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Le pays que je te ferai voir

Le pays

 

LE PAYS QUE JE TE FERAI VOIR – Editions L’Amourier, 2014

Michel Séonnet

Roman lu par Michel Diaz – Chronique publiée sur le site des éditions L’Amourier et dans la revue L’Iresuthe, N° 33.

En ces temps où nous apparaît tellement urgent et indispensable de jeter des ponts par-dessus la mer Méditerranée, de s’appliquer à relier ce que les cultures d’ici-là-bas ont de plus précieux à s’offrir, de travailler aussi à rappeler quelques épisodes assez honteux de notre histoire coloniale, de dénoncer encore ce qui contraint, sur l’autre rive, les migrants clandestins à s’embarquer coûte que coûte pour atteindre la nôtre, certains livres, comme celui-ci, s’octroient pour tout cela le discret mais utile pouvoir dont peut user l’acte d’écrire.

Mais un ouvrage vaut, déjà, par le choix des termes qui l’inaugurent. Le pays que je te ferai voir, c’est d’abord cela que promet de faire, en son futur de certitude, le titre du récit de Michel Séonnet.
Et se pose d’emblée l’énigme des pronoms. Qui est ce « je » qui parle ? Et à qui parle-t-il ? Est-ce l’auteur à son lecteur que ce « te » désigne et implique ? Ou son héroïne à nous-mêmes ? Ou ce personnage à un autre ? Et dans ce cas lequel, et auquel des autres s’adresse-t-il ?… Et de quel pays s’agit-il ? Est-ce un pays réel ? Un lieu imaginé ? Et quelle sorte de voyage nous est-il proposé de faire ? Pour quelle découverte ?…
Ainsi sommes-nous, dès le seuil de ce texte, pris d’un léger vertige. Grâce d’un titre, en tous points magnifique, formulation d’un mystérieux sésame, appel, invitation à on ne sait trop quel inconnu, car nous voici, déjà, soumis à la question du lieu et confrontés à la transmission d’un savoir dont, apparemment, jusque là, nous étions ignorants. A quelle réalité géographique du monde avions jusqu’à lors échappé, ou dans quelle contrée de l’imaginaire se propose-t-on de nous emmener ?… Force est de constater, pourtant, que dans ces quelques mots, initiales majeures du livre, se pose comme un bruissement la voix nocturne du conteur, une voix qui ferait écho à celle, confidente, des Mille et une nuits, ou à celle qui nous conduit dans les merveilles du pays d’Alice.

