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Carnet de montagne – Claire Desthomas Demange

Carnets de montagne

CARNET DE MONTAGNE – Claire Desthomas Demange – Editions Musimot (2016)

 Chronique publiée sur le site des éditions Musimot

Claire Desthomas Demange est une « escaladeuse », elle aime la montagne et la tutoie, se confronte amoureusement à elle à mains nues, corps collé à la roche, existence au-dessus du vide et confiée à la seule maîtrise de ce que réclame cet exercice. Dans ce rapport à elle, qui implique un engagement passionné, la montagne ne pardonne pas la moindre insuffisance.
Il s’agit pourtant moins, dans ce texte court, d’un « récit d’alpinisme » que de quelque chose qui relève essentiellement de ce que l’on pourrait appeler une quête spirituelle. Et la quête, souvent, répond à un appel. On lit d’ailleurs ces mots, dès les premières pages :
« … vers les sommets de l’abandon
là-haut tu seras autre
ce qui est peur devient élan
dans le vertige du vide
je t’invite dans l’abrupt
largue les liens du sol »

Ce Carnet de montagne, écrit dans une prose poétique sobre, fluide et lumineuse, entrecoupée de vers, se compose de 16 sections datées du jour où l’auteure les a rédigées, précédées et suivies de 3 autres qui ouvrent et clôturent le texte principal (le carnet proprement dit), et lui servent davantage de parenthèses que d’introduction et de conclusion..
Les parenthèses sont, dans un texte, ordinairement destinées à y insérer ce qui, en s’excluant du cours de la narration ou de la réflexion, en interrompt le fil et, comme en confidence ou comme en aparté, infléchit le sens du discours. C’est donc, pourrait-on dire, dans l’intimité d’une confidence que s’offre l’essentiel du texte.
La première des parenthèses a pour titre « Avril avant », et la dernière « Après ». Le texte qui, par conséquent, occupe le milieu du livre, est ce qui se tient dans « l’entre deux » de cet intervalle, entre ouverture et fermeture, et débouche sur « Jours infinis ». C’est donc dans ce qui tend « vers cet infini des jours » que se trame le corps du livre. Il est d’abord tissé de la matière insaisissable de l’attente, puisque la narratrice, empêchée par les conditions météorologiques, ne peut aller se confronter aux pentes qui l’attendent : « J’ai ouvert le rideau. La brume nappe la vallée. Elle monte, expire sa nuée, annonçant un jour blanc. Le relief a perdu ses empreintes.[…] Pas d’escalade aujourd’hui. Pas de battement d’ailes. Pas de germe d’inconnu. »

Ainsi s’égrènent les jours 1, 2, 3, presque tous les suivants, dans l’espérance d’une enfin possible échappée vers les hautes pentes de la montagne. C’est bien la singularité de ces pages que ce choix de l’auteure de les tenir ainsi, dans un « suspens », non insérées dans un récit, mais dans une chronologie presque immobile, un temps intermédiaire où ne se passe rien, si peu de choses, comme une vie se ralentit, un esprit s’engourdit, un cœur bat à coups lents, non qu’il veuille cesser de battre, mais plutôt s’épargner la douleur de l’attente puisque
« demeurer est sans mystère
aussi plat que la plaine
je ne peux arracher l’impossible
et rien ne me sépare de moi-même »
Certes, il y a bien eu, avant ces jours de brumes et de pluie, cette attention émue à ce qui se joue sourdement dans le passage des saisons, au paysage qui chavire de l’hiver au printemps, des promenades (en attendant mieux) sur des chemins herbus qui vaguent sur les pentes, les fleurs cueillies dont on fait au retour des bouquets déposés « dans le pichet de verre devant la fenêtre réfléchissant les sommets qui veillent, quelque peu ombrageux ». Mais on sait que ces presque riens ne sont que « passe-temps », des espaces de diversion où Claire Desthomas Demange glane et rassemble les promesses de ce qui l’attend là-bas, vers l’ailleurs, là où sa vie s’exalte et se dépasse en s’oubliant à elle-même dans l’effort tout physique de l’accomplissement.
Reste à prendre son mal en patience : « Il pleut. La montagne est un mur gris. On la voit à l’aveugle. […] Où suis-je, où sommes-nous ? De l’autre côté de la vitre mais sans hier et sans demain. »
Les jours de pluie, les jours de brume, sont des jours gris et blancs, sans vrai commencement ni véritable fin, comme des jours de mi-sommeil qu’on voudrait effacer de la suite des jours, une succession d’heures inutiles : « Pas de jour 7, écrit l’auteure. Je le mets entre parenthèses. Il n’y a pas eu de commencement. Pas la moindre échappée chaleureuse; pas la moindre éclaircie. » Mais il lui faut bien se résoudre à passer par ces heures de presque somnolence où tout l’être se tient en retrait de lui-même, et l’esprit en veilleuse, comme on dit aujourd’hui d’un appareil « en veille ».

