Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

L’emplume et l’écrié – septembre 2014

Eve de Laudec. -Image

Les petites pièces rapportées – Recueil de poèmes d’Eve de Laudec lu par Michel Diaz

Je viens de refermer ce recueil de poèmes que j’ai lu d’une seule traite.
Et me vient d’abord à l’esprit ce seul mot, « poignant ».
A travers celle d’Eve de Laudec, ce qu’on entend, c’est la voix d’une petite fille, perdue dans la forêt, qui pleure, appelle, sanglote et s’émerveille en même temps de ses propres peurs, celle d’une femme solitaire, debout sur le quai, face à la mer, qui regarde le jour se lever, la nuit tomber, et attend en chantant en sourdine le retour du bateau perdu, fouillant dans les images de ses souvenirs. On aurait envie de les prendre toutes deux dans ses bras pour les consoler de leur inconsolable chagrin, n’était leur non-résignation à la douleur et la force de vivre que l’on sent au fond de ces voix, à fleur de mots, à ras de souffle.
Le dernier texte « Il faut », est une superbe déclaration d’amour à la poésie, à la salutaire, sinon salvatrice, nécessité d’écrire, déclaration bâtie aussi sur le silence, sur le « rien » ou le « presque rien », ce « balbutiement d’une image évanouie », mais qui pourtant s’applique à révéler l’essentiel.
C’est là un recueil plein de pudeur ou le « moi » pourtant se dévoile, s’offre constamment en partage, mais s’ouvre par là même, en sa sincérité, sur un « moi » universel dans lequel nous nous reconnaissons.
Les petits textes, tercets, quatrains, quintils, points de couture (on aurait envie de dire de « suture ») qui relient les poèmes plus longs, sont des condensés de poésie pure.
On ne peut qu’aimer

« Au choc du petit matin
La grive
A rendu l’âme à la vitre
Qui lui avait prêté
Son image »

ou
« La forêt de mes morts
Tisse en sous-sol
La trame d’un brouillon »

ou encore
Petite musique d’ennui
Lancinante
Brode linceul
Au point de croix »

On rencontre, semées çà et là, comme à la volée, des images fulgurantes, des incandescences.
Présence de la mort au travail; violoncelle grave de la mélancolie; flûte entêtante de la vie qui continue pourtant, insistante dans les petits riens qui en font tout le prix : la forme d’un nuage, un sourire attrapé, un rayon de soleil, la lumière du jour, le goût des mots qui vient aux lèvres et, en arrière-fond sonore, le chuchotis du monde…
Un grand silence pèse sur ce recueil qui est, d’ailleurs, de la matière du silence d’où l’auteure tire, l’oreille attentive, une petite musique, grave et nostalgique, qui semble se rire du silence même, comme on récite des comptines pour s’étourdir, mais résonne profond de sanglots avalés.
Essentiellement attaché à ce qui constitue l’essence de la langue poétique, je me refuse, d’ordinaire, à faire quelque différence entre poésie « masculine » et « féminine », mais force m’est d’avouer que tout cela me fait penser à ce qu’en poésie médiévale on appelle « chansons de toile », ces poèmes composés en cousant, dit-on, par des femmes qui, d’entre leurs doigts affairés, ont fait couler ces lentes plaintes méditatives sur le temps qui passe, l’absence de l’aimé, l’amour perdu, mais aussi la beauté diffuse du monde, toutes choses mêlées dans la trame du chant.
C’est là quelque chose qui relève aussi d’un ton que les poètes n’osent plus trop affronter, et qu’on appelait « poésie lyrique ».

« Absurde de vieillir au printemps
S’accrocher à l’air d’un rien griffant la peau quand renouveau quand renaissance   quand éclosion
Ne plus s’émerveiller des pousses nubiles quand rameaux tortueux
L’envie s’englue   l’ennui s’étend   sans autre relief que celui d’un repas frugal
Ramper au sable émouvant
Et, en effet, « La certitude se délave » quand on se découvre « seul en un monde étranger. »

