Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Sonates crétoises – Frédérique Kerbellec

Sonates crétoisesSONATES CRETOISES – Frédérique Kerbellec
Editions Fondencre (2014)

Chronique publiée dans le N° 36 de L’Iresuthe, hiver 2016

« La récurrence de situations et de personnages emblématiques confère à cette suite de treize récits une véritable dimension romanesque. Les principaux thèmes qui s’y entrecroisent sont l’amour, hélas souvent bafoué par la domination masculine, l’héritage spirituel d’un artiste, et surtout, ultime refuge aux vicissitudes humaines, une symbiose avec cette nature à la fois rocailleuse, maritime, solaire, végétale, odorante, un cosmos revivifiant au sein même duquel la mort peut sembler fréquentable ». (4ème de couverture)

« Je ne sais plus sentir la terre ici, m’ouvrir aux parfums de la fleur. Le village m’a comme pétrifiée. Le seul moment de délivrance me vient la nuit. Je reste sur la terrasse quand tous me croient couchée. Je colle mon corps contre le ciment froid, ma tête bascule vers le ciel noir. L’air caresse la pierre de mon âme. J’écoute le bruit des vagues qui roulent en bas sur les galets. Elles se cassent, elles s’écrasent, leur rythme lent me masse, j’oublie… Parfois la course lumineuse d’une étoile secoue mon rêve. Le frisson du départ me prend entière. La terrasse dure devient un bateau sur la mer, le ciment froid, la vague ondulante de l’été. » (Extrait de Stella)

Je sais gré à l’éditeur de ne pas avoir, dans la présentation de ces textes, utilisé le terme de « nouvelles », mais celui de « récits ».
En effet, le genre de la nouvelle suppose un certain nombre de procédés narratifs, bien spécifiques, que Frédérique Kerbellec ne cherche pas à employer ici. Nous sommes bien dans de courts récits qui ne débutent pas toujours par un incipit incisif, ne cultivent pas nécessairement la montée de l’intensité dramatique, ne plongent pas en raccourci dans la complexité d’un être ou de la vie, ne nous ménagent pas non plus une chute brutale ou inattendue.
Mais nous sommes dans autre chose que j’appellerai des « tessons » d’histoire ou des « fragments » de vie, des « éclats » de questionnements, et dont les uns accolés aux autres, reliés par des récurrences de personnages ou de lieux, composent une mosaïque dont les « figures » nous maintiennent sous le charme (au sens « d’envoûtement magique »). Un charme dû aussi à l’utilisation d’une écriture lumineuse et désencombrée de tout artifice inutile.
Je parle de « fragments » et de « figures », comme on pourrait parler encore de tableaux, au sens dramatique du terme, mais aussi au sens pictural, tableaux où leur auteure met en scène et raconte une histoire qui ne réclame ni début ni fin ou, en tout cas, s’autorise à s’en dispenser.

Ces textes, inspirés par l’amour de la Crête, nous en restituent, sans jamais céder cependant au moindre souci d’exotisme, la couleur immobile du ciel, la pierraille des paysages, les odeurs des fruits et des fleurs, et le bruit, jamais loin, de la mer. Mais ils captent aussi le parfum et la lumière noire de la tragédie de vivre et de mourir qui, sur ces terres grecques, pèse toujours, plus qu’ailleurs on veut bien le croire, et ne s’exprime, pour nous soulager de notre condition, qu’aux accents de la poésie.
Et la poésie est présente partout dans ces pages, incrustée dans la chair de la phrase, portée par une langue fluide au lyrisme limpide, précis et toujours retenu. « Au loin, les montagnes s’étaient immobilisées dans leur tragique tranquillité », écrit l’auteure, et on pourrait dire encore de cette écriture qu’elle est l’expression d’une « tragique tranquillité » dans laquelle ce qui se dit ne prend que plus de force.
Ce qui se dit, ce sont les mouvements de l’intime de l’être, les émotions cachées, les sentiments enfouis, les désirs interdits, les frustrations qui rongent, et les élans inaccomplis, ce qui circule en profondeur dans les veines de la tristesse ou réveille d’un coup des bonheurs et des espérances dont tout le corps frissonne alors.
Dans cette écriture, attentive dans les détails à la vie et aux êtres, se révèle l’art du secret et du silence. Les mots y ont présence d’os et d’âme quand c’est le cœur qu’ils visent et atteignent, et que la poésie qui s’en dégage rend un discret hommage à tous les vents du vivant, à ses énergies, ses vertiges, ses surgissements de printemps. Ainsi, « Chloé se laissait pénétrer, écrit l’auteure, par les offrandes du monde, disparaissait peu à peu au sein du mouvement. […] Plus rien ne résistait à son regard. La terre s’abandonnait. Chloé revenait neuve vers sa maison. »

Personnages principaux, de second ou d’arrière-plan, les femmes occupent une place importante dans cet ouvrage, la première sans doute. Figures féminines souvent victimes, par le fait de la « domination masculine » et les contraintes de la tradition, de mauvais traitements, des injures et de l’humiliation, réduites à la rébellion silencieuse ou à la fuite salvatrice.
Il y a pourtant celle(s) que sauvent le regard d’un artiste, la transmission de son « héritage spirituel » et, dans la plupart des histoires, comme le dit encore la quatrième de couverture, la « symbiose avec cette nature à la fois rocailleuse, maritime, solaire, végétale, odorante ».

Malgré la violence et quelquefois la cruauté qui font le poids de ces histoires, il y a quelque chose d’irréductiblement énergique et vitalisant dans ces textes forgés au feu obscur des sentiments, et sous ce que les paysages méditerranéens peuvent aussi abriter de sombre, cette part noire d’une mer réputée calme.
Dans ce livre, on tutoie la détresse et les rêves de liberté, inondés de cette lumière solaire sous laquelle on comprend que la mort qui rôde et passe dans l’angle obtus du ciel n’est là que pour entretenir la vie.

Michel Diaz
05/11/2015

A un jour de la source – Françoise Oriot

A un jour de la source

A UN JOUR DE LA SOURCE  –  Françoise Oriot  –  Editions L’Amourier – 2015

Chronique publiée sur le site des éditions L’Amourier, sur le sites Terres de femmes, TalentPaper blog, et dans le N° 36 de L’Iresuthe.

