Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

De la responsabilité du chroniqueur et de celle de l’auteur(e)

« Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux. » (René Char)

De temps à autre, je « chronique » des livres que j’ai aimés, ceux qui m’ont procuré un plaisir de lecture et ceux qui, à mes yeux (ce sont souvent les mêmes), valent la peine qu’on les décortique un peu et qu’on y aille voir « un peu plus loin ».

Il y a quelques semaines, je commettais une nouvelle note de lecture à propos d’un recueil poétique *. Voici ce que j’en écrivais:

« Le recueil d’A. Y., Des jours à tes côtés, petit livre de 37 pages, est composé de poèmes brefs, d’une dizaine de lignes au plus, à l’écriture sobre et fluide, presque minimaliste dans son dépouillement. Pas d’effets stylistiques ici, d’images ambiguës à interprétations variables, de métaphores funambules et de tournures réticentes à s’ouvrir à qui s’avance dans ces pages:

des crépuscules

des nuits

des jours et des nuits/

avec

sans

gorgés de sens/

des saisons

des aubes de neige

des midis au zénith

Jours, saisons, années, cycles des heures, ramassé fulgurant des repères chronologiques, ceux qui scandent nos existences, en sont la basse continue et la ligne obstinée. Nous voici, dès les premiers mots, confrontés au Temps et à l’exercice si difficile de la mémoire. Pas de la nôtre, mais celle de l’auteure, de ce qu’elle doit conserver, l’écume des jours et des ans, et de tout ce encore qu’elle ne peut délivrer au lecteur que dans le creux des mots et le blanc de la page, ce qui ne sera pas écrit et ne pourra pas l’être, mais le sera pourtant, dans la vibration du silence, comme se prolonge le bruit de l’écho bien après qu’il s’est tu:

tous les trente six du mois

cent ans de dimanches

côte à côte/

près

très proches/

contre à contre

au septième ciel

sur un petit nuage

Images claires de bonheur. De moments partagés, dans le plein de ce qu’offrent les jours et dans ce qui, parfois, s’écorche à leurs arêtes. Pudeur qui se contente d’évoquer l’amour sans d’abord prononcer le mot.

Et c’est bien cela, en effet, qui se dit, dans le ressac de la mémoire, la pulsation des jours, battements de la vie qui passe, et vers quoi il faut tendre l’oreille. Car on n’écoute jamais mieux, nous le savons, que ce qui se murmure, qui impose qu’on fasse silence, en soi et autour de soi, pour mieux le recevoir. Cette simplicité dans l’écriture n’est pas facilement donnée à qui essaierait d’en user. Il faut être une auteure sûre de ses moyens, pour parvenir ainsi à évider le texte de tout mot inutile, à le réduire à l’os de l’expression, tout en préservant, dans le même creuset poétique, gravité du propos et qualité de l’émotion.

Il faut dire aussi que l’enjeu de ce texte n’était pas mince: quelques pages pour y faire tenir une vie, regrets et joies mêlés, bonheurs et peines enlacés, blessures sitôt oubliées et plaisirs minuscules des jours, l’essentiel que l’on doit retenir quand on fait le bilan des années. Et que l’on doit restituer du bout des lèvres, comme l’on se parle à soi-même, en s’efforçant d’être au plus juste et au plus près de ce qui monte dans la voix, souvenirs comme en vrac, tout en ellipses temporelles, mais autant de points de couture posés là où il faut dans le tissu flottant de la mémoire:

on se donne des petites choses

des bouts de rien

du bout des doigts/

les étoiles émerveillent

Ces quelques mots, tout simples, comme posés du bout des lèvres, disent bien, en effet, l’émerveillement que l’on peut éprouver, quelquefois, de sa seule présence au monde et de ce bonheur ordinaire que nourrit la présence de l’être aimé. Ou qu’elle a nourri

Car, en effet, nous le saurons très vite, dès les pages suivantes, ce recueil est texte de deuil, hommage à une absence, déambulation dans la solitude obligée du poème dans la compagnie d’un fantôme. Cette nudité d’écriture peut toucher d’autant plus qu’elle est dense de présence humaine, qu’elle charrie une douleur paisible, d’une voix basse et retenue, comme un chuchotement de confidence qui nous saisit d’emblée au cœur. Douleur qui, au-delà de celle qui l’exprime, fait écho à ce qu’il y a en nous de plus intime et de plus partageable: le chagrin de la perte, le vide de l’absence, la nostalgie de la présence disparue, la vie qui continue pourtant et à laquelle il faut continuer à croire, à donner quelque sens.