Poésie qui encore, dans l’évocation de souvenirs, l’amorce de fictions sitôt abandonnées, mord sur la réalité pour, dirait-on, comme l’écrivait Giacometti à propos de son art, « se défendre, pour se nourrir, pour avancer le plus, le mieux possible, pour se défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, rendre le plus libre possible, pour courir son aventure, pour faire la guerre, pour le plaisir, pour la joie, pour le plaisir gratuit de gagner et de perdre. »
Ecriture qui peut faire penser, et en dépit de tout qui sépare leur pratique poétique, à celle de Fabienne Courtade à propos de laquelle le poète Alain Freixe dit qu’elle est une « manière d’aller qui est elle-même », comme en toute vraie poésie, « le lieu de l’expérience, la réponse apportée à un passage de vie, à ses éclats. » Un « mouvement de la main et du corps qui lève devant lui l’inconnu ». De la nuit/l’ennui, autre thème récurrent du recueil d’Eve de Laudec, naît aussi la chance du silence, celle de traduire les remuements intimes, « des sensations vivantes, faites d’assemblages » qui paraissent parfois aléatoires, « mais encore de déchirures, d’écarts », d’accélérations, de ruptures, de trous. Ainsi, ce corps à corps avec l’acte d’écrire :

« Fatigue balançoire
Ennemie
Lestée béton   adipeuse   ancestrale
Oscillante
Efface les envies adret
Ecrase les idées ubac
Plombe les interstices du cerveau
Fore des trous de mémoire     à béance
Effort incommensurable à dégager le mot la phrase »

De la poésie de Fabienne Courtade, A. Freixe écrit encore (et je le cite en concentrant ses phrases) qu’elle est « écriture rompue, comme une insurrection de la langue contre elle-même, insurrection douce, mais toujours à voix basse, à parole menue. » D’apparence parfois ludique, chez Eve de Laudec, on n’y trouve pas moins aussi, « comme un enraiement du langage », car ainsi que le dit encore A. Freixe dans son texte, « ça patine, ça s’interrompt, ça balbutie, ça piétine, ça s’enlise et on bute sur des cassures de phrases. » Labyrinthe de mots, que ces Petites pièces rapportées, d’où le sens, peu à peu, se fait jour et nous plonge dans la « poignance ».
« Ecume aux commissures
Cherche au cœur de l’âme
Le chant du reflux
Fends la liberté
Glisse
Lisse »
Ecriture en bosses, en creux, qui nous requiert et nous bouscule. Il faut tenir le cap, passer à travers champs et, si je m’en tiens à mes citations buissonnières, là aussi « suivre le fil ténu des disjonctions, des coupures, des failles. Fil qui nous relie », là devant, mais toujours au-delà des yeux, « à ce qui nous échappe. »

« Il est un hurlement venu du fonds des âges
Qui passe le mur du son
A notre propre mort »
écrit E. de Laudec, vers la fin de son recueil, tirant le fil qui nous relie à l’inconnu qu’à nous-mêmes nous sommes, à ce qui s’ouvre devant nous. Et aussi, ces mots d’un « moi » qu’on surprend désarmé, soudain nu, devant l’acte de vivre :

« Ne me jetez pas aux oiseaux
Leur raillerie m’affole
Et crispe mes cheveux
Ne leur livrez pas la béance
De mon cœur cru »

De Fabienne Courtade à Eve de Laudec, si j’emprunte encore à A. Freixe, ces dernières remarques, on retrouve ce « Je » en « bris de miroir, morceaux épars, fragments, brisures » que chacune de ces auteures « ramasse, assemble, entasse ici, disperse là, et c’est (leur) souffle qu’on entend », cassé parfois, voix rauque mais endurante, « la vie qui passe, s’en va vers l’autre », évitant par là même de se clore sur elle-même.

Michel Diaz

Article publié dans L’emplume et l’écrié – septembre 2014
Eve de Laudec – Les petites pièces rapportées – Chum Editions (2014)

Note d’introduction – Le Gardien du silence

Note d’introduction au recueil de nouvelles Le Gardien du silence (éd. L’Amourier, avril 2014)

Il y a des silences fermés sur leur secret. Et d’autres, par lesquels un secret se révèle.

Et il y a les mots de la parole qui, parfois, ne font qu’ajouter au silence un silence plus grand encore. Ou, au contraire, le déchirent dans le frémissement inespéré de ce dont ils parviennent à le délivrer.

Ce qui est sûr encore, c’est que le monde dans lequel nous évoluons, qui nous entoure et que nous percevons, croyons pouvoir interpréter, échappe en grande partie à nos sens. Comme certaines fréquences de couleurs échappent à notre rétine, ou certaines fréquences de sons à notre ouïe. Si la splendeur de la palette que composent les couleurs ultra-violettes demeure invisible à nos yeux, et le demeurera toujours, la richesse des ultrasons, pour ne parler que d’eux, échappe aussi à nos oreilles. Quant à notre odorat, notre toucher et notre goût, ce ne sont, eux encore, que les instruments imparfaits de ces tâtonnements d’infirmes qui nous ouvrent ces routes étroites sur lesquelles nous avançons.