C’est sous forme d’hommage discret à René Char (auquel sont empruntés les mots de son titre) que se présente cet ouvrage divisé en quatre chants, Guetter les signes, Bien sûr les pierres dressées, J’ai jeté ma pierre et Perdue choisie.

« A un jour de la source », mais combien de pas pour l’atteindre ?… Impossible distance à combler pour qui marche les pieds meurtris et l’âme fatiguée, vers un là-bas qui est ce que nous y faisons advenir, impossible distance, mais la seule à franchir pour qui veut étancher la soif de son désir et y goûter, du bout des lèvres, « la fragile raison de la vie ».
Car la vie est ici, maintenant, en deçà de toute illusion d’un monde transcendant, puisque « aucun mystère/ni d’ici ni là-bas ne (nous) requiert », et l’on peut se risquer à entendre ainsi (comme on jette une pierre à l’éternel silence du Très-Haut), cet « oasis là-bas/vous ne l’atteindrez pas », puisque encore en dépit de tous nos mensonges, de nos mythes et paraboles, cette oasis « n’existe pas ».
Nous voici en tout cas dans la contingence, dans un monde sans dieux, responsables uniques de nos caprices, livrés à notre seule solitude humaine et aux entreprises de sa folie, sous l’œil indifférent des astres, n’ayant sous le soleil des jours que la flamme de l’espérance à toujours inventer pour obstinément témoigner de l’infinité du réel, en approcher la source, et « pour retenir le rythme du chant ».
C’est bien la vie, et sa multiple profusion, dans ce qui se murmure à notre oreille du lourd secret des choses et que masquent nos mots sur nos lèvres, que le poète invite dans ses pages et exalte à voix retenue, même métaphoriquement, sous la forme du végétal, de l’animal, du minéral, comme dans ses aspects les plus élémentaires – ceux de l’eau et du feu, de la terre et du vent, l’arbre, la lune, la pie ou l’araignée. Ces textes, habités des diverses présences du monde, nous en proposent une approche sensible, une re-connaissance qui nous le restitue intense mais fiévreux, où s’exerce l’enjeu le plus grave qui soit, celui d’appartenir en bonne intelligence à la communauté des êtres et des choses dont nous ne sommes que les douloureux, fragiles, mais indispensables maillons de la chaîne.
Car vivre est, en effet, expérience mortelle, épreuve de douleur qui « jette la tête contre les murs », mais ne nous laisse d’autre choix, souvent, puisque « souffrir c’est vivre encore », c’est-à-dire essayer de persévérer dans notre être. Etre au monde, c’est être du monde, mais otages non consentants de la finitude de notre temps terrestre qui ne nous nourrit de lui-même que pour autant qu’il nous dévore. Etre du monde fait de nous des « êtres-pour-la-mort », figurants d’une pièce où s’imposent « la pluie cinglante/la montagne qui crache ses laves/le froid mortel/l’océan qui engloutit ».
Françoise Oriot sait que le drame de l’espèce humaine et son désordre permanent, insulte à l’ordre impermanent des choses, ont aussi pour décor la mise à feu et sang des espérances, et la violence du monde, les crimes et massacres organisés, « le mépris/la délation« , et ce qui fait de nous des égarés sans boussole ni horizon. Et l’on peut se permettre de penser à Shakespeare qui estimait que le « malheur du temps (était) que les fous guident les aveugles ». Sommes-nous devenus plus sages ?
Ces textes ne font pas silence sur ce qui fonde le tragique de notre présence au temps et au monde, un monde où « il faudrait, nous dit l’auteure, réveiller la moitié de l’humanité/et consoler l’autre moitié ». La voix est souvent douce, mais surtout ferme et grave, et cela lui suffit, comme on chante dans la pénombre ou qu’on prie à voix basse, à se faire l’écho de ces cris dont l’horizon rougeoie et qu’ils peuplent, là-bas, tout autour, de « colonnes de cendres ».
Dans ces pages, c’est l’aujourd’hui du monde qu’elle invite, et dont elle nous demande d’en « guetter les signes » avec elle. Et contre le silence de l’indifférence ou la peur, avouée ou masquée, qui nous jette toujours à la gorge de l’Autre, elle se fait devoir humain et fraternel de n’avoir pas, sous les bourrasques, « hurlé avec les loups ».

Et c’est dans ce compagnonnage fraternel que nous avançons à travers ces chants qui interrogent le mystère d’être de ce monde, l’énigme que nous sommes à nous-mêmes « entre deux gouffres d’inconnu », ayant toujours à faire avec ce qui nous hante et au plus profond nous tourmente, et qui sont nos propres démons.
Vivre, c’est cheminer sur l’étroite ligne de crête qui relie ces deux bords de nous-mêmes qui ne se rejoignent qu’à l’horizon, à l’endroit même où nous ne sommes plus qu’un nom, vide de toute présence, mais qui à lui seul nous résume pour l’infini des temps. Vivre, nous dit Françoise Oriot, c’est s’avancer, face offerte au soleil, essayer de capter cette « intelligible lumière » dont nos yeux aveuglés ne peuvent rien saisir, sinon cette brûlure où se consume toute vérité. Mais malgré l’inquiétude qui traversent ces pages, ces mots de désenchantement face à ce monde dont nous sommes de très mauvais gérants et de bien ingrats locataires, et face au Mal dont nous ne sommes que les seuls artisans, l’auteure nous confie encore que, parfois, lui « revient sans colère », et aux heures de grâce, le sentiment « que le tragique avive au plus vif/l’humain dans l’humain ».
C’est bien cette notion « d’humanité », mais éclairée de grave bienveillance et de lucide compassion qui constitue la trame de ce livre, car demeure toujours ce qui, en toute poésie, mot contre mot comme font pierre contre pierre, embrase la parole et lui donne son sens : atteindre le bord de la source, « atteindre le rivage » pour « s’agenouiller sur la plage/sauve ».
Le dernier chant de cet ouvrage, qui en fait son point d’orgue, le prolongeant dans ce qu’il a d’intime et de plus personnel, évoque l’entrelacs dans lequel, s’exaltant, se fortifient d’eux-mêmes et s’abîment les rapports amoureux. Succédant aux ivresses des sentiments et aux « rires d’après le plaisir », cette ascension, à l’empyrée du cœur et des corps confondus dans l’étreinte, de cette « étoile double/au centre de gravité commun », surviennent, comme en tout amour qui s’achève, le déclin et la solitude, la perte et ce que l’on devine de la mort quand ne demeure plus en nous que « le fantôme de la fuyante jouissance ». Mais là aussi, comme en toutes les pages qui précèdent, l’auteure se rassemble pour ne pas céder aux mots de la douleur, et pour que ne vienne plus l’entamer la souffrance, fait des cris retenus la parole qui la libère. Ainsi, « la pierre devient socle » sur lequel elle assoit la « force assoiffée des mots qui consolent des cris ».