Douleur « paisible », car la traverse une mémoire qui, comme la lumière le fait sur un prisme, décompose le spectre des sentiments et en révèle les couleurs, quelquefois les plus vives. Toutefois l’ombre gagne, comme dans cette page, la dernière, si chargée d’émotion contenue:

tu t’absentes

tu manques au monde/

au cyprès

au mimosas

à la voussure du ciel

aux bateaux en partance

aux étendues

au grain du vent

aux symphonies de Beethoven/

à mes yeux

orphelins « 

Tutoiement au-delà de l’absence, présent d’éternité, comme on continue parfois de parler à ces présences invisibles qui nous accompagnent dans nos jours et nos nuits. Ces pages ne pouvaient être écrites que sous la lumière de la mélancolie. Lumière qui peut être sombre, avare de clarté, complice de la mort, ou clarté douce, bienveillante et amie. Cette lumière-là est celle que fréquentent volontiers les poètes, un espace de mi-pénombre offert à la lucidité de leur questionnement, d’eux-mêmes et du monde. Lumière dans laquelle la douleur, tenue à sa juste distance, se fait territoire fertile où vient puiser ce qui persiste de l’amour, et où s’alimente la source de la création. De toute création peut-être.

Ce qui importe, dans la parole poétique, c’est la justesse de la voix, un timbre qui s’impose, une musique qui, en nous, fait son chemin, même après que l’on a refermé le livre. Ce qui nous accompagne, plus loin que la lecture et nous aide un peu plus à comprendre et à vivre. Comme ce qui nous revient, par exemple, des mots d’A. Y. ceux-là, entre autres, que l’on n’avait rien fait pour retenir,

et nous infatigables

épaule contre épaule. »

  *   *   *

Voilà donc ce que j’écrivais dans cette note de lecture à propos de ce livre.

Cependant, quelque peu contrariée par ce que j’en avais compris, l’auteure du recueil m’a vite fait savoir que « l’absent » était bien vivant et qu’il n’y avait dans son texte, m’écrivait-elle aussi, « nommé, seulement nommé, ce qui fait l’absence des choses, parfois celle de l’aimé, le temps qui passe, les menudailles de l’ordinaire », ajoutant que c’était là « une écriture de l’épure, dans la forme, dans la langue », et que « les séparations, les retours, les pertes, sont du côté de la vie. » Non, elle n’adhérait pas à ce que j’en avais écrit, son texte n’était que de « gaieté », seulement de « gaieté ». Je répondis que ma lecture ne contenait pas de grossier contresens, que ce que j’en avais compris ne pouvait qu’ajouter une autre dimension à son ouvrage, comme ce qui d’abord échappe à l’esprit de tous ceux qui écrivent, cette obscure part de sens que tout auteur met dans ses livres sans toujours en avoir conscience, mais qu’un regard critique s’offre à lui « révéler », Mais l’auteure déjà s’agaçait, elle ne pouvait pas accepter mon regard sur son livre, l’air se chargeait d’orage, l’éditrice était alertée, en très inconfortable position d’arbitre, prise entre deux auteurs qu’elle prend soin de publier, et il lui fallait au plus vite apaiser l’écrivaine.

Dans ce livre, il ne fallait donc voir que « gaieté » ?… Soit. Pourtant je n’y vois pas cette « gaieté » revendiquée, mais plutôt (confirmée par ma relecture), une sorte de lamento sur le bonheur passé. D’autre part, il me semble que l’interprétation d’un livre appartient à celui qui le lit et que l’auteur n’a pas à se mêler des impressions de son lecteur pour infléchir (encore moins lui imposer) son point de vue. L’auteur(e) qui publie s’expose consciemment au regard de ce même lecteur qui lira son ouvrage selon sa sensibilité, ses outils d’analyse, le poids de son vécu (avec ce qu’il pourra, ou devra, en tout cas justifier), et y posera son jugement en toute liberté.

