avec lui, nous chercherons à le décoder.
[…]
Le mystère résiste à toute analyse. Il apparaît comme impénétrable. Cette inviolabilité pourrait suffire à le définir. Il est pudique dans la mesure où il se montre sans se livrer. L’inviolabilité du mystère est telle qu’il peut se présenter à nous sans attentat à la pudeur. La nature se montre nue et ne nous choque pas.
Le respect de la nature et de la vie, prônée dans les mouvements décroissants, c’est le respect des formes qui permettent l’expression du mystère, c’est le refus de profaner les temples laïques qui représentent l’insondable, comme la nature ou l’art.
Tant que le mystère sera considéré comme dissimulé, enfoui, il y aura négation de sa capacité à être à la fois offert et insondable. L’irrespect du mystère, tout comme l’irrespect d’autrui, procède de l’impudeur.
[…]
Quelles sont les fonctions de l’inutile, de le lenteur, de la contemplation et du silence ?
[…]
La décroissance pourrait envisager alors la revendication de la relation comme mode d’approche du Réel. Restaurer la relation entre l’homme et l’homme, l’homme et la nature, l’homme et le vivant, l’homme et le Réel, exige des qualités de respect et de pudeur. Il y a du sacré dans toute relation véritable. »

Que propose donc ce Jésus l’apocryphe, sinon retrouver ce sacré qui fonde notre véritable relation au monde et, par là, nous réconcilie avec Dieu, fût-il inexistant ?… Ce livre est d’aujourd’hui, et invite à d’autres chemins que ceux que nous suivons dans une pénombre toujours grandissante. Il fait sans conteste partie de ces livres utiles (ce n’est pas si fréquent) qui tissent avec le lecteur une relation d’homme à homme, d’oeuvre à homme, dans laquelle ses mots déposent un fertile limon.

Michel Diaz, 25.06.2016

Insinuations sur fond de pluie – Javier Vicedo Alos

INSINUATIONS SUR FOND DE PLUIEINSINUATIONS SUR FOND DE PLUIE
Javier Vicedo Alós
Editions Fondendre (2015)

Chronique publiée dans le N° 48 de Chemins de traverse, juin 2016

Anthologie poétique bilingue
présentée et traduite de l’espagnol par Edouard Pons
dessins de Monique Tello

Chronique publiée dans le N° 48 de la revue Chemins de traverse (juin 2016)

« Né en 1985, Javier Vicedo Alós est, en Espagne, l’un des poètes les plus remarqués de la nouvelle génération. Auteur de quatre recueils de poèmes et d’une pièce de théâtre, il a reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles le Prix décerné par la Radio Nationale d’Espagne. L’un de ses recueils a déjà été traduit en italien. Insinuations sur fond de pluie est sa première publication en France. » (4ème de couverture)

Edouard Pons écrit dans sa préface, à propos de cet auteur : << La poésie de Javier Vicedo Alós est faite d’étonnement et d’exigence. Etonnement face au monde et ses énigmes devant des fenêtres qui ne donnent « sur nulle part ». Exigence dans le regard, dans la quête d’une réponse qui ne viendra pas, dans l’écriture.
Elle naît du rendez-vous avec le quotidien le plus banal – « le sèche-cheveux de la mère ou le ronronnement circulaire du lave-linge le matin », le balai sur le balcon ou les tasses du petit-déjeuner dans l’évier – qu’il nous invite dans ses poèmes à « vivre avec d’autres yeux, ceux qui voient au-delà des miroirs », pour en dévoiler « l’inaperçu » et faire « vibrer leur lumière ».
Attentif au pouls de la rue, nous dit encore E. Pons, à la respiration de la ville qui souvent lui dicte la cadence de ses vers, Javier Vicedo Alós note dans la marge des jours l’immensité qui guette.>>
Ses poèmes, dit-il, sont le fruit « de plusieurs heures à regarder en silence, à écouter seul » avec « la patience et la passion d’un mystique ». […]
Il s’agit, précise Javier Vicedo Alós, de se donner « le temps d’ouvrir la fenêtre, d’écouter les rumeurs de la rue, de tressaillir à l’écho des lampes au loin, d’être en solitude, de brûler d’un désir indéfinissable : temps d’attendre – en définitive – que la vie nous surprenne ».
La poésie consiste à tenter alors de « répondre avec (son) émerveillement au mystère brûlant de l’univers ».

Cette langue sans fioritures, presque aussi sèche par moments qu’un tranchant de scalpel, parvient sans peine à nous transmettre ce « mélange d’impuissance et de bonheur, de rage et de faim, soumis irrévocablement au hasard de la vie », partagé entre soif de certitudes et « appétit de chimérique », qui traduit le désenchantement le plus absolu et l’envie d’une autre vie.
Il est vrai, comme le souligne encore le traducteur, qu’il « exprime dans ses vers la fragilité, la déchirure de l’être humain, toujours inachevé », dans un monde qui est comme « un bout de papier qui va trébuchant dans la rue » et où « renoncer autant que persévérer ne sont que deux façons différentes de concevoir le même naufrage ».
Il n’empêche que, même confronté à la difficulté de dire, voire à son impossibilité, le poète laisse transparaître dans ses textes « une sorte d’affection pour cet homme ordinaire croisé dans la rue, souvent égaré dans le labyrinthe de ses passions circulaires, à qui il en coûte de « prendre une indécision ». Semblable du poète et son « dissemblable ».
En dépit de ce sentiment de faiblesse et d’étrangeté dans son rapport à soi et son rapport aux autres, il n’y a pas , chez Javier Javier Vicedo , de vision irréversiblement pessimiste de l’humain et de l’existence, mais toujours quelque chose qui contrarie toute désespérance, et bien souvent la désamorce. Ainsi, lit-on, dans l’un de ses poèmes : « Il y a un ciel dans l’oiseau, un oiseau dans son chant et un chant dans la vie entière. L’infime contient l’immensité. »

On comprend aussi, à lire  Javier Vicedo Alós, que la poésie, pour lui, n’est pas seulement une injonction du désir de se servir des mots pour comprendre le monde, de se relier à lui, mais bien plus essentiellement une manière d’être dans le monde,  une façon de l’habiter au même titre que tout ce qui le compose, et qui ni n’est ni de moindre ni de supérieure importance : « Que quiconque sortant de chez lui comprenne que croiser un homme perdu est aussi banal qu’écouter un sèche-cheveux  ou le chuintement d’un balai. » Peut-être est-ce dans cette vision qui bouleverse quelque peu l’ordre hiérarchique de la pensée, et remet en question la valeur des choses, que nous percevons quelques traces de l’héritage de la poésie baroque espagnole (de la poésie baroque tout cours). Mais écrire c’est, malgré tout, renoncer au silence. Les mots, même les mieux choisis, trahissent l’innocence d’un silence qui se satisferait du regard d’émerveillement que provoque chez nous « le mystère brûlant de l’univers ». C’est pourquoi s’enfermer parfois dans le silence et dans l’obscurité, retiré dans la cellule de son corps et le chaos de ses pensées, permet de s’ouvrir un chemin de sens, ou de continuer le sien en redonnant du sens à cet « amas de noms qui à force d’usage ont cessé de définir ». De  redonner sa raison d’être à ce « cri affamé de la bouche :/résonance de l’intime/se propageant en musique ou en incendie ».

Dans ce regard, et dans cette façon d’appréhender le monde, prédominent finalement l’exigence et la volonté de demeurer dans « l’incessante quête de l’homme qui fait l’homme ». Et son refus de déserter sa condition ou de renoncer à cela qui ne vaut que parce qu’il le dépasse, qu’on le nomme Idéal ou désir d’infini, est ce qu’il doit défendre, puisque c’est en cela que réside sa dignité. Car si vivre et se confronter au monde est une expérience d’étonnement, aussi émerveillée qu’elle est en même temps expérience mortelle, « c’est là qu’est l’homme : dans ce risque d’être ».

Michel Diaz. 01/04/2016

Ruines (page 61)

Je m’examine dans le miroir : les cheveux qui battent en retraite, le nez de plus en plus fruste et tordu, le dos qui se courbe comme s’il interrogeait. Chaque jour plus laid et décrépi, mon image plus pauvre; plus heureux. Plus mon corps tombe en ruines, plus mon apparence est insignifiante, plus je sens grandir le plaisir d’exister. Pour me confondre avec la réalité qui passe je dois me déshabiller complètement, me rendre néant visible et pure émotion. Le temps apporte de la sagesse en nous dépouillant de la forme. Je m’examine dans le miroir et apprécie cette sagesse de sentir, de renoncer à tout modèle. Il ne s’agit pas de vivre à l’aveugle, en niant la réalité; il s’agit de vivre avec d’autres yeux, ceux qui voient au-delà du miroir.

