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Né de la déchirure

Texte d’introduction de Raphaël Monticelli au livre Né de la déchirure, cyanotypes de Laurent Dubois, textes de Michel Diaz, publié aux éditons Cénomane en mai 2015.

Oraison des suaires

Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?

Quelle ancienne complicité avons-nous avec les arbres ? Depuis quand savons-nous qu’ils sont sensibles ? Depuis quand sommes-nous fascinés par les danses qui les animent dans leur apparente immobilité ? Et depuis quand avons-nous appris à les craindre, les chérir, les écouter, et nous confier à eux ?
Nous savons aussi combien ils peuvent être indifférents -majestueux, disons-nous. Ils sont remparts, citadelles, labyrinthes, gouffres, cathédrales. Nous les savons tenaces et résistants au temps, capables de traverser années et millénaires.
Nous connaissons leur pudeur, leur réserve; la façon dont ils s’enfouissent dans la terre; leur manière de boire les eaux, qu’elles soient profondes ou aériennes, de rameuter autour d’eux les grandes nations des eaux, dans le remuement des airs et le vacarme des peuples oiseaux.
Et, si nous savons, parfois, nous incliner devant eux, nous savons aussi les abattre.

Ce livre nous parle d’arbres abattus. Deux voix en dialogue : celle du photographe, Laurent Dubois, et celle du poète, Michel Diaz. Laurent Dubois a approché leurs restes: corps meurtris, déchirés, démembrés, morcelés, veines à vif. Il n’a usé d’aucun artifice, n’a pas sacrifié au goût de l’instantané et de la surprise. Sans mise en scène, il a fait, lentement, le portrait des arbres désolés.
Au fur et à mesure, patiemment, Michel Diaz a regardé ces portraits, a écouté des voix que l’on croyait éteintes. Des silences de pierre pure et des gisements de braise assoupie. Il confie qu’il a écrit ses textes en marchant (…) sur les sentiers des bords de Loire, à travers bois, en communion avec l’espace, le ciel, dans la confidence et la complicité du fleuve et des arbres.

*

Et ce sera bleu. La profondeur dont parle Bachelard ? Voire ! Le bleu de Laurent Dubois est celui de l’ancienne photographie, celui que les architectes utilisaient, il y a peu encore, pour dupliquer leurs plans.
Ce bleu-là est aussi celui qui garde traces de la vie, de la souffrance et de la mort des arbres, le bleu des ecchymoses, la mémoire des coups reçus.
La technique de l’artiste m’importe: elle se plie au respect dont il entoure son sujet, elle donne du temps à la photographie, elle impose une nécessaire lenteur. J’imagine Laurent Dubois posant, directement sur la feuille enduite de solution photosensible, son négatif mis aux dimensions de l’image finale. Nous ne sommes pas dans le laboratoire du tirage argentique. Ni devant l’écran de l’image numérique… C’est la seule lumière du soleil qui marque la feuille, pendant que l’artiste passe tout le temps de l’insolation au-dessus de l’image à faire danser (s)es mains, pour éclaircir ou renforcer le bleu, obtenir des blancs purs, en un mot, modeler l’image. Après l’insolation, c’est l’eau qui révèle et fixe l’image bleue. Elle restitue fidèlement le tracé des veines et des fibres, la morsure des outils, les éclats et les pertes.
Le bleu s’est fait suaire des arbres; l’artiste nous le présente:  Voici l’arbre vaincu et couché dans le cercueil de ses propres branches, avec pour épitaphe, la plaie béante à fleur de souche.

Dans les suaires de Laurent Dubois, Michel Diaz découvre non seulement le corps meurtri des arbres, mais tout ce dont ce corps est porteur: la terre où il s’ancre, l’eau qu’il aspire depuis les gouttes, flaques ou mares jusqu’aux mers et aux océans, et le ciel que vont habiter ses branches. On entre dans le bleu, dit-il, comme on confie sa voix au vent. Dans l’image de l’arbre livré au fer de l’abattage, dans les œuvres de Laurent Dubois, il reconnaît cet espace où s’exorbite la pensée, vers l’infini du bleu où elle s’enfonce en nageant, un édifice mouvant bâti sur un abîme, (…) qui nous lave de l’effroi risible du silence, et où se joue l’énigme insondable de notre propre vie.

