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L’emplume et l’écrié – septembre 2014

Eve de Laudec. -Image

Les petites pièces rapportées – Recueil de poèmes d’Eve de Laudec lu par Michel Diaz

Je viens de refermer ce recueil de poèmes que j’ai lu d’une seule traite.
Et me vient d’abord à l’esprit ce seul mot, « poignant ».
A travers celle d’Eve de Laudec, ce qu’on entend, c’est la voix d’une petite fille, perdue dans la forêt, qui pleure, appelle, sanglote et s’émerveille en même temps de ses propres peurs, celle d’une femme solitaire, debout sur le quai, face à la mer, qui regarde le jour se lever, la nuit tomber, et attend en chantant en sourdine le retour du bateau perdu, fouillant dans les images de ses souvenirs. On aurait envie de les prendre toutes deux dans ses bras pour les consoler de leur inconsolable chagrin, n’était leur non-résignation à la douleur et la force de vivre que l’on sent au fond de ces voix, à fleur de mots, à ras de souffle.
Le dernier texte « Il faut », est une superbe déclaration d’amour à la poésie, à la salutaire, sinon salvatrice, nécessité d’écrire, déclaration bâtie aussi sur le silence, sur le « rien » ou le « presque rien », ce « balbutiement d’une image évanouie », mais qui pourtant s’applique à révéler l’essentiel.
C’est là un recueil plein de pudeur ou le « moi » pourtant se dévoile, s’offre constamment en partage, mais s’ouvre par là même, en sa sincérité, sur un « moi » universel dans lequel nous nous reconnaissons.
Les petits textes, tercets, quatrains, quintils, points de couture (on aurait envie de dire de « suture ») qui relient les poèmes plus longs, sont des condensés de poésie pure.
On ne peut qu’aimer

« Au choc du petit matin
La grive
A rendu l’âme à la vitre
Qui lui avait prêté
Son image »

ou
« La forêt de mes morts
Tisse en sous-sol
La trame d’un brouillon »

ou encore
Petite musique d’ennui
Lancinante
Brode linceul
Au point de croix »

On rencontre, semées çà et là, comme à la volée, des images fulgurantes, des incandescences.
Présence de la mort au travail; violoncelle grave de la mélancolie; flûte entêtante de la vie qui continue pourtant, insistante dans les petits riens qui en font tout le prix : la forme d’un nuage, un sourire attrapé, un rayon de soleil, la lumière du jour, le goût des mots qui vient aux lèvres et, en arrière-fond sonore, le chuchotis du monde…
Un grand silence pèse sur ce recueil qui est, d’ailleurs, de la matière du silence d’où l’auteure tire, l’oreille attentive, une petite musique, grave et nostalgique, qui semble se rire du silence même, comme on récite des comptines pour s’étourdir, mais résonne profond de sanglots avalés.
Essentiellement attaché à ce qui constitue l’essence de la langue poétique, je me refuse, d’ordinaire, à faire quelque différence entre poésie « masculine » et « féminine », mais force m’est d’avouer que tout cela me fait penser à ce qu’en poésie médiévale on appelle « chansons de toile », ces poèmes composés en cousant, dit-on, par des femmes qui, d’entre leurs doigts affairés, ont fait couler ces lentes plaintes méditatives sur le temps qui passe, l’absence de l’aimé, l’amour perdu, mais aussi la beauté diffuse du monde, toutes choses mêlées dans la trame du chant.
C’est là quelque chose qui relève aussi d’un ton que les poètes n’osent plus trop affronter, et qu’on appelait « poésie lyrique ».

