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Introduction – Le petit train des gueules cassées

Couv. Petit train des Gueules Cassées2

Introduction au recueil collectif de nouvelles Le petit train des gueules cassées,
Editions de L’Ours Blanc (janvier 2015)

Dissipons dès l’entrée tout malentendu, peut-être toute appréhension dans l’esprit du lecteur.
Ce recueil ne contient aucun récit de guerre, n’est consacré ni à évoquer les horreurs ni à rappeler les profonds traumatismes que l’atroce conflit, qui ouvrit dans le feu et le sang le siècle précédent, a imprimé dans la mémoire collective.
Pourtant, si cet ouvrage venait à être lu par des lecteurs trop jeunes pour ne s’être pas renseignés (ou ne pas en avoir été informés) sur les dommages que causa l’utilisation du premier matériel de guerre « moderne », il n’est pas inutile de rappeler que l’expression « gueules cassées », que l’on retrouve dans son titre, fut inventée par le colonel Picot, premier président de l’Union des blessés de la face et de la tête. Elle désignera donc les survivants de la Première Guerre mondiale ayant subi une ou plusieurs blessures au combat et affectés par des séquelles physiques graves, notamment au niveau du visage, et ne concernera d’abord que ces pauvres poilus qui, pour nombre d’entre eux, avaient reçu un éclat d’obus en pleine figure et s’en étaient trouvés dé-visagés au point d’en perdre quelquefois toute apparence humaine.

Image forte, évocatrice, irremplaçable désormais, cette expression est donc circonscrite, en son origine, à un contexte historiquement bien précis. Elle le restera durablement.
Mais la langue, on le sait, qui fait feu de tout bois, ne demande qu’à s’emparer, les détournant parfois, les connotant différemment, déplaçant leur champ sémantique, leur donnant ainsi l’occasion d’une seconde vie, des expressions qui, telles des « formules choc », parlent à notre imaginaire.

Car la vie « ordinaire », celle qui va son « petit train » à travers montagnes et vaux qui jalonnent nos paysages, ne nous épargne pas non plus. Et il faut bien l’admettre : pas toujours moins cruellement. Déchirures du cœur, plaies saignantes de l’âme, esprits blessés, vies estropiées, fracturées, mutilées, amputées, destins bouleversés, trajectoires détruites ou infléchies vers la folie, sont parfois les effets, à tous les coups dévastateurs, le plus souvent irréversibles, et quelquefois mortels, que les éclats d’obus de l’existence infligent aussi aux vivants dont nous sommes.
« Frères humains », écrit François Villon dans sa ballade, nous laissant, lui aussi, le précieux héritage de sa formule que nous sommes loin d’avoir épuisée. Formule chargée de douleur empathique, initiale d’un chant profond que nous avons heureusement récupérée, et qui contient dans ces deux mots tout le poids de la compassion que nous inspire le spectacle de la condition humaine.

Les textes réunis ici, de tons et styles différents, s’attachent à nous raconter des histoires de frères humains, des histoires de gueules cassées, parfois dès la naissance, auxquelles nous ne pouvons rester ni insensibles ni indifférents, car toutes sont étroitement accordées à ce qu’est notre sort d’humains, à notre passage en ce monde, à notre statut de vivants, celui qui simplement consiste à essayer de faire face aux maux de l’existence et à ses détours imprévus, à tenter de vivre le mieux possible, à survivre parfois malgré tout, parfois aussi à renoncer.
On nous dira, peut-être, que ce sont là des textes bien « noirs ». Mais voir « la vie en rose » relève plutôt du registre de la chanson quand elle fait vibrer les violons des amours éternelles et les cordes des grands sentiments. Pas de celui de la littérature. Qui s’efforce de bien planter ses yeux dans ceux de la réalité, ou dans ce qui parfois échappe à notre rationalité mais qui n’en existe pas moins. Ce n’est pas la petite Dame qui a chanté ces mots, les avait même écrits pour conjurer le mauvais sort jeté sur son frêle corps maladif et sa vie d’amoureuse désillusionnée, qui oserait nous démentir.