De même, l’autre, celui-là, que nous essayons de comprendre pour l’approcher au plus près de lui-même, reste ce monde auquel, réduits à nos limites, intelligentes, affectives et sensorielles, nous n’avons que très partiellement accès et que, pour tenter de le mieux connaître, nous sommes en grande partie contraints d’imaginer.

Aussi, ce que nous ne pouvons comprendre tout à fait, ou ce dont la réalité exacte nous échappe, ou ce qui semble encore s’avancer vers nous derrière sa muraille de brumes et qui, tout naturellement, se charge de lourdes menaces, nous pouvons toujours essayer de le traduire en mots, pour en prendre un peu plus connaissance ou seulement l’exorciser, mais nous ne pouvons le transmettre vraiment que par le silence ou, plus exactement, par les obliques et tortueux chemins d’une parole qui ne bruit que pour éclairer, en son centre, d’un faisceau de lumière incertaine, l’espace opaque de ce qui se tait.

Michel Diaz

Postface – Juste au-delà des yeux

Postface à Juste au-delà des yeux (Ed. La Simarre-Christian Pirot, 2013) – textes de Michel Diaz – images de Pierre Fuentes

Ce qui, en tout premier lieu, m’a séduit dans ce travail de Pierre Fuentes, c’est cette proximité amicale avec les sujets qu’il photographie, sa façon de les regarder, avec bienveillance, émotion et tendresse, qu’ils soient coings, potirons, grenades, poivrons ou tomates… Sa volonté aussi, dans le choix des angles de vue, celui des attitudes de la « pose » et le traitement de la lumière, de donner à chacun sa chance de se singulariser, de s’offrir à nos yeux en tant qu’individu unique; comme s’il s’agissait de faire le portrait de personnages humains. Et, en effet, le regard de l’artiste « humanise » ces « choses » (qui, tout autant que nous, nous rappelle-t-il, naissent, vivent et meurent, semblent souffrir aussi), en fait des êtres à part entière au sort desquels nous ne pouvons rester indifférents.

En cela, nous avons affaire ici à ce qu’il ne serait pas abusif d’appeler des « natures vivantes ».

L’intérêt, en deuxième lieu, de ces photos dont aucune d’elles ne fait redondance par rapport à celles qui redoublent le modèle ou exploitent un autre de même nature, intérêt qui participe de leur esthétique, c’est le travail de « mise en scène » opéré à partir, ou autour de la plupart de ces individus-sujets. Exercice de « dramatisation » qui fait de chacun de ces « personnages » l’acteur d’une histoire où il tient le premier (et presque toujours unique) rôle, et l’assure avec fermeté.

Que nous soyons dans le registre de la méditation, prière, voire contemplation, dans ceux du drame ou de la tragédie, ou d’une autre forme de violence, c’est toujours, en fin de compte, par le truchement de la mimesis, à une confrontation avec notre condition de vivants que nous sommes conviés, au constat des ravages du temps et au spectacle de la destruction qui, métaphoriquement, ici, en propose les actes, de l’exposition jusqu’au dénouement, où nous reconnaissons que vie et mort sont jumelles et complices indestructiblement mêlées.

Face aux sujets représentés sur ces images , en vérité face à nous-mêmes, nous ne pouvons, me semble-t-il, qu’essayer de poser des mots sur nos propres angoisses et incertitudes, nos propres interrogations, y chercher des chemins plus profonds, d’apaisement et de sérénité. Et ces images-là, soyons-en sûrs, nous aident à ouvrir ces pistes.

Michel Diaz

Opera Ligeris

Bois levé-Thierry Cardon

A propos des photos de la série « Bois levés » de Thierry Cardon.

Texte publié dans le recueil Cristaux de nuit, éd. de L’Ours Blanc, mai 2013.