Et à propos de celui-ci, quelle contradiction nous faudrait-il arbitrairement (et absurdement) entretenir entre bonheur présent et nostalgie de son bonheur passé, entre joie et mélancolie ? Ne peut-on pas rire à travers son chagrin et pleurer à l’évocation de bonheurs perdus dont notre cœur s’emballe encore ? Et cette évocation, se voulût-elle lumineuse, et douce, et apaisée, toute dédiée à la vie, n’est-ce pas aussi, en dépit de la volonté de l’auteure, celle de ce temps qui a été, ne sera plus, dont on peut s’enchanter encore et conserver le souvenir radieux, mais qui est pourtant ce que le cours des jours nous a définitivement ravi ? En écrivant ce qui précède, je repense à ces vers du poète Adonis:

Le pays dont nous étions/ le pays dont nous sommes encore/ ils ne sont que le même/ cet horizon blessé par des paupières timides/ et celui qui brûle nos cils…

hier j’ai eu faim de lui/ et j’ai dessiné en son nom/ un portrait, une auréole/ Je lui ai écrit une lettre pour lui rendre hommage/ Mais toute lettre écrite/ en souvenir de ce qui fut/ en hommage à ce qui en reste/ est toujours une lettre d’adieu/ à ce dont nous devrons prendre congé

Peut-on mieux dire que cela pour comprendre le sens de ma lecture ?

La richesse d’un texte tient à sa capacité de s’ouvrir à de multiples interprétations, fussent-elles contradictoires. Celui-ci le permet, et il est toujours bon qu’un livre suscite des confrontations d’idées.

Le rôle du chroniqueur, s’il fait bien et honnêtement son travail, est d’ouvrir un ouvrage à ses autres possibles lectures et d’en examiner les strates, non de s’en tenir au « mode d’emploi » proposé par l’auteur(e). Et s’il lui arrive le mettre le doigt sur des zones sensibles du texte, ce qu’en a refoulé son auteur(e), doit-il alors faire silence, mettre une pierre sur sa bouche et son papier à la corbeille ? Ne serait-ce pas plutôt à l’auteur(e) d’assumer ce qu’il ou elle a écrit (avec ses conséquences) et de travailler à résoudre le nœud de son problème ? Celui, ici, en l’occurrence, de ne pas accepter de son chroniqueur qu’il débusque, dans ces zones d’ombre, ce quelque chose de l’insoutenable qui s’y trouvait tapi et que l’auteure, pour le confort de son esprit, et s’aveuglant sur ce qu’elle a écrit, se refuse à envisager en faisant obstruction à un autre regard que le sien ? Sur un ouvrage qui, rappelons-le, menant sa propre vie, ne lui appartient plus ?

Car, enfin, si l’auteur d’un ouvrage se contente de l’évocation sentimentale et toute personnelle de ses bonheurs passés et de ses menues peines, c’est qu’il n’a rien à nous dire, il se raconte, mais ne nous touche pas. L’ambition de la poésie est plus vaste, elle est de tendre vers l’universel et, dans le cas de ce recueil, l’universel serait de nous proposer de nous confronter à notre propre mémoire et à ce qui, en nous, regarde du côté de la nuit. Ce livre-là le fait, pour peu que nous lui accordions notre confiance, et que l’auteure, de son côté, lui accorde la sienne. Ce que l’on écrit, souvent, nous trahit, du côté que l’on n’avait su voir, et l’écriture de la poésie c’est aussi, c’est d’abord et surtout, prendre le risque de ses mots, accepter de les mettre en danger, et soi-même avec eux.