L’Histoire de la brume – Stuart Dybek

StuartDybekL’HISTOIRE DE LA BRUME
Stuart Dybek
Editions Siloé (2008)

Traduit de l’anglais et présenté par Philippe Biget

Chronique publiée dans le N° 48 de la revue Chemins de traverse (juin 2016)

« Né à Chicago en 1942, dans une famille d’origine polonaise, Stuart Dybek enseigne la littérature et le cinéma à la Northwest University de Chicago.
Bien qu’encore peu connu en France, il est considéré aux Etats-Unis comme un grand nouvelliste. Pour l’une de ses fictions, il a remporté le fameux O. HENRY AWARD (1985) et, en 2007, pour l’ensemble de son œuvre, deux prix d’importance nationale, le MAC ARTHUR FELLOWSHIP et le REA AWARD. » (4ème de couverture)

« The Story of Mist, ici présenté sous le titre L’Histoire de la brume, a été publié en 1993. Il s’agit d’un recueil exclusivement constitué de textes courts, parfois des poèmes en prose, des fragments insolites influencés par notre surréalisme ou des histoires de forme plus conventionnelle. Mélange intentionnel car, bien que chaque texte se suffise à lui-même, leur juxtaposition permet d’associer le lecteur à la composition, le laissant établir les relations de son choix entre différentes pièces du recueil. Susciter une lecture interactive, comme un rêve attend un rêveur, pour reprendre une formule extraite de « Brouillard », voilà bien l’une des ambitions de l’auteur. »
Comme l’écrit encore le préfacier, « ce qui cimente les agrégats disparates, c’est leur genèse, souvent fruit de flashs mémoriels. » Le regard du conteur, attentif à décrire parfois les détails les plus anodins (en apparence) de la réalité, comme, par exemple, les couleurs et l’étrange géographie d’une contusion sur la chair d’une cuisse, s’applique à estomper les frontières entre rêve et vie éveillée, entre songerie et observation attentive, entre souvenirs véritables et scènes reconstituées selon les caprices de la mémoire, comme s’il doutait que ce fussent là deux mondes qui s’ignorent ou, en tout cas, auraient leur mode propre de fonctionnement.
Ainsi nous maintient-il, de page en page et d’un texte à un autre, dans cette ambiguïté qui nous fait douter de la valeur et de la vérité de nos perceptions sensorielles. De même, son travail sur ce que la mémoire nous restitue d’entre le chaos de nos souvenirs, images fragmentaires et lambeaux de scènes vécues, qu’on pensait oubliées, « peut l’amener à retracer les mouvements de conscience les plus subtils, ce magma de pulsions en apparence dénué de sens mais qui forment, nous le savons bien, l’essentiel de notre vie intime. »
Enfin, la langue de Stuart Dybek, qui mêle étroitement des éléments de prose narrative, descriptions minutieusement réalistes et pure poésie, est de celles qui déposent sur nos lèvres les échos d’une savoureuse et subtile musique et, dans l’esprit de son lecteur, ce trouble dans lequel nous laissent, comme chaque fois qu’on nous y renvoie, le mystère des êtres et l’énigme de vivre.
Ainsi, ces lignes où Dybek se contente de nous décrire un homme en train de se raser devant sa glace : « Un homme se rase, avec précaution, à petits coups afin de compenser l’instabilité de sa main. […] Contrairement à son père, l’homme ne s’est jamais coupé au cours des nombreuses années pendant lesquelles il a perfectionné l’art de se raser de plus en plus près. Mais ce matin, alors qu’il rince les restes de mousse, son visage a disparu. Le miroir ne reflète plus qu’un sourire qui ressemble plutôt à une grimace, un sourire qui serait le dernier vestige d’une plaisanterie, et qui reste en suspension comme une fumée là où la nécessité d’un avenir s’est effacée. »
L’ayant lu, nous pouvons rejoindre sans mal Alice-Catherine Carls qui, dans une note de la revue Poésie/première, écrit que « magicien des mots, des images et des dialogues, Dybek les fait résonner dans la mémoire du lecteur où ils forment des passages souterrains propices à un ancrage/encrage durable. » Un ancrage dont seuls sont capables les textes qui, nous approchant au plus intime de nous-mêmes, nous confrontent à nos vertiges.

Michel Diaz. 01/04/2016

Chemins de traverse, N° 43, décembre 2013.

Chemins de traverseMichel DIAZ : Au seuil du silence.
Entretien avec Christian Rome.

Un visage ouvert et bienveillant de Pierrot lunaire,
un regard embrumé d’enfance, avec, au fond, la lueur de lucidité un peu mélancolique d’un homme qui a eu la révélation dès son plus jeune âge, entre beauté et noirceur, de l’ambivalence profonde de l’âme humaine : tout transpire la poésie chez cet écrivain habité par la passion des mots.

Du théâtre, sa première passion, à l’écriture de nouvelles, en passant par la poésie, l’œuvre de Michel Diaz, traverse les genres avec cette obstination de non pas « peindre le tableau du monde en y ajoutant des couleurs pour le rendre plus beau ou plus acceptable » mais au contraire de « … gratter l’apparence des choses, la décaper, de soulever la peau, pour arracher le masque du visage, et mettre à nu les choses, pour nous confronter au silence, à l’obscurité et à l’énigme que nous sommes à nous-mêmes. »
Un engagement d’homme et d’écrivain qui fait songer à cette phrase de Scott Fitzgerald dans un de ses plus beaux textes La Fêlure : « La marque d’une intelligence de premier plan devrait être capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à tout faire pour les changer. »

Christian Rome. L’enfance est souvent le creuset où se décide le mouvement de notre vie d’adulte, les choix, les engagements, notamment politiques et artistiques. Michel, tu es né en 1948, en Algérie, trois ans après la deuxième guerre mondiale, et au début d’une autre guerre, ces fameux « événements » d’Algérie, ainsi nommés par l’hypocrisie politique de l’époque. Comment as-tu vécu ton enfance et ce contexte de guerre a-t-il été déterminant dans ta vocation et ton engagement futur d’écrivain ?

Grand-Père maternel de l'auteur vers 1960Michel Diaz. Oui, je suis né en 1948, en Algérie,
à Sidi-Bel-Abbès, rue Charles Baudelaire !
De parents et de grands-parents d’origine andalouse. Des familles fuyant la misère et venues s’installer dans la colonie française qui réclamait des bras pour sa mise en valeur. Mes grands-parents ont d’abord été travailleurs agricoles, « alfatiers », avant de s’élever un peu dans l’échelle sociale tout en restant des ouvriers. Mon grand père maternel a été forgeron aux Chemins de Fer Algériens, militant à la C.G.T. et a participé activement aux événements du Front Populaire, en 1936. L’autre était adhérent à la S.F.I.O., responsable local de sa cellule. J’entretiens la mémoire de ces engagements et de leur héritage, largement mis à mal aujourd’hui.
Et c’est vrai, date(s) et lieux ne sont pas secondaires,
je crois, dans l’approche de mon parcours d’homme, de mon interprétation du monde, de mon paysage mental, et même de mon esthétique littéraire. Tout cela, me semble-il, plonge ses racines dans un terreau de violence.

En effet, dès ma naissance, ou presque, en tout cas dès que j’ai pris conscience de mon « être au monde », vers l’âge de 2 ou 3 ans, j’ai été immergé, roulé, et je dirais presque « pétri », dans la mémoire de la guerre, dans les récits de guerre et, très vite, dans la présence de la guerre,
dans ses bruits et dans son odeur.
La guerre, c’est d’abord celle de 14-18 que mes deux grands pères, Jean et José, ont faite au front, en première ligne, dans les tranchées. Le premier en était revenu blessé et boiteux,
le deuxième avait enterré ses deux frères, de ses propres mains, quelque part du côté du « Chemin des dames ». Leurs récits de « poilus » (surtout ceux de José, volontiers plus causeur) ont bercé mon enfance. Récits « aménagés » sous forme de contes qui n’avaient rien à envier à ceux de Perrault, même si le grand-père s’efforçait de les dédramatiser en y mettant beaucoup d’humour. On y retrouvait tous leurs ingrédients : atmosphères nocturnes, forêts profondes, dangers qui rôdent, bruits suspects, présence de loups qui prenaient l’apparence du « Boche », corps à corps, enfoncement de la lame de la baïonnette dans le ventre du fauve assoiffé de sang…

Jean Diaz soldat 1939 - père de l'auteurLa guerre, c’est celle aussi de 39-45, que mon père, après avoir été capturé pendant la débâcle de l’armée française, en juin 40, a passé en partie dans les camps de concentration allemands.
Il s’en était évadé quatre fois (un record !). La dernière fois avec succès. Il faisait partie du dernier convoi de déportés en route pour Dachau. Il s’est évadé en Haute-Marne, en août 44, en sautant du train, et dans des conditions tout aussi rocambolesques que lors des précédentes. Quand mes parents recevaient des amis, ou étaient invités à leur table, il lui arrivait de leur raconter sa vie de prisonnier et ses différentes évasions. J’étais, évidemment, « aux premières loges », témoin de ses récits qui restaient toujours, eux, au plus près de la réalité, et leur répétition m’a permis de les engranger le plus exactement possible.
La guerre, c’est encore, dans le contexte, celle d’Indochine dont j’entendais parler, au cours de ces visites, par des amis et connaissances de mes parents, et qui en étaient revenues ébranlés.