« L’eau est lourde à un jour de la source » écrivait René Char. Françoise Oriot nous montre ici que marcher vers la source, en usant de persévérance et de force d’insoumission, peut nous aider, qui la lisons, à la rendre un peu plus légère. Contre l’infortune des temps et le questionnement anxieux sur ce qu’à nous-mêmes nous sommes, comme contre les voix discordantes du cœur, il lui reste, tenace, ce qui reste au « chèvrefeuille harassé/contre le mur de la cour », la volonté fervente de rester en éveil et de traduire en mots ce que nous conservons en nous, vivant, de la beauté du monde, qui se traduit ici, dans le partage, par « le grand bonheur de savoir donner/au printemps/des fleurs blanches et parfumées ».

Michel Diaz – [Tours – 01.10.15]

La côte sauvage

Huguenin

LA COTE SAUVAGE – Jean-René Huguenin
(Points-Seuil, P119)

Chronique publiée dans la revue Les Cahiers de la rue Ventura, N° 30, décembre 2015

« Les souffrances du jeune Olivier »

« Jean-René Huguenin est né en 1936 à Paris. A l’âge de vingt ans, il fait ses débuts dans l’écriture en publiant des article dans la revue La Table ronde. Peu de temps après, il prépare sa licence en philosophie et son diplôme en politique qu’il obtient en 1957. Il publie son premier roman, La Côte sauvage, qui connaît un succès exceptionnel. Jean-René Huguenin trouve la mort dans un accident de voiture le 22 septembre 1962 alors qu’il est à peine âgé de vingt-six ans. » (Note Folio Points-Seuil)

Ce roman, le seul écrit par Jean-René Huguenin, a été publié en 1960, aux éditions du Seuil, à la juste charnière de deux décennies qui ont littéralement bouleversé, mis sens dessus dessous, tout autant la littérature que les sciences humaines et les exercices de la critique. Mais essayons, ne serait-ce qu’en quelques mots, d’évoquer le contexte culturel de cette époque, pour situer ce livre dans un paysage qui entrera bientôt en totale révolution. En effet, dans ces années d’après-conflit mondial, nous sommes dans une France en plein bouleversement politique, social, intellectuel, artistique et, dans tous les domaines de l’expression, sur fond de guerre d’Algérie, dans une période de prospère et active modernité. Une modernité encombrée déjà, il faut le dire, harnachée même de besogneuses théories, et alourdie d’un arsenal souvent bien nébuleux de notions et concepts élaborés dans des « laboratoires » de pensée par des « techniciens » de la langue, toutes choses qui ne tarderont pas à retourner pour la plupart (le temps d’une génération à peine) au néant de l’oubli et de l’indifférence.
Au cours de ces années cinquante, cependant, le sang neuf et le plus précieux nous est alors donné par des poètes comme Bonnefoy, Du Bouchet, Jaccottet ou Dupin, tandis que dans le domaine dramatique le théâtre dit de « l’Absurde » finit de s’imposer sous la plume d’Adamov, Ionesco et Beckett. Ce que l’on appelle « Nouveau Roman » a fait aussi son apparition sur la scène littéraire, et en mars 1960 est publié le premier numéro de la revue Tel Quel dont, avec Sollers (qui a publié Une curieuse solitude en 1957), Jean-Edern Hallier et Renaud Matignon, Huguenin est le co-fondateur, même si leurs routes vont vite diverger. Déjà, la linguistique, la sémiologie ou le structuralisme proposent de nouvelles approches de la langue, d’autres modèles de pensée, et R. Barthes, dès 1964, s’attachera à définir « la nouvelle critique ». Tout cela est assez pour dire que La Côte sauvage, ce roman d’un jeune homme de vingt-quatre ans, et publié en 1960, nous l’avons dit plus haut, s’inscrit dans un contexte où innovations, avant-gardes diverses, explosion des recherches en sciences humaines, nous laissent, avec le recul, comme une impression de vertige.