Mais entrons dans ces pages. Une femme, Louise, propriétaire d’olivaies dans le sud de la France, essaie de retrouver les traces de son père, Louis, adjudant de la coloniale pendant la guerre d’Indochine, capturé par le Vietminh, mort vraisemblablement lors d’une tentative d’évasion, selon la version officielle. Père dont le retour, espéré d’abord par l’épouse, malgré le temps et les années, n’a laissé dans l’esprit de l’enfant, grandie dans cette interminable attente, que la blessure ouverte à l’éternelle absence, un attachement passionnel au souvenir du disparu: « Pas un anniversaire de la mort supposée de son père où Louise, avec force cris si nécessaire, chantage, pleurs, n’imposait à la mère de monter au village pour un dépôt de fleurs au monument aux morts et une messe ensuite. »
Mais pourquoi avoir tant tardé à entreprendre cette enquête, et pourquoi la conduire au Maroc près d’un demi-siècle plus tard, plutôt qu’en Indochine sur les lieux de la disparition ? Il reste, certes, sur la terre marocaine, personnages fantomatiques qui prendront peu à peu consistance, quelques survivants d’un lointain passé, anciens goumiers de cette compagnie que commandait le père, évadés peut-être avec lui et témoins supposés de sa mort. Mais qu’ont-ils maintenant à offrir à Louise, sinon une mémoire défaillante pleine d’images indécises, des souvenirs plus que confus, sinon contradictoires, une lettre illisible, une photo douteuse et des versions invérifiables de la survie de l’adjudant ?… Ainsi, très vite, le livre instaure des « trous noirs », matière opaque où gisent toutes certitudes, deux femmes, deux amours que sépare une mer, deux reflets de miroir dans lequel se reflète le même, époux et père déserteur ici, ancien soldat remarié là-bas, mais deux images qui, jamais, ne peuvent correspondre pour y donner à lire les traits d’un unique visage. Y aurait-il aussi deux hommes et entre ces deux-là lequel est le vrai père ?… Dans ce faible écheveau de preuves qui, de l’une à l’autre, en s’entrelaçant se défont, vérités qui pâlissent à mesure que l’on avance, il y a quelque chose qui s’apparente, se superposant à la quête de Louise, tous les éléments d’une énigme que l’on qualifierait presque d’enquête policière, si ce n’était qu’elle est conduite par le seul désir de lumière et les exigences du cœur.
En vérité, dans ce roman, et c’est le tour de force de l’auteur, il n’y a aucune contradiction entre les différents degrés de la réalité (géographique, historique, d’aspect documentaire, presque ethnographique parfois ou d’allure fantasmatique), comme il n’y en a pas non plus entre le réalisme des situations et le ton qui convient aux conteurs, ceux-là qui, comme ils le faisaient jadis, ici, à la veillée, ou là-bas sur les places publiques, se plaisaient à débobiner le fil de leur imaginaire et à lui laisser libre cours.
Réalisme, disais-je, de nature « documentaire » avec l’évocation du conflit d’Indochine, les détails de certaines opérations militaires, les conditions de détention des prisonniers du Vietminh, ou encore l’évocation on ne peut plus expressive de tel village marocain, l’entrelacs des ruelles étroites de la médina, la scène intime d’un repas, les routes des montagnes ou les chemins et champs noyés de cette boue visqueuse qu’ont laissés derrière eux les passages des pluies torrentielles… Mais quoique étroitement intriqué dans ce matériau narratif, et en scellant les fondations, dès les premières pages du récit se détache le ton singulier du raconteur d’histoires: celui qui, sans forcer la voix, passant d’un lieu à l’autre, et remontant le temps d’un moment de l’histoire à un autre, maintenant provisoirement une action en suspens pour reprendre le fil d’une autre, abandonnant son personnage là pour le reprendre ailleurs dans des lieux et temps différents, plus tôt, plus tard, mais aussi déplaçant les repères qui balisent la quête, les détruisant parfois l’un contre l’autre en les confrontant ou les exposant à trop de raison, brouille les pistes et fait de la réalité concrète cette évidence insaisissable et ouverte à tous les possibles, comme l’est tout autant le matériau du rêve ou de la songerie. C’est cette liberté, que s’octroie le conteur, qui donne à ce récit, composé de séquences brèves et qui pourrait sombrer dans le désordre entre les mains d’un moins habile, cette sinueuse envolée de musique polyphonique dont on sait que dans ses détours et son avancée en ellipses elle suit la ligne secrète qui la mènera au bout d’elle-même.
C’est cette liberté que, logiquement, on retrouve dans l’écriture même, dans la manière qu’a l’auteur de poser les mots sur la page, belle écriture souple, fluide, à la syntaxe bousculée souvent, et on serait tenté de dire désarticulée, si ce n’était que de la longueur de ces phrases (qui relève parfois de l’exploit), on peut voir s’élever comme un long ruban de fumée se déployant en arabesques, comme un appel de muezzin ou comme un chant de flûte lancinant qui vous saisit au cœur et vous envoûte. Ainsi commence et se déroule par exemple celle-là, « Ses pieds s’enfonçaient dans la terre fraîchement labourée, chaque pas semblait en faire remonter une odeur obscurément ancienne mais que le labour avait en quelque sorte rétablie dans une jeunesse perpétuelle, vitalités enfouies qui reprenaient vigueur au simple contact de l’air et desquelles (mais ce n’était peut-être qu’une illusion) émanait une humeur doucereuse, charnue, halo comme en diffusent ces plantes que l’on dit aromatiques (thym, marjolaine, centaurée) et pour qui l’odeur n’est en rien un plaisir, une sorte de joliesse dont elles agrémenteraient leur présence, mais une barrière de défense, un bouclier, une cloche d’humidité qui les met, tant faire que se peut… », phrase qui s’achève dix-huit lignes plus loin et qui, dans l’enivrante évocation des sensations diverses éprouvées par Louise, ne peut que nous transmettre, à nous aussi, lecteurs, ce sentiment de « formidable allégresse » qui s’empare d’elle à ce moment-là. Allégresse qui prend sa source dans ce que nous promet le titre, disions-nous, où dans « ce que je te ferai voir » tient déjà tout ce qui fera basculer le destin de ce personnage.
Je parlais plus haut de musique parce qu’il y a dans ce texte, construit comme une partition, un exercice continu d’allègement, un appel à l’élévation comme dans un stabat mater, un exercice d’exorcisme du passé qui conduit Louise à lentement se dépouiller de ce qui, au départ, constituait le premier objet de sa quête. Et survient un moment de partage du temps où quelque chose dit qu’il est déjà trop tard: « Tous ces mots sortis de la bouche du vieil homme étaient pour Louise comme des feuilles qui s’envolaient d’un arbre. Il aurait fallu qu’elle coure pour les rattraper […] Mais c’était trop tard. Elle était venue trop tard, trop vieille , pour que la confirmation des faits qui avaient obsédé sa vie puisse de quelque manière lui apporter apaisement. » Trop tard pour tout ?… Rencontres et partages jalonnent ce récit, comme, entre autres, ceux que fait Louise avec Ali, l’ancien goumier, compagnon d’armes du disparu, ou avec le père Adolphe, ce prêtre entièrement voué à la mission de soigner les migrants rescapés des naufrages en mer. Je citerai ici Marie-Jo Freixe qui rend ainsi justement compte de cette inattendue et ultime bifurcation dans le cours du récit: « Peu à peu, la recherche du passé perd de son urgence, le présent s’impose et ce sont d’autres situations douloureuses de perte, de disparition qui apparaissent. Le texte se fait alors politique dénonçant par la voix d’Ali: « Passeurs, recruteurs, tous les mêmes ceux qui sont venus nous chercher pour l’Indochine, ceux qui sont venus nous chercher pour les usines, et ceux qui viennent maintenant chercher nos fils à prix d’or pour des rêves inaccessibles. »
Si le texte se fait politique, il se fait aussi, à coup sûr, chemin d’initiation et de révélation. Et, en effet, c’est au contact de ce pays, et tous sens confondus, exaltés, de ses couleurs, de ses parfums, de ses saveurs et de ses bruits, comme aussi dans l’approche des gens qu’elle y découvre, dont font partie le père Adolphe et tous ceux-là encore, assiégés de détresse, et ce petit enfant que sa mère a porté valeureusement à travers le désert, jusqu’à mourir d’épuisement, ce tout petit garçon, baptisé Louis, bébé encore (ce fils qu’elle n’a pas eu) dont l’existence, tout comme jadis la sienne, s’ouvre sur la misère de l’absence, que Louise confrontée à d’autres dimensions du monde et de l’humanité se déploie en une autre dont l’éclosion éclate brusquement en musique de fête et de vie: « Déjà les cantiques fusaient au rythme des percussions africaines. Le petit Louis à nouveau dans ses bras, la danse continuait. La djellaba blanche bien trop grande pour l’enfant leur faisaient comme une traîne. »