C’est cependant dans cet état que se promet ce qui, dans son essence, relève de la poésie. Cet état incertain, « à la pliure » des deux mondes, qui n’est ni veille ni sommeil, mais espace d’accueil psychique où les visions du monde, ses images, ses couleurs et ses bruits, se trouvent augmentés des capacités de l’imaginaire et des forces de l’inconscient, soulagées pour un temps de l’emprise de la raison : « La montagne est à escalader… après l’avoir cueillie, brève vision de paradis, au sein de la réalité minérale. » Réflexion qui rejoint les constantes de la rêverie symbolique dans laquelle, souvent, la montagne se trouve assimilée aux lieux du paradis.
Mais revenons à cet état dont nous parlions plus haut. On lit, chez Cervantès, ces mots de Don Quichotte : « Regarde la sérénité de cette nuit. Vois la solitude où nous sommes, et qui nous invite à mettre quelque intervalle de veille entre un sommeil et l’autre. » Il faut ici nous rappeler que toute la littérature du Moyen âge est aussi sensible à ce phénomène. On y évoque, ici et là, ce sommeil léger qu’on dénommait la « dorveille » par opposition au « sommeil du mort » de première partie de nuit, fait de sommeil très profond. On utilisait ce mot de « dorveille » pour désigner cette période de semi-vigilance très propice à la créativité, à la prière, et également aux états modifiés de conscience source l’imaginaire onirique. Chrestien de Troyes l’évoque dans son Roman de Perceval (ou Conte de Graal), ou dans Le Chevalier de la charrette où il écrit : « Lancelot se trouvait si profondément enfoncé dans l’ennui où le plongeait l’absence de sa Reine, que le monde alentour de lui avait l’inconsistance d’un léger nuage de brume. » Répétons ces mots de Claire Desthomas Demange qui écrit : « Pas de battement d’aile. Pas de germe d’inconnu. Je m’ennuie. » Et elle ajoute :
« vacance
inachèvement
je ne pourrai pas m’inventer
sans révélation je resterai
ce trop accessible me colle à la peau »
Mais c’est dans cette « vacance », cet « inachèvement », cet état de « dorveille » et d’inconsistante réalité que se mijote la rencontre, dans cet ajournement que se prépare la « révélation ». Celle qui lui sera donnée quand
« je serai(s) au cœur
du temps et de l’espace
sans plus de rivage
au sommet de l’aiguille là-haut »
Et c’est alors appel à la montagne à
« (lui) donner le vertige du monde
sans avant »
quand, le ciel s’étant déchiré, les sommets acérés des cimes pourront refléter la lumière qui l’aidera « à relever la tête », et qu’enfin « accrochée à la corde entre ciel et terre, corps et parois aimantés, dans le rejet du vide » elle pourra « en haut saisir un air d’éternité. »

C’est ainsi, incrustées dans ces plages de temps suspendu et de rêverie, que nous sont délivrées ces images de la montagne. Toujours source, chez l’homme, de sentiments contradictoires, comme ceux qui évoquent ici, récurrents, la « crainte » autant que le « désir ». Interdite et promise à la fois, elle apparaît aussi, en arrière-fond, dans le texte de Claire Desthomas Demange, comme lieu idéel, celui de la pureté originelle et de l’innocence perdue, promesse d’immortalité, centre et sommet du monde. C’est ainsi encore que l’auteure, sans abuser des mots, évoque la montagne, comme génératrice de paniques et d’exaltation, monde qui suscite depuis toujours le sentiment d’un univers qui échappe à l’échelle humaine mais nourrit son désir d’absolu :
« quoi de mieux pour dire l’espérance
la folle espérance du plus haut ailleurs
du plus bel ailleurs ? »
Et, en effet, proche des dieux, éloignée de l’ordre humain, la montagne est le point de rencontre privilégié entre le Ciel et la Terre, comme elle est le lieu le plus bas pour les dieux et le plus élevé chez les hommes.
Il nous suffit de feuilleter ces pages d’un Carnet de montagne pour y repérer d’un coup d’œil ce qui, comme nous l’écrivions au début de ce texte et un peu plus haut dans ces lignes, relève de la « quête spirituelle ». Nous y rencontrons le lexique de l’ascension de soi vers soi, dans une opposition de termes ou de notions qui invitent au dépassement (verticalité/horizontalité, haut/bas, ciel/terre, plein/vide…), et évoquent
« les promesses de vertige
l’extase verticale
les sommets d’étoiles »