Mais, d’abord, de quoi s’agit-il ?… Nous sommes au cœur de l’été, en Bretagne, éternel été de vacances qui ne devrait jamais finir, près de la plage de Portsaint où s’agite une bande de jeunes gens. Denis Gombert, dans une chronique de 2012, résume ainsi l’ouvrage : « Quand de retour de son service militaire (rappelons qu’à l’époque la chose durait 2 ans) Olivier pénètre dans la maison familiale, il apprend que sa jeune sœur Anne compte se marier avec Pierre. Et qu’ils iront s’installer dans la foulée à Beyrouth, là où Pierre vient d’être nommé. Pierre est le meilleur ami d’Olivier. (…) Tout est bien qui commence bien, n’était le caractère étrange d’Olivier. Le jeune homme à la sempiternelle mèche débordant du front, aux yeux félins et au triste et sinueux sourire est une âme blessée. Quelle en est la cause ? On ne le saura jamais. Le roman tourne autour de ce mystère. D’où Olivier tient-il son caractère ? » Quoi qu’il en soit, l’auteur prend soin d’évacuer toute analyse psychologique qui réduirait son personnage à quelques traits de caractère où il perdrait la densité de son énigme, ou en ferait au pire un cas « pathologique ». Le narrateur s’en tient à détailler ses attitudes et ses gestes, à rapporter ses phrases, souvent lapidaires et cyniques. Ce qui nous apparaît assez rapidement, dans ce récit, c’est qu’Olivier nourrit envers sa sœur des relations suspectes, une espèce d’amour convulsif et morbide, au-delà de ce que tolèrent d’ordinaire les liens fraternels. « Et même, ajoute D. Gombert, au-delà du sensuel. Inceste ? Terre du tabou. Il est peu d’auteurs qui ont su exprimer si fortement la rage des amants. » Il y a, en effet, çà et là, qui jalonnent ces pages, des échanges de gestes entre frère et sœur, des caresses furtives, des baisers qui se veulent chastes, une nuit partagée dans un hôtel désert, autant de scènes qui s’avancent sur le fil de l’interdit et dégagent toujours un étrange malaise. Au fil des pages, où ne se passe rien, si peu de choses, des séances de plage, des excursions en bord de mer, des soirées désœuvrées passées, comme on dit aujourd’hui, à « faire la fête » entre jeunes, Olivier, en diabolique manipulateur et chef de bande « naturel », qui divise « négligemment » pour mieux régner sur tous, en séducteur qui ne veut pas se laisser prendre aux pièges de la séduction, mettra tout en œuvre, et sans avoir l’air d’y toucher, pour empêcher l’union de sa sœur avec Pierre, même s’il doit pour cela se fâcher à mort avec lui. De quoi souffre Olivier, qui tenaille ses chairs, laboure son esprit ? Jalousie maladive à l’égard de Pierre, son « meilleur ami », amour coupable envers sa sœur, désirs inavoués qu’il s’efforce de réprimer, désir aussi peut-être de détruire en l’autre l’objet de ses souffrances et désir, qu’on devine, de s’oublier lui-même dans la mort… ? Le récit entretient ce mystère sans jamais y répondre de manière définitive. Même les derniers mots du livre ne nous livrent rien de certain, on ne voit qu’Olivier marcher vers le bord de la falaise : « En bas la marée montante recouvre à chaque vague les rochers. Se peut-il que cette mer si pure, si lissée, lassée de soleil – cette mer tant aimée… ? »
Il y a sans nul doute quelque chose de Jean-René dans le personnage d’Olivier. Julien Gracq, dont il fut l’élève, nous décrit ainsi ce jeune homme aux allures un peu ténébreuses, quelque peu différent de ses autres disciples : « … il avait une physionomie, je me rappelle très bien qu’il tranchait sur les autres – d’abord par une espèce d’aisance physique, et puis un certain détachement coupant. C’était une personnalité, qui devait en imposer à ce groupe. » Jean-Edern Hallier, l’un de ses camarades de classe, débarquant dans la cour du lycée Claude-Bernard où Huguenin régnait sur ces adolescents d’Auteuil, fils de bonnes familles, l’évoque aussi dans ces termes : « Tout de suite, je remarquai Jean-René, plus grand que les autres, et aussi le plus entouré. Il émanait de lui une autorité indéfinissable, surnaturelle. C’était le chef, ou plutôt le jeune maître de vie. » Et Jérôme Michel, dans son ouvrage Un jeune mort d’autrefois, complète ainsi le portrait : « Jean-René distribuait ses faveurs selon son bon plaisir, recevait les hommages qu’il n’avait pas demandés. Beau, élancé, à l’aise en tout, il était l’archange blond font tous étaient inconsciemment amoureux, le petit prince que tous voulaient servir. » Comme Jean-René aussi, qui pratiquait la boxe, parce que le combat de la vie exige que l’on donne des coups et que l’on sache en recevoir, Olivier est sportif et nage mieux, plus loin que tous les autres. Et comme lui encore, il mène la danse dans ce groupe d’amis auxquels il dicte la plupart des décisions et dont il règle le tempo en imposant, même dans ces jours de farniente, des « plans d’action » qui obéissent à on ne sait quelle urgence. Aller plus vite que le temps qui passe et coiffer la mort au poteau ? Enfin, presque comme Jean-René, qui avec sa sœur Jacqueline entretenait une relation privilégiée, Olivier voue à la sienne, Anne, un amour exclusif…
Evidents parallèles, nous nous en tiendrons là, entre l’auteur (qui, on l’a vu, adolescent « se la jouait » James Dean des beaux quartiers) et la créature qu’il tire de sa propre substance, et qui ne doivent pas nous étonner puisqu’on sait que l’auteur est toujours dans son œuvre qu’il nourrit de lui-même. Ainsi, nous le voyons chez Huguenin, l’auteur, dans ce mélange de panache et de mélancolie, comment s’ébauche le portrait d’un personnage romantique, un jeune homme qui pressentait que l’entrée de l’Occident dans l’âge du nihilisme signait « la fin d’un monde », et ne semblait pourtant pas prêt, dans ce qu’il éprouvait de révolte contre la trahison du temps, à renoncer à l’idéal, ni à l’amour, ni à l’enfance, et n’était nullement prédisposé au consensus. « Intransigeance, colère, impatience, nostalgie de la grandeur et soif d’absolu propres à la jeunesse » écrit Bruno de Cessole en avril 2013( in Valeurs actuelles), posture de jeune premier romantique certes, mais marquée du sceau de l’urgence, du sentiment tragique de la précarité et animée du sentiment bernanosien de ne pas se dérober à son « devoir d’insurrection ». Voilà qui explique en partie pourquoi Jean-René Huguenin, habité par la mélancolie brûlante des enfants privés d’histoire, était plus proche dans ses positions morales, esthétiques et romanesques, de Bernanos, Mauriac (qui l’a adoubé) et Nimier que du sillon intellectuel qu’allaient tracer Tel Quel , les défenseurs de « la nouvelle gauche » et les tenants d’une avant-garde dans laquelle il ne pouvait ni se situer, ni se reconnaître. Et il écrit dans son Journal qu’il voulait être « la Force, la Résolution et la Foi », ou encore « Il est clair que je n’ai pas ma place dans ce monde, parmi ma génération, au sein de cette civilisation. Je vais écrire quelques romans, et puis j’éclaterai comme un feu d’artifice et j’irai et j’irai chercher la mort quelque part ». Mais il y pousse aussi ce cri d’une âme blessée par l’image d’un monde qui ne peut être que désespérance mais qui nous est la seule planche de salut : « Je mourrai en croyant que tout pouvait être sauvé ». C’est Jean-Paul Enthoven (Le Point, mai 2013) qui résume le mieux, non sans quelque ironie pourtant, ces positions et la fulgurance de ce parcours : « Huguenin, bourgeois antibourgeois, est sympathique et séduisant; il veut se cambrer comme Bernanos dans une France gouvernée par René Pleven; se fabrique une bande de copains (dont Jean-Edern Hallier, son double malfaisant); participe à la création de Tel Quel (mauvaises relations, d’emblée, avec Sollers); s’énerve devant l’avachissement national et la guerre d’Algérie; étoile filante, il possède sur le champ la panoplie complète d’un Grand Meaulnes en colère et vaguement hussard. « 

