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La voix du basilic – Mai 2014

Michel Diaz et recueil
Entretien Benjamin Taïeb avec Michel Diaz

Michel Diaz est né en Algérie en 1948. Docteur ès littérature théâtrale,
spécialiste de l’œuvre d’Arthur Adamov, il vit à Tours depuis une trentaine d’années où il a enseigné la littérature et l’art dramatique. Il a publié des nouvelles et des textes poétiques, mais a tout d’abord écrit pour le théâtre. Certaines de ses pièces ont été diffusées sur France Culture. Il a travaillé avec Maria Casarès, Georges Vitaly et Michel Vitold.
Le Gardien du silence est son deuxième recueil de nouvelles publié par L’Amourier éditions, après À deux doigts du paradis en 2012.

Benjamin Taïeb : Tu n’écris plus de pièces de théâtre, mais dans tes nouvelles le théâtre n’est jamais loin : aussi bien le “ décor ” (huis clos, peu de personnages dans chaque nouvelle), que le contenu (tes personnages sont souvent des comédiens/metteurs en scène) et ton écriture (dialogues qui font mouche, montée de l’intensité dramatique), font la part belle au théâtre. La nouvelle est-elle pour toi le mode d’expression théâtrale par excellence ?

Michel Diaz : Bien que situées dans des lieux identifiables, des moments précis de vie, une époque déterminée, se déroulant sur fond de notre quotidien commun et évoquant des situations inspirées de la réalité, mes pièces accordaient une grande part au monde intérieur de personnages en lutte avec eux-mêmes et avec leurs propres démons… tout ce qui fait notre vie mentale et affective, ou ce qui relève encore de la difficulté de notre relation à “l’autre” dont le monde intime est souvent aussi violent. C’est de ces combats intérieurs ou de ces confrontations entre deux mondes que se nourrissait ma dramaturgie, grâce à eux que se développait l’action dramatique, que montait son intensité. J’ai conservé dans mes nouvelles les éléments de cette esthétique qui consiste à saisir un moment de crise et à en exploiter le développement. Aussi je dirais qu’en effet, pour ce qui me concerne, la nouvelle est un lieu et un “ mode d’expression théâtrale ”. Cela tient peut-être aussi au fait que j’ai, me semble-t-il, une imagination très visuelle. J’ai besoin de “ voir ” les personnages, de capter leurs mimiques, leur gestuelle, leur manière de se mouvoir et d’occuper l’espace, de visualiser les lieux où ils se trouvent, la couleur du dessus de lit, ce que l’on aperçoit par la fenêtre, l’angle de la lumière dans la pièce. Comme j’ai besoin aussi “ d’entendre ” leur voix, ses intonations, son débit, ou la qualité de leur silence. Je garde finalement peu de toutes ces informations, mais elles me sont indispensables quand je jette des personnages dans une histoire, autant qu’à un metteur en scène qui doit diriger des acteurs. J’ai d’ailleurs, à plusieurs reprises, été contacté par des comédiens qui, ayant observé cela, avaient pensé en tirer parti.

Benjamin Taïeb : Nombre de dramaturges que tu admires (Tchékhov, Strindberg, Beckett, etc.), s’ils ont aussi bien écrit des nouvelles que du théâtre, ont commencé par écrire des textes narratifs. Comment expliques-tu, toutes choses égales par ailleurs, cette évolution inverse, ce renversement de perspective chez toi ?

Michel Diaz : En simplifiant les choses, je donnerai deux éléments de réponse. Le premier tient à des raisons purement concrètes et économiques, mais il a à voir avec le souci de ma santé psychique, je dirais même avec une question de “salut”. Littéraire, en tout cas. Il faut dire qu’à moins d’être installé déjà dans le succès (ce qui n’arrive qu’à un très petit nombre d’auteurs et qui relève du “miracle” autant que du talent), faire jouer une pièce reste une aventure coûteuse et compliquée. Aux résultats très aléatoires. Chaque pièce est un “prototype” dont on ne sait jamais d’avance comment il sera reçu. Or, à moins d’être soi-même son propre producteur et son propre metteur en scène, voire d’être soi-même comédien, il n’y a plus grand monde aujourd’hui, et depuis une bonne trentaine d’années, pour se risquer à monter de nouveaux auteurs. L’époque est très frileuse en ce qui concerne le théâtre contemporain. Presque aucun producteur ne mettra un sou sur la tête d’un auteur inconnu (ou trop peu connu) du public. Le tableau est noir mais exact. Le fait est qu’au bout de pas mal d’années d’investissement passionné dans l’écriture dramatique, j’ai dû me rendre à l’évidence : j’étais dans la situation bloquée d’un auteur auquel on ne prête pas d’oreille vraiment attentive et qui ne parvient pas à se faire entendre. Je me suis beaucoup interrogé sur le bien- fondé de ma démarche, sa légitimité, sa valeur dramatique et littéraire, sa portée, son intérêt, et me suis beaucoup remis en question… Malgré l’intérêt, parfois vif, de quelques-uns pour mon travail, quelques belles rencontres et la concrétisation scénique de quelques projets, il y avait là quelque chose de “ la sauce ” qui n’arrive pas tout à fait à prendre. Au-delà des intérêts économiques que je viens d’évoquer, la réception ou la non réception d’une œuvre reste quelque chose de très mystérieux. Et de très éprouvant dans le second cas, car le doute de soi finit par l’emporter et confiner parfois au désespoir.
Le deuxième élément de réponse reprendra quelques aspects de ce que je disais plus haut : il y avait déjà dans mes pièces presque tous les éléments qui m’auraient permis de verser dans la prose narrative : lieux uniques, personnages peu nombreux, action resserrée, dialogues/monologues intériorisés qui exploraient l’univers mental des protagonistes, climats parfois oniriques, jeux sur la temporalité, attention extrême à la langue, un intéressant matériau dramatique, je crois, trop peu exploité sur la scène qui est lieu de tous les possibles… (Cela explique peut-être qu’on a préféré parfois les monter à la radio, moyen moins coûteux et plus souple, plutôt que sur les planches…). En tout cas, en passant à la nouvelle, j’ai ramené avec moi tout mon “ bagage” dramaturgique dont il reste beaucoup de traces.

