Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Introduction – Le petit train des gueules cassées

Couv. Petit train des Gueules Cassées2

Introduction au recueil collectif de nouvelles Le petit train des gueules cassées,
Editions de L’Ours Blanc (janvier 2015)

Dissipons dès l’entrée tout malentendu, peut-être toute appréhension dans l’esprit du lecteur.
Ce recueil ne contient aucun récit de guerre, n’est consacré ni à évoquer les horreurs ni à rappeler les profonds traumatismes que l’atroce conflit, qui ouvrit dans le feu et le sang le siècle précédent, a imprimé dans la mémoire collective.
Pourtant, si cet ouvrage venait à être lu par des lecteurs trop jeunes pour ne s’être pas renseignés (ou ne pas en avoir été informés) sur les dommages que causa l’utilisation du premier matériel de guerre « moderne », il n’est pas inutile de rappeler que l’expression « gueules cassées », que l’on retrouve dans son titre, fut inventée par le colonel Picot, premier président de l’Union des blessés de la face et de la tête. Elle désignera donc les survivants de la Première Guerre mondiale ayant subi une ou plusieurs blessures au combat et affectés par des séquelles physiques graves, notamment au niveau du visage, et ne concernera d’abord que ces pauvres poilus qui, pour nombre d’entre eux, avaient reçu un éclat d’obus en pleine figure et s’en étaient trouvés dé-visagés au point d’en perdre quelquefois toute apparence humaine.

Image forte, évocatrice, irremplaçable désormais, cette expression est donc circonscrite, en son origine, à un contexte historiquement bien précis. Elle le restera durablement.
Mais la langue, on le sait, qui fait feu de tout bois, ne demande qu’à s’emparer, les détournant parfois, les connotant différemment, déplaçant leur champ sémantique, leur donnant ainsi l’occasion d’une seconde vie, des expressions qui, telles des « formules choc », parlent à notre imaginaire.

Car la vie « ordinaire », celle qui va son « petit train » à travers montagnes et vaux qui jalonnent nos paysages, ne nous épargne pas non plus. Et il faut bien l’admettre : pas toujours moins cruellement. Déchirures du cœur, plaies saignantes de l’âme, esprits blessés, vies estropiées, fracturées, mutilées, amputées, destins bouleversés, trajectoires détruites ou infléchies vers la folie, sont parfois les effets, à tous les coups dévastateurs, le plus souvent irréversibles, et quelquefois mortels, que les éclats d’obus de l’existence infligent aussi aux vivants dont nous sommes.
« Frères humains », écrit François Villon dans sa ballade, nous laissant, lui aussi, le précieux héritage de sa formule que nous sommes loin d’avoir épuisée. Formule chargée de douleur empathique, initiale d’un chant profond que nous avons heureusement récupérée, et qui contient dans ces deux mots tout le poids de la compassion que nous inspire le spectacle de la condition humaine.

Les textes réunis ici, de tons et styles différents, s’attachent à nous raconter des histoires de frères humains, des histoires de gueules cassées, parfois dès la naissance, auxquelles nous ne pouvons rester ni insensibles ni indifférents, car toutes sont étroitement accordées à ce qu’est notre sort d’humains, à notre passage en ce monde, à notre statut de vivants, celui qui simplement consiste à essayer de faire face aux maux de l’existence et à ses détours imprévus, à tenter de vivre le mieux possible, à survivre parfois malgré tout, parfois aussi à renoncer.
On nous dira, peut-être, que ce sont là des textes bien « noirs ». Mais voir « la vie en rose » relève plutôt du registre de la chanson quand elle fait vibrer les violons des amours éternelles et les cordes des grands sentiments. Pas de celui de la littérature. Qui s’efforce de bien planter ses yeux dans ceux de la réalité, ou dans ce qui parfois échappe à notre rationalité mais qui n’en existe pas moins. Ce n’est pas la petite Dame qui a chanté ces mots, les avait même écrits pour conjurer le mauvais sort jeté sur son frêle corps maladif et sa vie d’amoureuse désillusionnée, qui oserait nous démentir.