Noirs, ces textes le sont, sans aucun doute, et tout ce qui précède n’aura tout compte fait servi qu’à en annoncer la couleur. Car le noir est une couleur. Celle aussi de la nuit. Et c’est dans sa noirceur que les yeux, s’y accoutumant, arrivent peu à peu à discerner les formes qu’elle dissimulait, à les apprivoiser et à les désigner, redonnant liberté à nos mains, repères à nos pas.
Et c’est aussi du fond du noir qu’émerge parfois la lumière. Des coulisses d’un monde qu’on croit indifférent à nos misères et durablement établi sous la neige des jours.

Lumière de l’esprit, du cœur, de l’appel, quelquefois, à rejoindre la paix de l’oubli. Mais appel, avant tout, de l’irréductible nécessité de demeurer dans la clarté, trop souvent vacillante, de notre humanité.
Car c’est bien de cela dont il s’agit ici, à quoi s’appliquent ces nouvelles : porter cette clarté sur nos visages pour essuyer leur masque de pénombre et partager ce qui, se découvrant à nos regards, y persiste opiniâtrement de jour.
En fait, nous réappropriant ce terme emprunté au lexique de la croyance (à laquelle nous ne pouvons le laisser en capture – à son seul usage et profit), nous dirons qu’il y est question de « salut ». Non, bien entendu, dans le sens, religieux et métaphysique, où l’on évoque le « salut des âmes », mais dans une acception éthique, c’est-à-dire dans cet effort inviolable de l’esprit et du cœur qui, s’en remettant à eux-mêmes, tâchent d’y trouver les ressources de leur propre libération.
Car que ce soit dans le chagrin ou la douleur, dans l’inquiétude ou la poignance de leur vie, voire dans leur folie, les personnages (vrais ou inventés) qui traversent ces textes, ne se laissent jamais abattre du premier coup par le poids de l’épreuve. Tous, on le verra bien ici, ont d’abord pour projet de survivre, de se battre, ou de se débattre, mais ne peuvent le faire, ou ne consentent à le faire, qu’en se raccrochant (et parfois désespérément) à ce que les valeurs intransigeantes de l’amour offrent de plus précieux, cette attention sensible qu’on témoigne envers autrui, qui est aussi la volonté de s’éprouver dans l’autre et de s’y reconnaître.
C’est en cela que chacun d’eux, à sa manière, de manière parfois intuitive, de manière parfois résolue, et avec plus ou moins de succès, tâche de se « sauver » du tourment de ces contingences auxquelles notre sort d’humains se trouve confronté.
Mais certains personnages (de premier ou de second plan), comme coulant en eau profonde, se laissent entraîner dans la chute morale, se retrouvant alors perdus, clamans in deserto, et c’est alors du noir de leur détresse – et même en quelques cas de leur ignominie – que nous apparaît le côté le plus pathétique de leur humanité. Salauds, parfois, mais à jamais frères humains, oui, frères désespérément humains. Habitants d’un monde incendié par les feux de leur propre souffrance, n’ayant pas toujours la maîtrise des mots qui pourraient la nommer et dont même, parfois, ils n’ont pas la moindre conscience. C’est peut-être cela qu’on appelle l’enfer.

Et puis, allez, pour en finir, car il faut bien le dire enfin, histoire d’être tout à fait honnête avec les auteurs de ces textes : le lecteur ne manquera pas d’y trouver quelques plages et pages d’humour (noir ou grinçant, mordant ou quelquefois farcesque) puisque, comme chacun le sait, si « l’humour est la politesse du désespoir », il est aussi une forme de politesse à l’égard du lecteur. Comme une main tendue, un geste de complicité, une démarche nécessaire pour dédramatiser ce qui, maintenu ainsi à distance, s’allège de son poids et s’amuse à narguer ce que la vie prétend nous imposer de tyranniquement sérieux.

Michel Diaz

Appel à souscription – Parution janvier 2015

Couv. Petit train des Gueules Cassées2

Les éditions de L’Ours Blanc sont heureuses de vous annoncer la parution prochaine
de l’ouvrage Le Petit train des gueules cassées,
recueil collectif de nouvelles réunies sous la direction éditoriale de Michel Diaz.