Benjamin Taïeb : Nul “ héros romanesque ” dans Le Gardien du silence, mais des personnages anonymes dont les petits drames quotidiens font de leurs vies une tragédie, des situations ordinaires qui basculent dans des atmosphères lourdes d’angoisse. Est-ce l’influence des nouvellistes américains, tels Carver et Cheever?

Michel Diaz : J’ai lu ces auteurs avec beaucoup d’intérêt (mais aussi Tchékhov, Zweig ou Gogol) car ils m’ont conforté dans ma démarche, ont accompagné mon parcours et, parfois, je leur fais un clin d’œil complice et appuyé en reprenant des noms de personnages ou des éléments de situations, parfois, espièglement, des miettes de dialogues. C’est un jeu avec leurs fantômes (que je devine bienveillants et que j’espère aussi amusés que moi-même). Cela dit, comme je l’évoquais plus haut, “ personnages anonymes”, “ petits drames quotidiens ” qui virent à la tragédie ou “ situations ordinaires qui basculent dans l’angoisse ” faisaient déjà partie de mon paysage théâtral. Il est vrai cependant que l’on en a jamais fini d’apprendre à écrire, et la fréquentation de tels auteurs est un constant défi à chercher ses propres limites.

Benjamin Taïeb : Tu nous as habitués à une certaine noirceur dans tes textes, mais qui n’était pas dénuée d’humour, de dérision, d’espoir. Dans Le Gardien du silence, le propos semble plus grave. Il est ainsi beaucoup question de solitude dans ce recueil. Des personnages se rencontrent, parlent mais ne se comprennent pas: le dialogue est impossible, chaque person- nage semblant vouloir imposer à autrui son point de vue, sa propre vision des choses. Es-tu devenu, au fil des ans et des écrits, plus pessimiste ?

Michel Diaz : Il est vrai qu’un certain nombre de mes nouvelles colorent mes recueils d’une forme d’humour, d’un ton de dérision. 
Certains sujets, le mode de narration pressenti, appellent naturellement cela. Ils proposent un ton, celui-là, pas un
 autre. Celui de la dérision, de l’humour noir ou grinçant,
quelquefois burlesque, une forme aussi de désinvolture, de
légèreté apparente parfois. Mais c’est le texte qui commande,
il secrète ses propres règles auxquelles je me soumets. Si je n’obéis pas à “ l’intelligence” du texte, aux injonctions de certaines formes d’humour, je le sens qui se crispe, se raidit, et j’en perds le contrôle. Un texte ne fonctionne que s’il trouve le ton et le rythme qui lui conviennent. En fait, l’humour a pour fonction, dans mes nouvelles, de dédramatiser certaines situations en tenant à distance ce qui, sans lui, ne serait que banalement dramatique, insupportablement sérieux, voire ennuyeux. Un texte, une fois en chantier, fonctionne comme une mécanique mystérieuse dont les rouages imposent leur logique et leur propre musique.
En ce qui concerne Le Gardien du silence, le ton général est assez grave parce que c’est une affaire de sujets et de choix de thématique. Il y a pourtant deux nouvelles, je crois, Garde à vue et Les quarantièmes rugissants où l’humour, à bien y regarder, n’est pas tout à fait absent. Même dans le Portrait de l’auteur en jeune homme sur une table d’autopsie, il y a quelques plages d’humour. Noir, sans doute, et peut-être humour au troisième ou cinquième degré, mais présent tout de même. Pour clore ma réponse, je dirais que je ne suis pas devenu plus pessimiste au fil des ans. Je le suis tout autant qu’avant, c’est-à-dire incurablement, sur la nature humaine, ses capacités de nuisance et son impuissance à se réformer. Mais le pessimisme, je crois, est une forme incandescente de lucidité qui contient ses propres ferments de ferveur. Toujours renaissante, car la vie, chaque jour, m’éblouit tout autant. D’ailleurs, mes personnages ne se laissent jamais abattre sans opposer toujours une farouche résistance à ce qui les accable ou menace de les détruire. C’est dans cette volonté de combattre le mal, ne serait-ce que par dignité, et pour donner sens à sa vie, que repose l’espoir.

Benjamin Taïeb : Le Gardien du silence est-il un recueil “ politique ” ? Les nouvelles Garde à vue et Le Gardien du silence font-elles de toi un écrivain, sinon engagé, du moins préoccupé par la manière dont le monde évolue?

