Brigitte Guilhot – Soluble – octobre 2014

Soluble Livre

SOLUBLE –  Editions de L’Ours blanc

Roman de Brigitte Guilhot  lu par Michel Diaz

Chronique publiée dans Chemins de traverse, N° 45, décembre 2014

L’amour est-il soluble dans le désespoir ?

La dernière fois que j’ai rencontré le poète Gérard Macé, il m’a posé cette question:
« Lisez-vous des romans ? » Je lis peu de romans, aussi n’ai-je pas hésité longtemps avant de lui répondre. « Il y a trop de mots là-dedans, vous ne trouvez pas ? » a-t-il poursuivi. Ce jugement sans appel n’était pas sans nuances pourtant. En effet, ce n’est pas la longueur d’un roman qui fait qu’il y a « trop de mots ». Un texte de quelques pages peut déjà en contenir beaucoup trop; il s’agit, bien évidemment, de toute autre chose. Il s’agit de ce que l’on fait de ces mots.

En cela, le roman de Brigitte Guilhot est un objet bien singulier. Par sa brièveté sans doute (110 pages), qui lui évite de se perdre en descriptions et digressions, mais singulier aussi par son mode de narration. Composé de six chapitres aussi rapides que nerveux, correspondant à six journées, tout entier porté par une narratrice qui s’exprime à la première personne, ce roman, que l’on peut lire comme un texte arraché au silence et écrit, semble-t-il, sur le fil du rasoir, comme « en état d’urgence », est un texte qui multiplie ellipses, raccourcis narratifs, contractions, non-dits, ruptures, pointillés, sauts d’un état de l’âme à l’autre… Dégraissé de toutes choses inutiles, il se rattache moins au genre traditionnel du roman qu’au script de cinéma ou au texte théâtral monologué que l’on envisagerait de transposer sur scène, dans sa tension dramatique et sa ferveur, sans presque rien y changer.

Si je parle d’ailleurs de « texte monologué », c’est pour mieux souligner la dimension « orale » qu’il contient. Cette parole, en effet, n’est pas celle du monologue intérieur. Retranscrite après coup par la narratrice, elle est essentiellement tournée vers un destinataire auquel elle désire que ses mots parviennent, auquel elle souhaite confier sa mémoire, lui faire, avant qu’il soit trop tard, cette confession que d’autres, peut-être, qualifieraient « d’inavouable ». « C’est pour cela, Enfant, que je décide de te confier cette histoire, pour que les flots d’amour se libèrent à travers toi au lieu de te retenir dans les filets sous-marins d’une transmission avortée. »

Objet singulier aussi, que cette « confession », parole que je serais tenté de dire écrite autant que « proférée », jetée à la volée contre les murs, envahissant l’espace en éclats et brisures, singulière offrande d’amour que ces mots transmis sous la menace de la maladie et de la mort, dans la mesure où ils ne mettent aucunement l’accent sur le développement conventionnel d’une intrigue, mais misent presque essentiellement sur des états émotionnels, sur les rapports du personnage à son environnement immédiat, au chat qui l’accompagne, au silence, aux bruits, à la vie sourde des objets, à ses états physiques et psychiques, à ses vertiges vénéneux, misent sur la montée de l’intensité dramatique qui parcourt ce texte d’un bout à l’autre, nous interdisant presque d’en interrompre le fil de la lecture que l’on voudrait faire tout d’une haleine.

Cette écriture « ramassée » tient peut-être au fait que l’auteure, qui pratique aussi le genre de la nouvelle et en connaît les codes, en emprunte les éléments qui font tout l’intérêt du genre: action centrée sur un seul événement, personnages peu nombreux, raccourcis littéraires, concentration des faits et des idées, intensité dans l’émotion, plongée brève, soudaine, profonde, dans la complexité des êtres et de la vie.

Le point de départ de l’histoire qui nous est racontée ici n’a pourtant, lui, rien de singulier. Il relève d’un schéma que la littérature (romanesque, théâtrale) ou le cinéma ont déjà maintes fois exploité et qui est celui du huis clos. La quatrième de couverture nous dit l’essentiel de ce qu’il est loisible d’imaginer avant d’aborder la lecture: « Prisonnière dans sa maison bloquée sous la neige en compagnie de son chat, une femme vient d’apprendre la mort de l’homme qu’elle a aimé avec passion. »

On pressent donc déjà que ces circonstances vont introduire une sourde menace extérieure, un tourment provoqué peut-être par les lieux mêmes où le personnage est reclus, situation propre à générer la montée d’un délire d’angoisse, d’une sorte de déraison, « la grande peur de la montagne » et de la solitude, la fièvre d’un esprit condamné à tourner en rond sur lui-même, désarroi augmenté ici par la perte de l’être aimé. Narration « ramassée » ai-je dit, elliptique, et, en effet, on ne saura jamais dans quelle région de montagne cette action se déroule, ce que Rita est venue faire dans cette maison isolée, en plein hiver, à 1780 mètres d’altitude, comme on apprendra peu de choses sur les événements qui ont provoqué sa rencontre avec son amant, le poète et récidiviste taulard Astérion, coupable d’on ne sait quoi, mort dans des circonstances dont on ne saura jamais rien non plus (et dont on doutera même qu’il est vraiment mort). Mais ce texte se démarque aussi de ceux auxquels nous pouvons faire d’abord référence par le parcours particulier que le personnage de Rita, la narratrice, accomplit en elle-même et qui débouche sur ce que l’on peut appeler une « révélation ».

