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Comme une corde prête à rompre – Bernard Giusti

Comme une cordeCOMME UNE CORDE PRETE A ROMPRE

Bernard Giusti
Editions de L’Ours Blanc (2007)

Chronique publiée dans le N° 47 de la revue Chemins de traverse

« Porté par son histoire, l’enfance à fleur de peau, le poète s’installe en nous, son bagage à la main. Loin d’être un fardeau, c’est son humanité qu’il transporte, issue des violences anciennes, de la communion des regards ou de la beauté fugace. Lucide, il fuit l’enfer des certitudes et croit en ce qui lui échappe. Il a dans ses souliers la difficulté d’être au monde. Ce monde qui le transforme et qu’il bouscule en infléchissant son propre destin. Chacun de ses pas est un instant multiple tourné vers l’avenir. Un pied dans l’inconnu et l’autre douloureux, il marche sur un fil entre les ciel et les étoiles… » (M.-A. Roch, 4ème de couverture)

L’amour était
peut-être
dans la lumière du soleil
par une journée fraîche de la fin de l’hiver :

[…]

et je pensais à la lumière franche
des après-midi de l’enfance,
quand le monde se découpait
dans la pureté de l’immédiat.

Ainsi commence le recueil dont il sera question ici. Et on lit, dès la page suivante :

D’étranges arabesques ont façonné ma vie
et je n’en finis pas d’être

étonné

par les entrelacements
qui sans cesse redessinent mon passé.

Cette figure toujours recomposée,
peut-être en ai-je parfois l’intuition
lorsque je ne fais plus qu’un,

l’espace d’un instant,

avec les choses et les êtres,
ou dans la communion d’un regard.

Tout, ou presque, est posé dans ces quelques mots : l’énigme indéchiffrable que nous sommes à nous-mêmes, la nostalgie de la lumière pure dont s’éclaire l’enfance, la fragilité des repères dans laquelle s’avancent nos vies, notre difficulté à être au monde mais où l’amour et le regard de l’autre peuvent installer leur étoile.
Et, plus loin, on peut lire :
Nous ne pouvons affirmer
sans que le doute et l’incertitude ne s’installent
Phrase qui pose le principe d’une démarche poétique et intellectuelle qui ne saurait s’accommoder du confort de nos certitudes. Oui,
Qui peut être sûr de ce qu’il est
sans se nier lui-même
et sans renier le monde ?

Comme... DétailChaque livre devrait se placer sous le signe de la rencontre, parfois inopinée, qui joue l’inattendu de la surprise, mais peut être, tout aussi bien, le fruit du cheminement qu’on a fait, sans hâte ni impatience, vers cela même qui nous attendait.
Comme une corde prête à rompre, recueil poétique de Bernard Giusti, a été publié en décembre 2007 aux éditions de L’Ours Blanc. Je connaissais l’existence de cet ouvrage mais ne l’avais pas lu encore, me réservant, pour le faire, de trouver « le moment favorable ». Il faut croire que ce moment est finalement advenu et que j’avais fait pour cela le bout de chemin nécessaire.
Connaître l’auteur des textes qu’on s’apprête à lire, ou qu’on a déjà lus et, de plus, quand l’homme s’inscrit dans le cadre des relations d’amitié, n’est pas, a priori, une chose facile à gérer. L’affectif prend parfois le pas sur l’objectivité que réclame le sens critique. Mais il peut être aussi ce qui affûte davantage la lecture, la rend plus attentive encore. Car, en effet, l’auteur n’est pas exactement l’homme que l’on connaît, généralement circonscrit dans l’espace du langage social. Il est celui qui œuvre, surtout s’il est poète, dans l’espace d’une autre langue, travaille au plus secret de lui, dans la chambre obscure où se forge, en silence, le matériau énigmatique dont est faite la poésie.
Celui qui se révèle dans les textes de Comme une corde prête à rompre est d’abord un poète attentif à la langue, n’usant des mots qu’avec la plus stricte rigueur. Dans cette langue, dépouillée jusqu’à l’os de toute enjolivure poétique, et avare d’effets stylistiques, on découvre, de page en page, ce qui en fait le prix et lui donne son poids. Qui n’est pas autre chose que cette poussée de soi vers l’avant, qui travaille la langue comme on fait de la terre, la retournant, la préparant, l’ensemençant, non trace d’un combat, mais d’un effort pour y faire germer ce qu’elle peut, au bout du compte, nous offrir d’essentiel.