Michel Diaz : Oui, je suis évidemment très sensible à la manière dont le monde évolue, et ces nouvelles-là ont une résonance résolument politique. L’extermination programmée des vieux dans Garde à vue est quelque chose que j’entrevois dans un monde qui s’égarerait vers une gestion un peu plus inhumaine encore de nos sociétés. Je crois sincèrement cela tout à fait envisageable à la surface d’une planète où nous en viendrons sûrement à rationner les ressources vitales, les matières premières et l’énergie. Quant au Gardien dont les deux personnages sont un fils de Russe blanc et un fils d’Espagnol, la nouvelle n’évoque pas seulement les camps d’internement ouverts en France dès 1938, sous le gouvernement de Daladier, mais aussi ces masses de réfugiés et d’immigrés, ces “métèques” venus à toutes époques, de tous les horizons, qui, pour beaucoup, se sont battus pour la France, l’ont enrichie et en sont devenus la chair, celle que certains, aujourd’hui encore, jugent indésirable. Mais on peut aussi trouver des résonances sociales dans Les quarantièmes où les personnages du frère et de la sœur, issus de parents ouvriers, grimpent dans l’échelle sociale et oublient leur culture d’origine, voire la renient. Enfin, on peut lire, si on veut, la nouvelle Portrait d’un jeune homme comme la métaphore de l’être humain qu’ont abandonné peu à peu la mémoire de ses origines, la conscience de son être-au monde, et qui finit dépecé sous les crocs des chacals et des chiens, figures de l’enfer que lui-même a ouvert sous ses pieds.

Le Gardien du silence, 16,00 € – Pour Lire des extraits ou commander ce livre… un simple clic !

Le gardien du silence – Michel Diaz (avr. 2014)

Le gardien du silence

Le Gardien du silence, éditions de L’Amourier, 2014

4ème de couverture :

« Ce que nous ne pouvons comprendre tout à fait, ou ce dont la réalité exacte nous échappe,
ou ce qui semble encore s’avancer vers nous derrière sa muraille de brumes et qui,
tout naturellement, se charge de lourdes menaces, nous pouvons toujours essayer de le traduire en mots, pour en prendre un peu plus connaissance ou seulement l’exorciser,
mais nous ne pouvons le transmettre vraiment que par le silence ou, plus exactement,
par les obliques et tortueux chemins d’une parole qui ne bruit que pour éclairer, en son centre,
d’un faisceau de lumière incertaine, l’espace opaque de ce qui se tait. »

Dans ce recueil de cinq nouvelles, Michel Diaz démontre, encore une fois, sa maîtrise d’un genre qui donne tout son relief à l’intensité dramatique. Entre deux mondes, le collectif et l’individuel, l’Histoire et l’intimité des êtres, l’auteur décrypte les interactions pour en cultiver l’effet miroir.

 

Extrait : « Aussitôt qu’il avait aperçu les deux hommes devant la grille, à travers la fenêtre de la cuisine, un inspecteur et son adjoint en costume civil, lui était apparue, fulgurante, la certitude qu’on avait retrouvé son carnet. Un carnet à petits carreaux qu’il avait perdu dans le parc où il se rendait chaque jour et en toute saison, un grand parc arboré qui suivait les méandres de la rivière et où il s’attardait à marcher longuement en promenant son chien. Il ne sortait presque jamais sans l’emporter, le glissait dans la poche intérieure de son blouson ou celle arrière de son pantalon, avec un stylo-bille ou un bout de crayon, l’en tirait pour noter, adossé à un arbre ou assis sur un banc, les quelques phrases qu’il avait d’abord tournées dans un coin de sa tête, puis le remettait dans sa poche et poursuivait sa promenade.
C’était un carnet bleu, à couverture plastifiée, rempli presque aux trois-quarts de réflexions hâtives et désordonnées, griffonnées dans une écriture serrée que l’on pouvait dire illisible. Il l’avait égaré quatre jours plus tôt, inexplicablement, et ne s’en était rendu compte qu’une fois arrivé à sa porte, sur le coup de midi, alors que dans sa paume cliquetait déjà son trousseau de clés. Il avait aussitôt rattaché son chien, retraversé le boulevard, et foncé jusqu’au parc dont il avait refait le tour, en sens inverse, au pas de gymnastique, essayant de remettre ses pas dans les mêmes allées et les mêmes sentiers herbeux, le long de la rivière, de retrouver les haltes qu’il avait pu faire, de reconstituer ses gestes, traversant les mêmes bosquets qu’il avait traversés deux heures auparavant, posant la pointe de ses fesses sur les mêmes bancs, fouillant des yeux l’espace devant lui, et les laissant courir au ras du sol, petits chiens fureteurs qui précédaient son corps.
Il était revenu bredouille, cœur battant, essoufflé, jambes molles, de très méchante humeur, avec une heure de retard sur l’heure habituelle du repas que Luisa, bien plus inquiète qu’impatiente, avait remis à chauffer. Avec le très désagréable sentiment aussi d’avoir abandonné une partie de son intimité à la curiosité malsaine et potentiellement malveillante du premier sale type venu. Qui ne saurait rien être d’autre qu’un mouchard.
Et le ventre noué d’anxiété, il n’avait rien pu avaler. »

Pour lire d’autres extraits et commander l’ouvrage, c’est ici.

La Voix du Basilic, n° 21, mai 2012

 

A DEUX DOIGTS DU PARADIS, de Michel Diaz. 