Noirs, ces textes le sont, sans aucun doute, et tout ce qui précède n’aura tout compte fait servi qu’à en annoncer la couleur. Car le noir est une couleur. Celle aussi de la nuit. Et c’est dans sa noirceur que les yeux, s’y accoutumant, arrivent peu à peu à discerner les formes qu’elle dissimulait, à les apprivoiser et à les désigner, redonnant liberté à nos mains, repères à nos pas.
Et c’est aussi du fond du noir qu’émerge parfois la lumière. Des coulisses d’un monde qu’on croit indifférent à nos misères et durablement établi sous la neige des jours.

Lumière de l’esprit, du cœur, de l’appel, quelquefois, à rejoindre la paix de l’oubli. Mais appel, avant tout, de l’irréductible nécessité de demeurer dans la clarté, trop souvent vacillante, de notre humanité.
Car c’est bien de cela dont il s’agit ici, à quoi s’appliquent ces nouvelles : porter cette clarté sur nos visages pour essuyer leur masque de pénombre et partager ce qui, se découvrant à nos regards, y persiste opiniâtrement de jour.
En fait, nous réappropriant ce terme emprunté au lexique de la croyance (à laquelle nous ne pouvons le laisser en capture – à son seul usage et profit), nous dirons qu’il y est question de « salut ». Non, bien entendu, dans le sens, religieux et métaphysique, où l’on évoque le « salut des âmes », mais dans une acception éthique, c’est-à-dire dans cet effort inviolable de l’esprit et du cœur qui, s’en remettant à eux-mêmes, tâchent d’y trouver les ressources de leur propre libération.
Car que ce soit dans le chagrin ou la douleur, dans l’inquiétude ou la poignance de leur vie, voire dans leur folie, les personnages (vrais ou inventés) qui traversent ces textes, ne se laissent jamais abattre du premier coup par le poids de l’épreuve. Tous, on le verra bien ici, ont d’abord pour projet de survivre, de se battre, ou de se débattre, mais ne peuvent le faire, ou ne consentent à le faire, qu’en se raccrochant (et parfois désespérément) à ce que les valeurs intransigeantes de l’amour offrent de plus précieux, cette attention sensible qu’on témoigne envers autrui, qui est aussi la volonté de s’éprouver dans l’autre et de s’y reconnaître.
C’est en cela que chacun d’eux, à sa manière, de manière parfois intuitive, de manière parfois résolue, et avec plus ou moins de succès, tâche de se « sauver » du tourment de ces contingences auxquelles notre sort d’humains se trouve confronté.
Mais certains personnages (de premier ou de second plan), comme coulant en eau profonde, se laissent entraîner dans la chute morale, se retrouvant alors perdus, clamans in deserto, et c’est alors du noir de leur détresse – et même en quelques cas de leur ignominie – que nous apparaît le côté le plus pathétique de leur humanité. Salauds, parfois, mais à jamais frères humains, oui, frères désespérément humains. Habitants d’un monde incendié par les feux de leur propre souffrance, n’ayant pas toujours la maîtrise des mots qui pourraient la nommer et dont même, parfois, ils n’ont pas la moindre conscience. C’est peut-être cela qu’on appelle l’enfer.

Et puis, allez, pour en finir, car il faut bien le dire enfin, histoire d’être tout à fait honnête avec les auteurs de ces textes : le lecteur ne manquera pas d’y trouver quelques plages et pages d’humour (noir ou grinçant, mordant ou quelquefois farcesque) puisque, comme chacun le sait, si « l’humour est la politesse du désespoir », il est aussi une forme de politesse à l’égard du lecteur. Comme une main tendue, un geste de complicité, une démarche nécessaire pour dédramatiser ce qui, maintenu ainsi à distance, s’allège de son poids et s’amuse à narguer ce que la vie prétend nous imposer de tyranniquement sérieux.

Michel Diaz

Un an de noyaux de cerises – Octobre 2014

Noyaux de cerise

Un an de noyaux de cerises – Relink éditions –
Recueil de poèmes de Sylvie Azéma-Prolonge lu par Michel Diaz.