Il est des livres qui, au contact de la tragédie du monde, projettent des clartés, lumière vacillante mais obstinée qui veille dans les âmes de bonne volonté. Le roman de Michel Séonnet fait partie de ceux-là, qui nous apaisent pour un temps de la douleur humaine, ouvrant la porte sur un horizon de collines lointaines dont il est nécessaire de croire que les vieilles forêts amies qui recouvrent leurs crêtes ne seront pas, elles aussi, brûlées au feu de la désespérance.

Michel Diaz

Chemins de traverse N° 45 – Décembre 2014

Le gardien du silence - couverture
Le Gardien du silence, Éditions L’Amourier, avril 2014

Recueil de nouvelles de Michel Diaz, lu par Brigitte Guilhot

Dès sa note d’introduction, Michel Diaz nous plonge dans ce qu’il nomme «  ces tâtonnements d’infirmes qui nous ouvrent ces routes étroites sur lesquelles nous avançons ». Au service de ces tâtonnements, il y a nos sens dont nous usons si maladroitement et incomplètement et, parmi eux, l’ouïe et, au cœur de l’ouïe, les sons et les silences.
« Il y a des silences fermés sur leur secret, écrit-il. Et d’autres, par lesquels un secret se révèle. Et il y a les mots de la parole qui, parfois, ne font qu’ajouter au silence un silence plus grand encore. »
Ainsi, les humains que nous sommes tentent de se comprendre à travers les mots de la parole et ne réussissent, dans le meilleur des cas, qu’à s’imaginer. Parfois, le silence parle mieux ; peut-être parce qu’il est plus audacieux ; encore faut-il avoir le courage de l’écouter pour entendre au-delà des mots et découvrir alors « une parole qui ne bruit que pour éclairer, en son centre, d’un faisceau de lumière incertain, l’espace opaque de ce qui se tait. »