Michel Diaz, 26/02/2018

* Je me contenterai des initiales du nom de l’auteure, omettrai aussi de signaler le nom de la maison d’édition, à seule fin de n’embarrasser ni l’éditrice, ni une écrivaine qui se refuse à jouer le libre jeu de la critique (une critique qui, au demeurant, ici, n’était pas avare de compliments à l’égard de son livre et se proposait de lui apporter quelque chose qui en densifiait le propos !).

 

 

Noir – Claire Desthomas-Demange

NOIR, Claire Desthomas-Demange, éd. Musimot (2017)

Chronique publiée dans L’Iresuthe N° 41 (janv. 2018)

Lecture par Michel Diaz

« Faire son deuil » dit-on couramment. Se défaire du froid du chagrin, comme ma mère se défait du froid de la pierre scellée.
« Faire le noir ». Le noir est, en langage dramaturgique, cet espace d’obscurité qui sépare deux actes, deux tableaux ou deux scènes, intervalle où le temps se suspend, ou se concentre et se dilate, où se joue quelque chose dans l’ombre. Faire le noir en soi, l’éprouver. S’y perdre et s’effacer. Disparaître à soi-même et au monde. Effacement ou dilution de l’être face aux grandes questions ou aux grandes angoisses – le sens, la fin promise à tout et à tous.
S’il n’est pas celui des peurs de l’enfance, celui où l’on soupçonne que nous guette quelque danger, celui aussi du froid de l’âme, le noir peut être celui de la nuit où l’on cherche à se réfugier, celui du fond secret de nos pensées, ou encore celui où, espère-t-on, se dissolvent chagrins et détresses. Pénombre rassurante comme celle, protectrice et tiède, des eaux premières, ou celle aussi hospitalière où se ravive une force intérieure et s’annoncent d’autres possibles (ce que l’ombre éclaire et que la lumière du jour obscurcit), dans l’attente que s’ouvre la porte de cette ombre amie:
elle cherche la nuit
croit qu’elle lui répond
bien plus que le jour
et que son peu de soi
pourra y exister
dans la sérénité.
C’est ainsi que commence le texte de Claire Desthomas-Demange, texte où le « elle », le « toi », et le « je » ou le « moi » s’accompagnent, quelquefois se confondent, semblent (et j’en ai fait le parti-pris de ma lecture) ne faire plus qu’un « nous », au-delà, ou plutôt en-deçà de ces pronoms trop personnels qui séparent et divisent. Ce petit livre, Noir, commence par ces mots qui évoquent le retrait de soi, en soi, ce repli dans le noir qui nous tente quand on veut panser sa douleur. Ces mots, son peu de soi, que l’on retrouve dès la strophe suivante, son peu de soi s’épuise, ne peuvent que me rappeler le texte de Michel Bourçon (éd. La tête à l’envers, 2016) intitulé Ce peu de soi, proses dans lesquelles le poète poursuit une longue méditation sur le simple fait d’être là, dans son corps et sa tête, conscience prisonnière d’elle-même, qui tourne entre les os du crâne, traversée de pensées obsédantes, traversée d’une voix qui ne cesse jamais de parler, et descend quelquefois dans la nuit des organes mais ne s’épuise que dans le sommeil, lieu d’un silence noir où s’abolit le monde, lit d’une anesthésiante paix. Ce peu de soi, que ce soit celui de l’auteure ou ce peu qui survit de l’esprit de sa mère, c’est un corps qui gravite dans l’imperceptible, qui pèse peu, fait peu de bruit, ne s’accommode que de son allègement. Pourtant ce corps a une voix, qui, lorsqu’elle s’habille en mots, affleure en même temps qu’elle épouse précisément le point de contact avec les choses, avec l’instant. Car il y a, dans ce tourment (perpétuel assurément pour quelques-uns), et cette hésitante consolation à la perte, l’espoir d’une communion sereine avec le monde qui émerge çà et là, mais s’avance d’abord comme une promesse à soi-même:
je deviendrai moi-même
j’accomplirai l’espoir
[…]
de cette nuit jailliront mes envies
amies de la sollicitude
sans que jamais mon cœur s’écorche.
Car il s’agit de se rejoindre et, dans le même mouvement, de rejoindre aussi l’autre, fût-il ou fût-elle disparu(e) et plus largement l’univers entier, dans une posture volontariste:
je peux écouter le silence
la gamme claire des instants
qui se joue dans la transparence
où peut renaître le souffle
[…]
et que je peux recommencer.
Car il s’agit bien, dans ce texte de Claire Desthomas-Demange, de « rejoindre » – soi et le monde – de dire ce qui est fendillé, brisé, de tenter une réparation, sans illusions naïves cependant et prétendument satisfaites, humaines donc, mais de composer avec la réalité de la mort et avec le mystère d’être là, de renaître:
une partie du ciel
se mire dans le lac
sans nulle ride bleue
[…]
le passé est léger
une mer tranquille
où je ne tangue plus.
Ne plus tanguer, c’est bien cet exercice difficile auquel nous condamne la vie, exercice jamais tout à fait accompli puisque
quand vient le crépuscule
je cherche d’un dernier regard
la lumière qui s’éteint
et je me sens mourir un peu.