Chaque jour nous partons à la conquête de territoires inconnus.

Chaque jour nous foulons nos terrae incognitae.

Chaque jour nous partons à l’assaut de notre langage.

Mais nous ne pouvons affirmer notre bonheur qu’au prix de notre conscience.

L’essentiel, c’est aussi dit-il :
Fermer les yeux…

Fermer les yeux et écouter
le monde
pour retrouver les rythmes
qui jadis épousaient
notre tension vers l’avenir.

Rythme du cœur qui bat, du sang qui coule dans nos veines, rythme du pouls du temps . Ecouter les rythmes du monde, pas seulement pour essayer de retrouver la pureté de nos regards originels, l’innocence perdue de l’enfance, mais aussi afin d’écouter la musique du silence, de ce silence qui un jour m’ouvrira les yeux.
Cette volonté de s’ouvrir à la clarté du monde, qui toujours se dérobe à nos yeux, ne peut s’inscrire qu’au jour le jour dans la quête d’un sens dont chacun d’entre nous est son propre chiffre :
Chaque jour est initiatique.

Chaque instant est un commencement.

Chaque pas ouvre un nouveau chemin.

Cette quête, pourtant, nécessairement opiniâtre, n’est pas seulement celle d’un esprit qui se cherche, elle s’inscrit aussi dans la vérité de la chair, d’un corps en butte à la douleur que l’homme, aidé par le poète, a dû apprendre à maîtriser parce qu’il est contraint d’habiter avec elle. Et ce ne sont pas, quand elle est évoquée, les pages les moins émouvantes de ce recueil :
La douleur est une compagne fidèle
qui ne me quittera plus,
les médecins ont rendu leur verdict.

Je ne la rejette plus, mais je la combats,
comme quand
dans un mauvais mariage
on voudrait se ménager des espaces de liberté.

Cette dimension physique de l’être contribue ainsi à donner au recueil ce poids d’humanité qui en fait l’épine dorsale. Humanité qui ouvre son espace de salut. Car le salut d’un qui se dit si profondément et irréductiblement athée tient aussi à son étroit rapport à la beauté, qui est une interrogation mais qui est parfois plénitude. Comme il tient aussi dans la volonté de trouver dans « l’autre » ce qui fait son irréductible présence en fraternelle humanité.
Je parle aux enfant humiliés,

aux enfants exploités,

aux enfants esclaves.

Je parle aux enfants malades,

[…] aux enfants qui sourient dans la tourmente.

En vérité, c’est à tous ceux qui sont dans la tourmente de la vie que sourit le poète. Bernard Giusti est un de ces poètes pour qui la poésie est chemin de l’homme dans le temps, humanisation du temps par la parole, recherche, sur fond d’angoisse retenue et parfois douloureuse de sa parole de vivant, la parole de la dernière chance, car c’est toujours la dernière chance et seule la volonté fait pencher le destin.
Il y a, dans sa poésie, l’affirmation d’une présence forte au monde : la difficulté d’être, la conscience de l’usure du temps, la solitude et la perte, la lucidité du déclin, la mort qui rôde. Aimer le monde, et c’est encore ce B. Giusti nous aide à mieux comprendre, c’est arriver aussi à pouvoir dire oui à l’inacceptable et pourtant totalement inévitable, celui de la douleur et de la mort. Mais c’est encore cette volonté insoumise de qui cherche toujours à construire un peu plus son humanité, à cultiver cette espérance que quelque chose se lève de l’obscur, et éclaire toute la scène et, par là, donne sens au monde.

Michel Diaz. 18/12/15

Bribes – Raphaël Monticelli

BribesBRIBES, Raphaël Monticelli – Editions de L’Amourier (2015)
Présentation d’Alain Freixe,
publiée sur son site « La poésie et ses entours ».