*

Images et textes sont ici liés comme on le voit rarement, dans la lenteur, la précaution ou la suspension.
Ils proposent une double méditation sur notre présence au monde: éphémère dans sa réalité physique, défiant ou méprisant le temps quand montent le bleu et le chant. C’est ce mépris du temps que je dis « lenteur ».
Lenteur végétale, lenteur dans l’arbre, lenteur du photographe, lenteur de l’écrivain dans sa marche; le monde est à son premier jour. Chacun d’eux sait lire l’arbre en son suaire: le temps accumulé dans ses veines, ses stries, l’alternance des années, la ponctuation des saisons, les coups de sécheresse, et les montées de l’eau. Cette lenteur musicale qui se fait langue, comme un défroissé de silence. Les tremblements du bleu nous donnent à voir ce qui nous avait d’abord échappé.
Le duo est harmonique, organique, nécessaire. Et de cet arbre corps, rendu par l’artiste dans sa douleur de corps, le poète fait voix du corps sentant et souffrant, corps humain qui dans le bleu cherche l’apaisement. Sous ce double regard, l’arbre connaît métamorphoses et renaissances, d’où l’on en tire grands secrets, d’épiphaniques rumeurs de nuages.
L’arbre-homme devient poète et musicien, et si l’on tend l’oreille, comme le font l’artiste et le poète, on discerne le furtif staccato de son pouls, l’adagio ample de son souffle, dans l’air bleu comme l’eau d’un lac de montagne où passe l’ombre d’un oiseau et l’on renonce à sa pesanteur comme on entre dans la prière adressée non à un dieu mais à l’esprit végétal qui désormais palpite au cœur du bleu, l’arbre transfiguré.

*

Aussitôt que l’idée de déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc en ciel à travers la toile de l’araignée.

Pourquoi ce début des Illuminations m’accompagne-t-il chaque fois que j’ouvre ce livre ? Souvenir des enluminures, tant images et textes s’enluminent mutuellement. Pour cette impression de lumière qui en émane… Ça pourrait n’être que désolation de forêt saccagée et c’est Parole. Dialogue de vivants. Parole par delà la douleur et la mort. Prière d’après le déluge, « née de la déchirure » qui nous installe dans l’indolore d’un instant sans fêlure qui ne doit jamais s’achever.

Raphaël Monticelli

Né à Nice en 1948, Raphaêl Monticelli est écrivain et critique d’art. Son travail littéraire, construit autour de la notion de « bribes », s’est constamment nourri de ses relations avec les artistes. Critique d’art, il a défendu le travail des avant-gardes des années 60, avant de développer « une critique en sympathie » qui l’a conduit à faire œuvres communes avec de nombreux artistes.

R. Monticelli a publié de nombreux textes, chez plusieurs éditeurs, dont ses Bribes et des textes poétiques aux éditions L’Amourier et d’autres à La Passe du vent.

Le petit train des gueules cassées – collectif (janvier 2015)

Couv. Petit train des Gueules Cassées

Les éditions de L’Ours Blanc sont heureuses de vous annoncer la parution,
en ce début d’année 2015, de l’ouvrage Le Petit train des gueules cassées
– recueil collectif de nouvelles réunies sous la direction éditoriale de Michel Diaz.

13 textes de Michel Diaz, James Faust, Brigitte Guilhot, Lucien Nosloj, Tristan Préal,
Sylvie Prolonge, Françoise Rachmuhl, Anne Renault, Christian Rome.
Préface de Michel Diaz qui en assuré la direction éditoriale

Prix de vente public, 12 € (220 pages)

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« Les treize textes réunis ici s’attachent à nous raconter des histoires de frères humains, des histoires de gueules cassées auxquelles nous ne pouvons rester ni insensibles ni indifférents, car toutes sont étroitement accordées à ce qu’est notre sort terrestre, celui qui simplement consiste à essayer de faire face aux maux de l’existence et à ses détours imprévus, à tenter de vivre le mieux possible, à survivre parfois malgré tout, parfois aussi à renoncer.

Noirs, ces textes le sont, sans aucun doute. Mais le noir est une couleur. Celle aussi de la nuit. Et c’est dans sa noirceur que les yeux, s’y accoutumant, arrivent peu à peu à discerner les formes qu’elle dissimulait, à les apprivoiser et à les désigner, redonnant liberté à nos mains, repères à nos pas.