L’écriture de Michel Diaz offre une savoureuse lecture, ciselée, fruitée, odorante, impertinente, ludique, profonde, nostalgique, extravagante (!), dont je déguste chaque phrase, l’imaginant, lui, l’auteur, penché sur sa feuille, peignant avec jubilation et précision chaque détail, harmonisant les rythmes, ponctuant les silences et savourant avant l’heure le plaisir de la lectrice que je suis. J’aime sentir, lorsque je découvre un texte, son auteur jubiler et son écriture me prendre dans ses filets.
C’est ce qui se passe dès les premières lignes de Garde à vue, nouvelle qui ouvre ce recueil, alors qu’Antoine Garapond « la pantoufle indolente et le pyjama nonchalant » se lève en ce matin de mai, « prometteur de lumière et de vie frissonnante », pour préparer comme chaque jour le petit-déjeuner de Luisa, sa femme encore endormie.
Mais « Il y a de ces jours qui cahotent à peine commencés », nous dit-on et, quelques minutes plus tard, lorsque deux policiers font retentir la sonnette et les premières mesures de Frère Jacques, Antoine Garapond comprend que son carnet a été retrouvé et que les ennuis vont commencer.

Dans ce texte à la fois politique et humaniste, l’humour d’Antoine Garapond – professeur d’Histoire à la retraite, sosie de Lénine dont l’histoire familiale a fait un quasi-cousin, défenseur de la dignité humaine et de la littérature censurée – côtoie la bêtise d’un juge dressé à condamner aveuglément, tandis que la poésie de la vie dont tout son être déborde se heurte de plein front à la cruauté d’une réalité sociale obscène et intraitable.
D’où son engagement. D’où son petit carnet noirci de notes rédigées hâtivement au fil de l’inspiration « dans une écriture serrée que l’on pouvait dire presque illisible » avec le projet d’un Essai édité clandestinement et distribué sous le manteau ; petit carnet malencontreusement égaré un jour de promenade et tombé entre les mains d’un mouchard, puis de la police, puis de la justice qui, après en avoir scrupuleusement décortiqué le contenu, va décider de faire taire son auteur.

Ce texte brutal, voire odieux dans ce qu’il dénonce et ce qu’il envisage de l’avenir des humains dans une société qui veut contrôler jusqu’à leur mort, est bourré de vitalité, d’humour, d’images et de digressions gambadant « comme un poulain fou dans un pré, se cabrant et ruant, repartant de plus belle » dans l’esprit de ce personnage pétillant d’intelligence, de vitalité et débordant de tendresse pour la vie elle-même – quand bien même convaincu de son impermanence – qu’est Antoine Garapond.
Et c’est dans cet entre-deux (la froide certitude du juge et la belle folie du penseur-poète engagé) que se glisse le silence, dans cette ombre de la clandestinité et de la censure dont le vieil homme pense « [qu’elle] était après tout, une belle alliée (discrète et riche de ressources, de passages secrets bruissant de pas furtifs et de mains affairées)… » car au service de la liberté de vivre, d’écrire et de parler.

Dans Le Gardien du silence qui donne son titre au recueil, Miche Diaz nous invite à partager un Voyage de Mémoire individuelle et collective, en compagnie du narrateur, un homme de 50 ans, comédien et metteur en scène de théâtre, dont le père est mort quelques mois plus tôt.
« Cet événement (la disparition de mon père), et un certain nombre de petits faits que je vis se produire et se répéter à partir de ce moment-là (et sur lesquels je ne désire pas m’appesantir) m’emplissaient d’un désespoir primaire, d’une tristesse à la fois insistante et diffuse que je n’ai jamais réussi à identifier tout à fait. »
Cette tristesse, ce désespoir, cette nostalgie aussi caressent ces pages de la première à la dernière. Tout d’abord, dans cet art déployé par l’auteur de nous replonger dans nos souvenirs de terre, d’humus, de village, d’odeurs, de lumière, de vieil homme enfin, image familière d’un grand-père, peut-être, ou d’un passant, forcément croisé un jour ou l’autre au cours de notre enfance, et qu’il dépeint ainsi :
« Il était tel qu’on me l’avait décrit, un grand bonhomme qui allait sur ses quatre-vingts ans, la stature d’un bûcheron, l’œil vif, solide encore, enraciné dans cette terre qu’il n’avait jamais quittée. »
Et plus loin :
« Il parlait, sans forcer sur sa voix, retenue et basse, juste ce qu’il fallait pour que je le comprenne, faisant des mots qu’il employait une musique grave, presque caverneuse, qui lui montait du fond de la poitrine, portée par un accent qui avait dans sa gorge le bruit sourd des galets dérangés qui gémissent et s’entrechoquent quand on descend marcher pieds nus dans le lit d’un torrent. »