13 textes de Michel Diaz, James Faust, Brigitte Guilhot, Lucien Nosloj, Tristan Préal,
Sylvie Prolonge, Françoise Rachmuhl, Anne Renault, Christian Rome.
Préface de Michel Diaz

Prix de vente public, 12 € (220 pages)

*   *   *

[…] Les textes réunis ici, de tons et styles différents, s’attachent à nous raconter des histoires de frères humains, des histoires de gueules cassées, parfois dès la naissance, auxquelles nous ne pouvons rester ni insensibles ni indifférents, car toutes sont étroitement accordées à ce qu’est notre sort terrestre, à notre passage en ce monde, à notre statut de vivants, celui qui simplement consiste à essayer de faire face aux maux de l’existence et à ses détours imprévus, à tenter de vivre le mieux possible, à survivre parfois malgré tout, parfois aussi à renoncer.
[…] Noirs, ces textes le sont, sans aucun doute. Mais le noir est une couleur. Celle aussi de la nuit. Et c’est dans sa noirceur que les yeux, s’y accoutumant, arrivent peu à peu à discerner les formes qu’elle dissimulait, à les apprivoiser et à les désigner, redonnant liberté à nos mains, repères à nos pas.
Et c’est aussi du fond du noir qu’émerge parfois la lumière. Des coulisses d’un monde qu’on croit indifférent à nos misères et durablement établi sous la neige des jours.
[…] Et c’est bien de cela dont il s’agit ici, à quoi s’appliquent ces nouvelles : porter cette clarté sur nos visages pour essuyer leur masque de pénombre et partager ce qui, se découvrant à nos regards, y persiste opiniâtrement de jour.
Car que ce soit dans le chagrin ou la douleur, dans l’inquiétude ou la poignance de leur vie, voire dans leur folie, les personnages (vrais ou inventés) qui traversent ces textes, ne se laissent jamais abattre du premier coup par le poids de l’épreuve. Tous, on le verra bien ici, ont d’abord pour projet de survivre, de se battre, ou de se débattre, mais ne peuvent le faire, ou ne consentent à le faire, qu’en se raccrochant (et parfois désespérément) à ce que les valeurs intransigeantes de l’amour offrent de plus précieux, cette attention sensible qu’on témoigne envers autrui, qui est aussi la volonté de s’éprouver dans l’autre et de s’y reconnaître. […] [Extrait de la préface de Michel Diaz]

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Chemins de traverse N° 45 – Décembre 2014

Le gardien du silence - couverture
Le Gardien du silence, Éditions L’Amourier, avril 2014

Recueil de nouvelles de Michel Diaz, lu par Brigitte Guilhot

Dès sa note d’introduction, Michel Diaz nous plonge dans ce qu’il nomme «  ces tâtonnements d’infirmes qui nous ouvrent ces routes étroites sur lesquelles nous avançons ». Au service de ces tâtonnements, il y a nos sens dont nous usons si maladroitement et incomplètement et, parmi eux, l’ouïe et, au cœur de l’ouïe, les sons et les silences.
« Il y a des silences fermés sur leur secret, écrit-il. Et d’autres, par lesquels un secret se révèle. Et il y a les mots de la parole qui, parfois, ne font qu’ajouter au silence un silence plus grand encore. »
Ainsi, les humains que nous sommes tentent de se comprendre à travers les mots de la parole et ne réussissent, dans le meilleur des cas, qu’à s’imaginer. Parfois, le silence parle mieux ; peut-être parce qu’il est plus audacieux ; encore faut-il avoir le courage de l’écouter pour entendre au-delà des mots et découvrir alors « une parole qui ne bruit que pour éclairer, en son centre, d’un faisceau de lumière incertain, l’espace opaque de ce qui se tait. »