Pour l’auteur des neuf nouvelles réunies sous ce titre, il est un fil conducteur, celui du passage. Fil conducteur pour avancer, s’enfoncer plutôt, dans l’univers étrange, envoûtant, que Michel Diaz sait créer par des évocations fortes, maniant une langue riche et imagée et usant d’un talent pour la construction narrative qui saisit le lecteur dès les premières pages.

Il en est deux, de ces évocations, justement intitulées Passages ( I et II) qui donnent à entendre deux textes qui se font écho dans les voix de Nina et de Michaël, un vieux couple, à l’heure où, dans un mouroir – hôpital ou maison de retraite – tout semble s’achever pour lui. Pourtant la vie est là, portée jusqu’au bout par l’amour. Les souvenirs affluent – les bons et les mauvais – d’une longue vie commune, et transfigurent les lieux sordides du quotidien qui s’effacent au rappel des paysages et des bonheurs d’autrefois, ainsi que par l’énergie de celle qui entraîne son compagnon dans le rêve d’une balade imaginaire, tentative d’évasion ultime : « Je lui ai dit : voilà ce qui nous reste à faire… Nous aurons la nuit devant nous… Imagine… Nous sommes partis… Sur la pointe des pieds… Et chacun son petit balluchon… Pas difficile de tromper la surveillante en passant par derrière… ». Au fil de ces pages haletantes, par l’alternance des graphies et la ponctuation suspensive se manifeste l’acharnement à vivre, à aimer, et la lucidité de ces deux personnages, deux belles figures d’humanité qui parviennent au seuil de leur paradis, dans la sérénité.
C’est émus que nous allons plus loin dans le livre, suivant le/les narrateurs dans leurs errances à travers des paysages, des univers, anodins a priori mais qui soudain basculent dans des atmosphères lourdes d’angoisse, tandis que les personnages se débattent avec leurs frustrations, leurs fantasmes. L’auteur ne prétend pas nous les rendre tous forcément sympathiques, poussant parfois le trait jusqu’à la caricature et le ton au sarcasme.

Les situations sont le plus souvent de grande solitude, de rupture et de remise en cause (amoureuses, professionnelles, familiales) ; pourtant, à contrecourant de la désespérance, il y a une recherche d’apaisement, cette tension vers le paradis, par un travail sur soi-même qui peut se faire par le retour aux sources, aux souvenirs ; et c’est pourquoi la chronologie se bouscule parfois dans ces récits où les temps se juxtaposent – présent, passé , et conditionnel, mode de ce qui n’est pas, mais de ce qui est possible. Les représentations se fondent, et sont convoqués père, mère, figures admirables de courage ou d’autorité jusqu’à ce que les rapports s’inversent dans des rêves ou des accès de délire dans lesquels ceux de l’Homme font écho à ceux de la Nature.

Michel Diaz nous entraîne aussi dans ses marches en campagne ou aux bords des fleuves, dans les méandres d’une conscience en prise à des pulsions meurtrières; la force de l’auteur résidant dans la création d’ambiances inquiétantes, ambiguës, mais sans réelle certitude quant au passage à l’acte. Ou bien il n’y a plus de promenade : enfermée dans un petit appartement, une comédienne, aujourd’hui oubliée, ne s’enlise pas dans les regrets de sa beauté passée ni dans la nostalgie de ses rôles, « Elle est là, elle attend, faisant le propre, le net, le vide. » (…)« Pour entrer doucement dans la mort. Ou plutôt, pour sortir de la vie . Discrètement. » Vers quelle renaissance ? Tandis que nous, lecteurs, sommes devant «la révélation qui soudainement nous projette dans d’autres territoires de nous-mêmes, d’autres contrées de l’expérience où de nouvelles configurations psychiques se redessineront en nous . »

Nouvelles sombres, sans doute, à l’humour parfois noir ou grinçant, mais toujours portées par un imaginaire où le visible côtoie volontiers l’invisible et le quotidien l’onirique, un style qui charrie des pépites de pure poésie, ces textes sont d’un auteur qui ménage aussi une belle part à la sensibilité, à l’émotion, et sait nous rapprocher un peu plus de ces zones obscures enfouies en nous-mêmes que la littérature a seule pouvoir de nous révéler.

Marie jo Freixe.

A deux doigts du paradis – Michel Diaz – Mars 2012

 

paradis

Propos du livre

Un recueil de nouvelles réunies autour du thème du passage, la situation de passage, qui à certains moments de nos vies, lorsqu’une fracture se produit, nous fait basculer vers un ailleurs méconnu. Un seuil où l’on a peine à se reconnaître mais toujours révélateur de quelque vestige – ou vertige – intime.

Dramaturge, poète, écrivain, Michel Diaz met toute sa science de l’écriture, au service d’évocations fortes : personnages, lieux, émotions, inquiétudes, angoisses, horreurs, espoir… qui éveillent de longs et profonds échos chez le lecteur. Et son sens de la narration lui fait approcher des situations les plus secrètement vécues : Lent effacement d’une comédienne, souvenirs ultimes d’un soldat de la deuxième guerre, rencontre d’une énigmatique enfant en bord de Loire, récit des relations entre mère et fils durant la tempête du siècle…
À deux doigts du paradis est un de ces livres auxquels on s’accroche, même si on l’ouvre au hasard.