Chronique publiée dans Chemins de traverse, N° 45, décembre 2014

 » Ça n’a pas de nom
Ça n’a pas de prix
Ça a fait son chemin »

« Ce sont ces trois vers, annonce la quatrième de couverture, qui pourraient être emblématiques de tout le recueil : une poésie buissonnière… Des vers vagabonds, courts ou longs, trop fous pour être enfermés dans une métrique stricte, des messages-offrandes, de jour ou de nuit, à toute heure, une écriture en zigzag, périlleuse parfois, l’acte poétique en chemin de traverse, une sorte d’ivresse. »

Sylvie Azéma-Prolonge nous offre un recueil tout entier composé de ce rythme ternaire qu’elle dit proche du haïku. Mais le haïku, au contraire, forme poétique très codifiée (même sous sa forme occidentale), obéissant à des règles de composition rigoureuse, prend toute sa dimension dans un rythme soumis à une métrique invariable à laquelle les vers ne dérogent jamais. En fait, si nous sommes loin de la forme stricte du haïku, nous n’en sommes pas trop éloignés dans l’esprit, dans la mesure où ces poèmes visent, ici aussi, à dire l’évanescence des choses, à traduire le passage fugace d’un sentiment, le vibrato d’une émotion. Ainsi :
« Au cœur du ciel noir
Le vent contre ma tempe
Douce première goutte sur ma peau »

ou :
« Il est là en face de moi, dans le train
Nous lisons le même livre
Et faisons comme si de rien n’était »

Ce recueil est composé de 366 courts poèmes écrits jour après jour, qui couvrent le temps d’une année, de juillet à juillet, et qui, datés à l’heure et à la minute près, semblent jaillir à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, comme si l’esprit qui les a conçus demeurait toujours en état de veille, prêt à fuser dans une image, et travaillait en même temps à se maintenir toujours dans cet « entre-deux » de la conscience si propice à la rêverie poétique et à l’émergence des mots.
Drôle (pas toujours si drôle que ça !) de petit livre qu’on peut lire dans tous les sens, du début à la fin, à rebours, de la fin au départ, qui se permet insolemment d’aller de l’observation concrète la plus terre à terre à l’évocation délicate d’un état d’âme, d’une notation réaliste et topographique à une réflexion qui prend forme de « cri intime », drôle de petit livre, oui, et qui, en nous, d’un texte à l’autre, imprime son sillon.
Ça a l’air de ne pas se prendre au sérieux pour mieux cacher que ça l’est vraiment. La vie y passe, jour après jour, en pointillés, ombre portée fuyante aux insaisissables contours avec, parfois, on le devine, des sanglots retenus, ou des gestes de nonchalance qui prennent des allures de bravade, de faux airs de ne pas y toucher, ou des mots qui se teintent d’accents d’ironie douce-amère :
« A gratter les murmures j’ai fait croûter
La peau du chagrin
Un bruit fort serait un baume »

Ça crache vers le ciel des noyaux de cerises comme on fait des ronds de fumée, tête renversée en arrière et yeux clos, ou comme on jette des graviers dans l’eau pour tromper l’ennui, la mélancolie, les chagrins ordinaires des jours, et on en reçoit parfois un dans l’œil. Car Sylvie Azéma-Prolonge nous rappelle qu’il n’est pas facile de
« Rester à hauteur d’homme
Dans la rythmique de l’été
A l’article de la vie »

Et elle use aussi, pour cela, de mots équilibristes posés sur le fil du rasoir, mots jongleurs, jonglés, jeux de mots qui s’amusent d’eux-mêmes ou bégaient, en allitérations ou onomatopées, car la vie est trop capricieuse et trop imprévisible pour être prise tout à fait au sérieux.
Mais quoi qu’on dise ou fasse, nous avons souvent l’occasion d’avoir le cœur gros, le regard et l’âme embués, et on ne sait pas toujours comment, ni où, ni auprès de qui s’abriter « les jours de grêle ».
Tout cela, en tout cas, mouline sa petite musique de nuit et de jour, qui passe de la pénombre à la lumière, et du grave à l’aigu d’un cri de bonheur échappé ou d’un rire qui dissimule le coup d’épingle des douleurs.

On est, dans ce drôle de petit livre, dans la chair même de l’existence et dans l’à-vif des sentiments, quelquefois en bordure d’abîme, le plus souvent, comme l’écrit l’auteure, « dans une zone indicible de rapprochement, d’achoppement. » Et, en effet, ces pages, nous rapprochent un peu plus de « l’autre », comme elles parlent de nous-mêmes qui portons, comme nous pouvons, nos fardeaux de misères et sommes pour nous-mêmes notre pierre d’achoppement… De nous-mêmes, c’est-à-dire aussi de ces joies minuscules qui font le bonheur d’être. Oui,
« Et si on se faisait une belle étoile
Un petit matin à la flamme bleue
D’un butane » ?