Carnet de montagne détail
Mais ce n’est pas de la montagne-feu dont parle Claire Desthomas Demange, de la montagne-terre ou de la montagne-air. C’est plutôt la montagne-eau qui suscite son intérêt, la montagne associée aux sources de l’immortalité, à la croissance et à l’épanouissement, celle qui attrape les nuages pour garantir le cycle de la vie, puisque on peut rencontrer « plus haut, jaillissant de la falaise, la cascade qui de son jet puissant féconde le rocher dans sa chute incandescente. »
Montagne qui demande que l’on s’arrache au cours monotone des jours, à l’écoulement sans relief de sa vie, que l’on s’oublie dans cet effort ascensionnel pour tenter de rejoindre, au-delà de soi-même, dans le temps de l’éternité, ce lieu de pureté originelle où, là-haut, on est « autre », puisque toute ascension culmine en ascèse et exaltation.
Ainsi, nous rappelle encore ce texte, si nous montons jusqu’au sommet, notre regard se porte très loin et nous découvrons toute l’étendue autour de nous. Le symbole de la montagne, avec sa base et son sommet, se retrouve aussi en nous. La base, c’est l’intellect et le cœur toujours occupés à faire leurs calculs ou à user de ces paroles qui limitent ou brouillent nos pensées et nous induisent en erreur : « Toute parole dans la vallée n’est qu’expression virtuelle coupée du temps et de l’espace. Il n’en reste nulle trace. Elle ne peut s’inscrire sur le ciel. »
Le sommet, c’est l’esprit, dégagé de toute contrainte et de ses contingences, qui voit exactement de très loin, qui nous guide et nous affermit dans nos certitudes : « Echappée céleste. Mon cher amour qui jamais ne me leurra, et m’apprit que le seul leurre est celui de la certitude acquise. » Dans la pleine lumière du sommet, il n’y a pas de place pour les fausses certitudes, les leurres et les erreurs.

On peut alors comprendre que ce texte (que nous disions d’abord comme « retenu » entre ses parenthèses) fasse silence (ne faisant que l’évoquer) sur ce qui appartient à l’expérience intime de l’auteure. Une expérience dont la narration s’arrête au seuil des mots qu’elle nous donne à lire, comme au bord de l’intransmissible : « Sur l’échelle invisible de l’existence, si l’on passe sans faillir, l’avenir s’oriente vers le haut, vers un éventail de possibles, vers une espérance aérienne; une maîtrise sans doute illusoire du lendemain. […] Ancrée dans l’aptitude physique et son accomplissement intimement et subjectivement spirituel. »
Il faut lire le livre de Claire Desthomas Demange dans ce qu’il ne dit pas, qui est de l’ordre de « l’après », qui nous laisse devant une porte derrière laquelle nous devinons qu’elle a trouvé les marques de son cheminement le plus profond, sur lequel il lui faut être seule pour aller au plus près d’elle-même – et relève, sinon de l’indicible, du moins d’une démarche où s’invente sa propre existence.

Michel Diaz, 02.06.16

Quête du nom – Alain Guillard

Quête du nomQUETE DU NOM – Alain Guillard

Editions L’Amourier (2016)

Chronique publiée sur le site des Editions L’Amourier et dans le N° 38 de la revue L’Iresuthe, sept. 2016.

Cet ouvrage d’Alain Guillard est un objet bien singulier (mais les autres le sont-ils moins ?). La poésie y est, comme toujours, sève d’une écriture qui varie ses modes et, dans une syntaxe souvent libre de toutes contraintes, s’autorise quasi tous les genres.
Aussi ce livre est-il à la fois un assemblage de poèmes, de proses poétiques, de fragments narratifs, descriptifs, de croquis saisis sur le vif, de réflexions souvent, d’aphorismes parfois (« On exige de la vie au lieu de remercier. Ne pas écrire contre. » Ou « Pardonner n’est pas oublier, mais admettre le temps. »). Son auteur ne se prive pas non plus de convoquer, tout au long du continuum obstiné de ce que l’on peut appeler une « autobiographie poétique », fragments de souvenirs en haillons de mémoire, éclats d’images du passé, tessons de scènes revécues, éléments de fiction, de journal intime, pages de confession que l’on prend, plus exactement, pour des instants de confidence (ces passages où l’auteur, sans s’y attarder, évoque ses expériences de travestissement et ces rencontres sexuelles équivoques). Son réalisme poétique autorise à tout dire, et la vérité crue, sans tricherie.
En dépit de ce que l’on pourrait, au premier abord, considérer comme un ensemble disparate, incohérent peut-être, (mais dont on ne doute pas une seconde que ce soit là une stratégie hautement maîtrisée), en dépit des ressassements, des retours en arrière ou ses sauts en avant qui court-circuitent la chronologie, des images répétitives, des scènes-leitmotive, oui, en dépit de tout cela, ce texte se révèle construit comme un tout et peut se lire aussi comme un récit qui déroule son fil d’Ariane et le garde toujours tendu.