Guerre d'Algérie

CR. Tu avais 6 ans, en novembre 1954, lorsque les premiers troubles ont éclaté en Algérie.
Ton enfance s’est donc déroulée dans un contexte de violence et de danger.
Etais-tu conscient de ce qui se passait ?

MD. Oui, j’avais alors 6 ans, et je n’ai donc pratiquement jamais connu qu’une Algérie en guerre, témoin direct, cette fois-ci, du mouvement des troupes, d’une ville – ou de villes – en état de guerre (patrouilles armées dans les rues, bâtiments publics protégés par des sacs de sable et ceints de barbelés, sentinelles casquées, fusils mitrailleurs sur le ventre, convois militaires nocturnes que, du fond de mon lit, j’entendais passer sur la route, interminablement…).
Puis à mesure que les « événements », comme on disait d’abord, ont monté en intensité,
j’ai connu la menace sourde des attentats, en tous lieux et à tout instant, en ai vu quelquefois les effets horribles, des gens tués en pleine rue, des cadavres sur les trottoirs et le sang coulant dans le caniveau… Mais pour un enfant, vivre dans un climat de guerre devient vite son quotidien. La violence, ainsi « banalisée », devient pour lui l’ordre « normal » des choses.
La distance qui me séparait des récits de mes grands-parents, de ceux de mon père et de quelques autres, s’est trouvée très vite abolie par l’immersion dans la réalité à laquelle moi-même j’étais confronté.

Fouille vieux berger

CR. Dirais-tu que cela a forgé pour toi une vision du monde ?

MD. Cela forge nécessairement une vision du monde. Et celle qui m’était donnée était faite de cercles concentriques.
Autour de moi, un premier cercle, très étroit, celui du cocon familial. Puis un deuxième, un peu plus large, celui de la communauté sociale. Puis un troisième, plus lointain, plus flou, constitué par des individus de l’ombre, (décideurs obscurs de nos destinées, « hommes politiques » au visage « d’ogres »). Enfin, un quatrième cercle, un horizon de guerre, infranchissable, une sorte de cercle de feu qui enserrait le monde et que rien ne pouvait combattre. Le monde semblait ainsi fait : prisonnier du cercle de feu de la guerre, réalité aussi incontestable que la présence des montagnes, de la mer ou des étoiles dans le ciel. Mais cet « horizon de feu » pouvait aussi se rapprocher, franchissant à rebours ces différents cercles concentriques, se retrouvant ainsi aux portes du premier. Et même le rejoindre, pour ne pas dire « s’y confondre ».

Michel Diaz et sa famille vers 1954

CR. Ton père, qui était militant communiste, a été, je crois, très impliqué.

MD. Il me faut m’expliquer là-dessus… A son retour de guerre, décidé à lutter contre ses horreurs, « pour qu’il n’y ait plus jamais ça », mon père, qui avait appris le métier de comptable, est devenu militant communiste. Mais un militant très actif. J’ai grandi sous les triples portraits de Marx, Lénine et Staline, que mon père (qui avait un joli coup de crayon) avait lui-même dessinés. Ils étaient accrochés sur un mur du salon, au-dessus du buffet. Sorte d’autel laïc voué à ses trois « dieux », à l’idéologie qui, croyait-il, allait changer le monde. J’ai pleuré quand Staline est mort, bien plus que je n’ai pleuré, plus tard, à la mort de mes grands-parents.

Dès le début des « événements » d’Algérie, mon père s’est engagé du côté du F.L.N., a milité pour « l’Algérie indépendante ». A sept/huit ans, j’ai appris à me taire, je devais n’avoir rien vu, rien entendu. C’était une époque où « les murs avaient des oreilles ». Il m’a parfois confié de menues missions clandestines sur lesquelles j’étais tenu de garder le secret le plus absolu : livraisons de tracts, de machines à écrire, de journaux « interdits », informations sur les « mouchards » qui rôdaient dans la rue, messages à des « camarades ». Mais les choses, assez vite, ont mal tourné pour lui. Dénoncé comme « porteur de valises », comme on disait, par un « camarade » communiste que la police avait interrogé un peu « brutalement », il a été arrêté en 57 (sous mes yeux, j’avais alors neuf ans), emprisonné, jugé, puis envoyé pendant presque cinq ans dans un camp de concentration installé dans les montagnes des Aurès. Pour nous élever, ma sœur et moi, ma mère est devenue femme de ménage et a dû subir, dans un contexte d’ostracisme grandissant, les humiliations infligées à une « femme de communiste », envoyé en prison et citoyen déchu. A sa sortie, en 61, traqué par l’O.A.S., mon père a dû se cacher un moment pour échapper à ses tueurs (qui l’ont poursuivi jusqu’en France, en 1964 !). Je ne dirai pas grand chose des conditions de vie dans lesquelles nous avons vécu, ma mère, ma sœur et moi, pendant ces quelques années de captivité de mon père. Rejetés par la communauté des « pieds noirs », mis à l’écart par le reste de la famille, isolés dans le quartier où nous habitions, menacés quelquefois, obligés de mentir auprès des camarades de classe, des instituteurs et des professeurs, considérés comme des traîtres, des sortes de parias, des « intouchables ».
Et cela forge aussi une vision du monde, un rapport particulier à l’autre…

Attentat OAS Pas de source photos

En fait, pendant ces quelques années d’enfance et de préadolescence (périodes, on le voit, assez peu insouciantes), j’ai été confronté au climat de suspicion ambiante, à la responsabilité du secret, à la dissimulation, au mensonge, à une forme de « rejet social », à la mise à sac de la maison par la police, à l’arrestation de mes deux parents, à l’indifférence des policiers qui nous ont laissés seuls, ma sœur et moi, dans une maison dévastée par la perquisition, mais aussi à la présence permanente du danger, de la violence, et à la vision de la mort… J’ai très vite compris le sens de l’injustice, et perçu avec acuité combien l’Homme pouvait être un « loup » pour lui-même.

CR. Cette nécessité, vitale à ce moment de ta vie, du secret et de la dissimulation,
a-t-elle eue des conséquences dans tes relations, avec les membres de ta famille ?
A-t-elle engendré une forme de repli sur soi ?

MD. Les relations furent surtout difficiles avec ma mère, femme de pouvoir, une espèce de louve surprotectrice, castratrice, en un mot « mortifère » qui, depuis ma naissance, et jusqu’à ce que je quitte le foyer parental, a poursuivi assidûment son œuvre de démolition (elle entrait parfaitement dans le schéma des individus que l’on qualifie aujourd’hui de « pervers narcissiques »). J’évoque ces rapports avec elle dans quelques-unes des nouvelles contenues dans les deux recueils, Séparations et A deux doigts du paradis. Je tiens pourtant à préciser que c’est une femme que j’ai beaucoup aimée, que j’ai assistée jusqu’au bout, mais ce n’était pas un être facile, une mère de tout repos. Ce genre de relations est toujours compliqué et on ne peut le réduire à quelque chose de simpliste sans trahir la complexité insondable des relations humaines et les mystères de l’amour. Sa propre vie a été un chemin de galère, semés d’épreuves et de peines, qu’elle a suivi avec courage, force et dignité, et à cela je tiens à rendre hommage.

Michel Diaz ses parents et soeur vers 1953

CR. Comment on se reconstruit, après une telle enfance ?