Nous y sommes.
Entre ce fils/metteur en scène qui désire raviver la mémoire de ce père disparu, interné politique au camp du Carlitte l’année de ses 18 ans, et Raymond, le vieil homme, qui a érigé un musée à la mémoire de ce camp dans lequel il a été lui aussi enfermé comme ses milliers de camarades – « … républicains, espagnols, réfugiés dans l’Hexagone depuis 1939. Membres des brigades internationales. Antifascistes ou communistes suspectés d’être un danger pour la France… » –, on comprend peu à peu que la rencontre ne sera pas possible. Du moins, pas comme l’espérait le plus jeune. Car elle aura finalement lieu, cette rencontre, plusieurs mois plus tard, dans une confidence inattendue tout autant que terrible, venue du plus profond du silence et des nuits de solitude de Raymond.
De la solitude, le narrateur dit au début :
« La solitude ne m’est pas hostile. Je la trouve plutôt rassurante. J’aime bien savoir qu’elle est là… »
Tandis que le vieil homme lui répond à un moment :
« Je respecte les livres, mais il y a aussi les mots de la vraie vie, ceux qui vous sauvent du naufrage parce que quelqu’un les a dits au moment où il le fallait. (…) Moi, par exemple, vous voyez, j’aurais bien aimé, pour qu’il rende la solitude un peu supportable, que mon père me dise… je ne sais pas… mais par exemple… »
Mais son père n’était pas homme à combler cette attente.

Pour nous lecteurs, la boucle est bouclée quand l’hommage que le narrateur rend à son père – grâce à cette rencontre avec son double magnifique – offre un passage à la confidence jusqu’alors impossible de Raymond et brise enfin le silence de la mémoire. Alors, les histoires individuelles, étroitement mêlées à la Grande Histoire, inventent une musique de chair, de larmes et de consolation qui nous touche au cœur.

De la troisième nouvelle, Les quarantièmes rugissants, je ne dirai pas grand-chose, si ce n’est qu’elle est selon moi la bombe à retardement de ce recueil, son point culminant, l’audace de son auteur, la manifestation du silence croupi qui explose à un moment puis tue à petit feu, pour le reste de leur vie, les protagonistes de l’histoire.
Écrite elle aussi à la première personne, elle « met en scène » le narrateur (Samuel) et sa sœur (Agatha), faux jumeaux de quarante ans dont le père vient de mourir… « D’un imprévisible accident vasculaire que personne n’a vu venir, et lui encore moins. »  « Et, souligne Samuel, ironie du sort envers un incroyant de l’espèce la plus forcenée : le lundi de Pâques, pendant la nuit, au creux le plus secret de son sommeil, à côté de ma mère. »
Il n’y a pas que le père qui est « forcené » dans cette famille et le face-à-face entre le frère et la sœur (dont le premier affirme que la seconde est « à demi-dingue », tout en se trouvant contraint de s’interroger plus tard sur sa propre dinguerie), la veille de l’incinération du père – que je me plais à imaginer se retournant dans son cercueil planté au milieu du salon, entouré de six cierges, deux étages en dessous – , « [dans] une petite chambre sous les combles, une chambre d’appoint si on veut, un espace plutôt exigu, mais équipé d’un petit coin toilette et accueillant deux lits jumeaux, accolés presque l’un à l’autre », tient du drame familial mythique.

Encore une fois, l’écriture de Michel Diaz nous entraîne dans un jeu de dialogues à la fois jubilatoires (cet homme satisfait, coincé de partout qui essaye de garder son quant-à-soi face à une sœur voracement extrême) et une poésie brutale et belle, lorsque Agatha provoque Samuel jusqu’au bout de la nuit à coups de grandes tirades théâtrales, pour crever une fois pour toutes l’abcès du silence.
« C’est alors qu’elle a pris des airs de pythonisse, s’est mise à chuchoter :  » … Tu entends, maintenant… ce silence ?… Ce ronflement ténu… comme une fronde qui tournoie… au bout du bras immense, immense de la nuit… C’est le sang dans mes tempes, non ?…  » »
Et ce qui doit arriver, arrivera… peut-être.
Alors – on l’imagine ainsi –, le lendemain, au cul de la voiture funéraire, les crêpes noirs des veuves glisseront sur des bouches cousues et des mines de circonstance, tandis que s’étirera un lent cortège accablé par la disparition d’un père à jamais condamné au silence.
Mais l’Écrivain est là pour réveiller les morts.