L’écriture de Michel Diaz offre une savoureuse lecture, ciselée, fruitée, odorante, impertinente, ludique, profonde, nostalgique, extravagante (!), dont je déguste chaque phrase, l’imaginant, lui, l’auteur, penché sur sa feuille, peignant avec jubilation et précision chaque détail, harmonisant les rythmes, ponctuant les silences et savourant avant l’heure le plaisir de la lectrice que je suis. J’aime sentir, lorsque je découvre un texte, son auteur jubiler et son écriture me prendre dans ses filets.
C’est ce qui se passe dès les premières lignes de Garde à vue, nouvelle qui ouvre ce recueil, alors qu’Antoine Garapond « la pantoufle indolente et le pyjama nonchalant » se lève en ce matin de mai, « prometteur de lumière et de vie frissonnante », pour préparer comme chaque jour le petit-déjeuner de Luisa, sa femme encore endormie.
Mais « Il y a de ces jours qui cahotent à peine commencés », nous dit-on et, quelques minutes plus tard, lorsque deux policiers font retentir la sonnette et les premières mesures de Frère Jacques, Antoine Garapond comprend que son carnet a été retrouvé et que les ennuis vont commencer.

Dans ce texte à la fois politique et humaniste, l’humour d’Antoine Garapond – professeur d’Histoire à la retraite, sosie de Lénine dont l’histoire familiale a fait un quasi-cousin, défenseur de la dignité humaine et de la littérature censurée – côtoie la bêtise d’un juge dressé à condamner aveuglément, tandis que la poésie de la vie dont tout son être déborde se heurte de plein front à la cruauté d’une réalité sociale obscène et intraitable.
D’où son engagement. D’où son petit carnet noirci de notes rédigées hâtivement au fil de l’inspiration « dans une écriture serrée que l’on pouvait dire presque illisible » avec le projet d’un Essai édité clandestinement et distribué sous le manteau ; petit carnet malencontreusement égaré un jour de promenade et tombé entre les mains d’un mouchard, puis de la police, puis de la justice qui, après en avoir scrupuleusement décortiqué le contenu, va décider de faire taire son auteur.

Ce texte brutal, voire odieux dans ce qu’il dénonce et ce qu’il envisage de l’avenir des humains dans une société qui veut contrôler jusqu’à leur mort, est bourré de vitalité, d’humour, d’images et de digressions gambadant « comme un poulain fou dans un pré, se cabrant et ruant, repartant de plus belle » dans l’esprit de ce personnage pétillant d’intelligence, de vitalité et débordant de tendresse pour la vie elle-même – quand bien même convaincu de son impermanence – qu’est Antoine Garapond.
Et c’est dans cet entre-deux (la froide certitude du juge et la belle folie du penseur-poète engagé) que se glisse le silence, dans cette ombre de la clandestinité et de la censure dont le vieil homme pense « [qu’elle] était après tout, une belle alliée (discrète et riche de ressources, de passages secrets bruissant de pas furtifs et de mains affairées)… » car au service de la liberté de vivre, d’écrire et de parler.

Dans Le Gardien du silence qui donne son titre au recueil, Miche Diaz nous invite à partager un Voyage de Mémoire individuelle et collective, en compagnie du narrateur, un homme de 50 ans, comédien et metteur en scène de théâtre, dont le père est mort quelques mois plus tôt.
« Cet événement (la disparition de mon père), et un certain nombre de petits faits que je vis se produire et se répéter à partir de ce moment-là (et sur lesquels je ne désire pas m’appesantir) m’emplissaient d’un désespoir primaire, d’une tristesse à la fois insistante et diffuse que je n’ai jamais réussi à identifier tout à fait. »
Cette tristesse, ce désespoir, cette nostalgie aussi caressent ces pages de la première à la dernière. Tout d’abord, dans cet art déployé par l’auteur de nous replonger dans nos souvenirs de terre, d’humus, de village, d’odeurs, de lumière, de vieil homme enfin, image familière d’un grand-père, peut-être, ou d’un passant, forcément croisé un jour ou l’autre au cours de notre enfance, et qu’il dépeint ainsi :
« Il était tel qu’on me l’avait décrit, un grand bonhomme qui allait sur ses quatre-vingts ans, la stature d’un bûcheron, l’œil vif, solide encore, enraciné dans cette terre qu’il n’avait jamais quittée. »
Et plus loin :
« Il parlait, sans forcer sur sa voix, retenue et basse, juste ce qu’il fallait pour que je le comprenne, faisant des mots qu’il employait une musique grave, presque caverneuse, qui lui montait du fond de la poitrine, portée par un accent qui avait dans sa gorge le bruit sourd des galets dérangés qui gémissent et s’entrechoquent quand on descend marcher pieds nus dans le lit d’un torrent. »

