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Treize – Indociles – Alain Borne

TreizeTREIZE, suivi de INDOCILES – Alain Borne.
Editions Fondencre (2008)
Lecture par Philippe Biget

Alain Borne (1915-1962) est un poète à la trajectoire singulière. Distingué dès la publication de son premier recueil, Cicatrices des songes (1939), sa notoriété prit de l’essor pendant la guerre au cours de laquelle il lia des relations d’amitié avec L. Aragon, P. Seghers et R. Tavernier en participant à des revues impliquées dans la Résistance. Après la Libération, il s’affirma comme poète, adoubé par des pairs comme R. Char, J. Rousselot, Ph. Jaccottet, G.-E. Clancier, R. Sabatier ou J. Paulhan. Puis, après une quinzaine d’ouvrages, les publications se firent plus rares et il vit sa renommée décliner. Après sa mort accidentelle, en 1962, et la découverte d’un grand nombre de textes inédits, son œuvre suscita un regain d’intérêt suivi, après la réédition des Œuvres Poétiques Complètes (1980-81), d’une nouvelle période de silence.
Le poète-traducteur-éditeur Philippe Biget travaille, depuis une quinzaine d’années, à redonner à ce poète sa légitime place dans le paysage poétique du XXème siècle. C’est aux éditions Fondencre, qu’il dirige, qu’il a republié, en les réunissant au sein du même ouvrage, les deux recueils Treize et Indociles auxquels il a consacré une Postface,.
Je me contenterai, dans cette chronique, de reproduire la presque intégralité de son texte.

* * *

« […] Faut-il accorder au titre Treize un sens cabalistique ? Je ne le pense pas. Tout au plus un clin d’œil : ce mince recueil, publié en 1955 chez Pierre-André Benoît, ne comporte que douze poèmes ! Cette dénomination numérique traduit le désir de l’auteur de repérer certains titres de façon chronologique comme il l’avait fait avec Opus 10 en 1951. Une coquetterie qui exprime néanmoins, chez l’homme de 40 ans, l’intention de construire une œuvre. Attitude qui devait singulièrement évoluer au cours des dix années suivantes si l’on en juge par la découverte, après la mort accidentelle de l’auteur, d’un immense chantier désordonné.
Mais revenons au contenu de Treize. Borne y exalte la passion amoureuse jusqu’à son paroxysme. Postromantisme dans lequel l’amour s’auréole d’un halo mystique, substitut d’un dieu absent. Eve se voit dresser au autel autour duquel le poète déroule ses litanies de prières. On pense à Tristan mais aussi à la façon dont les surréalistes (de la génération qui précède celle de Borne) ont renoué avec la sacralisation de l’amour.
L’amour, exclusif recours :
… toi seule panse
la blessure de vivre.
Toute frontière s’abolit entre érotisme et spiritualité :
… puisqu’il y a dans ton corps
cette douce place infime
qui rétablit le monde dans son équilibre
dans ton corps de lèvres et de seins
cette place
sur ta plage
ce point pour m’ancrer.

On retrouve l’invocation de cette fusion salvatrice dans bien d’autres recueils de Borne mais Treize présente la particularité d’y être entièrement consacré et touche par la cohérence et l’homogénéité du discours.

Indociles fait partie du corpus posthume de l’œuvre. Publié en 1971, presque dix ans après la mort du poète, par les bons soins de son ami Paul Vincensini, ce recueil suscita interrogations et commentaires.
Avait-il été composé par Borne ou reconstitué à partir d’archives au classement incertain ? Le poète le destinait-il réellement à la publication ? Questions légitimes que se posent tous ceux qui « héritent » d’œuvres littéraires inédites après la disparition de l’auteur. D’autant plus légitimes avec Borne que l’œuvre posthume est au moins aussi importante en volume (et en qualité me semble-t-il) que la quinzaine de titres publiés sous son contrôle. Interrogations auxquelles nous pouvons néanmoins répondre positivement […].
Voilà pour ces interrogations. Quant aux réactions de certains commentateurs, elles touchent au cœur même de l’œuvre qui exige que le lecteur sache regarder en face sa mort et surtout celle de l’être aimé, plus précisément l’inéluctable décomposition des corps. […]
J’avoue m’être longuement interrogé sur le choix du titre Indociles. Autrement plus énigmatique que Treize. Quel sens l’auteur a-t-il voulu donner à cet adjectif androgyne et pluriel ? […] Un jour, alors que je parcourais les brouillons qui constituent une partie du fonds Alain Borne conservé à la Médiathèque de Montélimar, j’ai découvert, sous l’écriture reconnaissable du poète, cette locution : « poèmes indociles ». Ainsi, les poèmes eux-mêmes seraient indociles ! Rebelles à une pensée dominante ? Indociles à l’intention du poète ? Des poèmes qui le conduiraient malgré lui sur des pistes qui lui répugnent, un peu à la manière d’une auto-analyse qui parviendrait à déjouer interdits et refoulements que le sujet avait lui-même soigneusement mis en place pour se protéger ? […]

Il n’y avait rien dans ce pays
j’y menai mon cheval

Ainsi débute le scénario précédemment évoqué. Un pays vide, pour tout dire une sorte d’Erèbe car l’influence de la mythologie est présente dans l’œuvre de Borne même si les références explicites en sont absentes. C’est là qu’il rencontre un Eros plutôt janséniste. Passe une fille avide avec laquelle il forme un aveugle poulpe. Le ton est donné. De meurtre rituel en étreinte vénale, l’amour humain est décliné sous ses formes les plus tourmentées, les plus inconsolables, les plus tragiques. Le poète hurle son incapacité à assumer l’animalité et la finitude de sa compagne, ce qui le conduit à de terribles imprécations :

Ne pleure plus dis-je à la morte
je te donnerai toutes les caresses
voici déjà notre premier baiser

Mais de la plaie
pleurait le sang amer de l’amour
inconsolable et noir.

jusqu’à dénoncer :

cette caricature du corps féminin
qui t’impose sa boucherie.

On pense bien sûr à Une charogne de Charles Baudelaire :

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout aussi sordide dans sa description, Borne ne distancie pas le sujet en décrivant une charogne anonyme. C’est de la femme allongée à ses côtés et de lui-même qu’il s’agit, et s’il fustige le corps de la femme en le caricaturant de manière grotesque et morbide, c’est à la condition humaine qu’il s’en prend. Le désespoir le pousse à s’éprendre de la mort, ma grande amie qui n’a point de sexe. Une mort refuge qui résoudra peut-être l’infernal conflit entre donjuanisme et pulsion de castration, qui mettra un terme à la parodie de l’accouplement.
On le voit, nous sommes aux antipodes des effusions mystiques de Treize. La noirceur accablante du tableau est quelque peu tempérée par un rêve messianique. Le poète invoque un autre Dieu, un Dieu beau d’innocence qui pourrait donner naissance à une autre création.

[…]

De l’interrogation naïve et fiévreuse de Treize :

Ma main d’avoir touché ton corps
saura-t-elle mieux écrire

à l’affirmation véhémentes de Indociles :

J’écris un poème pour mourir plus doucement
pour laisser après moi une sorte de feuillage
pour que les yeux voyant mon petit automne
se demandent s’il reste un peu de sève dans l’arbre.

Alain Borne renoue sans cesse avec la pulsion existentielle de l’écriture. »

Philippe Biget