« […] les éditions de L’Amourier publient un fort volume qui reprend les quatre livres de bribes parus – Intrusions illustré par Edmond Baudoin – 1998, Réversions illustré par Jacques Laurent – 1999, Effractions illustré par François Goalec – 2003, Expansions illustré par Marc Monticelli – 2005 – sous le titre global de Bribes tirées de la mort de Dom Juan, présenté désormais comme une « première période », auxquels Raphaël Monticelli a ajouté un cinquième livre titré Déploiements qui ouvre une deuxième période intitulée Bribes issues du nid de l’aigle. Et c’est un vrai bonheur de lecture !

Après Expansions – et même si le mot déjà fait signe vers un plus grand développement – Déploiements accentue cette ouverture vers d’anciennes Bribes qui avaient été publiées en dehors des éditions de L’Amourier et vers des textes plutôt consacrés à des artistes, notamment à Max Charvolen avec qui Raphaël Monticelli et le photographe Alkis Aliotis s’en furent travailler à Delphes autour des restes du temple dit du « Trésor des Marseillais ». Cela dit on retrouve les thématiques, les personnages – Et disons-le, on aime à retrouver Josué, Ulysse, les Apaches… – les références telles que les AOI de La Chanson de Roland ! qui terminent certaines bribes – mais aussi les interrogations sur les genres. Cela dit on se montrera sensible à une plus grande unité dans le choix d’écriture et au souci de mieux marquer l’agencement des Bribes entre elles.

Comme l’Ulysse des Bribes, le narrateur de ces miettes narratives est un revenant. Il écrit à partir de la mort dans la vie des mots. Au-devant d’eux. Comme Josué, leur personnage central, qui dès les premières lignes « enclencha les mécanismes », le narrateur qui les compose est un compositeur; aussi se lisent-elles « littéralement et dans tous les sens », comme le conseillait Arthur Rimbaud à sa mère à propos de ses vers, tant leur écriture est polyphonique et polysémique. Une vraie écriture de Jubilation.

Ces Bribes sont autant de textes qui naissent de ses heurts avec le monde, celui de tous les jours avec son cortège d’injustices et de violences, de malheurs mais aussi de surprises et de joies, celui des amis, des gens, des faits, des textes et des œuvres. Autant de chemins qui cartographient une véritable traversée de soi où il s’agit d’apprendre, comprendre et aimer tout ce qui entre en nous, que l’on porte moins qu’on ne s’y épaule : écrivains et leurs mots, leurs images; peintres et leurs signes, leurs matières; événements, rêves…

Ces Bribes sont aussi une tentative pour coller tous ces morceaux, ramasser toutes ces miettes, nouer tous ces fils épars. Et moins échafauder un sens que trouver une sortie, percer une issue. S’en sortir, sans sortir de cet enfer qu’est notre monde aux mains de ceux qui s’en croient les possédants !

Ce que Raphaël Monticelli appelle Bribes, d’autres le nommerait fragments de récits, nouvelles, poèmes… et ce n’est pas là leur moindre originalité que de se faufiler ainsi entre les genres !

C’est que Raphaël Monticelli est poète ! Je sais que le plus souvent il a du mal à assumer cette dénomination. Pourtant, je l’ose en prenant soin de préciser que j’entendrais ici par poète, un facteur de langue et c’est alors lui qui est voie d’accès au monde réel, lieu du combat qu’il mène de bribe en bribe. A son rythme. Selon ses tons. Avec ses nuances.

Ainsi s’il y a des phrases, il y a surtout un phrasé. Phrasé qui se diversifie en fonction du rythme, des prises de souffle, des tons. Poétiser la prose pourrait être le beau souci de Raphaël Monticelli : travail sur des phrases mais aussi sur leur montage. On ne peut qu’être sensible à ce soin pris à ménager passages et passerelles, à agencer ces « restes » qui remontent de la vie, ces miettes.

BribesDans ces Bribes, la vie dépasse des mots qui la désignent, marque même de la présence d’un poète selon Odysseus Elytis. C’est-à-dire de quelqu’un dont la tâche est de travailler la langue comme on travaille la terre, comme on la retourne, la prépare, l’ensemence. Ici, on la charge d’intensités soit en chauffant à blanc ses éléments, soit en les dénudant jusqu’à l’os et cela pour que celle qui reste notre langue commune livre autre chose que le compte-rendu exact, objectif et tautologique de nos rencontres avec le monde, avec ce qu’il a de toujours autre : paysages, situations, visages, œuvres… bref avec l’épaisseur et la complexité, les infinies nuances du réel, de nos relations avec lui.