Nous y sommes.
Entre ce fils/metteur en scène qui désire raviver la mémoire de ce père disparu, interné politique au camp du Carlitte l’année de ses 18 ans, et Raymond, le vieil homme, qui a érigé un musée à la mémoire de ce camp dans lequel il a été lui aussi enfermé comme ses milliers de camarades – « … républicains, espagnols, réfugiés dans l’Hexagone depuis 1939. Membres des brigades internationales. Antifascistes ou communistes suspectés d’être un danger pour la France… » –, on comprend peu à peu que la rencontre ne sera pas possible. Du moins, pas comme l’espérait le plus jeune. Car elle aura finalement lieu, cette rencontre, plusieurs mois plus tard, dans une confidence inattendue tout autant que terrible, venue du plus profond du silence et des nuits de solitude de Raymond.
De la solitude, le narrateur dit au début :
« La solitude ne m’est pas hostile. Je la trouve plutôt rassurante. J’aime bien savoir qu’elle est là… »
Tandis que le vieil homme lui répond à un moment :
« Je respecte les livres, mais il y a aussi les mots de la vraie vie, ceux qui vous sauvent du naufrage parce que quelqu’un les a dits au moment où il le fallait. (…) Moi, par exemple, vous voyez, j’aurais bien aimé, pour qu’il rende la solitude un peu supportable, que mon père me dise… je ne sais pas… mais par exemple… »
Mais son père n’était pas homme à combler cette attente.

Pour nous lecteurs, la boucle est bouclée quand l’hommage que le narrateur rend à son père – grâce à cette rencontre avec son double magnifique – offre un passage à la confidence jusqu’alors impossible de Raymond et brise enfin le silence de la mémoire. Alors, les histoires individuelles, étroitement mêlées à la Grande Histoire, inventent une musique de chair, de larmes et de consolation qui nous touche au cœur.

De la troisième nouvelle, Les quarantièmes rugissants, je ne dirai pas grand-chose, si ce n’est qu’elle est selon moi la bombe à retardement de ce recueil, son point culminant, l’audace de son auteur, la manifestation du silence croupi qui explose à un moment puis tue à petit feu, pour le reste de leur vie, les protagonistes de l’histoire.
Écrite elle aussi à la première personne, elle « met en scène » le narrateur (Samuel) et sa sœur (Agatha), faux jumeaux de quarante ans dont le père vient de mourir… « D’un imprévisible accident vasculaire que personne n’a vu venir, et lui encore moins. »  « Et, souligne Samuel, ironie du sort envers un incroyant de l’espèce la plus forcenée : le lundi de Pâques, pendant la nuit, au creux le plus secret de son sommeil, à côté de ma mère. »
Il n’y a pas que le père qui est « forcené » dans cette famille et le face-à-face entre le frère et la sœur (dont le premier affirme que la seconde est « à demi-dingue », tout en se trouvant contraint de s’interroger plus tard sur sa propre dinguerie), la veille de l’incinération du père – que je me plais à imaginer se retournant dans son cercueil planté au milieu du salon, entouré de six cierges, deux étages en dessous – , « [dans] une petite chambre sous les combles, une chambre d’appoint si on veut, un espace plutôt exigu, mais équipé d’un petit coin toilette et accueillant deux lits jumeaux, accolés presque l’un à l’autre », tient du drame familial mythique.