Et c’est aussi du fond du noir qu’émerge la lumière. C’est encore à cela que s’appliquent ces nouvelles : porter cette clarté sur nos visages et partager ce qui, se découvrant à nos regards, y persiste opiniâtrement de jour. Car que ce soit dans le chagrin ou la douleur, dans l’inquiétude ou la poignance de leur vie, voire dans leur folie, les personnages (réels ou inventés) qui traversent ces textes ne se laissent jamais abattre du premier coup par le poids de l’épreuve. Tous, on le verra bien, ont d’abord pour projet de lutter pour survivre et de rester debout, toujours à hauteur d’homme. »

Pour donner tout son poids à ce livre, Michel Diaz a réuni neuf auteurs à la plume solide, quelques-uns auteurs confirmés, quelques autres qui ont déjà fait leurs preuves ou dont c’est la première publication. Parité (à très peu de choses) respectée, il en résulte cet ouvrage de tons et styles différents, dont la cohérence repose sur sa thématique autant que sur la force de ses textes et la qualité de leur écriture.   [Texte de 4ème de couverture]

Vous pouvez commander cet ouvrage à votre libraire ou, directement, à l’éditeur en utilisant le bon de commande proposé ci-dessous.

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Note d’introduction – Arbre(s) – Novembre 2014

Arbre planches

Introduction au livre réunissant les 21 dessins d’arbres de Setsuko Uno (en reproduction numérique), accompagnés de 21 textes de Michel Diaz – maquette de Pierre Fuentes.

Nous retrouvons, presque invariablement, dans ce que donne à voir l’artiste Setsuko Uno, peintures et dessins, poupées, portraits ou paysages, quelque chose que l’on perçoit, de prime abord, comme sourdement inquiétant.

Impression qui (puisant aussi à la sève de son héritage pictural autant que culturel) procède ici de sa façon d’affronter le réel, en le traitant toujours de biais, c’est-à-dire en nous confrontant à quelque chose qui, en vérité, sans d’abord l’avouer, représente quelque chose d’autre que ce qui nous est proposé, en usant pour cela d’un léger décalage dont, à première vue, nous ne saisissons pas clairement les enjeux.
C’est par cet interstice ouvert au sens, dans ce « jeu » introduit entre signifiant-signifié, brèche dans le visible, et qui est le pur jeu de l’imaginaire, le ressort de ce processus créatif, que de la représentation la plus minutieuse des objets du réel, on glisse sans contradiction ni heurts à ce qui ne nous permet pas d’autre choix que d’en faire une approche fantasmatique.

Nous ne trouvons pas autre chose, dans ces derniers travaux *, où l’artiste fait sien (s’en accaparant avec une force opiniâtre), le thème du vieil arbre, troncs contournés, branches noueuses, racines tourmentées, nous en montre l’aspect pathétique et le plus violent, nous en donnant une lecture torturée comme une représentation spectrale, traduction personnelle et fortuite de ces danses macabres qui, dans la statuaire et la peinture médiévales, nous mettent face à ce qu’est notre destinée humaine et au jeu sans répit de la mort.
Et l’artiste, en effet, ne se prive pas, d’un dessin à l’autre, comme on fait autant de portraits, de nous livrer l’image d’êtres assiégés par la peur et les affres de la vieillesse ou stupéfaits, comme au sortir de leur brutal réveil, de devoir rendre compte de ces instants, heures, années ou siècles, engloutis par le temps du sommeil. Arbres que l’on devine cernés par la forêt, transformée par la nuit ou les pâleurs de l’aube en un vaste cimetière pour les animaux morts, arbres qui sombrent corps et biens dans le fouillis de leurs racines, au cœur du lit de leur désastre, ou font l’effort d’en émerger pour essayer de retrouver et de tenir la route de ce qu’en un autre âge promettaient leurs ramures.
Mais on peut voir aussi, au-delà de ces formes que l’on pensait inertes, ce qui, inspiré par les formes de la nature, sublimé par le geste et la précision du dessin, investit notre imaginaire pour en faire la scène de notre drame, y introduisant, de manière quasi hallucinatoire, une part de notre mémoire onirique. Rien ne nous interdit d’y voir ici un personnage, homme-arbre, dont le torse se prolonge en membres décharnés, un autre là, visage en décomposition, qui essaie de jeter un regard en arrière, par-dessus son épaule, observe avec mélancolie la déchéance de son propre corps. On y devine aussi un ange aux traits de cire, ailes collées à lui comme un suaire, et luttant pour s’extraire de la gangue de bois dont il est prisonnier. On peut, sans trop se fourvoyer, penser ici et là, à des éléments récurrents du monde de Jérôme Bosch, à ses créatures tragiques autant qu’énigmatiques, à lui qui, justement, a signifié mieux que personne la fragilité de cette nature inquiétante sortie de son esprit.