« Il est tard dans la nuit quand j’écris ces lignes. »
Dans L’Invitation, l’auteur poursuit son chemin de deuil et nous emmène cette fois sur les traces de la mère. Ces lignes écrites dans la nuit après une visite « là-bas » pour s’occuper de la maison et du jardin désormais déserts – visite dont il rentre « vanné » – sont d’un réalisme ordinaire troublant.
Le portrait de la mère d’abord, si aisément reconnaissable pour le lecteur car, encore une fois, si familier quand bien même cette mère ne ressemble qu’à elle ; puis le corps du fils en sa présence, que nous imaginons planté silencieusement devant elle, à la merci de sa tyrannie domestique et dans l’attente d’instants de douceurs diffus auxquels il s’abandonne puisqu’il est si tard dans la vie de la vieille femme et qu’il en est ainsi depuis toujours.
« (…) l’amour était, pour elle, un nœud coulant passé au cou des siens, le moyen à ses yeux, en tirant sur la corde, de les tenir toujours au plus près de son cœur. »
Cette mère « éternellement nourricière », son fils, lors de ses dernières visites, a fini par l’emmener au restaurant pour la protéger de la fatigue de l’organisation d’un repas et pour se protéger lui-même d’un risque d’intoxication « [car] inspecter les entrailles de son réfrigérateur et l’avertir d’un danger possible d’empoisonnement… c’était, chaque fois, s’exposer à ses foudres et au rire qui la prenait comme on rit au « mot » d’un enfant qui croyait pourtant dire quelque chose de grave. »

Précisément, c’est la présence de l’enfant derrière l’homme ou à l’intérieur de lui qui est touchante dans ce texte ; c’est son regard sur elle qui la voit si bien et depuis si longtemps ; c’est cet enfant, cet homme, ce fils qui part à la recherche de l’image de sa mère après sa mort – « à la rencontre de son âme » – dans ce restaurant où il l’emmenait et qui l’invite à le rejoindre, non pas pour se soulager de « ce vague à l’âme sans fond » mais pour sentir enfin entre eux « cette vibration dans laquelle se tient la présence d’autrui, cette musique indéfinie, qui va de l’un à l’autre, douce et chaude, sans heurts, par frôlements, par glissements, sans froisser les feuillages de l’air, sans heurter le moindre silence. »
Et imaginer un ultime message.

Je le disais plus haut : l’Écrivain est là pour réveiller les morts. Dans cette dernière nouvelle au titre énigmatique, Portrait de l’auteur en jeune homme sur une table d’autopsie, l’auteur ne se contente pas de réveiller les morts mais il empêche celui-ci de s’endormir. Ou, peut-être, se tient-il lui-même en éveil pour, le moment venu qui viendra forcément, avoir déjà fait un bout de chemin. Ou encore, nous annonçant que tout cela est sans espoir, il nous offre un dernier tour de manège de haute volée littéraire.

Le narrateur est donc un jeune homme de 30 ans – pour autant qu’il s’en souvienne – qui se retrouve sur une table d’autopsie après un accident de moto, sans doute pour offrir à la science ses organes en parfait état de fonctionnement… « je pourrais m’avancer à dire que mon cœur battait comme une horloge suisse, que mes reins auraient pu servir d’alambic à un alchimiste, et que mes poumons étaient aussi nets qu’une nappe d’autel… »
Mais tout est anecdotique qui concerne son corps et ce qu’il vivait « avant », dont il se souvient par bribes, sans émotions mais non sans poésie… « Une bande de plage au soleil où un dauphin se décompose sur un lit de varechs, dans l’odeur de goudron des barques de pêcheurs… »

Ce texte, en vérité, est un long poème (dont, pour être franche, je n’ai su que faire à ma première lecture, lui trouvant je crois trop de mots… et dans lequel je me suis laissé immerger à la seconde) porté par deux voix : celle du jeune homme qui avait, semble-t-il, un certain goût pour l’écriture et une autre venue d’ailleurs :
« (…) cette voix dans mes oreilles, qui m’évite, quand je l’entends, de rouler mon esprit sur lui-même, de tourner ma pensée, comme ça, et de la retourner jusqu’à m’en donner le vertige. Je déteste pourtant, d’habitude, être dérangé quand je dors. »
Cette voix, donc, qui lui annonce d’entrée :
« Que cela soit clair entre nous, et sans cachotteries : ici, ton alphabet n’a plus de sens. Ton raisonnement n’a plus cours. » Avant d’entamer un long dialogue avec lui.