« La poésie, déclare le poète Alain Freixe dans un entretien, a le devoir de nous redresser. » Et il entend par là que se dispensant de tout discours philosophique et intellectuel, ou de la précision du concept, elle se doit d’aller à l’essentiel de ce qui interroge notre relation au monde dans ce pur sentiment « d’être là » que Rousseau, regardant le ciel, écoutant le flot battre le flanc de sa barque livrée à la dérive, et s’abandonnant à l’oubli de soi, désignait par les si simples mots de « sentiment de l’existence ». C’est à ce sentiment que veut aussi nous rappeler Claire Desthomas-Demange dans Noir. Mais goûter
la nuit et le jour dans la transparence
tous deux au grand jour et
simplement vivre
sans que son cœur cogne
réclame que l’on fasse la démarche de se rassembler, cet effort de soi dans cet élan vers « l’autre » qui
murmure sa renaissance
dans la ouate du silence.
C’est ainsi que l’on « se redresse », retrempant sa raison de vivre dans ce qui, au-delà de la mort et dans sa pensée apaisée nous réaccorde à
cet écho d’étoiles
force du mystère
et au vent (qui) se lève sur la terre des jours. Pourtant ici, qui sourd des pages, une intranquillité se dit, transpire; pour autant, disais-je plus haut, nulle métaphysique ni intellectualisation, plutôt un pigment particulier sur le papier, qui affleure et donne cette coloration d’une grande douceur, comme celle de cette nuit radieuse (qui) porte sa présence. Car c’est aussi dans le sentiment de l’absence, l’épreuve de la perte et l’espace du deuil que l’amour se réarme contre la lumière sombre et la prière vide, et contre le silence des oiseaux et l’insoluble attente, pour peu que l’on reste attentif à l’aube aux pieds de brume et à
la furtive lumière
fugue fragile sur le champ de fleurs.

Ce pudique et émouvant hommage que Claire Desthomas-Demange rend à sa mère disparue est ce qui, dans ce texte, nourrit de sa sève ce si peu apprivoisable « sentiment de l’existence ». C’est ce que plus haut j’appelais « l’essentiel », et que seule la poésie au plus près de ce peu de soi, offert dans son dépouillement, jusqu’aux limites de sa nudité, est en mesure de traduire.