« Absurde de vieillir au printemps
S’accrocher à l’air d’un rien griffant la peau quand renouveau quand renaissance   quand éclosion
Ne plus s’émerveiller des pousses nubiles quand rameaux tortueux
L’envie s’englue   l’ennui s’étend   sans autre relief que celui d’un repas frugal
Ramper au sable émouvant
Et, en effet, « La certitude se délave » quand on se découvre « seul en un monde étranger. »

Poésie qui encore, dans l’évocation de souvenirs, l’amorce de fictions sitôt abandonnées, mord sur la réalité pour, dirait-on, comme l’écrivait Giacometti à propos de son art, « se défendre, pour se nourrir, pour avancer le plus, le mieux possible, pour se défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, rendre le plus libre possible, pour courir son aventure, pour faire la guerre, pour le plaisir, pour la joie, pour le plaisir gratuit de gagner et de perdre. »
Ecriture qui peut faire penser, et en dépit de tout qui sépare leur pratique poétique, à celle de Fabienne Courtade à propos de laquelle le poète Alain Freixe dit qu’elle est une « manière d’aller qui est elle-même », comme en toute vraie poésie, « le lieu de l’expérience, la réponse apportée à un passage de vie, à ses éclats. » Un « mouvement de la main et du corps qui lève devant lui l’inconnu ». De la nuit/l’ennui, autre thème récurrent du recueil d’Eve de Laudec, naît aussi la chance du silence, celle de traduire les remuements intimes, « des sensations vivantes, faites d’assemblages » qui paraissent parfois aléatoires, « mais encore de déchirures, d’écarts », d’accélérations, de ruptures, de trous. Ainsi, ce corps à corps avec l’acte d’écrire :

« Fatigue balançoire
Ennemie
Lestée béton   adipeuse   ancestrale
Oscillante
Efface les envies adret
Ecrase les idées ubac
Plombe les interstices du cerveau
Fore des trous de mémoire     à béance
Effort incommensurable à dégager le mot la phrase »

De la poésie de Fabienne Courtade, A. Freixe écrit encore (et je le cite en concentrant ses phrases) qu’elle est « écriture rompue, comme une insurrection de la langue contre elle-même, insurrection douce, mais toujours à voix basse, à parole menue. » D’apparence parfois ludique, chez Eve de Laudec, on n’y trouve pas moins aussi, « comme un enraiement du langage », car ainsi que le dit encore A. Freixe dans son texte, « ça patine, ça s’interrompt, ça balbutie, ça piétine, ça s’enlise et on bute sur des cassures de phrases. » Labyrinthe de mots, que ces Petites pièces rapportées, d’où le sens, peu à peu, se fait jour et nous plonge dans la « poignance ».
« Ecume aux commissures
Cherche au cœur de l’âme
Le chant du reflux
Fends la liberté
Glisse
Lisse »
Ecriture en bosses, en creux, qui nous requiert et nous bouscule. Il faut tenir le cap, passer à travers champs et, si je m’en tiens à mes citations buissonnières, là aussi « suivre le fil ténu des disjonctions, des coupures, des failles. Fil qui nous relie », là devant, mais toujours au-delà des yeux, « à ce qui nous échappe. »

« Il est un hurlement venu du fonds des âges
Qui passe le mur du son
A notre propre mort »
écrit E. de Laudec, vers la fin de son recueil, tirant le fil qui nous relie à l’inconnu qu’à nous-mêmes nous sommes, à ce qui s’ouvre devant nous. Et aussi, ces mots d’un « moi » qu’on surprend désarmé, soudain nu, devant l’acte de vivre :

« Ne me jetez pas aux oiseaux
Leur raillerie m’affole
Et crispe mes cheveux
Ne leur livrez pas la béance
De mon cœur cru »

De Fabienne Courtade à Eve de Laudec, si j’emprunte encore à A. Freixe, ces dernières remarques, on retrouve ce « Je » en « bris de miroir, morceaux épars, fragments, brisures » que chacune de ces auteures « ramasse, assemble, entasse ici, disperse là, et c’est (leur) souffle qu’on entend », cassé parfois, voix rauque mais endurante, « la vie qui passe, s’en va vers l’autre », évitant par là même de se clore sur elle-même.

Michel Diaz

Article publié dans L’emplume et l’écrié – septembre 2014
Eve de Laudec – Les petites pièces rapportées – Chum Editions (2014)