Quête du nom… En vérité, c’est moins « le nom », c’est-à-dire une identité, que recherche l’auteur de ce texte que, sous le patronyme, le nostalgique souvenir d’une unité perdue. D’autant plus nostalgique, la quête, d’autant plus vaine et d’autant plus désespérée aussi que cette « unité » n’a jamais existé, ou si peu, et si mal. On ne se construit pas un paradis d’enfance sur ce qui, dès les origines, tient à peine debout, comme un mur mal bâti qui s’écroule à mesure, une famille composée, décomposée, recomposée ailleurs et aussi mal, spectacle d’existences qui se décomposent comme on parle d’un fruit qui se gâte et que l’on regarde moisir, lentement, impuissant.
L’histoire, et il y en a une ici, c’est celle de la trajectoire que la flèche brisée (ou mal empennée) ne peut suivre qu’en hésitant pour atteindre une cible qu’elle a perdue de vue, ou qui s’est dérobée ou qui, elle non plus, n’a jamais existé. « Lui, il boit, elle déprime, les enfants pleurent la nuit / Et c’est déjà fini, ils se quittent en ennemis. Ils avaient deux enfants et plus rien ne les unit. »
Nous sommes là dans un huis clos, entre les deux parents du narrateur, son frère (suicidé), et sa vieille grand-mère, dans des appartements étroits (un « taudis » dit la mère du sien), les fenêtres ouvrant sur un horizon de ciel gris et d’immeubles, dans le ressassement de la perte de tous ceux-là, un parfum insistant d’échec et de mort, d’amertume et de deuil, tout cela qui pourrait nous paraître étouffant si l’écriture ne lui donnait pas cette force qui nous étreint dès les premières pages, une force d’humanité, dans tout ce qu’elle a de plus dense et de plus questionnante douleur. « Papa, syllabe trébuchant dans le noir. Papa maman tus. Dos pointus laine noire. Lampe avinée errante […] Oiseaux / de si peu de poids / si présents / envahissant / La solitude des pièces // Epoussetant le silence / sur la tombe des morts… »

Ce qu’Alain Guillard nous raconte, c’est la vie d’un enfant, d’un adolescent et d’un jeune adulte, né dans une famille que n’a pas gâtée le destin. Dans la langue des sociologues, on appelle cela un « milieu défavorisé », ce qui permet de s’épargner beaucoup de choses, et en premier lieu toute tentation des bons sentiments au profit de la plus confortable analyse sociale. Mais appelons les choses par leur véritable nom, car ce sont d’abord les envers du monde ouvrier, du monde laborieux des ouvriers, des petits employés et des petites gens qu’Alain Guillard expose ici. Et le tableau qu’il brosse de ce monde-là, des gens qui le composent et dont il est issu, ceux des gens de la peine et de la frustration, de la vie amoindrie par toute absence d’avenir et usés à la tâche, il nous le livre, comme l’écrit Jacques Morin, « avec une vraie conscience de classe, très peu fréquente chez les poètes actuels. » Ainsi, ces images du père en ces raccourcis éloquents : « Silhouette tassée en casquette de toile grège / ta main / ongles ocre / sillons de crasse qui ne partiront plus / tâtonne dans la poche besoin d’une cigarette / à oublier ensuite éparpillée au bord des lèvres […] Mais que faire d’autre / quand on est ouvrier écrasé par / dans la pensée des autres ? »
Les portraits récurrents de ce livre, c’est donc celui du père « dans une veste de toile bleue, casquette sur le crâne raturé de quelques mèches restant, les mains poudrées de blanc », un père qui travaille chez Citroën, qui se détruit au zinc, bière après bière, et lentement s’égare, s’éloignant de tout, de tous et de lui-même. C’est celui de la mère qui regarde, par les carreaux, les passants dans la rue ou le manège d’un pigeon, « tricote bol de café clopes sur la table », une mère au foyer, « bonniche » chez les autres pour arrondir les fins de mois, et qui attend que son mari revienne, titubant, de ses soûleries de bistrot. On comprend, dès lors, ce que « le corps à corps entre père et mère puisait aux humiliations, frustrations de leurs vies respectives. » Des parents qui se hurlent dessus, se déchirent, se violentent et divorcent, la mère qui se remarie et retombera dans les mêmes pièges d’une vie médiocre et sans perspective, le père, délabré d’alcool, qui retournera vivre chez sa propre mère, une « mamy » qui, au milieu de ces désordres affectifs et de ces solitudes conjugales, restera toujours pour l’enfant, partagé entre ici et là, les uns, les autres, le repère le plus constant et sans doute le mieux aimant. C’est d’ailleurs avec son image que se conclut le livre, en évoquant « sa gourmandise de vivre si âgée que paupières noires figue à même l’herbe abeilles joie rire mon vieux cœur. »

Alain Guillard aurait mille raisons de détester ses origines et de cracher sur son enfance, de mettre père et mère dans le même sac du ressentiment ou de la colère. Il n’en fait pourtant rien et de ce peu qu’il a reçu (du moins le croyait-il), il tire des accents d’une juste et profonde tendresse. « Un corbeau me rappelle ma mère et déchire… Reconnaître l’amour; le plus ténu qui soit. Ou crever comme un chien errant. » Mais c’est aussi son père avec lequel, écrit Alain Guillard, « il n’a partagé aucune de ses expériences de vie », avec lequel, regrette-t-il, « nous aurons vieilli comme deux étrangers. » Pourtant, ajoute-t-il, « nous n’étions – tu vois – pas si éloignés que nous le pensions. » Ce père avec lequel les mots de l’affection n’auront pas su trouver leur voie. Et ce qui manque qui revient soudain, comme un « blues terrible après coup » et qui lui fait écrire « Je pourrais me tuer. » Pourtant, dit-il encore, « Mon père ma mère / Morts / Paix à leur âme /… Je marche dans leur ombre / dans l’ombre du soleil. » Et l’exergue à ce livre nous parle d’un « hommage » rendu à ces morts qui le hantent.