Pendant près de vingt ans, Thierry Cardon a exploré méticuleusement les plages de la Loire (entre Blois et Tours, essentiellement), vouant sa quête solitaire au repérage de ces bois flottés que l’on rencontre si souvent, échoués sur le sable des berges, pour les photographier dans la lumière, le décor, et la « forme dramaturgique » qu’il rêvait de leur accorder.
Entreprise têtue qui s’apparente à la composition et à la représentation d’un énigmatique opéra. L’opéra de la Loire, tel que le photographe l’a conçu, organisé, dont il a composé la partition, distribué les rôles, réglé les mouvements. Opéra somptueux, inquiétant et cruel où se joue sa vision personnelle du monde, son intime mythologie.

Loire, ciel, lumière, arbres.
Ou les quatre éléments : l’eau, l’air, le feu, la terre.
Paysages « élémentaires » qui rendent compte d’un état du monde, ici et maintenant. Paysages offerts à nous, immuables, fragiles. Eternellement éphémères. Paysages à pénétrer. A déchiffrer…
Le fleuve en la magie de ses lumières. De ces douceurs-couleurs bouleversantes. En la magie des arbres de ses berges, leur frondaison au fil de l’eau. Mais arbres échoués aussi, charriés par le courant, écorcés, dépecés, torturés, rongés par l’eau et par les sables, squelettes nus et lisses déposés à ciel ouvert dans le grand cimetière du fleuve, au hasard de ses plages. Vestige taciturnes d’on ne sait quel déluge… A demi engloutis dans les vases ou les flaques stagnantes des eaux mortes du fleuve.
Ossements surprenants. Inquiétants d’austère souffrance. Majesté dérisoire des formes tourmentées qui révèlent leur long supplice, chemin de cette extase silencieuse qui, pour eux, est le vin de la croix.
… Mais s’infiltrant en cette part obscure et sommeillante de nous-mêmes, voici les mêmes devenus serpents glissant parmi les herbes, les ronces et les sables. Reptiles assoupis, cuirassés d’écorce en lambeaux et d’écailles déchiquetées. Sauriens estropiés, loqueteux, décharnés. Monstres momifiés pitoyables, mais robustes aussi, menaçants et terribles. Lézards géants, iguanes colossaux, créatures antédiluviennes qui dressées sur des pattes informes, des moignons de membres atrophiés, lancent leurs griffes vers le ciel, tendent leur cou vers le soleil pour mordre les nuages et dévorer l’azur.
Vestiges rescapés d’on ne sait quel déluge… ? De quelle catastrophe des temps originels… ? Cataclysme marqué du signe de la germination et de la régénération. Car un déluge ne détruit que parce que les formes de la vie en sont venues à leur dernier degré d’épuisement. Et dans les eaux s’enfouit la trace de ce qui a été, s’est effondré, s’est résorbé, a disparu. Mais resurgit plus tard en ses formes fantomatiques. Golems encore inertes où sommeille la vie consumée de ce qui demande à renaître.

Les bois flottés, en vérité, poussent devant nos yeux les portes de l’imaginaire.
Et dans l’imaginaire, chacun de ces quatre éléments est destiné à nous conduire vers une autre réalité que lui-même. C’est ce que Gaston Bachelard appelait l’imagination matérielle, « cet étonnant besoin de pénétration qui, par-delà les séductions de l’imagination des formes, va penser la matière ou bien – ce qui revient au même – matérialiser l’imaginaire ». Et les quatre éléments, écrit-il encore, sont « comme les hormones de l’imagination. Ils mettent en action des groupes d’images. Ils aident à l’assimilation du réel dispersé dans ses formes. » Si nous cherchons à mieux comprendre comment, dans ses photographies, Thierry Cardon a travaillé à « matérialiser l’imaginaire » pour solliciter notre imagination, on ne peut l’accorder qu’à la foi que nous nourrissons dans la permanence du monde. Cette éternité incertaine où se perpétue la présence des choses simples qui contiennent et sont la mémoire du monde. L’en-deçà de nos origines. Car le but de la création c’est aussi d’inscrire le temps dans l’éternité, qui n’est, après tout, qu’un désir de la permanence du monde. Une éternité seulement possible s’il y a recommencement. Et l’acte créateur a aussi pour fonction de saisir la présence des choses dans leur réalité profonde. De remonter le plus avant possible. Pour mieux saisir et comprendre l’instant présent.