Encore une fois, l’écriture de Michel Diaz nous entraîne dans un jeu de dialogues à la fois jubilatoires (cet homme satisfait, coincé de partout qui essaye de garder son quant-à-soi face à une sœur voracement extrême) et une poésie brutale et belle, lorsque Agatha provoque Samuel jusqu’au bout de la nuit à coups de grandes tirades théâtrales, pour crever une fois pour toutes l’abcès du silence.
« C’est alors qu’elle a pris des airs de pythonisse, s’est mise à chuchoter :  » … Tu entends, maintenant… ce silence ?… Ce ronflement ténu… comme une fronde qui tournoie… au bout du bras immense, immense de la nuit… C’est le sang dans mes tempes, non ?…  » »
Et ce qui doit arriver, arrivera… peut-être.
Alors – on l’imagine ainsi –, le lendemain, au cul de la voiture funéraire, les crêpes noirs des veuves glisseront sur des bouches cousues et des mines de circonstance, tandis que s’étirera un lent cortège accablé par la disparition d’un père à jamais condamné au silence.
Mais l’Écrivain est là pour réveiller les morts.

« Il est tard dans la nuit quand j’écris ces lignes. »
Dans L’Invitation, l’auteur poursuit son chemin de deuil et nous emmène cette fois sur les traces de la mère. Ces lignes écrites dans la nuit après une visite « là-bas » pour s’occuper de la maison et du jardin désormais déserts – visite dont il rentre « vanné » – sont d’un réalisme ordinaire troublant.
Le portrait de la mère d’abord, si aisément reconnaissable pour le lecteur car, encore une fois, si familier quand bien même cette mère ne ressemble qu’à elle ; puis le corps du fils en sa présence, que nous imaginons planté silencieusement devant elle, à la merci de sa tyrannie domestique et dans l’attente d’instants de douceurs diffus auxquels il s’abandonne puisqu’il est si tard dans la vie de la vieille femme et qu’il en est ainsi depuis toujours.
« (…) l’amour était, pour elle, un nœud coulant passé au cou des siens, le moyen à ses yeux, en tirant sur la corde, de les tenir toujours au plus près de son cœur. »
Cette mère « éternellement nourricière », son fils, lors de ses dernières visites, a fini par l’emmener au restaurant pour la protéger de la fatigue de l’organisation d’un repas et pour se protéger lui-même d’un risque d’intoxication « [car] inspecter les entrailles de son réfrigérateur et l’avertir d’un danger possible d’empoisonnement… c’était, chaque fois, s’exposer à ses foudres et au rire qui la prenait comme on rit au « mot » d’un enfant qui croyait pourtant dire quelque chose de grave. »

Précisément, c’est la présence de l’enfant derrière l’homme ou à l’intérieur de lui qui est touchante dans ce texte ; c’est son regard sur elle qui la voit si bien et depuis si longtemps ; c’est cet enfant, cet homme, ce fils qui part à la recherche de l’image de sa mère après sa mort – « à la rencontre de son âme » – dans ce restaurant où il l’emmenait et qui l’invite à le rejoindre, non pas pour se soulager de « ce vague à l’âme sans fond » mais pour sentir enfin entre eux « cette vibration dans laquelle se tient la présence d’autrui, cette musique indéfinie, qui va de l’un à l’autre, douce et chaude, sans heurts, par frôlements, par glissements, sans froisser les feuillages de l’air, sans heurter le moindre silence. »
Et imaginer un ultime message.

Je le disais plus haut : l’Écrivain est là pour réveiller les morts. Dans cette dernière nouvelle au titre énigmatique, Portrait de l’auteur en jeune homme sur une table d’autopsie, l’auteur ne se contente pas de réveiller les morts mais il empêche celui-ci de s’endormir. Ou, peut-être, se tient-il lui-même en éveil pour, le moment venu qui viendra forcément, avoir déjà fait un bout de chemin. Ou encore, nous annonçant que tout cela est sans espoir, il nous offre un dernier tour de manège de haute volée littéraire.

Le narrateur est donc un jeune homme de 30 ans – pour autant qu’il s’en souvienne – qui se retrouve sur une table d’autopsie après un accident de moto, sans doute pour offrir à la science ses organes en parfait état de fonctionnement… « je pourrais m’avancer à dire que mon cœur battait comme une horloge suisse, que mes reins auraient pu servir d’alambic à un alchimiste, et que mes poumons étaient aussi nets qu’une nappe d’autel… »
Mais tout est anecdotique qui concerne son corps et ce qu’il vivait « avant », dont il se souvient par bribes, sans émotions mais non sans poésie… « Une bande de plage au soleil où un dauphin se décompose sur un lit de varechs, dans l’odeur de goudron des barques de pêcheurs… »