Je m’avancerai à dire qu’on ne comprendrait pas vraiment ce qui fait aussi l’unité de ce livre, si l’on ne saisit pas qu’il est écrit comme une partition de jazz, ou qu’il est bâti comme un long morceau où l’improvisation et les écarts autour d’une initiale ligne mélodique jouent de ces éléments qui font partie de ce qu’il a de plus intensément puisé à l’intérieur de l’être, à l’égal de ce qu’est le chant profond du blues, du flamenco ou du fado.
Ce texte construit, déconstruit, et qui se reconstruit sans cesse sous nos yeux de lecteurs autour de son thème initial, est celui de quelqu’un qui, en le composant, ne pouvait qu’avoir dans l’oreille et dans le rythme de la phrase, dans le mouvement de la main, ce que la musique de jazz est à même de nous donner. On trouve, ici et là, incidemment, les noms de Bill Evans, de Stan Getz ou de Chick Corea (on pourrait ajouter celui de Chet Baker), et il ne faut pas seulement les considérer comme de simples éléments de la culture musicale de l’auteur, qui participeraient, en fond sonore, à l’écriture en cours. Peut-être est-ce parce que je partage ces mêmes goûts musicaux que je dirais que ce sont là les noms de ceux qui, je crois, permettent à cette écriture de jouer aussi librement de ses modulations, participent à sa substance. Aussi, on pourrait dire que de celui-ci, ou bien de celui-là, Alain Guillard emprunte la couleur harmonique ou les subtilités rythmiques (accentuations et polyrythmie), les sonorités souples et feutrées, la douceur et le punch, des éclats de brisure et des soupirs profonds.
Quoi qu’il en soit, cette « quête du nom », c’est celle de quelqu’un qui, par ses mots, cherche à remplir le vide de l’absence, retourne parfois contre lui la douleur et ce qu’elle peut contenir de violence retenue. Quelqu’un qui s’offre sur la scène de la poésie pour extirper de lui un déchirant solo de saxophone.
Michel Diaz, 25/04/16

L’Aube a un goût de cerise – Raymond Alcovère

AlcoverL’AUBE A UN GOUT DE CERISE – Raymond Alcovère
Editions N & B (2010)

Chronique publiée sur le site de R. Alcovère et dans le N° 38 de la revue L’Iresuthe, sept. 2016.

Cet auteur, qui a surtout publié des nouvelles et des romans, est d’abord, je crois, un esprit poétique. La poésie est, dans son oeuvre, comme l’est le bruit au fond du silence, sa basse continue. Et voici cet ouvrage où la poésie vient, à visage nu, occuper le devant de la scène – mais sans pour autant éclipser le « raconteur d’histoires » qui se tient toujours là, mais discrètement en retrait. « Poésie narrative », comme nous la rencontrons, par exemple, chez le poète et romancier Claude Cailleau, c’est ce qui définirait le mieux (et le plus simplement possible) l’écriture de cet ouvrage dont je reproduis ici le prologue :
« Ces huit textes racontent trois moments-clés de la vie du poète Saint-John Perse, trois départs, trois exils qui l’ont profondément marqué.

Il passe son enfance en Guadeloupe, puis à l’âge de 11 ans, doit partir avec sa famille s’installer en France. Lors d’une escale aux Açores, il découvre pour la première fois la neige.

A vingt-neuf ans, en poste au ministère des Affaires étrangères, il est nommé secrétaire de la légation française en Chine où il restera cinq ans.

En 1940, à cinquante-trois ans, il est limogé de son poste, déchu de la nationalité française, ses biens seront confisqués. Obligé à nouveau de quitter son pays. Sur un cargo en vue des côtes de l’Amérique, il apprend par câble la mort de son ami Paul Klee. Incapable d’aller dormir, il passe la nuit seul sur le pont du bateau, envahi de pensées, d’images… Il décide alors d’abandonner définitivement la diplomatie pour se consacrer tout entier à la poésie. »

Huit textes, huit chants, un seul, mais trois arrachements dont voici les échos du premier :
« Je suis parti et voilà que le monde s’ouvre à mes yeux.

Le vent fait claquer les voiles, le jusant doucement nous éloigne.

Les cris des marins se répondent.

Les os du bateau craquent, son grand corps de sel et de vent s’ébroue.

Le navire s’enfonce.

Une femme chante un refrain des îles.

J’emporte les bribes de ce rêve.