Il est encore assez frappant de constater combien, dans ces images, voisine presque constamment la présence d’arbres vivants, enracinés, feuillus, avec celle des arbres morts, ombres funèbres de leurs frères habités de lumière et de chants. Avatars dérisoires de bêtes disparues que l’on imagine emportées par les eaux furieuses des crues, mais aussi bien frappées de foudre, mordues des flammes, les membres battant l’air dans les convulsions moribondes de leurs organes.
Or nous savons que l’arbre met en communication les trois étages du cosmos. Le souterrain, puisque par ses racines il fouille dans les profondeurs où elles plongent; la surface du sol où s’élancent son tronc et ses premières branches; la lumière du ciel où se déploient ses branches supérieures. Comme il réunit aussi les quatre éléments, puisque buvant l’eau de la terre, lumière et air nourrissent son feuillage, et le feu jaillit de son frottement. Mais les troncs gisant sur le sable offrent, dans ces photos, comme une manière de court-circuit saisissant entre monde chtonien et monde ouranien. Comme si, dans un raccourci d’éclair, ciel et terre mis en contact, les flux d’énergie qui circulent entre ces deux mondes avaient carbonisé les fusibles du Temps, fait imploser les éléments, brûlant en un instant la sève vive dans les arbres pour n’en laisser que ces dépouilles d’animaux fossilisés. Arbres des origines et de la fin du monde, bas et haut abolis, vie et mort confondues en une image spasmodique, ils nous signifient avec évidence que nous vivons dans les parenthèses du Temps, et baignés dans le sang du monde, parmi les pulsations convulsives de l’univers. Dont nous sommes ici les témoins. Stupéfaits de cette réalité qui nous brûlait les yeux. Dans l’absolue présence de l’instant, en bordure d’abîme. Mais qu’il relie pourtant, d’un bord à l’autre.

Interrogeant les bois flottés de Loire, nous voici invités à explorer le monde qu’un regard nous livre. A traverser le monde du sensible pour entrer, au-delà de ses apparences, dans celui de l’intelligible, de la vérité de l’être et des choses, que Platon appelait le monde des Idées. En cela, ces images contiennent, en latence, une puissance démiurgique puisqu’elles nous convient à cette connaissance, qui est re-connaissance. La reconnaissance d’un monde perdu, oublié, celui enfoui dans la mémoire millénaire des ères, dans la mémoire indéfinie des temps non advenus. Des temps où nous ne sommes pas encore, de ceux où nous ne serons plus, n’aurons jamais été. Dans le monde tel que jamais nous ne l’avons vu, et tel que nous ne le verrons jamais. Ou bien encore dans l’étrangeté de ce qui est, dans son mystère que nous ne savons plus voir. Car le mystère du vivant n’est peut-être ni au-delà, ni dans le cœur des apparences. Il est sans doute même la nature des choses. Secret qui fait la force du visible, et de la réalité de la chair qui le constitue. Fulgurante évidence dont soudain s’éclaire le monde.
Brèche dans laquelle l’imaginaire peut se glisser pour contempler le monde en son état le plus élémentaire, c’est-à-dire le plus essentiel.
On est alors chez soi, dans le plein, l’intense et le pur. Dans l’éblouissement profus de l’Etre, et le sentiment d’exister avec tout qui est réveille au plus profond de notre conscience de vivre le dard aigu de sa douceur.
J. M. G. Le Clézio écrit dans son essai, L’Extase matérielle : « L’artiste est celui qui nous montre du doigt une parcelle du monde. Il nous invite à suivre son regard, à participer à son aventure. Et c’est uniquement lorsque nos yeux se portent vers l’objet que nous sommes soulagés d’une partie de notre nuit (…) : qu’importe si l’artiste se trompe en nous montrant ce qu’il croit voir. L’important c’est son cheminement, son illusion. L’art est sans doute la seule forme de progrès qui utilise aussi bien les voies de la vérité que celles du mensonge. »
C’est pourquoi regarder et s’interroger sur les images de cet opéra où sont mis en scène ces bois flottés qui jonchent les berges du fleuve nous autorise, pour un temps, à échapper à la douleur et à la tragédie de vivre. A entrer harmonieusement, pour un temps, dans la réalité à laquelle l’imaginaire nous permet d’accéder. A nous rassasier, pour un temps, de ce qui est là, devant nous. A jouir, pour un temps, de la réalité rejointe comme un rêve intact, au centre même de l’énigme où vie et mort s’unissent dans le même effort. A admettre leurs forces égales et impitoyables.
A nous réconcilier avec le temps des mondes.
Juste avec ce qui est. Sous nos yeux.

Indestructiblement.