C’est cette tendre flamme bleue qui court d’une page à l’autre de ce recueil, trop discrète pour éclairer la nuit, mais suffisante pour y allumer une petite étoile.

Michel Diaz.


Brigitte Guilhot – Soluble – octobre 2014

Soluble Livre

SOLUBLE –  Editions de L’Ours blanc

Roman de Brigitte Guilhot  lu par Michel Diaz

Chronique publiée dans Chemins de traverse, N° 45, décembre 2014

L’amour est-il soluble dans le désespoir ?

La dernière fois que j’ai rencontré le poète Gérard Macé, il m’a posé cette question:
« Lisez-vous des romans ? » Je lis peu de romans, aussi n’ai-je pas hésité longtemps avant de lui répondre. « Il y a trop de mots là-dedans, vous ne trouvez pas ? » a-t-il poursuivi. Ce jugement sans appel n’était pas sans nuances pourtant. En effet, ce n’est pas la longueur d’un roman qui fait qu’il y a « trop de mots ». Un texte de quelques pages peut déjà en contenir beaucoup trop; il s’agit, bien évidemment, de toute autre chose. Il s’agit de ce que l’on fait de ces mots.

En cela, le roman de Brigitte Guilhot est un objet bien singulier. Par sa brièveté sans doute (110 pages), qui lui évite de se perdre en descriptions et digressions, mais singulier aussi par son mode de narration. Composé de six chapitres aussi rapides que nerveux, correspondant à six journées, tout entier porté par une narratrice qui s’exprime à la première personne, ce roman, que l’on peut lire comme un texte arraché au silence et écrit, semble-t-il, sur le fil du rasoir, comme « en état d’urgence », est un texte qui multiplie ellipses, raccourcis narratifs, contractions, non-dits, ruptures, pointillés, sauts d’un état de l’âme à l’autre… Dégraissé de toutes choses inutiles, il se rattache moins au genre traditionnel du roman qu’au script de cinéma ou au texte théâtral monologué que l’on envisagerait de transposer sur scène, dans sa tension dramatique et sa ferveur, sans presque rien y changer.

Si je parle d’ailleurs de « texte monologué », c’est pour mieux souligner la dimension « orale » qu’il contient. Cette parole, en effet, n’est pas celle du monologue intérieur. Retranscrite après coup par la narratrice, elle est essentiellement tournée vers un destinataire auquel elle désire que ses mots parviennent, auquel elle souhaite confier sa mémoire, lui faire, avant qu’il soit trop tard, cette confession que d’autres, peut-être, qualifieraient « d’inavouable ». « C’est pour cela, Enfant, que je décide de te confier cette histoire, pour que les flots d’amour se libèrent à travers toi au lieu de te retenir dans les filets sous-marins d’une transmission avortée. »

Objet singulier aussi, que cette « confession », parole que je serais tenté de dire écrite autant que « proférée », jetée à la volée contre les murs, envahissant l’espace en éclats et brisures, singulière offrande d’amour que ces mots transmis sous la menace de la maladie et de la mort, dans la mesure où ils ne mettent aucunement l’accent sur le développement conventionnel d’une intrigue, mais misent presque essentiellement sur des états émotionnels, sur les rapports du personnage à son environnement immédiat, au chat qui l’accompagne, au silence, aux bruits, à la vie sourde des objets, à ses états physiques et psychiques, à ses vertiges vénéneux, misent sur la montée de l’intensité dramatique qui parcourt ce texte d’un bout à l’autre, nous interdisant presque d’en interrompre le fil de la lecture que l’on voudrait faire tout d’une haleine.

Cette écriture « ramassée » tient peut-être au fait que l’auteure, qui pratique aussi le genre de la nouvelle et en connaît les codes, en emprunte les éléments qui font tout l’intérêt du genre: action centrée sur un seul événement, personnages peu nombreux, raccourcis littéraires, concentration des faits et des idées, intensité dans l’émotion, plongée brève, soudaine, profonde, dans la complexité des êtres et de la vie.