Extrait : Sortilège de Pan

(…) S’éloignant de la rive, il traversa en pataugeant un bras stagnant du fleuve, de l’eau jusqu’aux genoux, mit le pied sur une petite île et, s’étant frayé un passage à travers la végétation épaisse qui la couvrait, il gagna l’autre berge afin de retrouver le lit qu’emprunte le courant.

(tout cet espace déployé dans le regard, sa hauteur lumineuse gréée d’azur et de clameurs, vaisseau de formes fluides éternellement aspirées vers ces vagues lointains où les eaux se rassemblent…)

Sur l’étroite bande de sable qui glisse en pente douce vers le fleuve, il aperçut l’enfant. Une fillette de huit ou neuf ans. Pas davantage, estima-t-il. Après avoir jeté un coup d’œil circulaire, il ne remarqua pas d’autre présence humaine, et n’entendant pas d’autre chose que son fredonnement d’abeille, il s’étonna qu’elle fût seule. Absorbée par son jeu, les genoux et les mains enfoncés dans le sable, visage presque au ras du sol, elle ne le vit pas venir. Ses sandalettes de plastique étaient posées à côté d’elle. Elle avait un pantalon rouge, en toile de jean, un tee-shirt vert olive, des cheveux blonds noués en tresses qui se balançaient dans le vide, par-dessus sa nuque penchée.

Il resta un moment immobile, sans dire un mot, de crainte de l’effaroucher. Jusqu’à ce qu’elle l’aperçoive, en relevant la tête, debout à quelques mètres d’où elle se tenait. D’abord, elle ne lui parut ni surprise ni effrayée. Peut-être seulement curieuse. Sûrement intriguée. Tout autant que lui pouvait l’être. Pour faire quelque chose, se donner quelque contenance, elle plongea sa main dans le sac de bonbons posé entre ses sandalettes, hésita un instant à lui en offrir. Y renonça presque aussitôt. Dans son regard, il entrevit comme une lueur de méfiance, une braise de rien du tout, mais qu’il voyait briller au fond de son iris.
– Bonjour, il dit.
– Bonjour, elle lui dit aussi, en le dévisageant.

« A deux doigts du paradis », éditions L’Amourier, 18 euros.

 

L’invitation

Le St Christophe

Texte publié dans L’Iresuthe N° 25, octobre 2012.

[Nouvelle extraite du recueil Le Gardien du silence, éd. L’Amourier, 2014, et sous sa 1ère version dans le recueil Cristaux de nuit, éd. de L’Ours Blanc, 2013.]

L’INVITATION

 

« Mourir, c’est passer à travers le chas de
l’aiguille après de multiples feuillaisons.
Il faut aller à travers la mort pour émerger
devant la vie, dans l’état de modestie sou
veraine.« 

René Char, Le Nu perdu

Il est tard dans la nuit, quand j’écris ces lignes.
A dire vrai, je les écris moins pour les mots dont je trace les lettres l’une après l’autre – mots dont je sais si peu de choses encore de ce qu’ils seront sous ma main, que pour le blanc qui va les séparer, lignes et signes, y dessinant entre eux ces interstices, comme autant de fissures tramées dans un bloc de silence, entre lesquelles il faudrait que je laisse s’insinuer quelque chose dont je n’ai retenu que le vague frémissement. Comme une musique inaudible d’abord, mais qui ne devrait prendre voix et résonance que quand ces pages me signifieront qu’elles sont achevées, que je suis arrivé au bout de la dernière ligne, que mon texte s’arrête là, et que j’en aurai oublié tous les mots. Que ces pages ne seront plus qu’un entrelacs de blancs d’où montera jusqu’à mes yeux une inconsolable clarté.