Mais avant d’effleurer cet aspect du roman, qui en constitue la « clé de voûte » et la finalité, il convient d’évoquer le climat dans lequel nous plonge l’auteure. Ce ne sera pas trop déflorer l’histoire que de dire qu’Astérion le poète dont Rita est éperdument amoureuse fait une soudaine et imprévisible apparition dans la maison, forteresse ou blockhaus, surgissant du néant, au moment du petit déjeuner, sous la « forme » d’une voix entendue à la radio, puis s’installe dans les lieux qu’il investit sous l’aspect d’une mouche. C’est ce dont, en tout cas, Rita semble persuadée. Et ce dont l’auteure finit par nous persuader aussi. L’anima d’Astérion, ainsi réincarnée, n’en devient pas moins cependant une présence entêtante et persécutrice. Ce ton de dérision, qui flirte avec le fantastique ou, en tout cas, avec l’irrationnel, est celui même d’un récit qui nous entraîne dans les coulisses de nos délires, dans les plis et détours d’une conscience qui semble perdre les repères du réel, s’abandonner à une forme de folie, s’aventurer dans un labyrinthe d’émotions et de réflexions où elle trouvera le fil d’Ariane qui lui permettra d’émerger au jour autre qu’elle n’y était entrée, comme régénérée, lavée de ses douleurs et libre d’elle-même. Cheminement ardu et non exempt de souffrance, de reddition et de révolte conjuguées, car il nous est permis de comprendre qu’Astérion, amant de chair, homme de mots, être complexe à l’esprit torturé, n’aura jamais été peut-être pour Rita qu’une relation essentielle et insaisissable, une présence-absence, obsédante et « persécutrice », oui, et on aurait envie d’écrire un « pervers narcissique », usant et abusant de ses pouvoirs de séduction pour mieux maintenir l’autre dans sa soumission. Le récit tout entier sera donc traversé de ce double mouvement, contradiction terrible de l’esprit, déchirement du cœur, qui consistera autant, pour Rita, à essayer de conserver ce qui persiste en elle d’amour passionnel qu’à apprendre à haïr (et peut-être à tuer) pour mieux s’en libérer. Mais « on ne revient que brisé d’un amour d’une telle puissance. » Car l’amour fou, on le sait bien, ne peut être que destructeur, qui pose sur la bouche des amants le baiser de la mort.

Je parlais plus haut de « révélation », ne trouvant pas de terme plus approprié pour désigner ce qui, au terme de l’épreuve, après qu’elle a coulé dans les fonds de soi-même, se présente à Rita au détour de sa nuit comme un recommencement de lumière. Mais il lui faudra d’abord traverser l’expérience, insoutenable de douleur, où le temps se contracte et où, dans le miroir, face à face avec elle, lui apparaîtra son visage défiguré par les affres de la vieillesse.« J’ai baissé mon regard sur mes jambes nues dont je voyais pendre la peau. Mes cuisses blêmes et couperosées s’affaissaient comme mes seins que je n’osais pas regarder et dont je sentais le poids sur mon ventre distendu. » Ce seront là les ultimes salves de la vengeance dont usera « l’esprit » possessif d’Astérion, sa présence spectrale désireuse encore de s’accaparer de la morte- vivante, décharnée, mutilée, tondue et titubante, qu’il ne peut se résoudre à abandonner au-delà de sa propre mort. Combat sauvage. Il ne reste à Rita, pour retrouver un peu de lumière et d’air pur, qu’à s’attaquer, usant de ses dernières forces, aux murs de neige qui bloquent portes et fenêtres, c’est-à-dire aux derniers remparts au-delà desquels, elle le sait, la vie existe encore. Cela suffira-t-il à mettre fin à la séquestration de son corps et de sa pensée, à ce qui s’apparente à une agonie convulsive ?… « Des images et des voix me parvenaient d’un ailleurs dont je ne percevais ni les limites ni la consistance… Je tremblais des pieds à la tête et pourtant je n’avais plus peur. Des ombres se penchaient sur moi avec une immense empathie… C’est alors que je fus transpercée par le Faisceau de la Connaissance et que me parvint l’Illumination. […] Des litres d’eau et de sang transpiraient de ma peau. »

Je ne dirai rien de la fin du roman que l’auteure, nouvelliste aussi, je l’ai dit plus haut, nous ménage sous forme de chute. Il n’en reste pas moins à dire, qu’en lisant ces derniers chapitres, on ne peut s’empêcher de penser, à propos de Rita (Sainte Rita ?), à cette série de femmes en extase qu’a dessinées Ernest Pignon-Ernest sur lequel le vers de Gérard de Nerval, les soupirs de la sainte et les cris de la fée, a eu une résonnance particulière. Y voyant une référence à Thérèse d’Avila et à la sibylle de Cumes, il a aussi relu le Cantique des cantiques et s’est lancé dans la représentation de femmes en état de « grâce mystique », frappé par le mélange qu’elles offrent, dans leurs écrits, de sensualité exacerbée et de désir de désincarnation. Ce sont ainsi, outre Sainte Thérèse, les corps de Marie-Madeleine, de Marie de l’Incarnation ou de Catherine de Sienne qu’il nous donne à contempler. Corps tordus, décharnés par les privations, le manque de sommeil, l’élan vers le divin, « suant des litres d’eau et de sang », déformés par ce qui s’entremêle de pulsion sexuelle et de douleur physique.

On imagine bien, dans cette partie du roman où le corps de Rita se déchire dans ce combat contre elle-même, Ernest Pignon-Ernest la surprenant pour en dessiner ce qui, du personnage, se dissout dans les contorsions de l’extase amoureuse et les soubresauts de la lutte.

On trouvera, dans Soluble, ce mélange de « mots d’amour et de cruauté » portés à un degré d’incandescence qui nous fait dire encore que ce texte, dans sa brièveté, sûrement même grâce à elle, contient le condensé de la passion humaine.

Michel Diaz.

Chronique publiée dans CHEMINS DE TRAVERSE N° 45 – déc. 2014