Le point de départ de l’histoire qui nous est racontée ici n’a pourtant, lui, rien de singulier. Il relève d’un schéma que la littérature (romanesque, théâtrale) ou le cinéma ont déjà maintes fois exploité et qui est celui du huis clos. La quatrième de couverture nous dit l’essentiel de ce qu’il est loisible d’imaginer avant d’aborder la lecture: « Prisonnière dans sa maison bloquée sous la neige en compagnie de son chat, une femme vient d’apprendre la mort de l’homme qu’elle a aimé avec passion. »

On pressent donc déjà que ces circonstances vont introduire une sourde menace extérieure, un tourment provoqué peut-être par les lieux mêmes où le personnage est reclus, situation propre à générer la montée d’un délire d’angoisse, d’une sorte de déraison, « la grande peur de la montagne » et de la solitude, la fièvre d’un esprit condamné à tourner en rond sur lui-même, désarroi augmenté ici par la perte de l’être aimé. Narration « ramassée » ai-je dit, elliptique, et, en effet, on ne saura jamais dans quelle région de montagne cette action se déroule, ce que Rita est venue faire dans cette maison isolée, en plein hiver, à 1780 mètres d’altitude, comme on apprendra peu de choses sur les événements qui ont provoqué sa rencontre avec son amant, le poète et récidiviste taulard Astérion, coupable d’on ne sait quoi, mort dans des circonstances dont on ne saura jamais rien non plus (et dont on doutera même qu’il est vraiment mort). Mais ce texte se démarque aussi de ceux auxquels nous pouvons faire d’abord référence par le parcours particulier que le personnage de Rita, la narratrice, accomplit en elle-même et qui débouche sur ce que l’on peut appeler une « révélation ».

Mais avant d’effleurer cet aspect du roman, qui en constitue la « clé de voûte » et la finalité, il convient d’évoquer le climat dans lequel nous plonge l’auteure. Ce ne sera pas trop déflorer l’histoire que de dire qu’Astérion le poète dont Rita est éperdument amoureuse fait une soudaine et imprévisible apparition dans la maison, forteresse ou blockhaus, surgissant du néant, au moment du petit déjeuner, sous la « forme » d’une voix entendue à la radio, puis s’installe dans les lieux qu’il investit sous l’aspect d’une mouche. C’est ce dont, en tout cas, Rita semble persuadée. Et ce dont l’auteure finit par nous persuader aussi. L’anima d’Astérion, ainsi réincarnée, n’en devient pas moins cependant une présence entêtante et persécutrice. Ce ton de dérision, qui flirte avec le fantastique ou, en tout cas, avec l’irrationnel, est celui même d’un récit qui nous entraîne dans les coulisses de nos délires, dans les plis et détours d’une conscience qui semble perdre les repères du réel, s’abandonner à une forme de folie, s’aventurer dans un labyrinthe d’émotions et de réflexions où elle trouvera le fil d’Ariane qui lui permettra d’émerger au jour autre qu’elle n’y était entrée, comme régénérée, lavée de ses douleurs et libre d’elle-même. Cheminement ardu et non exempt de souffrance, de reddition et de révolte conjuguées, car il nous est permis de comprendre qu’Astérion, amant de chair, homme de mots, être complexe à l’esprit torturé, n’aura jamais été peut-être pour Rita qu’une relation essentielle et insaisissable, une présence-absence, obsédante et « persécutrice », oui, et on aurait envie d’écrire un « pervers narcissique », usant et abusant de ses pouvoirs de séduction pour mieux maintenir l’autre dans sa soumission. Le récit tout entier sera donc traversé de ce double mouvement, contradiction terrible de l’esprit, déchirement du cœur, qui consistera autant, pour Rita, à essayer de conserver ce qui persiste en elle d’amour passionnel qu’à apprendre à haïr (et peut-être à tuer) pour mieux s’en libérer. Mais « on ne revient que brisé d’un amour d’une telle puissance. » Car l’amour fou, on le sait bien, ne peut être que destructeur, qui pose sur la bouche des amants le baiser de la mort.