Ces Bribes sont le livre d’une vie. Non au sens testamentaire du mot mais par référence au « beau coût » qu’il représente, à cette expérience, à ce parcours toujours risqué que représente leur écriture qui se poursuit. Et se poursuivra, n’en doutons pas.

Qui a décidé un jour d’intervenir sait qu’il aura à recommencer sans cesse et que ce ne sera pas là morne répétition mais accueil à ce qui vient. Va venir. Cela dont nous ne saurions rien anticiper. Vraiment. »

Alain Freixe

L’eau fine – En une seule injure – Alain Borne

L'eau fineL’EAU FINE suivi de EN UNE SEULE INJURE
Alain Borne – Editions Editinter – (2002)
Préface de Philippe Biget

[L’édition originale de L’eau fine date de 1947, chez Gallimard; celle de En une seule injure de 1953, chez Rougerie.]

« Contraste. Voilà un mot souvent lu ou entendu depuis la réédition , en 2001, de Terre de l’été suivi de Poèmes à Lislei. Gageons qu’il en sera de même après la présentation conjointe de L’eau fine et de En une seule injure. Que l’on n’attribue pas ces choix éditoriaux à une vaine recherche d’effet ! Alain Borne est ainsi, pétri d’ambivalences et de déchirements qu’il assume avec une extrême lucidité. […]

* * *

Après Terre de l’été (1945) et Poèmes à Lislei (1946), L’eau fine (1947) complète la trilogie qui valut au poète sa notoriété dans les années d’après-guerre. […]

[…] il n’est pas inutile de s’attarder quelques instants sur deux indices concordants : la dédicace « A ma mère » et la citation liminaire de Rimbaud à laquelle Borne emprunte son titre:

Eternelles Ondines ;
Divisez l’eau fine.

[…] Qu’y a-t-il à la fois de plus profond et de plus banal, pour un fils, que de vouloir offrir à sa mère une célébration de son enfance, jusqu’à y retrouver la symbiose fondatrice du sentiment amoureux ? Non, aucune originalité dans le thème, mais ce qui donne son épaisseur à L’eau fine, c’est le ton : la totale candeur, l’authentique naïveté qui seules permettent d’entreprendre le voyage au-delà des verts paradis. Car le recours à l’enfance semble être un moyen de recycler l’inspiration. Il s’apparente à une discipline, à une méthode de méditation qui permettrait au poète schizophrène d’arriver au but :

il pose son visage blessé contre la grille
et regarde le parc fardé de trop de fleurs

jusqu’au moment où :

                                                           il se voit
tel qu’il n’a cessé d’être en son cœur travesti.

* * *

Avec En une seule injure (1953), c’est vers l’autre extrémité de la vie que se tourne le poète. L’aveu est explicite : L’enfance est morte en moi. Certes, la pensée de la mort, la prémonition de son imminence, son association fréquente à la pulsion sexuelle et au sentiment amoureux sont déjà présentes dans la plupart des recueils précédents d’Alain Borne, y compris les premiers. Mais, En une seule injure est l’occasion de franchir un pas décisif : consacrer un livre entier à la mort fougueux fleuve en dérive qui l’entraînera dans son limon. A trente-huit ans, Borne nous offre sa première leçon de ténèbres. En effet, au-delà de la peur physique (mais je suis pour moi le premier/à essayer le sort amer de mourir) c’est à une longue méditation sur la disparition et l’oubli à laquelle nous convie le poète.[…] Les poèmes sont souvent inhabituellement développés si l’on se réfère aux œuvres précédentes, comme pour ménager à l’esprit le temps et l’espace nécessaires pour appréhender sa propre finitude, contredite en quelque sorte par des formules qui ne se referment jamais :

L’homme ne monte pas très haut sa taille
et le voici déjà couché
avec sa blessure natale
pivoine épanouie sur le terreau d’un corps.