Ce texte, en vérité, est un long poème (dont, pour être franche, je n’ai su que faire à ma première lecture, lui trouvant je crois trop de mots… et dans lequel je me suis laissé immerger à la seconde) porté par deux voix : celle du jeune homme qui avait, semble-t-il, un certain goût pour l’écriture et une autre venue d’ailleurs :
« (…) cette voix dans mes oreilles, qui m’évite, quand je l’entends, de rouler mon esprit sur lui-même, de tourner ma pensée, comme ça, et de la retourner jusqu’à m’en donner le vertige. Je déteste pourtant, d’habitude, être dérangé quand je dors. »
Cette voix, donc, qui lui annonce d’entrée :
« Que cela soit clair entre nous, et sans cachotteries : ici, ton alphabet n’a plus de sens. Ton raisonnement n’a plus cours. » Avant d’entamer un long dialogue avec lui.

Ainsi, « dans cette sorte de sommeil où j’ai la bienheureuse sensation d’être sur un nuage », en écho de miroir et de mots avec son double désincarné que d’aucuns appelleraient « son âme », le jeune homme observe le monde et lui-même évoluer dans « un silence si pur que je n’entends que lui… » et, poursuivant ainsi son ultime voyage, retourne à l’origine.

Pour conclure ma lecture de ce recueil puissant et beau, nostalgique et terriblement vivant, j’ai envie de reprendre ces mots du jeune homme qui racontent mieux que personne l’Écriture de Michel Diaz et justifient à eux seuls le plaisir de la découvrir ou de la retrouver :
« Moi, j’étais obsédé par la mélodie de la langue et, en tant que lecteur, j’allais vers les auteurs chez qui je la trouvais. Les hauteurs où je supposais que j’allais la trouver. La mélodie, ce n’est ni plus ni moins, pour un auteur, qu’un gage d’immortalité… »

Brigitte Guilhot

Note d’introduction – Le Gardien du silence

Note d’introduction au recueil de nouvelles Le Gardien du silence (éd. L’Amourier, avril 2014)

Il y a des silences fermés sur leur secret. Et d’autres, par lesquels un secret se révèle.

Et il y a les mots de la parole qui, parfois, ne font qu’ajouter au silence un silence plus grand encore. Ou, au contraire, le déchirent dans le frémissement inespéré de ce dont ils parviennent à le délivrer.

Ce qui est sûr encore, c’est que le monde dans lequel nous évoluons, qui nous entoure et que nous percevons, croyons pouvoir interpréter, échappe en grande partie à nos sens. Comme certaines fréquences de couleurs échappent à notre rétine, ou certaines fréquences de sons à notre ouïe. Si la splendeur de la palette que composent les couleurs ultra-violettes demeure invisible à nos yeux, et le demeurera toujours, la richesse des ultrasons, pour ne parler que d’eux, échappe aussi à nos oreilles. Quant à notre odorat, notre toucher et notre goût, ce ne sont, eux encore, que les instruments imparfaits de ces tâtonnements d’infirmes qui nous ouvrent ces routes étroites sur lesquelles nous avançons.

De même, l’autre, celui-là, que nous essayons de comprendre pour l’approcher au plus près de lui-même, reste ce monde auquel, réduits à nos limites, intelligentes, affectives et sensorielles, nous n’avons que très partiellement accès et que, pour tenter de le mieux connaître, nous sommes en grande partie contraints d’imaginer.

Aussi, ce que nous ne pouvons comprendre tout à fait, ou ce dont la réalité exacte nous échappe, ou ce qui semble encore s’avancer vers nous derrière sa muraille de brumes et qui, tout naturellement, se charge de lourdes menaces, nous pouvons toujours essayer de le traduire en mots, pour en prendre un peu plus connaissance ou seulement l’exorciser, mais nous ne pouvons le transmettre vraiment que par le silence ou, plus exactement, par les obliques et tortueux chemins d’une parole qui ne bruit que pour éclairer, en son centre, d’un faisceau de lumière incertaine, l’espace opaque de ce qui se tait.

Michel Diaz