Il faisait très beau, aujourd’hui encore – qui est déjà hier. Comme pendant les jours de la semaine précédente, et comme il fera beau encore, si l’on en croit ce que prédisent les bulletins météorologiques, pendant nombre de ceux qui vont leur succéder. C’est ce qu’on appelle « l’été indien ».
Je suis allé « là-bas », régler quelques affaires. Pour m’occuper aussi de sa maison, tondre la pelouse, tailler les arbustes et la haie de thuyas, m’occuper des parterres, raccourcir les rosiers, arroser une terre que la chaleur d’été avait rendue compacte comme de la terre battue, et suis rentré vanné. J’ai fait le va et vient dans la journée, deux-cent soixante quatre kilomètres d’autoroute, soit la distance parcourue à chacune de mes visites, une fois par semaine, quelquefois deux, le plus souvent possible. A midi, j’ai rangé la tondeuse, enroulé le câble électrique et fait un tour au cimetière afin de vérifier l’état de la jardinière fleurie que j’ai placée au-dessus de leur nom, sur le mur du columbarium.
Puis je suis retourné déjeuner dans ce restaurant, le Saint-Christophe, où j’emmenais ma mère plusieurs fois par mois. Elle s’y laissait inviter volontiers, moins par intérêt pour une cuisine plus raffinée que celle qui faisait son ordinaire, que pour s’épargner de confectionner, à mon intention, un repas qui lui demandait des efforts et du temps. Tâche pour laquelle, de plus en plus souvent, elle se sentait dépourvue d’envie ou de courage. Elle avait cependant été une assez bonne cuisinière, en tout cas une cuisinière plus qu’honorable dont les recettes héritées de la tradition familiale ont été très longtemps pour moi la seule et authentique référence. Elle cuisinait sans passion, mais il fallait nourrir son monde, mari, enfants, et elle le faisait, comme tout le reste d’ailleurs, devoirs conjugaux, familiaux, ou tâches domestiques et professionnelles, avec la même obstination farouche, la même inébranlable et scrupuleuse volonté de ne laisser dire à personne qu’on pourrait la prendre en défaut. Elle régnait jalousement sur son domaine comme une flamme sédentaire. Assidue à la jouissance de l’ordre impeccable des choses, ennemie du désordre, de la poussière et de la maladie, elle en réglait aussi le cours insensible des jours, s’appliquant à veiller sur tout, sentinelle inflexible, se privant parfois de sommeil, tel un ange gardien veillant sur la maison pour en barrer l’accès ou s’efforcer d’en refouler contrariétés, soucis, chagrins, ou tous virus indésirables. Si elle avait su cultiver sa fierté pour donner d’elle, au monde, l’image d’une femme droite, juste et bonne, dans le cercle privé, l’amour était, pour elle, un nœud coulant passé au cou des siens, le moyen à ses yeux, en tirant sur la corde, de les tenir toujours au plus près de son cœur.
Il me faut avouer que les fois où elle insistait, dans ses derniers mois, prétextant, sans tricher, des chevilles trop lourdes, des jambes douloureuses ou un coup de fatigue, pour que nous restions tous les deux « manger à la maison », je ne cédais jamais sans quelque appréhension. Il n’était pourtant pas question que j’apporte un repas préparé, m’occupe des fourneaux, touche à la moindre casserole. La cuisine restait sa bastille imprenable. Malgré sa lassitude, elle demeurait la maîtresse impérieuse des lieux, matrone et mère éternellement nourricière, mettait un point d’honneur à remplir mon assiette et à me rassasier jusqu’au malaise.
Elle remontait du sous-sol, en geignant, les bras chargés de trois ou quatre boîtes prélevées sur ses imposantes réserves, conserves et plats préparés, haricots, petits pois, ratatouille, bœuf bourguignon, cassoulet toulousain ou poulet à la provençale, lentilles cuisinées à l’auvergnate ou rouelles de porc au curry, choisissait la meilleure combinaison, versait leur contenu dans une cocotte de fonte ou un récipient destiné au four (lapin chasseur et sauté de veau-salsifis, par exemple, ou filets de merlu beurre blanc et dos de saumon-flageolets), mélangeait tout cela de deux coups de cuillère, commençait à le réchauffer tandis que je prenais encore mon petit déjeuner, et tout le reste de la matinée le laissait mijoter jusqu’à ce que, à onze heures et demie tapantes, je l’entendais qui me hélait pour m’avertir que je devais incessamment laisser tomber ce que j’étais en train de faire, qu’il était grand temps de passer à table. Si d’aventure je tardais quelques minutes à me rendre à ses injonctions, elle surgissait comme une ombre, poings vissés sur les hanches, le visage crispé d’impatience, et gémissait que si je ne m’exécutais pas à la seconde même, elle allait s’écrouler comme un arbre rongé au cœur par les termites, à l’endroit même où elle se trouvait, raide morte de faim.
Toujours préoccupée de ne confier qu’à elle-même la préparation du repas, mais plus très apte désormais à en apprécier les incohérences ou la qualité, les entrées qu’elle s’appliquait à improviser n’étaient pas plus appétissantes : salmigondis de taboulé, de carottes râpées, céleri rémoulade, accompagné de tranches de tomates insipides, de fromage de tête ayant passé déjà ses limites de péremption, de pâté de foie un peu gris, de saucisson à l’ail ou de mortadelle à l’aspect quelquefois douteux. L’un des secrets de ces extravagants mélanges, c’est qu’elle détestait ce que l’on déposait chaque matin devant sa porte, ces repas concoctés par un service d’aide à domicile (il nous avait fallu pourtant, ma sœur et moi, batailler de longs mois avant qu’elle consente à l’accepter), barquettes, il est vrai, assez peu ragoûtantes, dans lesquelles elles picorait, qu’elle rangeait souvent, sans les ouvrir, dans les étages de son réfrigérateur, et abandonnait là parfois une semaine ou deux. Répugnant à le laisser perdre (cela lui coûtait assez cher !), malgré mes mises en garde répétées, elle nous resservait tout ça, s’efforçant de l’accommoder d’une giclée d’huile d’olive, d’un jet de mayonnaise, d’une douche de vinaigrette, de deux ou trois pincées de gruyère râpé, le décorait même parfois de quelques cacahuètes. Je goûtais avec précaution, en contrôlant les traits de mon visage afin qu’aucun ne me trahisse, répondais « oui, ça va ! » à la question posée, avec une feinte allégresse, me nourrissais du bout des lèvres, prétextais quelquefois que, décidément, je n’avais plus faim, mais n’ai jamais osé lui dire que ce qu’elle posait au milieu de la table n’était plus souvent attrayant, me semblait quelquefois mauvais, parfois même immangeable… Cependant, inspecter les entrailles de son réfrigérateur, l’avertir d’un danger possible, d’un empoisonnement quelconque par un germe vicieux, c’était, chaque fois, s’exposer à ses foudres et au rire qui la prenait comme on rit au « mot » d’un enfant qui croyait pourtant dire quelque chose de grave.
Le restaurant devint alors ma planche de salut, sa table mon refuge. Moments où, attendant que l’on nous serve, nous nous tenions assis, l’un en face de l’autre, les doigts parfois noués. Notre présence, arrêtée là, éloignait pour un temps les maux de la vieillesse, les désastres qui la guettaient et les misères de la solitude. S’échappaient quelquefois, à travers le silence, un regard attendri, un mot affectueux, la tendre gaucherie d’un geste qui ne tardait pas à se perdre dans le dédale de notre pudeur réciproque. Sur la médiane de ces instants-là, le présent dissolvait quelque peu l’inquiétude, engourdissait la crainte du futur et faisait le jour moins râpeux.
Il nous avait pourtant fallu, plutôt mal que bien, nous résoudre à prendre à sa place cette décision périlleuse qui consistait à l’arracher aux ultimes remparts de sa vie d’être responsable, du haut desquels son existence ne consistait plus qu’à tâcher de rejoindre, à petits pas précautionneux et toujours affairés, cette heure de la fin du jour où, les volets fermés, elle irait se glisser dans son lit.
Elle avait quatre-vingt dix ans, et est morte en maison de retraite au printemps dernier, il y a cinq mois maintenant. Parvenue aux confins de ce qu’aujourd’hui on appelle « maintien à domicile », elle ne vivait plus que cramponnée à ses rituels quotidiens, leur confiant les dernières bribes d’une raison qui l’avait en partie désertée.