Musique. »

Alcovère détailDans l’un de ses textes, Saint-John Perse s’interroge ainsi: « comment il nous vint à l’esprit d’engager ce poème, c’est ce qu’il faudrait dire. Mais n’est-ce pas assez d’y trouver son plaisir ? »
Nous pourrions nous-mêmes nous demander comment il est venu à l’esprit de Raymond Alcovère d’engager ce poème, mais l’évident plaisir (on pourrait dire la « jubilation ») qu’il a dû trouver à l’écrire, et celui qu’on prend à le lire en font une vaine question.
Cela dit, il était très osé de rendre ainsi hommage à Saint-John Perse, de tenter d’inscrire ses mots dans les traces des siens. Mais Raymond Alcovère s’y risque, avec d’autant plus de bonheur qu’il reste sur sa propre route poétique, respiration et mouvement, mais sans rien refuser du souffle et des embruns de la grande voix qui roule devant lui et qui, le précédant, ouvre sa propre voix et dilate son souffle qu’elle charge d’images riches, d’austère mais, le plus souvent, de sereine méditation (« Je suis né dans la lumière et ne connais pas de plus grand reposoir, la fraîcheur sourde de la terre, son humidité primordiale »).
Du message hautain et parfois sibyllin de son princier prédécesseur, « plein de terribles vigueurs et d’énigmes », comme l’a écrit Alain Bosquet à son sujet, Raymond Alcovère tire les éléments d’une prose inspirée, lumineuse, quelquefois nocturne, mais toujours vigoureuse, qui participe à ce cérémonial de la parole dédié aux Eléments.
Presque à l’opposé du style du « Maître », nous sommes là dans des phrases courtes pour la plupart qui ont quelque chose du coup de pinceau et de la technique de l’aquarelle, du dessin à l’encre de Chine. J’introduis ici cette réflexion, car la dimension « picturale » est essentielle à cet ouvrage qui « donne à voir » autant qu’il donne à ressentir de manifestations physiques , à éprouver de tremblements de l’âme et, par le biais du poète auquel il prête voix, donne aussi à interroger notre rapport au monde. Phrases courtes, disais-je, séparées par des blancs, presque indépendantes les unes des autres, et fonctionnant entre elles par juxtaposition plus que par construction de périodes verbales et des articulations d’un discours. Une écriture « en archipel » dont les éléments, « aimantés » par leurs sens, composent leur réseau d’électricité poétique (« Grand désordre de neige. / Les météores s’effacent, perdus en circonvolutions. / Page blanche, moment de l’exaltation. / La recherche du sens est peut-être la plus grande erreur, finalement. »)

En cela, ce recueil est, en dehors de ses sources d’inspiration, et se suffisant à lui-même, une ode flamboyante à la terre et au ciel, à la mer et au vent, au soleil et à sa lumière, aux étoiles, à la vie ardente des choses, un chant profond et inspiré qui a, nous dit-on sur la quatrième de couverture, « la force d’une naissance au monde ». Et en effet, comme le dit Saint-John Perse par la plume de Raymond Alcovère :
« Ici je suis ivre de soleil, d’absence et de joie.

La lumière est en moi, au cœur même.

Des nuages se lèvent et le feu des météores rejoint le sel de la terre. »

Il est vrai que, de l’une à l’autre des œuvres, les mots se font parfois écho, les images parfois se reflètent les unes dans les autres, ou plutôt se répondent, mais rendre hommage c’est d’abord écouter la parole de l’autre et, sans la répéter, ni essayer de l’imiter, en transmettre ce qu’elle a de plus authentiquement personnel, de plus intime aussi.
Et ici, Raymond Alcovère remplit son contrat poétique en laissant loisir à ses mots de choisir leur propre trajectoire et d’être dans une inventivité qu’il ne doit qu’à lui-même.
En cela, encore, il répond à ce que Saint-John Perse disait lui-même de la Poésie: « L’Amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation. »

Cet ouvrage, une fois refermé, nous donnera sans doute envie de retourner aux pages d’Anabase, d’Oiseaux ou de Vents, et ce sera déjà pari gagné. Mais nous aurons aussi voyagé dans un texte qu’une fois loin de nous, et un peu oublié, effacé un peu par les jours, nous aurons le plaisir de reprendre pour y retrouver le même bonheur de lecture.

Michel Diaz, 27/04/2016

Insinuations sur fond de pluie – Javier Vicedo Alos

INSINUATIONS SUR FOND DE PLUIEINSINUATIONS SUR FOND DE PLUIE
Javier Vicedo Alós
Editions Fondendre (2015)

Chronique publiée dans le N° 48 de Chemins de traverse, juin 2016

Anthologie poétique bilingue
présentée et traduite de l’espagnol par Edouard Pons
dessins de Monique Tello

Chronique publiée dans le N° 48 de la revue Chemins de traverse (juin 2016)

« Né en 1985, Javier Vicedo Alós est, en Espagne, l’un des poètes les plus remarqués de la nouvelle génération. Auteur de quatre recueils de poèmes et d’une pièce de théâtre, il a reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles le Prix décerné par la Radio Nationale d’Espagne. L’un de ses recueils a déjà été traduit en italien. Insinuations sur fond de pluie est sa première publication en France. » (4ème de couverture)