Pourtant l’arbre et le bois qui le constitue (l’un des cinq éléments de la symbolique chinoise, celui qui correspond à l’Est et au printemps, à l’ébranlement de la manifestation et de la nature), sont loin d’être réduits, ici, à leur seul état de matière morte et stérile. Il faut y regarder d’un peu plus près, dans l’oblique de ce regard vers lequel Setsuko Uno nous invite à poser nos yeux.
Selon un symbolisme plus universel, l’arbre mort, excavé, est l’antre qui abrite les esprits de la nature et l’espace où habitent ceux des ancêtres, creuset de vie métamorphique, lieu de passage entre monde de l’au-delà et monde du visible, avant que réapparaisse l’âme, autrement incarnée en quelque figure animale. L’arbre creux désigne donc l’image de l’arbre régénérateur. Du chêne creux, d’ailleurs, s’échappe l’eau de la fontaine de Jouvence et, dans le langage des alchimistes, il signifie la régénération et symbolise le fourneau dans lequel ces derniers fabriquaient cette pierre qui, projetée sur n’importe quel métal, le transmutait en or. Ainsi, le chêne creux (et, par analogie, tout arbre) devient en quelque sorte matrice de la pierre, et c’est en ce sens que le même Jérôme Bosch dans la tentation de Saint Antoine l’assimile à une mégère qui extirpe de son ventre d’écorce un nourrisson emmailloté.

Et c’est de ces ventres d’écorce que Setsuko Uno, au-delà de l’apparition de ces créatures que nous évoquions plus haut, extirpe et fait jaillir, le réanimant, l’esprit même du feu régénérateur. Car que sont la plupart de ces troncs, branches et ramas de racines qui se tordent en langues de feu et se ramifient en mèches de flammes ? Sinon feu assoupi au cœur du bois et dont il ne demande qu’à s’extraire, non pour la destruction mais pour la réconciliation avec ce que nous ne pouvons toucher avec nos yeux de chair.
Feux allumés sous les doigts de l’artiste, et par eux, pour « les yeux de l’esprit » de celui qui regarde, c’est-à-dire ces yeux qui sont ceux de la rêverie et de l’imaginaire matériel. Yeux intouchables autrement que par là, parce que ces yeux du-dedans se tendent à partir de là où nous ne pouvons plus nous tendre, nous font prendre conscience de ce que le corps ne peut plus atteindre, et qu’ils vont là où nous ne pouvons plus aller.

Chaque dessin engage son silence, sa charge incorruptible d’émotion dont les traits ne témoignent pas seulement, mais dont ils semblent différer dans le temps momentanément suspendu du regard l’inaudible murmure, inintelligible d’abord, de cela qui cherche à se dire.
Il nous faut, pour pénétrer l’espace du dessin et atteindre l’intimité de l’image, emprunter le chemin de ces yeux sur lequel se découvre l’énigme de la nuit, et où quelques coups de crayon et de gomme ont suffi pour raviver la braise et quelque chose qui nous touche et nous blesse à la fois, mais d’une joie sacrificielle, qui se dresse en articulant ses syllabes de flammes et que nos yeux se mettent à écouter.

Et faire en sorte que les yeux écoutent, c’est ce à quoi s’applique l’œuvre d’art, en ce qu’elle est chemin d’exil et d’expérience tout autant que creuset de révélation, ce à quoi Setsuko Uno, en toute discrétion, incite le regard de qui prend le temps de s’y arrêter.