En une seule injure est dédié à la mémoire du père du poète décédé en 1951, ce père avec lequel il avait une relation si distante malgré l’affection inexprimée qu’il lui portait. La présente réédition est donc aussi celle d’un double hommage filial. La mort du père contribua-t-elle à libérer une longue fureur qui ne s’éteindra plus ? Sans doute, car il semble bien que la voix du poète atteigne une gravité nouvelle.
[…] »

Philippe Biget – (Avril 2002)

Treize – Indociles – Alain Borne

TreizeTREIZE, suivi de INDOCILES – Alain Borne.
Editions Fondencre (2008)
Lecture par Philippe Biget

Alain Borne (1915-1962) est un poète à la trajectoire singulière. Distingué dès la publication de son premier recueil, Cicatrices des songes (1939), sa notoriété prit de l’essor pendant la guerre au cours de laquelle il lia des relations d’amitié avec L. Aragon, P. Seghers et R. Tavernier en participant à des revues impliquées dans la Résistance. Après la Libération, il s’affirma comme poète, adoubé par des pairs comme R. Char, J. Rousselot, Ph. Jaccottet, G.-E. Clancier, R. Sabatier ou J. Paulhan. Puis, après une quinzaine d’ouvrages, les publications se firent plus rares et il vit sa renommée décliner. Après sa mort accidentelle, en 1962, et la découverte d’un grand nombre de textes inédits, son œuvre suscita un regain d’intérêt suivi, après la réédition des Œuvres Poétiques Complètes (1980-81), d’une nouvelle période de silence.
Le poète-traducteur-éditeur Philippe Biget travaille, depuis une quinzaine d’années, à redonner à ce poète sa légitime place dans le paysage poétique du XXème siècle. C’est aux éditions Fondencre, qu’il dirige, qu’il a republié, en les réunissant au sein du même ouvrage, les deux recueils Treize et Indociles auxquels il a consacré une Postface,.
Je me contenterai, dans cette chronique, de reproduire la presque intégralité de son texte.

* * *

« […] Faut-il accorder au titre Treize un sens cabalistique ? Je ne le pense pas. Tout au plus un clin d’œil : ce mince recueil, publié en 1955 chez Pierre-André Benoît, ne comporte que douze poèmes ! Cette dénomination numérique traduit le désir de l’auteur de repérer certains titres de façon chronologique comme il l’avait fait avec Opus 10 en 1951. Une coquetterie qui exprime néanmoins, chez l’homme de 40 ans, l’intention de construire une œuvre. Attitude qui devait singulièrement évoluer au cours des dix années suivantes si l’on en juge par la découverte, après la mort accidentelle de l’auteur, d’un immense chantier désordonné.
Mais revenons au contenu de Treize. Borne y exalte la passion amoureuse jusqu’à son paroxysme. Postromantisme dans lequel l’amour s’auréole d’un halo mystique, substitut d’un dieu absent. Eve se voit dresser au autel autour duquel le poète déroule ses litanies de prières. On pense à Tristan mais aussi à la façon dont les surréalistes (de la génération qui précède celle de Borne) ont renoué avec la sacralisation de l’amour.
L’amour, exclusif recours :
… toi seule panse
la blessure de vivre.
Toute frontière s’abolit entre érotisme et spiritualité :
… puisqu’il y a dans ton corps
cette douce place infime
qui rétablit le monde dans son équilibre
dans ton corps de lèvres et de seins
cette place
sur ta plage
ce point pour m’ancrer.

On retrouve l’invocation de cette fusion salvatrice dans bien d’autres recueils de Borne mais Treize présente la particularité d’y être entièrement consacré et touche par la cohérence et l’homogénéité du discours.