Michel Diaz – Amandiers sous la neige – Décembre 2012

Van Gogh amandier en fleurs

Chère Marie-Odile, merci pour tes poèmes,

chaque fois qu’il est question d’amandiers dans un poème, je pense inévitablement au recueil de Tahar Ben Jelloun, Les amandiers sont morts de leurs blessures. On y trouve ces vers :

La main

trace du soleil

arrête le mur qui avance

c’est une main

grande comme le rêve

tendre comme la forêt

elle a fait

du pain qui a le goût de la terre

et le sel du ciel

Cette main

se lève avec l’aube

fait trois pains

enfante toutes les semaines

une mémoire tissée de laine

c’est une pierre étoilée

pierre argentée

c’est la main ouverte d’une saison

à portée de nuage

fissure dans le ciel

Je ne sais pas très bien pourquoi, mais les amandiers dont tu parles me font penser à la floraison de cette main, humble besogneuse mais ouverte comme un bouquet de fleurs blanches et fragiles aux aléas des jours et des saisons. Main qui enfante, garante des fruits du présent, promesse de ceux du futur, témoin, comme tes amandiers, de naissance, de mort et de résurrection.

Belle image, en effet, de renaissance de la nature, que l’amandier dont la floraison est très printanière, que cet arbre dont la vigilance attentive aux premiers signes du printemps est toujours terriblement émouvante. Tes mots en rendent compte avec pudeur et légèreté. Se découpent eux-mêmes sur la page comme autant de rameaux fleuris. Eux aussi nous ouvrent la dimension du rêve.

L’amandier, tu l’évoques encore, est symbole de fragilité, car ses fleurs, ouvertes les premières, sur la terre lourde de gel, sont plus sensibles aux derniers frimas. La mort, alors, comme celle que tu évoques, vient côtoyer la vie, se confondre avec elle, s’y superposer, l’ensevelir en la transfigurant. Tu situes aussi, en cette période, l’événement d’une naissance. Et l’image des amandiers en fleurs se charge alors d’autant plus de sens que le personnage mythologique d’Attis (né d’une vierge qui le conçut à partir d’une amande) est peut-être à l’origine de la mise en rapport de l’amandier avec la Vierge Marie, et ici avec ces yeux de la ravie de la crècheEn filigrane encore, dans ton texte, cette métaphore de la fécondité.

L’amandier serait alors, métaphoriquement, l’image de l’immortalité, fleurs dont la mort engendrerait la vie. La blancheur immaculée dont tu parles, soudaine, surgissante, qui recouvre les arbres sous un manteau de neige, ce cocon, pourrait aussi bien évoquer une éjaculation phallique, ou/et la puissance créatrice dont sont chargées les forces naturelles. On sait que, dans nombre de mythes, la semence des dieux, tombée à terre, engendre des êtres fabuleux (hermaphrodites) ou des arbres miraculeux. L’amandier en est un, dont on tire du lait de l’amande, un lait dont certains mythes disent encore qu’il nourrit les astres du ciel, les roule dans le fleuve de sa « voie lactée », participe au mystère de la lumière céleste, au secret de l’illumination de l’univers.

Et puis dans la tradition juive, l’amandier c’est aussi luz (coïncidence! comme en espagnol, la lumière !), par la base duquel on pénètre dans la ville mystérieuse de Luz, qui est un séjour d’immortalité.

C’est à ces diverses pistes de réflexion et de rêverie que m’ont conduit testextes. La vertu de la poésie, c’est de ne dire les choses qu’à demi-mot, de poser des images comme des ferments où l’esprit vient puiser ce qui donnera sens aux choses et les éclairera.

Tahar Ben Jelloun encore:

asseyez-vous autour de l’arbre en fleurs

croisez les jambes

écoutez l’enchanteur

il vous contera l’histoire du peuple

amant de la terre

il vous dira la sagesse dans ses rides

le futur dans le nœud de ses mille pétales

l’eau qui sourd entre la pierre et l’argile

la naissance et la mort

entre le mystère de son cœur dur

et la tendre épaisseur  de sa vieille écorce

il vous dira

le voyage de l’enfant qui trouva un lit dans l’horizon

une autre voix

sans miel ni beurre rance

épèlera la violence

elle vous dira

l’exode et l’exil

le corps tassé dans le sommeil

plié dans l’ombre

qui s’enroule

                      les yeux ouverts

                              dans le burnous de la mort

elle vous montrera

la fenêtre qui donne sur l’autre douleur

qui est aussi la porte

ouverte sur le ciel

Je souhaite bonne route à ton livre.

Michel