MD. La conquête d’un peu plus de paix intérieure, ça peut être parfois un travail de longue haleine. Parce que « démolition » implique aussi (quand on en a les ressources vitales) entreprise de reconstruction. A savoir, pour ma part, une lutte incessante contre la timidité, l’inhibition, le manque de confiance en soi, la vision maternelle d’un monde hostile représenté comme un terrain miné à chaque pas par un danger possible, lutte contre la tyrannie du bégaiement, une forme de « désocialisation », l’emprise terrible des « toc » sur un esprit qui a du mal à se structurer, les pratiques d’automutilation, l’anorexie, les terreurs nocturnes et diurnes, le recours à la « pensée magique », contre la tentation du suicide par anéantissement progressif du corps, le retranchement dans le mutisme et le monde intérieur, seul moyen de trouver une « niche de paix » pour tenter d’échapper à un monde incompréhensible, irrationnel, seulement régi par des forces obscures et terrifiantes, des génies, des méchants lutins, des « juges » de nos destinées, occupés à nous surveiller pour mieux nous anéantir… Mais le monde intérieur est aussi terrifiant que le monde « extérieur » qui était présenté par ma mère comme le « monde normal ». Cette éducation m’engluait, me plaquait au sol… En vérité, tout m’encombrait en moi : mon corps, à cause de sa pesanteur organique, de ses besoins vitaux dont il me faisait le sujet, et mon esprit, à cause de ce qu’il me faisait vivre de tourments. J’aurais souhaité être un ange, un être libéré des contraintes terrestres, c’est-à-dire une absence. Tout cela me fait dire, sans trop abuser du langage, que je reviens « de loin », qu’avec un peu moins de ressources vitales j’aurais été bon pour l’asile. Ma sœur aussi a gardé de tout ça des traces très profondes.

CR. Dans une de tes nouvelles, Chemins de crête, publiée dans Chemins de traverse tu relates, successivement, le destin de deux hommes parvenus à un moment de bascule de leur vie :
un comédien âgé s’enfuit avec une jeune fille pour vivre un dernier amour fou, tandis que Mr Amsalem, l’épicier cocufié par sa femme, se donne soudainement la mort. Dans le même texte, d’un côté la lumière de la vie, de l’autre le noir de la tragédie. Il semble que ton œuvre soit traversée par cette tension. Une vision du monde humaniste, qui oscille entre espoir, désir de vie et pessimisme.

MD. Cette vision du monde, que l’on peut qualifier en effet d’ « humaniste », est héritée de mon père, sensible aux injustices, d’une empathie profonde à l’égard de l’autre, mon semblable, à ses souffrances, à ses misères, vécu comme un élan irréfléchi vers mes « frères humains », « offensés et humiliés », à laquelle pourtant se mêle, inextricablement, une vision plus noire de l’espèce humaine, sa propension à l’injustice et à la malfaisance, un profond désespoir quant à ses capacités à s’améliorer, à se guérir de ses maux profonds, un indéracinable pessimisme qui me fait quelquefois douter qu’il faille même souhaiter que se perpétue sa présence à la surface de notre planète. L’Homme, pour parodier le fabuliste Esope, « la meilleure et la pire des choses ». Cette contradiction, installée au cœur même de l’homme que je suis, est ferment de ferveur constamment renaissante, en même temps qu’elle est perpétuel tourment. Car le pessimisme qui, je crois, est une forme incandescente de lucidité, peut être aussi moteur de notre engagement dans la vie et le monde. En fait, je crois qu’au fond de moi, sans jamais avoir adhéré au Parti (l’ayant même souvent désavoué), je suis toujours secrètement communiste. J’ai toujours eu un profond respect pour les militants « de base », ceux que j’ai connus étaient de très braves types.

CR. Cette contradiction dont tu parles, « ferment de ferveur et perpétuel tourment » il me semble qu’elle nous incite en tant qu’écrivains à tenter de nous rapprocher de l’ambivalence et de la complexité des êtres et des choses, pour essayer d’en comprendre au moins une partie, plutôt que d’asséner avec arrogance notre propre « vérité ». Ce qui ne nous dédouane pas d’agir en tant que citoyens, conformément à nos convictions dans la sphère politique ou sociale. Qu’en penses-tu et comment définirais-tu la forme de ton propre engagement d’écrivain ?

MD. Si l’on se sent touché par le désir d’écrire, notre pratique d’écrivain ne peut se satisfaire de n’être qu’un agréable « passe temps ». Elle implique aussi un « engagement » dans l’acte même de poser des mots sur la page. J’ai donc toujours senti l’acte d’écrire comme quelque chose qui impliquait ce que je ressentais en moi de plus fondamental : l’expression, même à certains moments de mon parcours dans une forme de radicalité, de ce que je sens en moi de plus essentiel.
C’est pourquoi mes références poétiques et littéraires sont d’abord, et avant tout, les œuvres des auteurs qui en plaçaient très haut l’enjeu, des œuvres qui les ont menés, et nous mènent, nous, lecteurs, « au bord du précipice », en bordure d’abîme, « au plus ras » de ce que nous sommes. Parmi eux, en vrac, Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud évidemment, mais aussi Daumal, Gilbert-Lecomte, Artaud, Michaux, Bataille, Char, Dupin… Je m’en voudrais de ne pas citer Arthur Adamov, écrivain magnifique dont j’ai fréquenté beaucoup l’oeuvre et qui reste très injustement marginalisé.
La poésie, pour moi, ne consiste pas à peindre le tableau du monde en y ajoutant des couleurs pour le rendre plus beau ou plus acceptable. Elle ne consiste pas, à mes yeux, à y ajouter une couche d’esthétisme, mais au contraire, fondamentalement dirais-je, à ôter cette couche, à gratter l’apparence des choses et à la décaper, à en soulever la peau, à « arracher le masque du visage », à mettre à nu les choses, à révéler l’insoutenable, à nous confronter au silence, à l’obscurité et à l’énigme que nous sommes à nous-mêmes. A tenter de donner parole à ce qui, en nous, cherche la voie de la parole et qui, peut-être, est l’indicible même, murmure de l’irrévélé. Je pense, disant cela, à ces vers de Philippe Jaccottet :
La nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu,
chute du jour et négation de la lumière,
mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux
sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire.

CR. Je crois que tu as commencé par écrire du théâtre. Quel a été le déclencheur de ce goût pour le théâtre ? Et à quel âge as-tu écrit ta première pièce ?

MD. Malgré mon attirance pour la poésie, j’ai commencé en effet par écrire du théâtre. J’étais encore au lycée, en terminale, je crois, quand j’ai écrit ma première « vraie pièce », en 1967.
A cette époque-là, je n’étais quasiment jamais allé au théâtre, mais j’avais vu Le Diable et le bon Dieu, au T.NP., avec François Perrier et Georges Wilson, Huis clos, du même Sartre, avec Daniel Gélin, Mort d’un commis voyageur, d’Arthur Miller, et Les Perses d’Eschylle, spectacles qui m’avaient marqué au point que je m’étais dit : « C’est ça que je veux faire ! » J’étais littéralement fasciné par le pouvoir magique, la capacité d’imaginaire que peut exercer l’espace théâtral sur l’esprit du spectateur, le pouvoir étrange que peut dégager le seul corps d’un comédien en scène, le pouvoir envoûtant du verbe théâtral. Fasciné aussi par l’idée que des mots tracés sur le papier puisse naître, sur les planches, par la seule volonté de l’auteur, une créature de chair et de sang, parlant, se mouvant, aimant, luttant, mourant. Je crois aussi que ce qui m’attirait dans l’écriture dramatique, c’est l’illusion de pouvoir qu’elle pouvait donner à un jeune homme comme moi, timide, mal dans sa peau, doutant de lui, ce sentiment grisant d’avoir prise sur le monde en donnant vie à des personnages, en manipulant l’espace et le temps, en mettant dans la bouche de comédiens, individus réels, des mots qu’il avait puisés dans son imagination et son monde intérieur, bref, le sentiment qu’il recréait non pas « le » monde, mais qu’il en proposait un, le sien, démarche plus exaltante encore. Je parle de « manipulation » de l’espace et du temps, car dans l’écriture dramatique, par le seul pouvoir du verbe, le temps peut être ralenti, accéléré, voire suspendu, visité à rebours, comme l’espace peut y être ouvert et modelé/modulé à l’infini. L’écriture romanesque a, évidemment, les mêmes pouvoirs sur l’imagination du lecteur, mais au théâtre cela est possible à partir de la seule présence du comédien, de sa parole, de son corps, à partir d’un espace visible, concret, qui peut être vide de tout décor et de tout accessoire, mais dans lequel l’imagination du spectateur est invitée à s’investir complètement et avec plus de force encore. Il y a une l’incontestable magie de l’oralité, celle dont usent les conteurs : susciter des images à partir de leur seule voix !
Je crois encore que ce qui suscitait justement mon profond intérêt pour l’écriture dramatique, c’est la parole même. J’étais bègue alors, je l’ai dit, et la parole théâtrale est faite pour être mise en bouche (tout autant d’ailleurs que la poésie). J’ai alors écrit des choses que je pouvais d’abord me mettre en bouche et dire, sans buter sur les mots, sans cafouillage aucun. Cette forme d’écriture a été pour moi une forme de thérapie, une manière aussi d’avoir emprise sur la parole proférée. D’où une musique particulière dans mes premières pièces, une construction de la phrase, de ses attaques et de son rythme, un choix des mots et un positionnement syntaxique qui semblaient relever d’un souci stylistique, mais qui n’étaient que dictés par des intérêts « physiques » et respiratoires.