Indociles fait partie du corpus posthume de l’œuvre. Publié en 1971, presque dix ans après la mort du poète, par les bons soins de son ami Paul Vincensini, ce recueil suscita interrogations et commentaires.
Avait-il été composé par Borne ou reconstitué à partir d’archives au classement incertain ? Le poète le destinait-il réellement à la publication ? Questions légitimes que se posent tous ceux qui « héritent » d’œuvres littéraires inédites après la disparition de l’auteur. D’autant plus légitimes avec Borne que l’œuvre posthume est au moins aussi importante en volume (et en qualité me semble-t-il) que la quinzaine de titres publiés sous son contrôle. Interrogations auxquelles nous pouvons néanmoins répondre positivement […].
Voilà pour ces interrogations. Quant aux réactions de certains commentateurs, elles touchent au cœur même de l’œuvre qui exige que le lecteur sache regarder en face sa mort et surtout celle de l’être aimé, plus précisément l’inéluctable décomposition des corps. […]
J’avoue m’être longuement interrogé sur le choix du titre Indociles. Autrement plus énigmatique que Treize. Quel sens l’auteur a-t-il voulu donner à cet adjectif androgyne et pluriel ? […] Un jour, alors que je parcourais les brouillons qui constituent une partie du fonds Alain Borne conservé à la Médiathèque de Montélimar, j’ai découvert, sous l’écriture reconnaissable du poète, cette locution : « poèmes indociles ». Ainsi, les poèmes eux-mêmes seraient indociles ! Rebelles à une pensée dominante ? Indociles à l’intention du poète ? Des poèmes qui le conduiraient malgré lui sur des pistes qui lui répugnent, un peu à la manière d’une auto-analyse qui parviendrait à déjouer interdits et refoulements que le sujet avait lui-même soigneusement mis en place pour se protéger ? […]

Il n’y avait rien dans ce pays
j’y menai mon cheval

Ainsi débute le scénario précédemment évoqué. Un pays vide, pour tout dire une sorte d’Erèbe car l’influence de la mythologie est présente dans l’œuvre de Borne même si les références explicites en sont absentes. C’est là qu’il rencontre un Eros plutôt janséniste. Passe une fille avide avec laquelle il forme un aveugle poulpe. Le ton est donné. De meurtre rituel en étreinte vénale, l’amour humain est décliné sous ses formes les plus tourmentées, les plus inconsolables, les plus tragiques. Le poète hurle son incapacité à assumer l’animalité et la finitude de sa compagne, ce qui le conduit à de terribles imprécations :

Ne pleure plus dis-je à la morte
je te donnerai toutes les caresses
voici déjà notre premier baiser

Mais de la plaie
pleurait le sang amer de l’amour
inconsolable et noir.

jusqu’à dénoncer :

cette caricature du corps féminin
qui t’impose sa boucherie.

On pense bien sûr à Une charogne de Charles Baudelaire :

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout aussi sordide dans sa description, Borne ne distancie pas le sujet en décrivant une charogne anonyme. C’est de la femme allongée à ses côtés et de lui-même qu’il s’agit, et s’il fustige le corps de la femme en le caricaturant de manière grotesque et morbide, c’est à la condition humaine qu’il s’en prend. Le désespoir le pousse à s’éprendre de la mort, ma grande amie qui n’a point de sexe. Une mort refuge qui résoudra peut-être l’infernal conflit entre donjuanisme et pulsion de castration, qui mettra un terme à la parodie de l’accouplement.
On le voit, nous sommes aux antipodes des effusions mystiques de Treize. La noirceur accablante du tableau est quelque peu tempérée par un rêve messianique. Le poète invoque un autre Dieu, un Dieu beau d’innocence qui pourrait donner naissance à une autre création.

[…]

De l’interrogation naïve et fiévreuse de Treize :

Ma main d’avoir touché ton corps
saura-t-elle mieux écrire

à l’affirmation véhémentes de Indociles :

J’écris un poème pour mourir plus doucement
pour laisser après moi une sorte de feuillage
pour que les yeux voyant mon petit automne
se demandent s’il reste un peu de sève dans l’arbre.

Alain Borne renoue sans cesse avec la pulsion existentielle de l’écriture. »

Philippe Biget

Cette roue qui nous emporte… – Jean-Pierre Schamber

Cette roue qui nous emporteCETTE ROUE QUI NOUS EMPORTE…  Jean-Pierre Schamber
Editions Fondencre (2008)

Contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, les lecteurs français n’aiment pas les nouvelles, ou en tout cas les boudent. Les libraires aussi, qui hésitent à les exposer sur leurs présentoirs, voire les refusent à leurs diffuseurs. Se donnant pour priorité, sans doute, de satisfaire l’engouement du lectorat pour le roman (genre dont l’impérialisme lamine sans ménagement presque tout le reste de la production littéraire).
La publication d’un recueil de nouvelles est donc suffisamment rare sous nos climats pour ne pas signaler à ceux qui s’intéressent à ce genre (dont l’exercice est pourtant difficile et réclame beaucoup de maîtrise) celui de Jean-Pierre Schamber, Cette roue qui nous emporte…, paru en 2008 aux éditions Fondencre.
Ce n’est que sept ans après sa publication que ce court ouvrage m’est parvenu entre les mains, en octobre dernier, pour mon plus grand plaisir, à l’occasion de la rencontre avec son éditeur au « salon de la poésie, de la nouvelle et du roman » de Vendôme.