Cette approche, un peu trop sommaire que nous avons faite de l’auteur et de l’œuvre, nous invite à lire cette dernière avec un regard autre que celui de la seule lecture romanesque. Au-delà de l’histoire concernant le trio Olivier, Anne, Pierre, par superposition, et métaphoriquement, une vision morale s’impose, celle d’une humanité en perte de repères et d’un monde qui se défait, un monde où la valeur des sentiments ne peut que sonner faux et où l’amour n’a plus sa place, sinon celui de la Chevalerie qui interdit aux corps de se toucher, fait de la chasteté l’Idéal absolu où se reconnaissent les âmes pures, les êtres délestées du poids de toute hypocrisie sociale.
Roman de facture « traditionnelle » (malgré le choix d’une structure narrative qui joue avec talent des raccourcis et des ellipses pour créer des effets de « fondus enchaînés », mais aussi des effets de rythme, accélérations, ralentissements ou « arrêts sur image »), La Côte sauvage n’est peut-être pas une œuvre majeure, mais s’inscrivant dans l’héritage de Mauriac, elle privilégie le style sur la technique, sait capter l’essentiel, ces secrets qui nous constituent, distille un charme vénéneux qui en fait une œuvre attachante, même plus, importante.

Michel Diaz

J’ailleurs

 

J'ailleurs

J’AILLEURS – Dernière lettre de Lupa à Murdos

Brigitte Guilhot avec la complicité hors de l’espace-temps de Hafed Benotman
Editions SKA – version numérique

Traversée sur la barque des morts

« L’écrivain Hafed Benotman s’est éteint le 20 février 2015 à l’hôpital Georges Pompidou, à l’âge de 54 ans.
Pendant les journées qui ont suivi sa mort, l’écrivain Brigitte Guilhot a adressé une dernière lettre à l’homme qu’elle appelait Murdos et qui l’appelait Lupa.
Un texte intime et bouleversant qui raconte ses dernières visites auprès de celui qui lui avait écrit :
« Tu me donnes tant, Lupa. Je ne sais pas ce que je pourrais t’offrir pour équilibrer la Terre afin qu’elle ne bascule pas. Un cadeau qui pèse autant que l’enfant dans les bras de la Vierge Marie ou de sainte Brighid. Je ne sais pas ce que tu auras dans ta pochette surprise. Peut-être un cadavre qu’il te sera donné à faire revivre. Je serai posthume pour toi. »  »

Voilà le sujet de ce livre, l’objet de cette lettre adressée à titre posthume à l’amant disparu, rédigée dans cet intervalle de temps où son corps reposait dans la maison funéraire où Lupa s’est rendue chaque jour. Pendant presque huit jours. Ou le temps de la traversée du défunt sur la barque des morts.
Voilà ce livre, dont la seule présentation nous ferait peut-être hésiter à le lire… Encore un livre sur la mort ? Parmi tant d’autres livres, autour de nous, traversés à tort et de travers. Car les livres nous accompagnent, et leurs mots oubliés, les noms inversés, les faux bagages de culture, milliers d’histoires, visages pour personnages, discours, confidences, déserts de mots, paysages de silence, tous ces cosmos, projections mentales rangées en cases de codex, littérature, tout ce grattage devenu lisse, les pages tournées sur l’oubli pour la gloire du folio. Accès sanguin d’encre sympathique, triste mémoire morte sous la couverture. Livres dont il nous reste le balbutiant babil, parfois le souffle ronflant du rythme, pour cacher nos solitudes en dernière ligne de l’éternel entendement. Et voici celui-ci qui, tombant dans le flux de lectures parfois bien vaines, remet les choses en place – ou, plutôt, les mots à leur « juste place ».
Pour Brigitte Guilhot, comme dans la correspondance de prison avec Hafed Benotman, La Peau sur les mots, la question est dans cette ultime lettre, J’ailleurs, mais d’une autre manière, de conduire la langue jusque dans ses limites. Non tant par le « travail » sur la forme de l’écriture, que par l’effort, plus douloureux peut-être, d’être au plus près et au plus ras des mots, dans l’à-vif du « perçu ». De les éprouver dans leur nudité. Et nous le constatons dès les premières lignes :
« Depuis que je sais que je vais t’écrire, je ne pleure plus.
Depuis que je sais que je vais aller te voir chaque jour, parce que c’est ce que tu me demandes et donc que je vais faire, je ne pleure plus.
Je veux dire : je ne pleure plus sans interruption. Je me relie à toi, à ton âme, à ton regard et à ta voix. […]
Depuis que tu es parti, mon âme tremble.
Hier, le ciel pleurait; aujourd’hui, il rayonne.
Tout à l’heure, j’irai te voir.
Je me demande quel masque ils t’ont fabriqué. »
L’écriture, ici, ne cherche ni effets de style, ni bouleversements des codes de la langue, mais cherche au contraire à rejoindre ce qu’en un autre domaine de l’expression on appelle la « ligne claire ». Car l’enjeu de ces pages, ce n’est pas d’introduire dans la langue des « brèches » qui ouvriraient sur la nuit de notre être, mais à l’inverse de marcher dans la clarté du verbe et dans sa juste résonance, sur la limite désignée qui toujours nous sépare de l’indicible mais en restant toujours du côté des vivants. En équilibre sur ce fil, et sans jamais forcer les mots à dire ce qu’ils nous refusent et seraient par ailleurs incapables de dire. L’écriture est ici simple et humble, non pas timide mais seulement consciente que rester au plus serré de son dépouillement, c’est assigner aux mots leur rôle le plus grave. Ecriture qui se nourrit de la rencontre avec la mort, ou plus précisément de son image insoutenable, s’enracine dans un vécu qui ne tolèrerait aucune fioriture, dans une expérience empirique qui concerne notre être charnel dans ce qu’il a de plus obscur et de plus vulnérable.
Car, « jouer » de la langue et des exercices du style pour pleurer sur la perte, susciter l’émotion en usant de la corde sensible sur la lyre des sentiments, c’est ce à quoi Brigitte Guilhot se refuse en s’en justifiant avec force :
« L’Ecriture c’est la vitalité qui s’exprime et venir te voir c’est m’ancrer dans la réalité de ta disparition physique. J’en ai besoin pour porter nomos avec fluidité depuis mon cœur. »
Et elle écrit, plus loin :
« J’ai pris mon petit carnet et j’ai écrit ce qui me venait. Je t’ai écrit ce qui me venait. En vrac et à voix haute. Le cœur dans le ventre, encore à cet instant. »