CR. Tes premières pièces se sont nourries d’un mouvement extrêmement créatif qui a traversé toutes les années 70 et qui a bouleversé le paysage théâtral. Quelles étaient tes influences à l’époque ?

MD. Malgré mon intérêt pour Shakespeare, Tchékhov, Strindberg et Brecht, mes premières influences ont été les pièces d’Alfred Jarry, et celles d’auteurs (que j’avais peu et mal lus à l’époque) qui étaient alors les figures représentatives ou dominantes du théâtre contemporain et/ou d’avant-garde : Henri Pichette, Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Robert Pinget, Harold Pinter, Francisco Arrabal, Copi… Le théâtre dit de « l’absurde », le Mouvement panique initié par Arrabal et Jodorowsky, mais aussi le Living Theater de Julian Beck et Judith Malina, le Théâtre pauvre de Jerzy Grotowski, le travail de metteur en scène de Peter Brook (et plus tard de Roger Planchon et Patrice Chéreau), c’était ce vers quoi je tournais mon regard, c’était le seul théâtre qui me semblait vrai, fascinant, authentique. Mais à cette époque, c’est aussi le texte d’Antonin Artaud, « Le théâtre et son double » qui faisait figure de Bible et qui a profondément marqué le paysage de la production théâtrale et de la mise en scène. Pourtant, en dépit de ces influences, j’ai essayé de trouver mon chemin personnel dans l’écriture du théâtre. L’écriture dramatique recelait, à mes yeux, un pouvoir démiurgique qui ne pouvait pas avoir d’équivalent. Sinon la parole poétique. C’est pourquoi, j’ai tenté de concilier, à ma manière, et comme naturellement, dès le début, langage dramatique et parole poétique dans des pièces qui avaient quelque chose à voir avec la tragédie antique la plus épurée : un personnage, un coryphée, un chœur, un décor dépouillé à l’extrême, des percussions, des sons produits par des instruments électro-acoustiques, des jeux de lumière. Je voulais donner à mes textes l’apparence d’un ample mouvement de mots au rythme incantatoire et envoûtant. On peut évidemment ne pas aimer la langue dramatique poétique de Claudel, Pichette ou Koltès, ou celle encore de Lorca, Schéhadé, Genet, pour ne citer que ceux-là, mais, à mes yeux, le verbe y a une puissance magnétique qui n’a jamais cessé de me séduire. En fait, je crois que le théâtre en son essence est inséparable de la poésie. Pas seulement celle de la langue, mais aussi celle qu’Adamov appelait « poésie du réel ».

CR. Y a-t-il d’autres formes artistiques qui t’ont influencé à l’époque où tu explorais des voies nouvelles pour trouver ton propre langage dramatique ?

L'époque était hippie 1975MD. Les années 70-73, c’était aussi l’époque où j’écoutais pas mal et découvrais en autodidacte les compositeurs de musique contemporaine. Après la découverte de la musique dodécaphonique de Schönberg et Berg, la musique sérielle, j’ai beaucoup écouté Edgard Varèse, Pierre Boulez, Pierre Henry, Les percussions de Strasbourg, Stockhausen, Luigi Nono, Xénakis, John Cage, Luciano Berio… et cela a nourri aussi mon écriture théâtrale en y apportant des procédés de déconstruction narrative, des dissonances thématiques, des superpositions de paroles, des ruptures, des blancs… Bref, jeune auteur, je me suis essayé à une écriture théâtrale exploratrice des moyens que me proposaient les outils de l’écriture dramatique, ce qui n’a pas eu l’heur de séduire grand monde. Mais j’avais envie d’explorer de nouvelles voies d’écriture, quitte à me fourvoyer dans des impasses… Un mode d’écriture plus « plan-plan », moins audacieux, plus traditionnel, ne m’intéressait pas, pas plus qu’une quelconque forme de « succès ». Je voulais avant tout me surprendre moi-même, m’avancer dans mes « terres inconnues »… en tout cas m’en donner les moyens. J’espérais juste susciter suffisamment d’intérêt auprès des gens de théâtre, metteurs en scène, comédiens, et bien évidemment chez les spectateurs que j’aurais voulu « prendre aux tripes », assez d’intérêt, je disais, pour qu’on m’offre la possibilité de poursuivre mon travail en « conditions réelles », c’est-à-dire sur les plateaux du théâtre. Publier mes pièces n’était donc pas pour moi la première des préoccupations, c’est les faire jouer qui m’intéressait. Je pensais que mes textes mériteraient d’être publiés s’il avaient d’abord subi « l’épreuve du feu » de la scène et du public. Une pièce de théâtre s’éprouve en passant par le corps et la voix des acteurs, et dans sa confrontation avec les spectateurs… Il y avait pas mal d’inconscience là-dedans, peut-être une certaine forme d’arrogance, et beaucoup d’illusions à faire tomber, car on peut être aussi victime, si l’on n’est pas suffisamment armé, ou pas suffisamment à la hauteur, du courant « aspirant » d’une époque qui porte en elle-même ses propres limites. Mais, « pour en revenir », il faut déjà y être allé !

CR. Comment ont évolué ensuite ton chemin d’auteur dramatique et aussi ton écriture ?

MD. En ce qui me concerne, durant la décennie 70, il y a eu une création d’une de mes pièces, à Tours, par une jeune compagnie, quelques lectures et « mises en espace » d’autres pièces dans quelques centres dramatiques, un ou deux festivals de théâtre, des lectures au Théâtre du Rond Point, chez Jean-Louis Barrault, rien de bien consistant.
A partir des années 80, je suis revenu à une écriture plus classiquement narrative, à des personnages plus dessinés, socialement et psychologiquement parlant, à quelque chose de plus « réaliste », sans renoncer pourtant à l’aspect poétique du verbe. Ce qui rassemble, je crois, l’ensemble de ces pièces (et même celles du début), comme celles pour la radio,
c’est la thématique de l’errance, statique ou en déplacement dans l’espace-temps. Je reviens, comme malgré moi, très souvent, au thème de l’errance, inconsciemment récurrent,
de la déambulation. Dans ces pièces, errance dans l’espace physique d’êtres perdus dans leur propre vie et à la recherche d’eux-mêmes, errance dans l’espace intérieur d’être livrés à leurs démons et cherchant leur salut. Thématique aussi de la menace sourde mais omniprésente qui peuple l’infini du réel. Mais on y trouve aussi, rejoignant la première, la thématique, présente aussi dans ma poésie, de « l’envers des choses », ou du « revers » de la réalité, c’est-à-dire de l’espace intérieur des êtres, non moins réel ni non moins inquiétant que le monde concret « du dehors », espace dans lequel nous assimilons les données du monde extérieur, visible et palpable, pour en faire la matière de nos émotions et de nos pensées. Nous ne pouvons vraiment parler que de ce que nous connaissons, éprouvons intimement. J’essayais d’écrire des pièces qui feraient entrer le lecteur/spectateur dans le monde intérieur d’un personnage, ses réflexions, ses souvenirs réels ou reconstitués, ses combats, ses ressassements, ses fantasmes, ses terreurs… Sa parole faisait apparaître des interlocuteurs fantômes, vivants ou morts, parfois inquisiteurs pervers, bourreaux les détruisant à petit feu, dans une lutte à mort… D’où, malgré des aspects réalistes, une tentation farcesque parfois, cette atmosphère onirique, pesante, que ces pièces pouvaient avoir. D’où la nécessité aussi de les resserrer sur un ou deux personnages. J’en suis venu, surtout pour la radio, à n’utiliser que le monologue, le point de vue intérieur, qui me permettait l’exploitation de tous les possibles, puisque les frontières entre monde extérieur et monde intérieur étaient abolies.
Ne restait, comme seule scène, que le paysage mental d’un individu, vu comme sur une radiographie. J’essayais d’exploiter cet espace où, selon la formule d’Arthur Adamov, « le monde visible et le monde invisible se touchent ». C’est dans cet espace-là que nous existons. Pièces « noires » sans doute, malgré une dose d’humour, mais pas moins que celles de Strindberg ou d’Ibsen. La « dentelle » tchékhovienne (auteur que j’admire pourtant comme un maître absolu) n’est pas dans mon registre, encore moins dans mes moyens.