« Albert, le patron du restaurant où nous avions nos habitudes, s’est approché de nous, rougeaud, boudiné dans son long tablier d’un blanc immaculé, sa haute toque bien droite sur la tête. Avec son accent épais, il nous a demandé « si ces messieurs dames étaient contents et si tout allaient comme ils voulaient ? » Ainsi commence le recueil, par la nouvelle Tournedos Rossini, et par cet incipit qui plante aussitôt le décor. Quelques lignes plus loin, après l’apparition d’un nouveau serveur, « un grand brun efflanqué », voilà l’action lancée. Nous sommes à l’époque de l’occupation. En 1942. Les convives sont deux collabos, le serveur, un juif employé par le patron du restaurant et, dehors, se prépare en silence la rafle du Vel d’hiv. En quelques pages, nous sommes plongés dans toute une époque, et dans l’intimité de personnages que presse le destin. Dans les coulisses d’une tragédie.
Je dirai pourtant, avant de poursuivre, que mes goûts personnels, appétits de curiosité, intérêt pour la découverte et passion plus particulière pour le théâtre contemporain, la poésie dite « moderne », en un mot pour les « défricheurs » littéraires, m’ont longtemps fait préférer les auteurs qui se situaient dans les espaces d’une création résolument nouvelle (souvent assez marginale, il faut bien le dire) et, sinon « d’avant-garde »  et expérimentale, du moins plus aventureuse, d’un abord plus ingrat et plus audacieuse dans ses recherches et propositions que celle qui fait le bonheur d’un plus large public, de nombre d’éditeurs, alimente les prix des « rentrées littéraires » et les succès de librairies. Pour ce qui concerne les nouvelles, mes préférences vont (sans distinction d’époque) à des auteurs russes comme Tchékhov ou Gogol, germanophones comme Kafka ou Zweig, ou anglo-saxons, comme Faulkner, Cheever, Carver ou d’Ambrosio, mais encore Annie Proulx et Alice Munro, ou à quelques auteurs publiés par les excellentes éditions belges Quadrature. Force m’est d’avouer (donnant par là quelque peu raison aux libraires et aux lecteurs) que les auteurs français de nouvelles ne me paraissent pas toujours à la hauteur de ces derniers et des exigences qu’impose ce genre.
Les textes de Jean-Pierre Schamber pouvaient-ils relever ce défi ? C’est là que j’en voulais venir, après ce détour qui avait pour but d’éclairer mon approche du livre. On peut lire, dans l’Avant-propos de son recueil, que la collection Récits et fictions où il est publié a « l’ambition d’illustrer certains traits permanents de l’humanité dans une perspective résolument contemporaine. » Et l’éditeur poursuit ainsi la présentation de ces textes : « L’action des cinq nouvelles ici réunies se déroule de 1942 à… 2025. Un regard qui parcourt et déborde la seconde moitié du XXème siècle. […] Qu’il s’agisse de la collaboration ou de mai 68, de la technique de Jackson Pollock ou de l’exégèse d’un poème de Valéry, de telles références n’ont pas pour simple objet de planter un décor mais font battre le cœur même de la composition. » Cela se vérifie à la lecture.