Michel Diaz, 13/01/18

Etre et avoir l’été – Charles Simond

ETRE ET AVOIR L’ÉTÉ – Charles Simond
Editions Musimot (2013)
Dans son très court recueil (à peine plus de cinquante pages composées de poèmes brefs à l’écriture lapidaire), Etre et avoir l’été, beau titre lourd de sens pour peu qu’on veuille bien s’y attarder, Charles Simond rend hommage au soleil triomphant et au bleu victorieux de l’été, au ciel saignant d’une lumière qui se noie dans cet inexorable monochrome, ciel insensé qui, quelquefois, suffoque, dépressif, entre deux agressions de gris, orages de saison dont la violence nous lave et nous rend à la pureté. Et en cela rien d’étonnant puisque Apollon, ce dieu de la Lumière, et identifié au soleil, est aussi dieu des purifications, autant celles du corps que celles de l’esprit.
Mais l’été, dans ce texte, c’est d’abord, impératif et maître de ses feux conjugués, midi l’exact (formule derrière laquelle on devine Paul Valéry), sa présence écrasante au zénith de ses feux, et ce poids vertical de lumière dont s’ossature sa géométrie solaire, celui d’un monde en équilibre qui tient ses deux plateaux, lumière et ombre, en égale faveur: les ombres accueillantes de l’été ne valant que par l’ardeur d’un feu dont le règne ignifie toute chose et l’épuise, comme ces arbres sont vaincus et exsangues ces pierres qui, sous le ciel, gisent comme des cadavres. Brûlure qui aveugle comme aveugle la certitude où se consume la raison et où s’égare tout repère. Et c’est encore, ici, le souffle de l’esprit apollinien plutôt que dionysiaque qui traverse ces pages où comme l’écrit Charles Simond,
        la quadrature du bleu

        m’encercle dans l’énigme.

Etre. L’auteur ne pose pas moins, en ces quelques mots qui précèdent, avec l’air de ne pas y toucher, que la question de notre relation au monde qui induit celle de l’être et de ce qui, sous les pleins feux du jour, implique de profonde remise en question. Ainsi, plus loin, quand il évoque le monde comme une équation à nœuds inconnus, on ne peut s’empêcher de penser à ce qu’écrivait Nietzsche à propos de ce que l’héritage de l’esprit apollinien lui inspirait: « Nous éprouvons une jouissance à comprendre directement les formes (…). Pourtant, même quand cette réalité de rêve atteint sa perfection, nous éprouvons le sentiment confus qu’elle est apparence. Telle est du moins mon expérience (…), comme le confirment maints témoignages et maintes déclarations de poètes. Un esprit philosophique a même le pressentiment que, sous la réalité où nous vivons, il en existe une autre, cachée, et que notre réalité aussi est une apparence.« 

Faut-il alors douter des apparences dont la lumière nue du jour forge et souligne l’illusion ? La réalité à laquelle nous nous référons, sans toujours voir au-delà d’elle, serait-elle mirage de l’esprit abusé par ce que la lumière semble nous assurer comme certitude des sens et de l’esprit ? Car nous savons bien, et Platon ou Pascal nous l’ont déjà dit, que d’une part les images sensibles sont mouvantes et donc rationnellement inconnaissables, et que d’autre part elles accrochent et séduisent la pensée en excitant les désirs à l’infini jusqu’à la frénésie violente. Ainsi, notre perception du réel, soumise d’abord à nos sens, et relayée par le travail de la raison et de notre imagination, produit-elle des images d’objets absents ou inexistants qui nous enchaînent à nos désirs sensibles chaotiques et contradictoires. Mais c’est encore de la lumière incendiaire d’été que naît l’ombre sous les noyers, elle-même refuge dont on peut douter qu’il soit vraiment propice à apaiser nos yeux, à nous aider à rétablir la vérité des choses puisque cette ombre, dit l’auteur, est elle aussi l’illusion noire où je m’engouffre.
Pourtant l’ombre, comme la nuit, n’est-elle pas aussi porteuse d’une bonne part de la vérité déguisée ordinairement sous le masque des apparences ? C’est ce que l’on devine, d’expérience aussi, puisque
        l’ombre
        comme une moisissure
        si sûre de sa nuit
        si sûre de la nuit assidue et complice
        ronge déjà le mur de lumière qui doute
        sous le soleil écarquillé.
Et le poète annonce, quelques pages plus loin, que
        dans la courbure du jour
        l’ombre marginale
        attend sa messe noire.