Je parlais plus haut de « révélation », ne trouvant pas de terme plus approprié pour désigner ce qui, au terme de l’épreuve, après qu’elle a coulé dans les fonds de soi-même, se présente à Rita au détour de sa nuit comme un recommencement de lumière. Mais il lui faudra d’abord traverser l’expérience, insoutenable de douleur, où le temps se contracte et où, dans le miroir, face à face avec elle, lui apparaîtra son visage défiguré par les affres de la vieillesse.« J’ai baissé mon regard sur mes jambes nues dont je voyais pendre la peau. Mes cuisses blêmes et couperosées s’affaissaient comme mes seins que je n’osais pas regarder et dont je sentais le poids sur mon ventre distendu. » Ce seront là les ultimes salves de la vengeance dont usera « l’esprit » possessif d’Astérion, sa présence spectrale désireuse encore de s’accaparer de la morte- vivante, décharnée, mutilée, tondue et titubante, qu’il ne peut se résoudre à abandonner au-delà de sa propre mort. Combat sauvage. Il ne reste à Rita, pour retrouver un peu de lumière et d’air pur, qu’à s’attaquer, usant de ses dernières forces, aux murs de neige qui bloquent portes et fenêtres, c’est-à-dire aux derniers remparts au-delà desquels, elle le sait, la vie existe encore. Cela suffira-t-il à mettre fin à la séquestration de son corps et de sa pensée, à ce qui s’apparente à une agonie convulsive ?… « Des images et des voix me parvenaient d’un ailleurs dont je ne percevais ni les limites ni la consistance… Je tremblais des pieds à la tête et pourtant je n’avais plus peur. Des ombres se penchaient sur moi avec une immense empathie… C’est alors que je fus transpercée par le Faisceau de la Connaissance et que me parvint l’Illumination. […] Des litres d’eau et de sang transpiraient de ma peau. »

Je ne dirai rien de la fin du roman que l’auteure, nouvelliste aussi, je l’ai dit plus haut, nous ménage sous forme de chute. Il n’en reste pas moins à dire, qu’en lisant ces derniers chapitres, on ne peut s’empêcher de penser, à propos de Rita (Sainte Rita ?), à cette série de femmes en extase qu’a dessinées Ernest Pignon-Ernest sur lequel le vers de Gérard de Nerval, les soupirs de la sainte et les cris de la fée, a eu une résonnance particulière. Y voyant une référence à Thérèse d’Avila et à la sibylle de Cumes, il a aussi relu le Cantique des cantiques et s’est lancé dans la représentation de femmes en état de « grâce mystique », frappé par le mélange qu’elles offrent, dans leurs écrits, de sensualité exacerbée et de désir de désincarnation. Ce sont ainsi, outre Sainte Thérèse, les corps de Marie-Madeleine, de Marie de l’Incarnation ou de Catherine de Sienne qu’il nous donne à contempler. Corps tordus, décharnés par les privations, le manque de sommeil, l’élan vers le divin, « suant des litres d’eau et de sang », déformés par ce qui s’entremêle de pulsion sexuelle et de douleur physique.

On imagine bien, dans cette partie du roman où le corps de Rita se déchire dans ce combat contre elle-même, Ernest Pignon-Ernest la surprenant pour en dessiner ce qui, du personnage, se dissout dans les contorsions de l’extase amoureuse et les soubresauts de la lutte.

On trouvera, dans Soluble, ce mélange de « mots d’amour et de cruauté » portés à un degré d’incandescence qui nous fait dire encore que ce texte, dans sa brièveté, sûrement même grâce à elle, contient le condensé de la passion humaine.

Michel Diaz.

Chronique publiée dans CHEMINS DE TRAVERSE N° 45 – déc. 2014

Partage des eaux – Thierry Cardon

12/10/2014

Cher Michel,

je te félicite sincèrement pour ce « Partage des eaux » ! Rien n’en heurte la lecture, j’ai passé ma journée à lire ton livre, avec régal !

J’apprécie toujours autant ton réalisme, ton imagination (qui n’a nul besoin d’effets fantastiques puisés dans un genre) pour exprimer la fantaisie et l’étrangeté avec humour, gravité, et ce qui est de plus en plus fort : ton émotion. Sans effets démonstratifs, tu nous transmets, à nous lecteurs, ta vie, ton regard (tu ferais un excellent photographe !), tes exigences, tes profondeurs et tes abîmes. Je ne vois que des qualités réunies dans ce recueil. « La tête ailleurs » (toutes les nouvelles sont fortes, je n’en vois pas une meilleure que les autres) m’a pourtant particulièrement ému; c’est un texte poignant où tu résumes avec une remarquable densité un parcours de vie, dresse un portrait de Juliette qui garde tout son mystère, son mal être, sa grande fragilité, son charme et sa beauté. Cela n’a pas dû être facile, je présume, de traduire tes sentiments avec autant de densité, de véracité, de sensibilité, et grâce à ton Art, tu sublimes ce personnage.