CR. A cette époque, ton œuvre dramatique commence à être reconnue, certaines de tes pièces ont obtenu des aides à la création du Ministère de la Culture, ont été diffusées à la radio, sur France Culture, lues dans des festivals de théâtre. Et il y eu ce projet avec Maria Casarès.

Maria Casares 1989MD. Oui. En 1988, j’ai rencontré Georges Vitaly (grand découvreur d’auteurs : Pichette, Schéhadé, Audiberti; metteur en scène de Gérard Philipe, Maria Casarès…) qui a pris une de mes pièces, Le Dépôt des locomotives, et l’a montée au Théâtre Mouffetard avec Maria Casarès et François Perrot dans les principaux rôles. Belle aventure que celle-là ! Comme pour son partenaire, c’était un rôle très physique et assez épuisant dont elle sortait, chaque soir, « lessivée ». Et cela a duré tout un mois ! Mais j’ai toujours beaucoup sollicité le corps des comédiens. En tout cas, d’autres metteurs en scène envisageaient de monter aussi cette pièce, en France, à l’étranger, de la faire traduire. Mais malgré l’acharnement de Maria à défendre la pièce, à la radio, dans les journaux, à la télé, la critique n’a pas vraiment suivi… C’est la mort dans l’âme que Georges et Maria ont renoncé à la présenter au festival d’Avignon, en 1989… Si cela avait été le cas, je pense que ma carrière d’auteur aurait pris un autre tournant… Enfin, peut-être… On peut rêver…

CR. Est-ce la raison pour laquelle tu as cessé d’écrire du théâtre ?

MD. J’ai cessé d’écrire du théâtre vers la fin des années quatre-vingts dix. Par lassitude, ou fatigue. Ou, plus exactement, j’ai cessé de vouloir en écrire à ce moment-là. Il faut dire que le théâtre, beaucoup moins que  le cinéma, mais tout de même, réclame pas mal de moyens. Pour envisager de monter une pièce, il faut trouver au moins un producteur, un metteur en scène, des comédiens, des techniciens, un décorateur, un musicien, et des tas d’assistants. Tout cela coûte cher, et la location d’une salle coûte très cher aussi !… Si l’on n’est pas sûr d’attirer, chaque soir, le nombre minimum de spectateurs qui permettront, au moins, de rentrer dans ses frais, si les médias et la critique ne soutiennent pas la pièce, le spectacle se joue à perte et on se jette tête la première dans la catastrophe financière. On comprend la prudence des producteurs qui hésitent à miser sur le nom d’un auteur contemporain peu connu qui n’a pas encore fait ses preuves, et leur refus de s’engager pour un auteur tout à fait inconnu. En fait, entrer dans le circuit de la programmation des théâtres est mission quasiment impossible si l’on n’est pas vraiment très bon et aidé de beaucoup de chance ! Il m’est bien arrivé, à quelques reprises, de rencontrer des gens qui avaient envie de monter l’une ou l’autre de mes pièces, et les subventions accordées alors par le Ministère de la Culture les y ont aidées, mais cela ne suffit pas à « installer » durablement un auteur car, chaque fois, tout est à recommencer.

CR. Il est vrai que les auteurs de théâtre contemporains intéressent peu les metteurs en scène et les producteurs d’aujourd’hui qui préfèrent soit monter des classiques soit des grosses comédies commerciales avec des comédiens vedettes. Le temps des découvreurs, des Roger Blin et des Laurent Terzieff semble malheureusement bien révolu. Tu n’as alors jamais envisagé de  monter tes pièces toi-même ?

MD. Non, monter mes pièces moi-même, les produire, les mettre en scène, les interpréter, je ne l’ai jamais sérieusement envisagé. Il m’aurait fallu, pour cela, des compétences que je n’ai pas, je ne me sens aucune qualité de directeur de troupe, encore moins de gestionnaire  et de comptable ! Je ne sais pas taper aux portes, ni vendre mon travail, ni le mettre en valeur. Je suis parfaitement conscient de ces faiblesses, mais c’est ainsi, je ne suis pas non plus un homme de dossiers… Il faut encore dire que la vie d’un enseignant de lycée (surchargée de préparations de cours et dévorée par la correction des copies) laisse peu de loisir pour ces démarches, physiques et paperassières, et, tout d’abord, pour l’écriture qui exige un investissement en temps énorme, une disponibilité d’esprit qui réclame qu’on prenne sur son temps de repos et sur ses heures de sommeil, car la nécessité d’écrire ne vous lâche jamais ! Quand cela dure pendant plus de vingt ans, à quoi s’ajoute évidemment, comme chez tout le monde, les difficultés de la vie quotidienne, les déboires sentimentaux, les divorces parfois difficiles, tout cela peut conduire à une forme d’épuisement psychique qui débouche parfois sur la dépression. J’en ai souffert pendant presque dix ans, de 90 à 2000 environ, et cela a été une période très éprouvante de ma vie. D’autre part, entre 90 et 95, pour faire diversion à la dépression sévère dont je souffrais, je me suis totalement investi, y consacrant quasiment mes jours et mes nuits, dans un travail de recherches sur l’oeuvre d’Arthur Adamov et la rédaction d’une thèse.  C’était une autre forme d’épuisement, mais constructive celle-là. C’est ainsi que pu regagner lentement les chemins de l’écriture.Quand on émerge de longues années de déprime, qu’on retrouve ses moyens créatifs, on a le sentiment d’être un « miraculé ».

CR. Quel bilan tires-tu encore de ton expérience d’auteur dramatique ?

MD. Depuis mes premiers essais, j’avais écrit une bonne douzaine de pièces. Malgré quelques belles expériences, je ne suis pas arrivé à imposer mon écriture dramatique – pas assez dans l’air du temps, peut-être, pas assez arrimée aux préoccupations sociales de l’époque, pas assez convaincante, il faut bien le croire. En tout cas pas dans l’attente des metteurs en scène et du public. Mais les jeunes auteurs qui réussissent dans le domaine du théâtre sont finalement rarissimes. Koltès, Lagarce, Durrif, Pommerat… il y en a très peu, et les producteurs de théâtre, je l’ai déjà dit, sont très frileux à l’égard des « jeunes auteurs »… J’en ai tiré la conclusion, sans amertume ni regret. Je me dis que j’ai fait ce que j’avais à faire, que j’ai parcouru le chemin par lequel j’ai voulu passer. Alors je ne dis pas que j’ai jeté l’éponge, mais plutôt que j’ai tourné la page du théâtre. Je ne regrette pas ce cheminement de trente ans, parfois assez ingrat, souvent désespérant, car je n’ai rien fait d’autre finalement que me confronter à moi-même et sonder mes limites, essayant toujours de les dépasser.

CR. Tu es donc revenu à la poésie.

MD. En fait, durant toutes ces années, j’ai poursuivi parallèlement mon travail poétique,
sans intention éditoriale particulière là non plus. Non seulement parce que l’écriture du théâtre me prenait du temps, mais simplement parce que j’avais envie de suivre un chemin d’écriture poétique et de l’explorer d’abord en silence. « Les vers, a écrit Rilke, ne sont pas des sentiments mais des expériences. » Aussi, je n’ai pas cherché spécialement à faire publier mes textes. D’ailleurs, je n’en étais pas suffisamment satisfait pour les proposer à des éditeurs. Il me semblait que si mon travail poétique se poursuivait, il serait plutôt l’œuvre de la maturité, l’aboutissement d’un long processus alchimique dont je ne verrais peut-être jamais la fin.
Le recueil publié à L’Ours blanc, Cristaux de nuit, rend un peu compte de certaines de ces étapes parce que j’y ai inséré, ici et là, certaines traces.

CR. Si je t’entends bien, plus que le fait d’être publié – ce qui est quand même important car, selon moi, un artiste n’existe que dans la confrontation au regard ou à l’écoute de l’autre
– c’est le travail sur la langue, ce processus alchimique dont tu parles, l’écriture et son évolution en elle-même, c’est à dire l’élaboration de son œuvre.
Dans quel sens a évolué et évolue aujourd’hui ton écriture, ton travail sur la langue ?