Avoir l’été. 
Mais la deuxième partie du titre de ce texte (sous la forme d’une apparente boutade) nous invite à une autre réflexion, et pas moins importante que la première. Ce qui est convoqué ici, c’est avant tout la nostalgie d’un paradis perdu, celui propre à l’enfance et à son insouciance, aux premiers émois du désir, ce qui ouvre à la perte d’un temps d’innocence dont on ne se remet jamais, ce regret douloureux de
        mon enfance morte
        en été
        entre les attentes de foin
        et les attentes de femme
        déjà
        de mes cousines pré-pubères
Perte où s’inscrit la marche vers la finitude, où le sentiment d’être au monde et en son éternité de lumière bascule vers la nuit, où le soleil en son zénith, dans un ciel sans miracles, devient le soleil sombre d’une abrupte mélancolie, et celui, plus noir, de la tragédie de vivre et de devoir mourir:
        ce lointain été
        calciné d’oubli
        braise de mémoire
        refusant cette mort
        (…)
        pour dire à hurle vent
        à hurle mots vivants
       l’été de chair de cette enfance
       sous le masque mortuaire
Certes, dans ce recueil, on perçoit les échos d’une sensualité à fleur d’être, des rumeurs de bonheur, des instants fugitifs où le pain est bleu  sous la voûte du ciel, où est dite en trois vers l’allégresse du blé, où les cigales (même celles d’après Fukushima) poursuivent dans les arbres leurs stridulations lancinantes, où les branches de chêne / entrelacées de nuit tamisent les étoiles, où s’exalte l’insolente certitude du thym, où la présence de la femme (le mille-feuilles à la framboise / de (son) sexe éventré), invite autant aux spasmes de l’amour qu’aux voluptueux plaisirs de la sieste, mais de ces cendres de mémoire naît une profonde musique qui ne peut que nous saisir au cœur.
C’est de cette nostalgie, traduite dans une écriture où chaque mot s’efforce de sonner clair et juste, que la poésie naît ici. Poésie grave et dense dans son ramassé d’images, où les hommes silencieux / arpentent l’hiver de leurs souvenirs, d’où l’on revient passablement meurtri. Car, en effet, dans ce livre on tutoie le tragique sous une lumière solaire telle que la mort qui rôde, plane et s’incruste dans l’angle obtus du ciel, n’est là que pour entretenir le sentiment que nous pouvons avoir d’appartenir et de participer au miracle de l’existence.
Mais le rôle de la poésie n’est pas de rendre les hommes heureux, il est juste (et c’est déjà beaucoup) de les rendre plus humains. Rendre quelqu’un plus humain, c’est lui donner la capacité de pouvoir se saisir comme mise en question de sa propre existence. Cela, la poésie le peut, qui sait libérer et tenir cet « inconnu devant soi », comme l’a écrit René Char.
Et Charles Simond, dans la sienne, nous prouve qu’il le peut aussi, comme il sait encore que la poésie doit être un « feu de voix » voué à tous les vents du vivant, à ses énergies, ses vertiges, et en dépit de cet implacable constat qui ouvre ce recueil, cette évocation désolée de ce
          printemps en cendres
          offert en holocauste
          aux premiers feux d’été,

un feu voué aussi à ses opiniâtres surgissements. 

Michel Diaz. 04/12/17

Contre le désert – Alain Freixe

Note de lecture publiée sur le site Terres de femmes, octobre 2017

CONTRE LE DESERT
Alain Freixe
Editions de L’Amourier (2017)

Dans sa note liminaire au recueil d’Alain Freixe, Contre le désert, et faisant référence à une toile de Magritte, Pierre Legendre écrit: « (…) La lunette d’approche découvre ce qu’il y a derrière les emblèmes, les images, les miroirs: un vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine. C’est cet Abîme qu’il nous faut habiter. La raison de vivre commence là. »

Elle commence là. Et puisque, dit l’un des textes, « c’est toujours le soir » et « la venue des ombres sur ce que l’on croit », puisque « le monde, ce qu’on en voit, on l’ignore », c’est cet Abîme d’ombre menaçante que la parole d’Alain Freixe s’efforce d’investir. Mais parole qui est présence au plus près de son être et des choses contre l’Abîme de notre existence humaine. Car face à cet Abîme qui s’ouvre devant nous et nous cerne de toutes parts, nous n’avons que bien peu de choix: celui de s’y abandonner et de se laisser engloutir, de nager quelque temps dans sa nuit, se survivant, se débattant comme on le peut, entre deux goulées d’air, ou celui de s’y appuyer, comme on peut appuyer son épaule à un mur, ou son front au miroir obscurci de soi-même, pour ne pas être dans le « contre » qui oppose, mais bien plutôt pour se tenir « contre » ce qui nous résiste et nous garde debout dans cet effort d’étreindre nos faiblesses et la lancinante douleur de nos désespérances.