Qui appelle ?…
Une fois installé, l’automne souvent s’éternise, parfois joue de ses tergiversations, dans la lumière qui bascule, entre chaleur d’été qui rechigne à se retirer, brusque fraîcheur du soir et brumes matinales. Les rues froides, bientôt, verraient passer des êtres au destin isolé, qui marcheraient sur les trottoirs, front contre la pénombre et n’appartiendraient plus qu’à une espérance inconnue. Je revenais du cimetière, et pour qui remâche sa peine, le cœur est une proie facile. Je me rendis compte, soudainement, que je ne savais plus poser aucun sourire sur le visage de la morte, aucun mot sur ses lèvres, et que le timbre de sa voix n’était plus qu’un lointain écho. L’amour n’accourait plus dans les mains de l’enfant qui appelle. Le souvenir faisait un bruit de râle, la trajectoire d’une vie ne se résumait plus qu’à deux mains pâles et crispées sur un drap d’agonie. Me revinrent aussi en mémoire, obsessionnellement, quelques fragments d’un ancien texte, composé dans un Amsterdam aux canaux à moitié gelés, par une nuit de neige, au long d’une épuisante déambulation parmi les rues et les ruelles, sorte de fausse couche d’une chanson du « mal aimé », enterrée pourtant depuis ce temps-là sous six pieds de vergogne et d’oubli :

… anneaux concentriques de nuit
l’heure se dilate et déborde
sur le temps qui ne passe plus
tombe une neige inexorable
l’ombre des rues brûlée d’images
harcelée de mots électriques
rabâche ses litanies tristes
et s’invente un réel illusoire
d’instants déchiquetés

façades recousues de néons pathétiques
du rouge au bleu au jaune
au vert la mémoire vacille
embrumée de fatigue et de bière
vertige enclos dans cette errance
où se rit d’elle par instants
la lyre du chagrin

Je suis donc allé déjeuner, au restaurant le Saint-Christophe. Moins pour apaiser une faim que je ne ressentais plus guère, que par besoin d’y retrouver quelque trace de ces moments.
Dans cet endroit, où nous étions venus souvent, les plantes décorant le vestibule, la poignée dorée de la porte à petits carreaux dépolis qui donne sur la réception, la physionomie du jeune homme chargé d’accueillir les clients, les couleurs de la salle à manger et la disposition des tables, la forme des assiettes, des couverts, les plis de la serviette enfoncée dans les verres, même les bruits ambiants, tout m’était familier, tout était là, semblable aux autres fois, fragile et maigre nourriture de l’imaginaire.
C’était un jour de grand soleil. Il n’y avait plus de place en terrasse, mais cela n’avait pas d’importance, nous nous n’y étions installés qu’à deux ou trois reprises. Malgré l’ombre des grands parasols, déployés sur le carrelage de terre cuite qui recouvre la cour, elle n’aimait pas déjeuner dehors, redoutait la trop vive lumière, évitait la chaleur, et supportait encore moins de s’attarder aux frivolités de la table. Manger n’était pour elle qu’une activité pratique, biologiquement indispensable, comme le boire et le dormir, et dans laquelle le plaisir ne trouvait qu’une place congrue. D’ailleurs, dès la serviette reposée sur le bord de la table et l’addition réglée, ses paupières tombantes, ses soupirs de fatigue et ses bâillements un peu théâtraux signifiaient à la ronde qu’il était l’heure de la sieste et qu’il nous fallait rentrer dare-dare.