Michel Diaz

* Ces dessins originaux, à la pierre noire, ont fait l’objet d’un livre d’artiste (21 exemplaires numérotés), édité aux Cahiers du Museur, dans la collection « A côté », en octobre 2014.

Arbre vieil arbre

Introduction – Le petit train des gueules cassées

Couv. Petit train des Gueules Cassées2

Introduction au recueil collectif de nouvelles Le petit train des gueules cassées,
Editions de L’Ours Blanc (janvier 2015)

Dissipons dès l’entrée tout malentendu, peut-être toute appréhension dans l’esprit du lecteur.
Ce recueil ne contient aucun récit de guerre, n’est consacré ni à évoquer les horreurs ni à rappeler les profonds traumatismes que l’atroce conflit, qui ouvrit dans le feu et le sang le siècle précédent, a imprimé dans la mémoire collective.
Pourtant, si cet ouvrage venait à être lu par des lecteurs trop jeunes pour ne s’être pas renseignés (ou ne pas en avoir été informés) sur les dommages que causa l’utilisation du premier matériel de guerre « moderne », il n’est pas inutile de rappeler que l’expression « gueules cassées », que l’on retrouve dans son titre, fut inventée par le colonel Picot, premier président de l’Union des blessés de la face et de la tête. Elle désignera donc les survivants de la Première Guerre mondiale ayant subi une ou plusieurs blessures au combat et affectés par des séquelles physiques graves, notamment au niveau du visage, et ne concernera d’abord que ces pauvres poilus qui, pour nombre d’entre eux, avaient reçu un éclat d’obus en pleine figure et s’en étaient trouvés dé-visagés au point d’en perdre quelquefois toute apparence humaine.

Image forte, évocatrice, irremplaçable désormais, cette expression est donc circonscrite, en son origine, à un contexte historiquement bien précis. Elle le restera durablement.
Mais la langue, on le sait, qui fait feu de tout bois, ne demande qu’à s’emparer, les détournant parfois, les connotant différemment, déplaçant leur champ sémantique, leur donnant ainsi l’occasion d’une seconde vie, des expressions qui, telles des « formules choc », parlent à notre imaginaire.

Car la vie « ordinaire », celle qui va son « petit train » à travers montagnes et vaux qui jalonnent nos paysages, ne nous épargne pas non plus. Et il faut bien l’admettre : pas toujours moins cruellement. Déchirures du cœur, plaies saignantes de l’âme, esprits blessés, vies estropiées, fracturées, mutilées, amputées, destins bouleversés, trajectoires détruites ou infléchies vers la folie, sont parfois les effets, à tous les coups dévastateurs, le plus souvent irréversibles, et quelquefois mortels, que les éclats d’obus de l’existence infligent aussi aux vivants dont nous sommes.
« Frères humains », écrit François Villon dans sa ballade, nous laissant, lui aussi, le précieux héritage de sa formule que nous sommes loin d’avoir épuisée. Formule chargée de douleur empathique, initiale d’un chant profond que nous avons heureusement récupérée, et qui contient dans ces deux mots tout le poids de la compassion que nous inspire le spectacle de la condition humaine.

Les textes réunis ici, de tons et styles différents, s’attachent à nous raconter des histoires de frères humains, des histoires de gueules cassées, parfois dès la naissance, auxquelles nous ne pouvons rester ni insensibles ni indifférents, car toutes sont étroitement accordées à ce qu’est notre sort d’humains, à notre passage en ce monde, à notre statut de vivants, celui qui simplement consiste à essayer de faire face aux maux de l’existence et à ses détours imprévus, à tenter de vivre le mieux possible, à survivre parfois malgré tout, parfois aussi à renoncer.
On nous dira, peut-être, que ce sont là des textes bien « noirs ». Mais voir « la vie en rose » relève plutôt du registre de la chanson quand elle fait vibrer les violons des amours éternelles et les cordes des grands sentiments. Pas de celui de la littérature. Qui s’efforce de bien planter ses yeux dans ceux de la réalité, ou dans ce qui parfois échappe à notre rationalité mais qui n’en existe pas moins. Ce n’est pas la petite Dame qui a chanté ces mots, les avait même écrits pour conjurer le mauvais sort jeté sur son frêle corps maladif et sa vie d’amoureuse désillusionnée, qui oserait nous démentir.