Ainsi, « dans cette sorte de sommeil où j’ai la bienheureuse sensation d’être sur un nuage », en écho de miroir et de mots avec son double désincarné que d’aucuns appelleraient « son âme », le jeune homme observe le monde et lui-même évoluer dans « un silence si pur que je n’entends que lui… » et, poursuivant ainsi son ultime voyage, retourne à l’origine.

Pour conclure ma lecture de ce recueil puissant et beau, nostalgique et terriblement vivant, j’ai envie de reprendre ces mots du jeune homme qui racontent mieux que personne l’Écriture de Michel Diaz et justifient à eux seuls le plaisir de la découvrir ou de la retrouver :
« Moi, j’étais obsédé par la mélodie de la langue et, en tant que lecteur, j’allais vers les auteurs chez qui je la trouvais. Les hauteurs où je supposais que j’allais la trouver. La mélodie, ce n’est ni plus ni moins, pour un auteur, qu’un gage d’immortalité… »

Brigitte Guilhot

Note d’introduction – Le Gardien du silence

Note d’introduction au recueil de nouvelles Le Gardien du silence (éd. L’Amourier, avril 2014)

Il y a des silences fermés sur leur secret. Et d’autres, par lesquels un secret se révèle.

Et il y a les mots de la parole qui, parfois, ne font qu’ajouter au silence un silence plus grand encore. Ou, au contraire, le déchirent dans le frémissement inespéré de ce dont ils parviennent à le délivrer.

Ce qui est sûr encore, c’est que le monde dans lequel nous évoluons, qui nous entoure et que nous percevons, croyons pouvoir interpréter, échappe en grande partie à nos sens. Comme certaines fréquences de couleurs échappent à notre rétine, ou certaines fréquences de sons à notre ouïe. Si la splendeur de la palette que composent les couleurs ultra-violettes demeure invisible à nos yeux, et le demeurera toujours, la richesse des ultrasons, pour ne parler que d’eux, échappe aussi à nos oreilles. Quant à notre odorat, notre toucher et notre goût, ce ne sont, eux encore, que les instruments imparfaits de ces tâtonnements d’infirmes qui nous ouvrent ces routes étroites sur lesquelles nous avançons.

De même, l’autre, celui-là, que nous essayons de comprendre pour l’approcher au plus près de lui-même, reste ce monde auquel, réduits à nos limites, intelligentes, affectives et sensorielles, nous n’avons que très partiellement accès et que, pour tenter de le mieux connaître, nous sommes en grande partie contraints d’imaginer.

Aussi, ce que nous ne pouvons comprendre tout à fait, ou ce dont la réalité exacte nous échappe, ou ce qui semble encore s’avancer vers nous derrière sa muraille de brumes et qui, tout naturellement, se charge de lourdes menaces, nous pouvons toujours essayer de le traduire en mots, pour en prendre un peu plus connaissance ou seulement l’exorciser, mais nous ne pouvons le transmettre vraiment que par le silence ou, plus exactement, par les obliques et tortueux chemins d’une parole qui ne bruit que pour éclairer, en son centre, d’un faisceau de lumière incertaine, l’espace opaque de ce qui se tait.

Michel Diaz

LE GARDIEN DU SILENCE – L’IRESUTHE, N° 31 – Septembre 2014

Image1
Des nouvelles de Michel DIAZ, lues par…  Jean-Claude Valléjo
Michel DIAZ –  LE GARDIEN DU SILENCE – L’Amourier éditions, 2014

Michel Diaz nous propose régulièrement depuis quelques temps des nouvelles où l’on peut apprécier les qualités de sa langue et l’univers qui est le sien. Nous avons reçu au cœur de l’été ce recueil de cinq nouvelles, précédé d’une note d’introduction éclairante sur son pari d’écriture, explorant aux limites des sens ce qu’on peut connaître du monde, de l’autre ; écrire pour essayer d’avancer dans l’inconnaissable. Sa prose est empreinte de poésie, de fantaisie, d’humour et de désespoir. Les nouvelles illustrant son propos sont de petites merveilles.
Image 2 Gardien du silence
Le personnage de Garde à vue, Antoine Garapond, est un retraité de l’enseignement, paisible et vieillissant, comme il se doit, menant une vie bien ordinaire. Par quel mystère la perte d’un carnet apparemment anodin va-t-elle le conduire devant un juge ?… Vers quel abîme va-t-il basculer, avec Luisa, son épouse ?… Michel Diaz révèle impitoyablement nos angoisses sociétales actuelles. Seul récit à la troisième personne parmi les cinq du recueil.
Dans Le Gardien du silence, qui donne son titre au recueil, pourquoi le narrateur, homme de théâtre, tient-il tant à rencontrer Raymond, l’ancien gardien et fondateur du musée d’un camp d’internement des Pyrénées Orientales ? Avec en toile de fond la Retirada, la guerre, la collaboration et la Résistance, un texte émouvant tendu sur le fil fragile de la mémoire et de la vie.