Installé le long du mur lambrissé de la salle, face à la porte ouverte à deux battants sur la terrasse, assis derrière une petite table tendue de blanc, appuyant ma tête un peu lasse sur mes deux poings fermés, je l’ai, du bout de la pensée, invitée à venir me rejoindre, et je l’ai en effet retrouvée. Sans aucune difficulté.
Fontaine sourde, frémissement d’étoffe, et sur la nuque un souffle familier, vestige à peine perceptible d’une haleine, glissé tiède d’un doigt de clarté, comme celle s’insinuant sous le ras d’une porte, entre deux lèvres de pénombre.
Quand j’ai levé les yeux,
elle était là, irréelle d’abord, et lointaine,
présence transparente à travers laquelle passait la lumière du jour, l’image des clients qui déjeunaient sur la terrasse et le va et vient des filles de salle.
Alors, de la manière mystérieuse dont s’opère un alliage subtil entre la matérialité des lieux et l’inconsistance de l’âme, elle a tendu son bras vers moi, a posé sa main sur la mienne, comme l’ombre portée d’une feuille de marronnier se pose sur un mur.
Nous allions déjeuner face à face, sans nous parler, ou presque, comme d’habitude, non pas avares de nos mots mais n’en usant toujours qu’avec un soin précautionneux. Depuis longtemps déjà elle était sourde, et ses appareils auditifs, pourtant derniers modèles, véritables ordinateurs contenus dans un espace ridicule, la laissaient dans les marges de la parole, ne l’autorisant à entendre, du monde extérieur, qu’un brouhaha informe, un grondement de train où les sons de la langue se diluaient. Je ne la rencontrerais sans doute jamais plus que dans ce no man’s land, à l’orée des silences, au-delà du désir, juste au milieu de cette mince passerelle qui nous reliait, tendue entre le songe et la réalité, au-dessus d’un abîme où le temps avait cessé de s’écouler.
Parler à un fantôme, toucher du doigt une ombre, c’est une chose étrange. Quelque chose arrive soudain, amenant d’autres choses auxquelles on ne comprend pas grand chose. Un rayon de soleil qui traverse le verre d’eau et renverse un peu de lumière sur la nappe blanche, une salle de restaurant, bruyante et animée, qui tout à coup devient une voûte vibrant de silence, un battement qui la traverse comme l’aile d’un oiseau nocturne… La conscience des choses est quelquefois obscure. Sans doute est-ce dans le plus grand éloignement qui soit, dans l’absence la plus absolue, qu’il est possible aux âmes de se rapprocher le plus et de tisser entre elles ces correspondances secrètes où se pose la voix de l’inattendu.
Je vis que son visage, éclairé d’un sourire, m’invitait à franchir la distance dans laquelle nos voix ne pouvaient se toucher encore. Je lui ai rendu son sourire, tâchant d’y effacer cette ombre que nous fait la proximité d’un mensonge. Dans l’espace où nous nous tenions, assis l’un en face de l’autre, s’étendait entre nous, comme l’eau de la mer, l’infini de la solitude.
Mais c’est dans cet écart que fleurissent d’étranges mots, secourables et bons, lentement venus, avec la lenteur de ces iris jaunes de rivière, qui s’ouvrent au matin dans le silence de l’eau fraîche. C’est dans cet écart que se jouent aussi confiance et tendresse, dans ce temps de l’espace insondable qui sépare chacun de nous d’avec toute sa mort, mais aussi bien, à l’autre extrémité, dans les caches de l’ombre, d’avec le monde des vivants.
Je l’avais invitée à venir me rejoindre, ni pour régler mes derniers comptes, ni pour retourner l’épée du chagrin dans les chairs ouvertes de la mémoire. Mais juste pour la retrouver, quelques instants encore, telle qu’en elle-même, affable et souriante, mais dissimulant les verges inflexibles de son autorité sous le masque avenant d’une très digne vieille dame.
Je l’avais invitée à venir me rejoindre, ni pour me soulager de ce vague à l’âme sans fond, ni pour maintenir ou sauver cette heure en la clouant au temps, mais juste retrouver quelques éclats de sa présence et sentir de nouveau, entre nous, cette vibration dans laquelle se tient la présence d’autrui, cette musique indéfinie, qui va de l’un à l’autre, douce et chaude, sans heurts, par frôlements, par glissements, sans froisser les feuillages de l’air, sans heurter le moindre silence.
J’ai senti, au bord de mes lèvres, que venaient et s’ouvraient ces étranges mots… Elle, peut-être, voulait-elle me dire que la vie, qu’elle tourne ou non d’une manière qu’on appelle « heureuse », est plutôt en soi une bonne chose. Peut-être voulait-elle encore me dire, mais après coup j’en suis certain, qu’elle savait enfin avec quelle attention profonde, elle qui avait dû renoncer à tant de plaisirs simples parce que l’existence l’avait tant bousculée, n’avait pas toujours pris le temps, ou n’avait jamais su en mesurer le prix, elle saurait sans doute maintenant les reconnaître, savourer ces joies accessibles. Qu’elle avait maintenant compris que l’on pouvait jouir de tout, et qu’il est presque fou de distinguer entre les événements heureux et les événements malheureux. Qu’il fallait faire bon accueil à toutes ses sensations et états d’âme, les cultiver, les gais, comme les tristes, et ses vœux non réalisés aussi, que le secret de vivre était dans le désir.
Elle était là.
Pensée posée là, devant moi, surgie de cette région du dedans dont on ne connaît rien, si peu de choses.
Pensée qui prononçait des mots. Un peu plus lents que d’habitude, en vrac, et sans lien raisonnable entre eux, des phrases décousues, sa façon de parler, dans les derniers temps de sa vie. Un léger bruissement de lèvres que je parvenais à déchiffrer : jardin, soleil, promenade, parfum de fleur, chant d’un oiseau, toucher, rire, embrasser… et un mot solitaire, je ne sais pas : mort, ou mourir… ou amour, peut-être…

Michel Diaz