Noirs, ces textes le sont, sans aucun doute, et tout ce qui précède n’aura tout compte fait servi qu’à en annoncer la couleur. Car le noir est une couleur. Celle aussi de la nuit. Et c’est dans sa noirceur que les yeux, s’y accoutumant, arrivent peu à peu à discerner les formes qu’elle dissimulait, à les apprivoiser et à les désigner, redonnant liberté à nos mains, repères à nos pas.
Et c’est aussi du fond du noir qu’émerge parfois la lumière. Des coulisses d’un monde qu’on croit indifférent à nos misères et durablement établi sous la neige des jours.

Lumière de l’esprit, du cœur, de l’appel, quelquefois, à rejoindre la paix de l’oubli. Mais appel, avant tout, de l’irréductible nécessité de demeurer dans la clarté, trop souvent vacillante, de notre humanité.
Car c’est bien de cela dont il s’agit ici, à quoi s’appliquent ces nouvelles : porter cette clarté sur nos visages pour essuyer leur masque de pénombre et partager ce qui, se découvrant à nos regards, y persiste opiniâtrement de jour.
En fait, nous réappropriant ce terme emprunté au lexique de la croyance (à laquelle nous ne pouvons le laisser en capture – à son seul usage et profit), nous dirons qu’il y est question de « salut ». Non, bien entendu, dans le sens, religieux et métaphysique, où l’on évoque le « salut des âmes », mais dans une acception éthique, c’est-à-dire dans cet effort inviolable de l’esprit et du cœur qui, s’en remettant à eux-mêmes, tâchent d’y trouver les ressources de leur propre libération.
Car que ce soit dans le chagrin ou la douleur, dans l’inquiétude ou la poignance de leur vie, voire dans leur folie, les personnages (vrais ou inventés) qui traversent ces textes, ne se laissent jamais abattre du premier coup par le poids de l’épreuve. Tous, on le verra bien ici, ont d’abord pour projet de survivre, de se battre, ou de se débattre, mais ne peuvent le faire, ou ne consentent à le faire, qu’en se raccrochant (et parfois désespérément) à ce que les valeurs intransigeantes de l’amour offrent de plus précieux, cette attention sensible qu’on témoigne envers autrui, qui est aussi la volonté de s’éprouver dans l’autre et de s’y reconnaître.
C’est en cela que chacun d’eux, à sa manière, de manière parfois intuitive, de manière parfois résolue, et avec plus ou moins de succès, tâche de se « sauver » du tourment de ces contingences auxquelles notre sort d’humains se trouve confronté.
Mais certains personnages (de premier ou de second plan), comme coulant en eau profonde, se laissent entraîner dans la chute morale, se retrouvant alors perdus, clamans in deserto, et c’est alors du noir de leur détresse – et même en quelques cas de leur ignominie – que nous apparaît le côté le plus pathétique de leur humanité. Salauds, parfois, mais à jamais frères humains, oui, frères désespérément humains. Habitants d’un monde incendié par les feux de leur propre souffrance, n’ayant pas toujours la maîtrise des mots qui pourraient la nommer et dont même, parfois, ils n’ont pas la moindre conscience. C’est peut-être cela qu’on appelle l’enfer.

Et puis, allez, pour en finir, car il faut bien le dire enfin, histoire d’être tout à fait honnête avec les auteurs de ces textes : le lecteur ne manquera pas d’y trouver quelques plages et pages d’humour (noir ou grinçant, mordant ou quelquefois farcesque) puisque, comme chacun le sait, si « l’humour est la politesse du désespoir », il est aussi une forme de politesse à l’égard du lecteur. Comme une main tendue, un geste de complicité, une démarche nécessaire pour dédramatiser ce qui, maintenu ainsi à distance, s’allège de son poids et s’amuse à narguer ce que la vie prétend nous imposer de tyranniquement sérieux.

Michel Diaz

Lecture radio RFL 101 – 3 nov. 2014

TSF

Lecture publique, par Michel Diaz, d’extraits de Sans titre 2 (Approches du visage)
à la galerie La Boîte noire, le samedi 1er novembre, à 17 h.

Enregistrement et mise en ondes : Mélissa Wyckhuyse
Diffusion : mardi 03  novembre 2014, 19 h.
Pour écouter cet enregistrement, cliquez sur le bouton rouge :