Je laissais cependant entendre, plus haut, que c’est avec quelque réserve, une manière de prudence fondée sur mes attentes exigeantes, que je suis entré dans ces pages. Et j’en ai aussi donné la raison.
Tout obéit ici aux règles « canoniques » du genre : incipit accrocheur, resserrement de l’action dans des lieux presque uniques autour de personnages peu nombreux, portraits dessinés avec acuité ou délicatesse, plongée soudaine dans l’intimité des êtres et leur complexité, progressive montée de l’intensité dramatique, chute souvent brutale. De « la belle ouvrage » de nouvelliste… Mais l’écriture, à sa première approche, m’a semblé d’abord un peu « sage », sans marques de rudesse dans le rythme des phrases, pas assez bousculée à mon goût, manquant peut-être un peu « d’aspérité », s’autorisant aussi bien peu d’audaces stylistiques, en dépit d’une belle facture. Tout cela restant assez proche, dans son « classicisme », du système narratif d’un Maupassant ou d’un Huysmans (excusez quand même du peu !), mais système de narration que l’on aimerait voir un peu renouvelé. Impressions purement subjectives, bien entendu, que je me garderai de faire passer pour un jugement esthétique ayant valeur d’autorité. D’autant que, passés les premiers textes, et installé dans l’univers de cet auteur, il est bien difficile, je crois, de ne pas se laisser emporter par ces pages où tout ne peut que retenir l’attention du lecteur, le tenir en haleine et provoquer son émotion.
Et il y a aussi des moments forts, non plus coulisses mais scène même de la tragédie, comme celui, lors du débarquement sur les plages de Normandie, en 1944, où le jeune peintre Ronald Wilkinson voit son ami William mourir, à côté de lui. Mort qui l’obsèdera et dont il cherchera, sa vie durant, à exorciser la vision terrible en inventant la technique picturale du dripping, technique dont J. Pollock se fera l’héritier : « … Soudain, il ne fut plus là. Ou, plus exactement, il fut cisaillé en deux, le haut de son corps disparu dans un éclaboussement de gerbes rouges dessinant de grandes arabesques vermillon, tandis que le bas s’affaissait sur la plage, à vingt centimètres de Ronald. Le sang continuait à gicler de cette béance en jets qui creusaient dans le sable de minuscules cratères dont la couleur variait avec la profondeur en des camaïeux de rouges et de bruns qui étaient ensuite recouverts par d’autres giclées qui teignaient l’alentour d’un rose moins soutenu. »  L’auteur a trouvé là un sujet magnifique dont il sait tirer le meilleur parti – même si la chute est, peut-être, un peu attendue.
Mais la guerre, dans cet ouvrage, est aussi ailleurs et partout, tout autour de nous, dans les rapports entre les individus que les exigences économiques de performance et de rentabilité, devenues nos normes sociales, transforment en « tueurs ». Le règne de l’argent, devenu souverain, reléguant l’humain à sa seule valeur marchande, est dénoncé dans la nouvelle Le nécessaire à sushis comme la plus grande offensive jamais menée depuis que l’homme est Homme contre l’Homme lui-même. Guerre sociale, et conduite aussi de manière feutrée, dans les coulisses des grands groupes industriels ou financiers par les soldats fanatisés du capital : « Avec ses homologues, la perpétuelle lutte fratricide pour l’accession au sommet de la pyramide justifiait tour à tour, le tutoiement, l’usage du prénom, les remarques fielleuses et les peaux de bananes dont sont jonchés les couloirs des grandes entreprises. »
Après le beau texte Cette roue qui nous emporte, dont la construction, fragmentée en archipel, m’a beaucoup séduit, l’ouvrage se termine par un texte qui se situe en 2025, après l’adoption par l’Assemblée Nationale de l’I.V.V., l’Interruption Volontaire de Vie. L’auteur y plante le décor de l’établissement dans lequel se rend Marianne, accompagné de son époux, afin d’y achever sa vie. C’est, nous confie le narrateur, sur le premier mouvement du concerto pour violon de Berg, A la mémoire d’un ange, que « sans un spasme, sans une contraction, sa main relâcha doucement son étreinte et s’ouvrit, paume vers le ciel. J’attendis l’ultime murmure de la dernière note tenue du violon, posai mes lèvres sur sa bouche encore tiède, arrangeai, une dernière fois, une mèche de ses cheveux, et sortis, sans rencontrer personne. »

Nous pouvons lire encore, dans l’Avant-propos du recueil, qu' »outre leur intérêt documentaire, les récits émaillés de ruptures tiendront le lecteur en haleine. » En cela, le recueil de Jean-Pierre Schamber tient parfaitement ses promesses. On sort de la lecture de cet ouvrage (inscrit dans son époque et capable d’en rendre les vibrations sismiques) en même temps troublé et un peu étourdi, avec aussi le sentiment que son auteur a joué, et tout à fait utilement, son devoir d’écrivain.

Michel Diaz (11 nov. 2015)