Dans cette écriture « du ventre et du cœur », que l’on devine spontanée, il s’agit moins de pudeur, on l’aura compris, que de la crainte « d’écrire faux », comme on dit qu’un acteur joue faux en soulignant, même d’un trait léger, l’expression de ces sentiments qu’il a charge de nous transmettre. Car comment écrire sur la mort, sur ce qui, par essence, relève du Mystère absolu parce que relevant de l’Incompréhensible, et du non-dicible le plus radical qui relève, lui, de l’intransmissible ?… Lupa, comme tout un chacun, se tient devant la mort comme devant un mur infranchissable, un mur devant lequel on ne peut que constater l’absence, celle-là même qui nous met au bord de notre propre gouffre, face au vertige de l’irrevélé, de ce qui n’a ni nom, ni sens, ni fin, qui ne fait que nous confronter à cette bouche d’ombre, muette, opaque, infranchissable, bouche aspirante cependant dont nous reconnaissons en nous le mouvement irréversible, non vers un « vide » qui nous rassurerait peut-être, mais vers le « plein » d’une matière noire dont nous ne saurons jamais rien, sinon qu’elle est le cœur obscur de toutes nos questions.
Un mur devant lequel se tient l’absence, je disais, comme une pierre millénaire nous pèse au fond des yeux, mais aussi le silence, comme la même pierre nous reste dans la gorge, silence plus cruel encore que peut l’être celui du ciel quand nous levons les yeux vers lui. Ce silence des temps stellaires, désert qui s’ouvre vers un au-delà aussi indéchiffrable que le prime foyer natal et son obscurité avec laquelle il se confond.
C’est cette absence que Lupa nous rend sensible, palpable presque, en ne pouvant rien faire d’autre qu’interroger le visage du mort, la déformation de ses traits, l’étrangeté de l’expression, ce qui creuse ses chairs, ce qui s’éloigne d’elle et pourtant, ce vers quoi se penchant, elle reconnaît « l’enveloppe » sans plus rien reconnaître de ce qui a été. Comme si la mort ne pouvait finalement que se résumer à cela, sous les yeux : être révélation du RIEN. Une bouche muette, un œil éteint sous une paupière de roche, regard tourné vers le dedans de la roche, durci à l’acier du non-pleuré, le plus fin de tous les fuseaux.
Silence aussi que lui oppose le cadavre de l’être aimé, que les mots qu’elle lui adresse et pose sur la page ne parviennent pas à troubler, car eux aussi se tiennent en bord d’abîme, en limite d’absence, au-delà de laquelle tout nous est étranger.
Et c’est, je crois, l’objet réel de cette ultime lettre : non essayer de contrarier l’absence et le silence, tâche qui, de toute manière, relèverait de l’impossible, mais d’en dessiner les contours et de les souligner, comme on trace sur une carte les limites d’un territoire laissé en blanc parce qu’inexploré. Aussi ces pages existent-elles moins par ce qu’elles nous disent sur la disparition du « bel ange », que par ce qu’elles ne disent pas sur ce qui nous demeure du secret du « n’être-plus ».

Lettre d’amour, c’est ce que sont aussi ces pages, non adressées au mort, à ce qui persiste de sa dépouille, mais à un corps et un esprit qui, par la grâce de l’amour, sont devenus impérissables au terme de la traversée sur la barque des morts. C’est à coup sûr cela qu’on appelle « fantômes », ces êtres survivants dans le territoire de nos mémoires et qui, par-delà le silence et l’absence, continuent de nous habiter.
C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre le titre de ce livre, « j’ailleurs », dans la fusion d’un « je » en suspension entre ici et là-bas, et d’un « ailleurs » auquel il n’a aucun accès, mais qu’il fait sien en l’intégrant dans sa propre conscience et par le biais de l’écriture qui lui sert ici de médium.
Car pour Lupa, comprendre importe moins que demeurer vivante pour se souvenir et pour continuer d’aimer. Etre vivante lui suffit. Suivre la trace de ses mots. En cas de déficit, comme en cette occasion, écrire lui demeure le seul et vrai hommage à rendre au disparu en s’adressant à lui par-delà la « frontière ». Et elle nous le dit ainsi :
« J’écris pour tordre le cou à la banalité du langage, j’écris pour ne pas tuer, j’écris pour survivre, j’écris pour attraper le lecteur et l’emmener dans un « j’ailleurs » qu’il ignore et j’écris par amour et par jubilation.
Je t’ai écrit pour toutes ces raisons. »
Décrire ce mur blanc, vierge. Décrire la limite. Le faire par succession. S’attarder chaque jour à la même question, y consacrer la même intensité, la même souffrance, la même obstination. Regarder vers le mur, non pour s’éteindre à la lumière, mais au contraire s’y étreindre en elle, y retrouver la vraie « lumière », celle du cœur qui témoigne que, malgré tout, la vie ne vaut que parce que l’on s’efforce d’y entretenir cette mince et fragile clarté : « Mon beau Murdos, je ne t’ai jamais autant aimé qu’à cet instant et ce sentiment me remplit désormais. C’est un amour détaché, libre, sans attente, absolu. »

Il faut retenir de ce livre, qui s’impose avec évidence comme l’épilogue  de La Peau sur les mots, qu’à l’inverse de la notion heideggerienne « d’êtres-pour-la-mort », Brigitte Guilhot défend et illustre celle « d’êtres-pour-la-vie », et celle plus spinoziste « d’êtres-pour-la-joie » dont elle fait l’axe principal de son écriture.