MD. Avant de répondre à ta question, je voudrais juste dire que j’étais bien conscient qu’un « artiste n’existe que dans la confrontation au regard ou à l’écoute de l’autre », mais publier pour publier n’a pas de sens à mes yeux si l’on n’est pas certain que ce l’on publie a valeur pour les autres, non seulement valeur esthétique mais valeur « universelle », j’ose ce grand mot.
Et puis certains auteurs (assez rares il est vrai) sont mûrs à vingt ou trente ans, et d’autres sont des fruits plus lents, des fruits d’automne, je dirais. La maturation d’un auteur, ou d’un artiste en général, est moins une question d’âge qu’une question de cheminement, et si possible sur la voie la plus étroite qu’il puisse se trouver. Encore une question de « chemins de crête » !
Avec la littérature, qui n’est pas une affaire d’ego, de notoriété ou de chiffres de vente,
mais d’implication « morale », d’engagement de vie, il convient de ne pas tricher…

Mais j’en reviens à ta question sur l’évolution de mon écriture. Je parlais tout à l’heure de Philippe Jaccottet et de « l’irrévélé ». La poésie n’exclut pas, pour moi, une forme de violence faite sur soi-même et au lecteur, comme chez Baudelaire, Lautréamont, Artaud, Michaux, Cayrol, Dupin… Une forme de violence, moins, s’entend, dans l’expression verbale que dans le travail sur la langue, sa « fracturation », l’ouverture d’une « béance » pour permettre d’autres possibles, d’autres approches de ce qui ne saurait être dit autrement que dans cet écart du langage. Qui est comme une « trouée dans le noir », une « avancée vers l’inconnu ». Ce sont même là les conditions indispensables pour l’emmener vers quelque chose de plus profond, ou de plus solaire, de plus résolument en phase avec la pulsation de l’univers, pour l’accorder au mieux avec la vérité incandescente des choses que recèle l’infini du réel. Je ne crois pas à la poésie sereine et apaisée. La poésie « est la forme la forme la plus ardente et la plus imprécise de la vie » a écrit Reverdy. Et puis je crois qu’avant d’être une affaire de mots, bien plus qu’une affaire de « style », elle est une question de regard posé les choses. D’angle de vue. De disposition de l’esprit.
Il y a d’excellents écrivains qui n’ont aucune fibre poétique, et d’autres dont la prose en est imprégnée. C’est le cas pour Flaubert ou Tchékhov, par exemple, ou Proust, Giono, Céline, Kafka… Mais je pourrais aussi bien citer Stéfan Sweig, Thomas Mann, William Faulkner, Yshushi Inoué, Adamov, bien sûr… La poésie, chez eux, tient au regard qu’ils portent sur les êtres et les choses et qui ouvre des fenêtres profondes sur ce qui, du réel, se dérobe d’abord à nos sens et à la compréhension que nous en avons.

CR. Je crois aussi que l’art véritable doit produire un ébranlement, secouer, créer le trouble et s’ouvrir au monde…

MD. S’ouvrir au monde, c’est d’abord s’ouvrir à soi-même. Pour essayer de questionner le mystère de l’être, ce qui remugle dans les fonds, essayer de capter quelque chose de l’énigme qu’est notre présence au monde, qui ne se laisse pas approcher sans opposer de résistance, la poésie, je crois, se doit d’abord d’être inquiète, questionneuse, voire tourmentée. Ni intellectuelle, ni cérébrale, mais au plus près du corps, du noyau obscur de la vie, de ce qui parle en nous au plus profond de nos organes, là où bat le pouls intime de l’être, au plus près du foyer de sa mort, de ce à quoi il faut essayer de donner voix. Car c’est dans ce silence, dans ce murmure inaudible de la voix originelle, perdue, que se joue l’essentiel.
C’est pourquoi j’ai lu aussi avec beaucoup d’intérêt les textes de Maurice Blanchot, Bernard Noël ou d’Edmond Jabès, ces auteurs qui interrogent l’acte même d’écrire. Et pour Jabès, le blanc de la page, qui est traversée du désert, a à voir avec le sacré et la révélation du divin. Dieu n’apparaît que dans la solitude du désert, dans le silence du désert. Il faut interroger le blanc de la page, ce vide premier, interroger l’acte même d’écrire, de tracer des mots sur la page, d’y déposer le sang de l’encre, pour être au plus près du mystère de la parole. La voix de Dieu surgit aussi du néant pour devenir Verbe. Ce blanc, cette interrogation, c’étaient déjà la fascination mallarméenne à laquelle Rimbaud fait écho avec son « Je est un autre » et sa lettre du « voyant ». En bref, je dirai que pour surgisse la poésie, il faut se tenir au seuil du silence. C’est là que se tiennent André du Bouchet, René Char, Yves Bonnefoy, Henri Meschonnic, Paul Celan, Octavio Paz et quelques autres, qui nous aident à vivre et à cheminer dans notre condition d’Homme.

CR. Tu as également participé à plusieurs ouvrages avec des artistes. Qu’est-ce qui t’a intéressé dans cette démarche ?

MD. Une partie non négligeable de mon travail poétique, c’est aussi ma collaboration avec des artistes, photographes ou plasticiens. Avec eux, j’ai fait quelques livres d’artistes et publié trois livres d’art (dont un préfacé par Yves Bonnefoy). Et il y en a d’autres en projet de publication ou en cours d’élaboration… Travailler avec un artiste permet d’abord de rompre l’isolement qu’impose le travail de l’écriture. Mais c’est aussi l’opportunité d’une ouverture vers un autre univers créatif auquel il s’agit non de s’assujettir, mais vers lequel il faut jeter des ponts, pour créer un « passage » d’une forme d’expression à une autre. C’est une démarche de rencontre, d’échange, de confiance, de générosité, et toujours d’amitié. Et ce sont là pour moi des valeurs humaines essentielles, sans lesquelles la création pure n’a que peu d’intérêt. Je ne pourrais pas travailler avec un artiste qui ne mettrait pas, lui aussi, ces valeurs en avant, même si j’aime son travail… La création, c’est essentiellement privilégier l’humain. Comme, si possible, avec les gens avec qui on travaille, avec lesquels on a choisi de faire un bout de route. C’est pourquoi la rencontre avec Bernard Giusti, à L’Ours blanc, est très importante pour moi. C’est un homme profondément engagé dans la vie et dans l’art, d’une vraie générosité, un « humain » d’une haute qualité. Quand il a été question pour moi de publier à L’Ours blanc, je lui ai dit que je souhaitais placer les rapports humains et les relations d’amitié au-dessus des rapports d’auteur à éditeur, et il m’a répondu : L’amitié, ça ne se commande pas, ça se construit. C’est à cette construction que j’essaie de travailler. Comme avec mes autres éditeurs, Jean Princivalle et Bernadette Griot, des éditions L’Amourier où j’ai publié des nouvelles, des gens superbes aussi qui ne m’ont pas seulement ouvert les portes de leurs éditions, mais celles aussi de leur maison.

CR. Le théâtre, la poésie et aujourd’hui la nouvelle. Comment en es-tu venu à cette forme d’écriture, un genre littéraire qui englobe lui-même une infinité de genres, narratif, fantastique, policier, poétique, voire biographique ? Et en quoi est-ce que cela s’inscrit dans la continuité de ta démarche littéraire ?

MD. J’ai commencé à écrire des nouvelles à partir de 2007. Pour emprunter d’autres voies d’écriture. Mais surtout parce que j’avais renoncé au théâtre et parce que mes chemins en poésie s’étaient avancés dans des territoires où je ne me reconnaissais plus. Plus suffisamment.
J’avais l’impression d’avancer, comme sans boussole. Et peut-être même m’étais-je perdu… Il me fallait retrouver des chemins d’écriture, un sol plus assuré où remettre mes pas et pour moi, à cette époque-là (et même si ce terme pourra paraître excessif à certains), c’était presque une question de « survie »… Oui, je crois qu’il m’est indispensable d’être dans une démarche d’écriture pour ne pas me sentir mourir, au sens le plus littéral du terme.
Quelques uns, parmi mes amis, se sont étonnés de ce changement de genre, de ce qu’ils considéraient comme un « virage » surprenant. En vérité, il n’y a pas de vrai virage; il n’y a là finalement que la poursuite d’un parcours d’écriture, en empruntant d’autres formes sans doute, mais toujours vers le même horizon, et avec, selon moi, les mêmes moyens. Car je n’ai pas abandonné la prose poétique et, très souvent, mes nouvelles adoptent la forme resserrée, concentrée, les dialogues et les procédés de dramatisation que j’utilisais dans mes pièces. Lieux uniques aussi, parole intériorisée, climats parfois oniriques, progressive montée d’une angoisse…
D’ailleurs (mais c’est le propre de tout auteur : nous tournons toujours autour des mêmes sujets, des mêmes obsessions), la thématique que l’on trouvait à l’œuvre dans mon théâtre se retrouve dans mes nouvelles. Je ne fais rien que continuer à essayer de « pétrir la pâte humaine », à explorer des univers intérieurs, mêlant réalisme et onirisme, m’efforçant de rendre poreuses les frontières qui séparent le monde extérieur et le monde intérieur. J’essaie de faire en sorte, selon la formule d’Arthur Adamov, que « visible et invisible se touchent » car toujours, dans notre peau d’humains, nous sommes à la frontière des deux.