Quel « acte irréparable », parvenu à la quarantaine, le narrateur des Quarantième rugissants a-t-il pu commettre ?… Au moment du décès du père, la tension avec sa sœur jumelle, eux que tout oppose, monte, paroxystique, jusqu’à la folie, jusqu’au point de rupture ultime…
Après un premier paragraphe remarquable sur l’écriture, et son « inconsolable clarté »,
le narrateur nous fait assister à une Invitation bouleversante de solitude où la rumeur du restaurant se fait étrange silence pour accueillir une scène spectrale, car « la conscience des choses est quelquefois obscure. Sans doute est-ce dans le plus grand éloignement qui soit, dans l’absence la plus absolue, qu’il est possible aux âmes de se rapprocher le plus et de tisser entre elles ces correspondances secrètes où se pose la voix de l’imprévisible. » Les histoires de Michel Diaz frôlent parfois le fantastique. Avec délicatesse.

Le recueil s’achève sur un Portrait de l’auteur en jeune homme sur une table d’autopsie, dans un curieux face à face avec son légiste. Humour et fantastique, donc. Et dérision : « Je déteste pourtant, d’habitude, être dérangé quand je dors. » Face à face avec soi-même, ce qu’on fut,
ce qu’on sera. Extraordinaire d’intense frénésie, la langue de Michel Diaz semble par moments s’en aller du côté de Maldoror auquel ce texte vertigineux me fait de loin penser. Cet incertain voyage immobile fait de cet improbable narrateur, à sa manière, un autre gardien du silence.

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Les personnages et les narrateurs de ce recueil ont des rapports tortueux, complexes et contrastés, au monde, à l’autre, aux proches. Leur solitude tragique ou simplement pathétique se résout à travers les mots et l’écriture, pour repousser les limites de l’indicible, les mots écrits pour traverser ces silences qui nous assourdissent.
Des nouvelles à découvrir au plus vite.

JCV

Lamourier Editions – Lettre d’information N°139 : nouvelle parution : « Le Gardien du silence » nouvelles de Michel Diaz

Lettre d’information n° 139 http://www.amourier.comDes nouvelles de l’AMOURIER

Nouvelle parution
(nouvelles)

Le Gardien du silence de Michel Diaz

 

À vous, ami(e)s des livres,Nous voici publiant en ce début de printemps un recueil de nouvelles… Jouons sur l’origine du mot (novella) pour inférer que la saison est bien choisie, quand tout renaît, bourgeonne et fleurit autour de nous…!
Genre littéraire à part entière, la nouvelle peine à trouver ses lecteurs en France, contrairement aux pays anglo-saxons. Pourtant, rares sont les romanciers d’importance qui n’aient écrit de recueils de nouvelles… quand d’autres écrivains ont choisi de ne s’exprimer que par elle.Michel Diaz est de ceux-là. Nourri de sa passion et de ses recherches sur le théâtre, il s’est tourné vers la forme resserrée, concentrée sur des procédés de dramatisation appropriés : lieux uniques, personnages peu nombreux et fin souvent inattendue. Il continue de “pétrir la pâte humaine”, d’interroger le secret de gens ordinaires.
Dans ce deuxième recueil publié à L’Amourier, Le Gardien du silence,Michel Diaz développe la thématique du silence, celle de la parole close sur un secret de vie, ou de la parole qui, cherchant à se faire jour, révèle parfois une insoutenable vérité. À la croisée de l’Histoire et de l’intimité des êtres, de la densité qui leur est ici donnée, chaque nouvelle est une lucarne ouverte sur notre détresse et nos espérances, fond commun lucide de notre humanité.
Vous pouvez lire des extraits de ce livre sur notre site et découvrir la bibliographie de l’auteur en cliquant .Vous pourrez le rencontrer et l’entendre lire la nouvelle éponyme de ce recueil lors de nos Voix du Basilic, qui se tiendront cette année les 30, 31 mai et 1er juin à Coaraze.
C’est bientôt ! Vous pouvez voir le programme en page d’accueil de notre site, réserver dès maintenant gîtes et couverts et vous inscrire le vendredi, soit à la randonnée poétique, soit à l’atelier d’écriture
Soyez les bienvenus !En amitié, et à bientôt,
Bernadette Griot
amourier.com