Michel Diaz

La peau sur les mots

La peau sur les mots

LA PEAU SUR LES MOTS – Brigitte Guilhot – Hafed Benotman

Editions SKA (2015), format numérique, 101 pages, 3,99 €

Chronique publiée sur le site des éditions SKA

« D’octobre 2004 à mai 2007, alors que celui-ci était emprisonné à Fresne, Hafed Benotman, alias H. B. Murdos – et Brigitte Guilhot, alias M. B. Lupa – ont entretenu une correspondance intense ponctuée de rendez-vous au parloir qu’ils appelaient le cube. Entre recueil poétique et récit fragmenté, La Peau sur les mots rassemble des extraits intimes de cette correspondance passionnée de haute volée littéraire. Il y a chez ces deux-là une fascination réciproque née de l’Ecriture, un « Jeu du Je » en miroir si puissant qu’il traverse les murs de l’enfermement et touche leurs corps. C’est un ballet intime d’une érotisation et d’une sensualité exacerbée par l’attente de la distribution du courrier et des face-à-face entre les quatre murs du cube. » [Documentation internet – SKA Librairie]

Il est difficile de ne pas penser, à la seule lecture du titre de l’ouvrage composé par Brigitte Guilhot, au recueil du poète Bernard Noël, La Peau et les mots. Ce parallélisme syntaxique va au-delà de la simple coïncidence puisque, toute comparaison gardée par ailleurs sur le genre, la forme et le fond, il s’agit bien, dans les deux cas, d’une écriture qui engage l’être dans son rapport le plus étroit et le plus profond à l’écriture, qui implique un rapport physique avec elle, un affrontement où se joue quelque chose de la vie même et où la mort s’inscrit en filigrane dans le sang de l’encre.
Dans La Peau ET les mots, la conjonction de coordination traduit la poétique de B. Noël, écriture qui est « écriture du corps en action », c’est-à-dire écriture qui, s’observant et s’interrogeant elle-même sur ce qui survient d’un non-dit/non-dicible qui recule dans l’ombre à mesure, y voit ce qui, dans l’émergence, se trace sous la main, effaçant la trace d’un « je », toujours autre, qu’elle révèle en ne faisant, tout compte fait, que suivre une sombre ligne de mort.
Presque à l’inverse, dans La Peau SUR les mots, l’adverbe « sur » traduit l’idée, non d’une superposition qui voilerait l’insoutenable de ce qu’est l’acte même d’écrire, mais d’un recouvrement, dans les deux sens du terme. C’est-à-dire, d’abord, tentative exaltée de greffer sur les signes de l’écriture (ces traces vidées de nous-mêmes aussitôt que posées sur la page), ce qui ruisselle de la voix, lui donne corps, souffle et vie. Et c’est alors, par la seule vertu de cette opération de la parole, que l’absence pourra recouvrer son poids d’os et de chair, de désir et de frustration, autrement dit charger les mots d’investir de présence ce qui, dans la parole, se contente ordinairement de le représenter.
Ce rapport au langage, cerné déjà par Mallarmé, au-delà d’un échange de lettres (qui, malgré son ardeur et sa densité, ne pourrait nous paraître qu’anecdotique, purement personnel) pose ici la brûlante question du rapport de la poésie – au sens premier du faire – à la langue et, par là, de leur relation au réel (à l’absence incomblable de cet « aboli bibelot »), à ce qu’elle espère toujours en saisir, en comprendre, en traduire, nous restituer, dans son immanence, de son intime et insaisissable présence.
Cette question, qui pose l’Ecriture de La Peau sur les mots comme essentielle à son projet, est explicitement mise en avant dès l’entrée de l’ouvrage, sous la plume de Lupa : « Non, je n’ai pas peur que nous retrouvions tous les trois (Toi, Moi et l’Ecriture). Je suis intriguée de ce que nous allons devenir. J’espère que nous serons à la hauteur, car c’est là un grand destin A TROIS. » A ce stade, le rapport mallarméen à l’écriture s’inverse, me semble-t-il, pour revendiquer son rôle orphique et apollinien, car ce ne sera plus tant la main qui écrit, que l’écriture et la parole qui, se faisant corps et main, seront capables de donner « peau et matière existentielle » aux mots, les illuminant de pouvoir créatif dans une dimension quasi épiphanique. « … à travers mes mots, écrit encore Lupa, mes pensées, mes écrits à toi et au monde, et les tiens, bien sûr, au monde et à moi, je sens que je touche et vais toucher de plus en plus un autre niveau de réalité d’Etre. » Ne plus être celui ou celle qui écrit, mais celui ou celle qui est écrit, un être que révèle l’Ecriture et qui ne prend corps que par elle, car « j’ignore tout de ce que je vais écrire désormais, de ce qui va m’écrire. » C’est en cela, dans cette attention à ce qui se parle et s’écrit sans nous et gît au plus profond, que B. Guilhot rejoint la problématique que B. Noël ne cesse d’explorer tout au long de son œuvre.