Edouard Pons écrit dans sa préface, à propos de cet auteur : << La poésie de Javier Vicedo Alós est faite d’étonnement et d’exigence. Etonnement face au monde et ses énigmes devant des fenêtres qui ne donnent « sur nulle part ». Exigence dans le regard, dans la quête d’une réponse qui ne viendra pas, dans l’écriture.
Elle naît du rendez-vous avec le quotidien le plus banal – « le sèche-cheveux de la mère ou le ronronnement circulaire du lave-linge le matin », le balai sur le balcon ou les tasses du petit-déjeuner dans l’évier – qu’il nous invite dans ses poèmes à « vivre avec d’autres yeux, ceux qui voient au-delà des miroirs », pour en dévoiler « l’inaperçu » et faire « vibrer leur lumière ».
Attentif au pouls de la rue, nous dit encore E. Pons, à la respiration de la ville qui souvent lui dicte la cadence de ses vers, Javier Vicedo Alós note dans la marge des jours l’immensité qui guette.>>
Ses poèmes, dit-il, sont le fruit « de plusieurs heures à regarder en silence, à écouter seul » avec « la patience et la passion d’un mystique ». […]
Il s’agit, précise Javier Vicedo Alós, de se donner « le temps d’ouvrir la fenêtre, d’écouter les rumeurs de la rue, de tressaillir à l’écho des lampes au loin, d’être en solitude, de brûler d’un désir indéfinissable : temps d’attendre – en définitive – que la vie nous surprenne ».
La poésie consiste à tenter alors de « répondre avec (son) émerveillement au mystère brûlant de l’univers ».

Cette langue sans fioritures, presque aussi sèche par moments qu’un tranchant de scalpel, parvient sans peine à nous transmettre ce « mélange d’impuissance et de bonheur, de rage et de faim, soumis irrévocablement au hasard de la vie », partagé entre soif de certitudes et « appétit de chimérique », qui traduit le désenchantement le plus absolu et l’envie d’une autre vie.
Il est vrai, comme le souligne encore le traducteur, qu’il « exprime dans ses vers la fragilité, la déchirure de l’être humain, toujours inachevé », dans un monde qui est comme « un bout de papier qui va trébuchant dans la rue » et où « renoncer autant que persévérer ne sont que deux façons différentes de concevoir le même naufrage ».
Il n’empêche que, même confronté à la difficulté de dire, voire à son impossibilité, le poète laisse transparaître dans ses textes « une sorte d’affection pour cet homme ordinaire croisé dans la rue, souvent égaré dans le labyrinthe de ses passions circulaires, à qui il en coûte de « prendre une indécision ». Semblable du poète et son « dissemblable ».
En dépit de ce sentiment de faiblesse et d’étrangeté dans son rapport à soi et son rapport aux autres, il n’y a pas , chez Javier Javier Vicedo , de vision irréversiblement pessimiste de l’humain et de l’existence, mais toujours quelque chose qui contrarie toute désespérance, et bien souvent la désamorce. Ainsi, lit-on, dans l’un de ses poèmes : « Il y a un ciel dans l’oiseau, un oiseau dans son chant et un chant dans la vie entière. L’infime contient l’immensité. »

On comprend aussi, à lire  Javier Vicedo Alós, que la poésie, pour lui, n’est pas seulement une injonction du désir de se servir des mots pour comprendre le monde, de se relier à lui, mais bien plus essentiellement une manière d’être dans le monde,  une façon de l’habiter au même titre que tout ce qui le compose, et qui ni n’est ni de moindre ni de supérieure importance : « Que quiconque sortant de chez lui comprenne que croiser un homme perdu est aussi banal qu’écouter un sèche-cheveux  ou le chuintement d’un balai. » Peut-être est-ce dans cette vision qui bouleverse quelque peu l’ordre hiérarchique de la pensée, et remet en question la valeur des choses, que nous percevons quelques traces de l’héritage de la poésie baroque espagnole (de la poésie baroque tout cours). Mais écrire c’est, malgré tout, renoncer au silence. Les mots, même les mieux choisis, trahissent l’innocence d’un silence qui se satisferait du regard d’émerveillement que provoque chez nous « le mystère brûlant de l’univers ». C’est pourquoi s’enfermer parfois dans le silence et dans l’obscurité, retiré dans la cellule de son corps et le chaos de ses pensées, permet de s’ouvrir un chemin de sens, ou de continuer le sien en redonnant du sens à cet « amas de noms qui à force d’usage ont cessé de définir ». De  redonner sa raison d’être à ce « cri affamé de la bouche :/résonance de l’intime/se propageant en musique ou en incendie ».

Dans ce regard, et dans cette façon d’appréhender le monde, prédominent finalement l’exigence et la volonté de demeurer dans « l’incessante quête de l’homme qui fait l’homme ». Et son refus de déserter sa condition ou de renoncer à cela qui ne vaut que parce qu’il le dépasse, qu’on le nomme Idéal ou désir d’infini, est ce qu’il doit défendre, puisque c’est en cela que réside sa dignité. Car si vivre et se confronter au monde est une expérience d’étonnement, aussi émerveillée qu’elle est en même temps expérience mortelle, « c’est là qu’est l’homme : dans ce risque d’être ».