CR. L’art de la nouvelle connut une sorte de sommet au XIXe siècle, où presque tous les écrivains, notamment les romanciers, le pratiquèrent. Baudelaire, traducteur d’Edgar Poe,
en élabora même une célèbre poétique. Certains écrivains s’y consacrèrent exclusivement.
Et cela perdure encore de nos jours Quels sont tes auteurs de références dans ce domaine ?

MD. En matière de nouvelles, j’ai beaucoup d’admiration pour une petite poignée d’auteurs : Anton Tchékhov, Stefan Zweig, William Faulkner, John Cheever, Raymond Carver. Je suis sensible à la manière qu’a ce dernier, par exemple, de s’introduire dans l’intimité des gens « ordinaires », en proie à des problèmes de couples, d’alcoolisme, de chômage, de solitude existentielle, et de traiter ces drames du quotidien banal, sans jamais être juge, avec un regard de profonde humanité et infiniment d’humour. Les personnages de mes nouvelles sont aussi des gens ordinaires, de condition moyenne, de petits fonctionnaires, des profs, des employés de banque, ou de petites gens, des modestes. Mais ce qui m’intéresse, c’est d’entrer dans leur vie, de me pencher sur leurs problèmes relationnels, leurs soucis familiaux, leur cancer, leur difficulté à vivre, à trouver leur place dans le monde, en les traitant avec le même intérêt que s’il s’agissait de personnages de Shakespeare ou de Racine. Car le sens tragique d’une vie fêlée ou d’un destin qui se fracasse n’est pas une question de rang social, mais de simple humanité. La douleur qui ronge Hamlet et qui rend folle Phèdre n’est pas plus noble ni plus digne d’intérêt que celle d’un plombier dont un chauffard vient d’écraser les enfants ou que sa femme vient de quitter. En ce sens, le chef d’œuvre absolu de la nouvelle c’est, pour moi, Un Cœur simple, de Flaubert. Cette nouvelle qui nous raconte la trajectoire d’une servante au grand cœur que la vie s’obstine à broyer jusqu’à son dernier souffle. Il y a là une magnifique leçon de générosité, de dévouement, d’humanité qui hisse la servante Félicité au rang d’une Andromaque ou d’un roi Lear. De plus, dans cette nouvelle, Flaubert se paie le luxe d’introduire une critique très acerbe de la bourgeoisie provinciale, égoïste, étriquée, exploiteuse sans vergogne du petit peuple.  Gogol aussi, dans ses Nouvelles de Pétersbourg, atteint ces sommets. Et c’est vers ces sommets qu’il faut regarder, je crois, si l’on ne veut pas se contenter de n’écrire que des histoires. « Des histoires, disait Céline, il y en a plein les journaux. » C’est pourquoi, ce qui fait l’intérêt d’une histoire, c’est moins ce qu’elle raconte, qui peut être réduit à quelques lignes, ou résumé en une phrase, que les portes qu’elle ouvre sur l’intimité des êtres, la traversée des apparences, « traversée du miroir » vers ce qui, au grand jour, et pour employer encore ce mot, demeure « irrévélé ». Stefan Zweig d’ailleurs, je le cite de mémoire, disait qu’écrire une nouvelle c’était, pour lui, comme ouvrir une lucarne sur le mystère de l’âme humaine.
Aussi un fait banal, une anecdote d’apparence insignifiante ou de peu d’intérêt, peuvent être exploités comme « révélateurs » de ce qui constitue le fond commun de notre humanité, sa détresse et ses espérances, son ombre et sa lumière.

CR. Et en ce qui concerne, dans les recueils que tu as déjà écrits, y a-t-il un fil rouge,
une thématique qui relie les textes ?

MD. Les cinq recueils de nouvelles que j’ai écrits à ce jour sont tous bâtis autour d’une thématique qui assure leur cohérence. Thématiques où se glisse encore, le plus souvent à mon insu, le thème de l’errance, mais j’y explore aussi celle du « passage » (d’un versant de soi-même à un autre, d’un moment de sa vie à un autre), ou celle de la marche sur « la ligne de crête », c’est-à-dire sur le fil de nos existences qui, à tout moment peut se rompre, nous faire basculer dans des situations que nous n’avions aucunement prévues. Mon dernier recueil exploite, lui, la thématique du silence, celle de la parole close sur un secret de vie, ou de la parole qui cherche à se faire jour et révèle parfois l’insoutenable de la vérité.

Je suis un enfant des faubourgs, ces espaces d’entre ville et campagne, comme il n’y en a plus. A Sidi-Bel-Abbès, le mien s’appelait « faubourg des Amarnas ». Les champs de blé, les rangs de vigne se trouvaient de l’autre côté de la rue où nous habitions. J’aime ces espaces intermédiaires, ces terrains vagues envahis par les herbes, les dépôts de ferraille. Des terrains de jeux extraordinaires pour un enfant ! Le poème d’Apollinaire, Zone, m’émeut toujours beaucoup. Et mon écriture se plait dans ces territoires de « l’entre-deux ». Dans ce mi-chemin entre incertitude et révélation. C’est d’ailleurs dans cette brume d’incertitude, propice à tous les troubles de l’équivoque, que commence La chanson du mal-aimé qui est aussi un poème de la déambulation errante :
Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
mon amour vint à ma rencontre…
Je crois que le monde vaut aussi bien pour sa part de mystère. C’est lui, d’abord, qui incite à poser des mots sur la page blanche.
On m’a quelquefois demandé si certaines de mes nouvelles étaient de nature autobiographique ou si le sujet avait été emprunté à la réalité. La question est légitime, mais naïve. Dans le processus d’écriture, des personnages réels apparaissent souvent en premier, puis le travail de l’écriture les transforme, les modifie, pour en faire des personnages de littérature. J’oublie qui les a inspirés (même quand il s’agit de moi-même), ils deviennent des êtres autonomes qui ont leur propre existence, des personnages à part entière qui vivent leur vie en dehors de la mienne. Ils ne sont qu’objets de pure écriture.

CR. Pour conclure cet entretien, pourrais-tu nous dire, en quelques mots, quels sont tes rapports au travail même de l’écriture ?

MD. L’écriture est d’abord travail, et travail encore. L’inspiration, la fameuse « inspiration » de l’artiste n’est rien qu’un courant d’air. J’écris mes textes comme un musicien travaille sur une partition. Un texte, c’est d’abord le choix d’une juste tonalité, ré mineur, fa dièse, la majeur… Une question de rythmes alternés, allegro ma non troppo, adagio, vivace, andante… La musicalité des phrases, la justesse des mots, la pertinence des images, l’emplacement de la moindre virgule… Pour utiliser une autre comparaison, je crois qu’un texte c’est comme un « mobile » de Calder. Un objet de construction robuste, mais tout y doit y être parfaitement équilibré pour assurer la fluidité du mouvement.
Et puis une histoire, je crois, s’écrit d’abord « en creux ». C’est entre les mots, entre les phrases, dans les non-dit du texte que se joue l’essentiel. Dans la possibilité, laissée par l’auteur, d’interroger le secret des êtres. Je l’ai déjà dit tout à l’heure, raconter seulement des histoires n’a que peu d’intérêt en soi, quoique l’on puisse prendre du plaisir à lire toutes sortes de littérature. Il n’y a de « beaux sujets » que par la manière dont on les traite, et de « beaux personnages » que par la densité qu’on leur donne. Chacun d’eux, même si c’est une crapule, recèle nécessairement une part lumineuse, en tout cas quelque chose qui reste à sauver.
Quoi qu’il en soit, j’ai trop de respect pour la littérature pour ne pas placer la barre assez haut, presque sûr d’avance de ne pas la passer. Mais en essayant tout de même de sauter le plus haut possible, en tout cas en fonction de ce que je suis capable de faire. Je l’ai dit et je me répète : je connais mes limites et je suis toujours travaillé par le doute. Je ne suis jamais sûr d’avoir réussi un texte. J’arrête de travailler quand le texte me dit « assez ! ». Je sais alors que je ne pourrais pas faire mieux. Le tout, c’est d’avancer sur le chemin qu’on a choisi de suivre.

J’aimerais terminer sur cette citation d’Edmond Jabès : « Je suis. Je deviens. J’écris. Je n’écris que pour devenir. » Car, finalement, c’est moins le but qui importe, que le cheminement en soi, et l’effort qu’on fait sur soi-même pour essayer d’y parvenir.

Octobre 2013.