Ce que tu laisses désormais, qui s’installe dans la durée, fait partie maintenant de l’éternité, comme une gemme accomplie.

Un admirateur… inconditionnel.

Thierry.

Si cela n’est pas une démonstration d’amitié, je consens à être foudroyé à l’instant ! Tes mots m’embarrassent un peu, à vrai dire, ce sont de beaux cadeaux que je doute de mériter. Mais je veux bien de l’accolade affectueuse, généreuse et sincère, de cette chaleur d’amitié qui ne s’économise pas (et la tienne, mon cher Thierry, quand tu aimes ne cherche jamais à s’économiser), qui vous enveloppe le cœur et vous fait exister un peu plus parce qu’elle est une onde positive et revalorisante. A eux seuls, ces mots valent pour ceux jamais dits et jamais écrits, les compliments insignifiants, les retours en vain attendus, les amitiés suspectes, les silences, l’indifférence, tout ce désert de solitude dans lequel s’avancent la plupart de ceux qui écrivent, qui créent, et auxquels on ne porte qu’un intérêt distant parce qu’ils ne sont pas dans la pleine lumière. Alors, oui, camarade, je veux bien l’accolade d’un frère en création pour oublier, l’espace d’un instant, le temps d’une rencontre (et nos rencontres sont trop rares), pour oublier, disais-je, le froid ordinaire du monde incrusté dans les yeux des autres, et dont tu souffres aussi, sans t’en plaindre jamais, sachant que ce qui compte c’est la route qu’on trace, que l’essentiel est dans ce que l’on se doit à soi-même et dans l’authentique partage dont l’amitié se fait devoir.

Michel

Autour de quelques tableaux de Thierry Dussac – Sept 2014

Thierry Dussac affiche

A propos de l’exposition de Thierry Dussac à La Guerche en septembre-octobre 2014

[Les mots qui suivent, fruit de ma lecture personnelle de ces œuvres, qui n’engage par conséquent que moi seul et ma propre subjectivité, ne concernent essentiellement que les tableaux si percutants/bouleversants qui représentent des fœtus humains.]

 

petit être

non advenu
promis au n’être-pas
tas de viscères en bataille

apparu un instant
sur le théâtre de la toile
émergé du néant informe où il est déjà retourné

ces coulisses de l’avant-monde
qui toujours prétendra l’ignorer

le voici

entre cri de détresse et rire d’infortune,
comme un éclair sans suite dans la nuit
avant de disparaître du décor

petit être non-né

sans visage ni nom

à peine yeux et bouche
et corps et membres à peine

si peu, et insuffisamment
pour craindre et espérer

le voici, petit être

exposé dans sa mort encore fraîche, fruit d’une étreinte hâtive de cellules (qu’on imagine commandée par des doigts de latex )
yeux clos, scellés sur son retrait, sans visage ni nom, regard cristallisé sous la peau diaphane de ses paupières,
qu’on devine s’ouvrant là-bas sur un ici qui n’est rien qu’un ailleurs sans date ni mémoire et ne répondant à rien d’autre qu’à l’appel insondable du vide

le voici

dérivant dans sa mort immortelle, béatitude indifférente, corps aboli privé de sens, éclairé d’un jour minéral

trois gouttes de lumière froide et impalpable – clarté taillée à pic environnée d’immense solitude

mais visage donné à voir,
qui vient du fond des temps contre le mien
le voici suspendu dans sa halte terrible, l’excès inattendu de sa présence, son inaccessible proximité, surnageant dans les eaux primordiales et dans sa configuration inaccomplie,
naufragé au cœur de ses limbes (habitant ce foyer de silence comme un rêve au bord des paupières, un mot juste posé sur le bout de la langue, blanc d’une phrase inachevée )