Ainsi, dans cet ouvrage, l’Ecriture n’est pas seulement le liant entre ces « Toi » et « Moi » qui correspondent, mais le personnage majeur de ce livre, celui qui donne chair et voix à l’un et l’autre, les réunit et les dépasse en ce qu’il est la seule chose par quoi ils pourront véritablement exister, quitte à lui accorder tout pouvoir sur eux-mêmes. D’ailleurs, Lupa le dit encore explicitement : « Je vais nous anonymiser, ou tenter de le faire pour ne laisser que l’Ecriture. »
Oui, le salut de la relation passionnelle entre Lupa et Murdos, c’est bien l’Ecriture dans ce qu’elle pourrait avoir de correspondance charnelle – non la « littérature » qui donnerait à cet échange épistolaire une dimension travestie sous le faste du style et l’apparat de la formule, dimension dans laquelle aucun des deux ne reconnaîtrait l’autre. Exercice qui ne serait qu’un jeu factice qui justifierait, dans pareille situation, qu’ils le prennent en horreur, qu’ils ne comprennent plus ce qu’ils auraient voulu montrer en y jouant, au lieu de se risquer, comme ils le font ici, sur le fil tranchant du langage, faisant ainsi meilleur usage de leurs mains et des mots. Car se contenter de parler, pour emplir de mots vains la distance et l’absence, n’est que mensonge, ou pire : lâche insulte à la douleur et à l’attente, et gaspillage du peu de temps et des forces qu’il nous faut consacrer à vivre, à essayer de se toucher. Mais cela, cette urgence du dire, cette nécessité d’une sincérité inscrite dans la vérité de la chair, c’est quand on ne veut pas se dérober à la douleur, que l’on choisit de l’affronter de face, comme on fait d’un taureau dans l’arène, qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche en déchirant les brumes dont on s’était d’abord enveloppé, abattant un à un les obstacles, traversant la distance de plus en plus faible – si près soudain qu’on voit son mufle plus large que le ciel. Il faut alors essayer d’embraser la page et, d’une flamme soudain plus haute et plus vive, illuminer le corps de l’autre et son esprit, et lui procurer jouissance, comme quand l’avancée dans le labyrinthe des jours se change en chemin d’espérance, et la pesanteur de l’attente en source de désir. Celui-là qui raidit et durcit le sexe de l’homme, qui imprègne de larmes veuves celui de la femme, mais aussi, et surtout peut-être, le désir qui se tient en retrait du bonheur et de ses tromperies, dans la paix d’une joie provisoire et non exempte de souffrance, mais ici et là lumineuse et souvent plus légère que peuvent l’être les pensées d’un enfant endormi.
Dans ces pages, les mots traversent la distance transparente, et c’est, nous l’entendons, de fragment en fragment, le temps même qui marche, semant de pas en pas les cailloux des questions, des doutes et des certitudes qui font tout le chemin. Le temps, qui fait ces quelques pas, ces quelques autres encore, vers ce qu’il ne sait pas qui peut l’attendre, mais qui demeure cependant le seul chemin possible. Le seul chemin… « Qu’allons-nous inventer, écrit Lupa, dans cette rencontre d’amour pour que nos corps s’abandonnent sans autre forme de contact que ton pouce – un instant – posé sur mon poignet ? »

Ce livre est chant d’amour, mais taillé dans la pierre et rude d’exigence, et dépouillé de tout attrait pour les méandres savoureux du cœur, désencombré de toute mièvrerie sentimentale. Chant d’amour, en effet, et comme l’écrit Anne Bert, « La conversation intime empreinte de poésie n’est ni romantique ni aveugle, au contraire, elle ouvre grand les yeux sur le monde et tente l’expérience de l’intime connexion en évitant l’écueil de l’épuisement amoureux. »
Livre cruel encore, c’est-à-dire lucide et incisif, et quelquefois brutal, comme l’est l’amour même quand il doit de débattre contre le temps qui le menace, la lassitude, la fatigue et tout ce qui le rend destructible. Mais il est chant « d’amour courtois », au sens où, dans la poésie courtoise médiévale, l’interdit moral de l’acte sexuel entre les deux amants (devenu ici interdit social) exaltait leur passion réciproque et exaspérait leur désir, laissant ainsi toute la place à ce qui, peut-être, est essentiel à tout amour : la personne de « l’autre », rendue à la vraie nudité de son être, et l’imaginaire fantasmatique qui ne reste jamais à l’abri cependant des dangers vénéneux de son idéalisation . Ou, pour le dire ainsi : l’occasion de creuser la vérité de « l’autre » en en faisant l’objet de l’Ecriture, d’éprouver SOUS la peau la vérité des mots, en mesurer à chaque instant le degré d’authenticité, et en même temps laisser libre champ, autant que faire se peut, à l’imaginaire érotique et au théâtre des fantasmes. C’est encore Lupa qui écrit, consciente que l’imaginaire pourrait prendre le pas sur la réalité, mais semblant tenir à distance la possible dérive : « Je suis assez tordue pour aimer trouver plus de chair à ton absence qu’à ta présence, car c’est dans l’entre-deux de nos corps que nomos s’incarnent. » Cet entre-deux où tout se joue, et on pourrait l’entendre aussi dans son sens érotique.

Mais l’amour, s’il se veut de haut vol, peut-il subir l’épreuve de la rencontre des deux corps sans risquer de voler en éclats ?… Y en a-t-il, d’ailleurs, de cette espèce, qui ne vaille que s’il ne vole pas en éclats ?… Ne vaut-il pas plutôt de survivre, non par le renoncement, mais par la fuite salvatrice qui le conserve indemne de toute souillure et de toute désillusion ? On ne fait que rarement un voyage en amour à travers des ciels qui seraient de plus en plus clairs, au défi de toutes les lois de l’ombre. Au mieux, on tombe des hauteurs du cœur, aveuglé d’un excès de lumière. Et puis, à ramasser les tessons et débris des pensées et des mots, des pulsions et des sentiments qui se heurtent et se frottent les uns aux autres en dispersant leurs étincelles, on ne fait pas l’éternité. « Elle est en allée. Quoi ? L’éternité » a déjà écrit Rimbaud. Il faut être bien naïf pour se croire sauvé par le bleu du ciel et les sauvages pulsations de l’élan amoureux.
Ce texte nous essuie les yeux et nous lave le cœur de toute tentation de la facilité. C’est cela qui en fait le tragique, la force et la beauté. On dira la grandeur. C’est de cette grandeur que ce livre se revendique.

Michel DIAZ