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Sonates crétoises – Frédérique Kerbellec

Sonates crétoisesSONATES CRETOISES – Frédérique Kerbellec
Editions Fondencre (2014)

Chronique publiée dans le N° 36 de L’Iresuthe, hiver 2016

« La récurrence de situations et de personnages emblématiques confère à cette suite de treize récits une véritable dimension romanesque. Les principaux thèmes qui s’y entrecroisent sont l’amour, hélas souvent bafoué par la domination masculine, l’héritage spirituel d’un artiste, et surtout, ultime refuge aux vicissitudes humaines, une symbiose avec cette nature à la fois rocailleuse, maritime, solaire, végétale, odorante, un cosmos revivifiant au sein même duquel la mort peut sembler fréquentable ». (4ème de couverture)

« Je ne sais plus sentir la terre ici, m’ouvrir aux parfums de la fleur. Le village m’a comme pétrifiée. Le seul moment de délivrance me vient la nuit. Je reste sur la terrasse quand tous me croient couchée. Je colle mon corps contre le ciment froid, ma tête bascule vers le ciel noir. L’air caresse la pierre de mon âme. J’écoute le bruit des vagues qui roulent en bas sur les galets. Elles se cassent, elles s’écrasent, leur rythme lent me masse, j’oublie… Parfois la course lumineuse d’une étoile secoue mon rêve. Le frisson du départ me prend entière. La terrasse dure devient un bateau sur la mer, le ciment froid, la vague ondulante de l’été. » (Extrait de Stella)

Je sais gré à l’éditeur de ne pas avoir, dans la présentation de ces textes, utilisé le terme de « nouvelles », mais celui de « récits ».
En effet, le genre de la nouvelle suppose un certain nombre de procédés narratifs, bien spécifiques, que Frédérique Kerbellec ne cherche pas à employer ici. Nous sommes bien dans de courts récits qui ne débutent pas toujours par un incipit incisif, ne cultivent pas nécessairement la montée de l’intensité dramatique, ne plongent pas en raccourci dans la complexité d’un être ou de la vie, ne nous ménagent pas non plus une chute brutale ou inattendue.
Mais nous sommes dans autre chose que j’appellerai des « tessons » d’histoire ou des « fragments » de vie, des « éclats » de questionnements, et dont les uns accolés aux autres, reliés par des récurrences de personnages ou de lieux, composent une mosaïque dont les « figures » nous maintiennent sous le charme (au sens « d’envoûtement magique »). Un charme dû aussi à l’utilisation d’une écriture lumineuse et désencombrée de tout artifice inutile.
Je parle de « fragments » et de « figures », comme on pourrait parler encore de tableaux, au sens dramatique du terme, mais aussi au sens pictural, tableaux où leur auteure met en scène et raconte une histoire qui ne réclame ni début ni fin ou, en tout cas, s’autorise à s’en dispenser.

Ces textes, inspirés par l’amour de la Crête, nous en restituent, sans jamais céder cependant au moindre souci d’exotisme, la couleur immobile du ciel, la pierraille des paysages, les odeurs des fruits et des fleurs, et le bruit, jamais loin, de la mer. Mais ils captent aussi le parfum et la lumière noire de la tragédie de vivre et de mourir qui, sur ces terres grecques, pèse toujours, plus qu’ailleurs on veut bien le croire, et ne s’exprime, pour nous soulager de notre condition, qu’aux accents de la poésie.
Et la poésie est présente partout dans ces pages, incrustée dans la chair de la phrase, portée par une langue fluide au lyrisme limpide, précis et toujours retenu. « Au loin, les montagnes s’étaient immobilisées dans leur tragique tranquillité », écrit l’auteure, et on pourrait dire encore de cette écriture qu’elle est l’expression d’une « tragique tranquillité » dans laquelle ce qui se dit ne prend que plus de force.
Ce qui se dit, ce sont les mouvements de l’intime de l’être, les émotions cachées, les sentiments enfouis, les désirs interdits, les frustrations qui rongent, et les élans inaccomplis, ce qui circule en profondeur dans les veines de la tristesse ou réveille d’un coup des bonheurs et des espérances dont tout le corps frissonne alors.
Dans cette écriture, attentive dans les détails à la vie et aux êtres, se révèle l’art du secret et du silence. Les mots y ont présence d’os et d’âme quand c’est le cœur qu’ils visent et atteignent, et que la poésie qui s’en dégage rend un discret hommage à tous les vents du vivant, à ses énergies, ses vertiges, ses surgissements de printemps. Ainsi, « Chloé se laissait pénétrer, écrit l’auteure, par les offrandes du monde, disparaissait peu à peu au sein du mouvement. […] Plus rien ne résistait à son regard. La terre s’abandonnait. Chloé revenait neuve vers sa maison. »

Personnages principaux, de second ou d’arrière-plan, les femmes occupent une place importante dans cet ouvrage, la première sans doute. Figures féminines souvent victimes, par le fait de la « domination masculine » et les contraintes de la tradition, de mauvais traitements, des injures et de l’humiliation, réduites à la rébellion silencieuse ou à la fuite salvatrice.
Il y a pourtant celle(s) que sauvent le regard d’un artiste, la transmission de son « héritage spirituel » et, dans la plupart des histoires, comme le dit encore la quatrième de couverture, la « symbiose avec cette nature à la fois rocailleuse, maritime, solaire, végétale, odorante ».

Malgré la violence et quelquefois la cruauté qui font le poids de ces histoires, il y a quelque chose d’irréductiblement énergique et vitalisant dans ces textes forgés au feu obscur des sentiments, et sous ce que les paysages méditerranéens peuvent aussi abriter de sombre, cette part noire d’une mer réputée calme.
Dans ce livre, on tutoie la détresse et les rêves de liberté, inondés de cette lumière solaire sous laquelle on comprend que la mort qui rôde et passe dans l’angle obtus du ciel n’est là que pour entretenir la vie.

Michel Diaz
05/11/2015