marée d’effroi,

sollicitude étrange
que je psalmodie seul
le temps l’héberge maintenant dans sa trouée obscure, rature désolée d’une douleur sans nom,
prisonnier des lacets de fer de la profanation qui tenaillent toute parole d’hommage feint
ou de pitié
mon injonction absurde est de baisser les yeux
comme on veut ramper sur le sable

mais un rideau se lève comme fait la pensée rêveuse, sur une terre aride, à la marge du puits
(grincement dans les gonds du langage qui tenterait de dire comment l’Homme se lave les mains dans la cendre froide de toute passion

celle d’abord de les salir aux entrailles sanglantes du monde et au noir incendie de sa destruction, sacrifiant à la loi du nombre et aux yeux grand ouverts de la foule sur ses désirs )

maintenant le rideau se lève sur les tremblements du corps et de l’âme, sur cette angoisse acide et trouble

ces heurts indescriptibles de l’esprit où s’avance l’Homme à tâtons, écoutant craquer tous ses os, comme pris dans les nœuds de ses propres ténèbres, seulement éclairé de l’éclat du malheur

les yeux noirs de l’obscurité qui y règne
au plus fort de la nuit comme du jour

entendez-vous
comme moi je l’entends
quand la guerre étrangle le monde ?
le choc des armes arrache encore des éclairs à la peur, des étincelles tristes à la nuit, une plainte, un gémissement aux bouches meurtries
mais le futur est une ville en ruines aux pierres consumées, rien qu’une Babylone aux terrasses détruites, aux jardins dévastés

te voilà exposé disais-je, parade de nos épouvantes, syllabe sans consonne ni voyelle, dans l’insoutenable énoncé de tout nom
comme tas de matière première, corvéable à merci et vendue aux marchands d’éternelle jeunesse,
viande promise d’animal humain aux épiciers d’organes toujours neufs, aux boutiquiers de l’immortalité,
aux étals de tous nos caprices, aux banquets foisonnants de la faim, au jet de sang de toutes les révoltes,
à la multitude féroce des yeux immenses mais somnolents qui ne voient pas venir la fin d’un monde qui trébuche en bordure d’abîme et vacille dans sa folie

à travers tes paupières mi-closes, tu regardes à perte de ciel, comme un devin le scrute, comme éclat de roche céleste qui cingle aveugle vers le cri, morceau d’étoile qui scintille dans le trou béant du cratère, son lac de bave pétrifiée
blessure clignotante et pareille à un astre de glace, tu me contemples au fond des yeux de ton premier regard

et ton regard se prend au mien, maintenant suspendu comme à la lune qui suspend la voûte de la mer et avec moi tout l’univers que tu prends à témoin

dans ton œil maintenant grand ouvert,
l’écume des questions chante le chant de la nuit qui va toujours s’épaississant et qui sans doute aura raison de nous

tu es
je suis
voilà

la vie passe et repasse là où il n’y avait rien,
et moi-même comment me garder de la mort ?

dors, petit être,
dans le si lent amour, dans la grâce des choses qui si bien se complètent
je t’imagine vivre de la vie des feuilles, des herbes familières, des grands trains dans la brume, des couleurs éclatantes, du bonheur subtil de l’oiseau ou du chuchotis d’un ruisseau,
parmi les formes balsamiques de l’illusion, les cailloux d’ambre et de silex,
toujours dans le mystère étonnamment

peut-on rêver plus belle sépulture ?
car il se peut que ce qui semble ne pas exister soit la seule véritable existence,
il se peut qu’ici rien ne soit réel

rien ne subsistera sans doute que la Terre, mère éternellement vierge

les fleuves incessants, vie et mort en maraude parmi les arbres et les herbes où les oiseaux sauvages déposeront leur œufs, et dans l’air dards et ailes bourdonnantes à la lumière intacte du soleil

la lumière obscure du sens
que tu pourras fixer, yeux dans les yeux,
sans cligner un instant des paupières

dors, petit être,

le vent le sait qui passe,
et le chemin aussi qui tourne et fuit
rien ne subsistera,
dans les siècles des siècles,
que ton absence et sa transparence d’agate pure

au midi recueilli de l’oubli

et la paix du temps sans limite

12-17 Septembre 2014

Thierry Dussac portrait-Photo-Thierry Borredon