Michel Diaz. 01/04/2016

Ruines (page 61)

Je m’examine dans le miroir : les cheveux qui battent en retraite, le nez de plus en plus fruste et tordu, le dos qui se courbe comme s’il interrogeait. Chaque jour plus laid et décrépi, mon image plus pauvre; plus heureux. Plus mon corps tombe en ruines, plus mon apparence est insignifiante, plus je sens grandir le plaisir d’exister. Pour me confondre avec la réalité qui passe je dois me déshabiller complètement, me rendre néant visible et pure émotion. Le temps apporte de la sagesse en nous dépouillant de la forme. Je m’examine dans le miroir et apprécie cette sagesse de sentir, de renoncer à tout modèle. Il ne s’agit pas de vivre à l’aveugle, en niant la réalité; il s’agit de vivre avec d’autres yeux, ceux qui voient au-delà du miroir.

L’Histoire de la brume – Stuart Dybek

StuartDybekL’HISTOIRE DE LA BRUME
Stuart Dybek
Editions Siloé (2008)

Traduit de l’anglais et présenté par Philippe Biget

Chronique publiée dans le N° 48 de la revue Chemins de traverse (juin 2016)

« Né à Chicago en 1942, dans une famille d’origine polonaise, Stuart Dybek enseigne la littérature et le cinéma à la Northwest University de Chicago.
Bien qu’encore peu connu en France, il est considéré aux Etats-Unis comme un grand nouvelliste. Pour l’une de ses fictions, il a remporté le fameux O. HENRY AWARD (1985) et, en 2007, pour l’ensemble de son œuvre, deux prix d’importance nationale, le MAC ARTHUR FELLOWSHIP et le REA AWARD. » (4ème de couverture)

« The Story of Mist, ici présenté sous le titre L’Histoire de la brume, a été publié en 1993. Il s’agit d’un recueil exclusivement constitué de textes courts, parfois des poèmes en prose, des fragments insolites influencés par notre surréalisme ou des histoires de forme plus conventionnelle. Mélange intentionnel car, bien que chaque texte se suffise à lui-même, leur juxtaposition permet d’associer le lecteur à la composition, le laissant établir les relations de son choix entre différentes pièces du recueil. Susciter une lecture interactive, comme un rêve attend un rêveur, pour reprendre une formule extraite de « Brouillard », voilà bien l’une des ambitions de l’auteur. »
Comme l’écrit encore le préfacier, « ce qui cimente les agrégats disparates, c’est leur genèse, souvent fruit de flashs mémoriels. » Le regard du conteur, attentif à décrire parfois les détails les plus anodins (en apparence) de la réalité, comme, par exemple, les couleurs et l’étrange géographie d’une contusion sur la chair d’une cuisse, s’applique à estomper les frontières entre rêve et vie éveillée, entre songerie et observation attentive, entre souvenirs véritables et scènes reconstituées selon les caprices de la mémoire, comme s’il doutait que ce fussent là deux mondes qui s’ignorent ou, en tout cas, auraient leur mode propre de fonctionnement.
Ainsi nous maintient-il, de page en page et d’un texte à un autre, dans cette ambiguïté qui nous fait douter de la valeur et de la vérité de nos perceptions sensorielles. De même, son travail sur ce que la mémoire nous restitue d’entre le chaos de nos souvenirs, images fragmentaires et lambeaux de scènes vécues, qu’on pensait oubliées, « peut l’amener à retracer les mouvements de conscience les plus subtils, ce magma de pulsions en apparence dénué de sens mais qui forment, nous le savons bien, l’essentiel de notre vie intime. »
Enfin, la langue de Stuart Dybek, qui mêle étroitement des éléments de prose narrative, descriptions minutieusement réalistes et pure poésie, est de celles qui déposent sur nos lèvres les échos d’une savoureuse et subtile musique et, dans l’esprit de son lecteur, ce trouble dans lequel nous laissent, comme chaque fois qu’on nous y renvoie, le mystère des êtres et l’énigme de vivre.
Ainsi, ces lignes où Dybek se contente de nous décrire un homme en train de se raser devant sa glace : « Un homme se rase, avec précaution, à petits coups afin de compenser l’instabilité de sa main. […] Contrairement à son père, l’homme ne s’est jamais coupé au cours des nombreuses années pendant lesquelles il a perfectionné l’art de se raser de plus en plus près. Mais ce matin, alors qu’il rince les restes de mousse, son visage a disparu. Le miroir ne reflète plus qu’un sourire qui ressemble plutôt à une grimace, un sourire qui serait le dernier vestige d’une plaisanterie, et qui reste en suspension comme une fumée là où la nécessité d’un avenir s’est effacée. »
L’ayant lu, nous pouvons rejoindre sans mal Alice-Catherine Carls qui, dans une note de la revue Poésie/première, écrit que « magicien des mots, des images et des dialogues, Dybek les fait résonner dans la mémoire du lecteur où ils forment des passages souterrains propices à un ancrage/encrage durable. » Un ancrage dont seuls sont capables les textes qui, nous approchant au plus intime de nous-mêmes, nous confrontent à nos vertiges.

Michel Diaz. 01/04/2016