Cette parole d’homme que rend lisible celle du poète est présence qui sonde le vide et son gouffre, s’avance « sur les bords du monde » *, se donnant tâche de s’y confronter et, pareil au « rôdeur de crêtes, qui se penche ici, chancelle là », prend parti d’habiter son vertige pour mieux l’apprivoiser, et si notre présence au monde est vertige, on peut faire du vertige sa force. Mais si dans le tableau de Magritte, comme l’écrit encore P. Legendre, « Le battant qui s’ouvre emporte avec lui le paysage, un ciel et des nuages », la fenêtre qu’ouvre A. Freixe (ou plutôt qu’il fracture en en brisant les vitres) donne, elle, sur des paysages dont les fragments perçus nous arriment à notre raison de vouloir exister, au désir d’une faim partageable pour approcher ce que l’on croit saisir du monde. Celui que la réalité sensible nous donne à regarder, à explorer, à déchiffrer, à interroger sans relâche, nous incitant à défier le vide de l’Abîme et à tenir la dragée haute à tout son incompréhensible.
Car A. Freixe est homme de ce monde, et son écriture terrienne mais inspirée en droite prise avec les éléments, feu et eau parfois confondus dans la même brûlure, en prise avec le minéral, le végétal, ce qui murmure dans les feuilles, parle dessous les pierres, en prise encore avec le ciel et l’abrupt de son bleu, avec les forges de l’été, les crépuscules de l’automne et « le vent qui balaie les chemins », avec ce qui s’éloigne dans la transparence du jour et ce qui, dans la cécité qui pèse toujours sur nos yeux, témoigne de la nuit dans laquelle s’égarent nos pas. « Oui, écrit-il, j’ai besoin d’images/ de prises de sang/ sur le monde/ de prises de vue/ de cadrage/ et de leur hors-champ. » Il y a, dans cette écriture, le panthéisme que l’on trouve à l’œuvre dans celle de Giono, un monde où quelque chose passe mais demeure dans le même mouvement vital, son élan archaïque, un « évanouissement qui dure » et nous renoue avec les vieilles forces de nos origines, les voix « des profondeurs du monde » et de nos forêts ancestrales. Ce monde-là, vivant, toute notre conscience d’hommes semble s’y être noyée, mais tout y est « comme en réserve », à portée d’yeux, de mains, de mots, mais toujours ailleurs, et plus loin, dans cet écart toujours ouvert au sens mais qui toujours se tient « dans la grande nuit des pages. »

Si l’on ignore ce que l’on voit du monde, il en « reste un contour qui se perd dans les clairs de jour ». Le travail du poète consiste alors à s’introduire dans ces « clairs de jour » et à rêver, obstinément, « certains soirs de mettre le ciel des mots à l’orage, d’y sertir la foudre, cet éclair qui n’a de cesse. » La tâche du poète est « de guider cette lumière jusqu’aux serrures des mots et faire voler en éclats toutes les portes de la réalité. » Faire aussi voler en éclats ce miroir obscurci de soi-même dont je parlais plus haut, « et s’y voir enfin. » C’est-à-dire accéder aux territoires du réel, qui recule sans doute à mesure qu’on y avance, mais qui est territoire de la parole poétique et de sa vérité.
Face à cet au-delà du sens qui règne sous l’apparence des choses, au revers du regard, il faut que « fermer les yeux soit comme déchirer la page, briser la surface, ce piège à regards. » C’est à ce prix « que l’arrière passe devant ! Le dessus dessous ! » Et le travail de l’écriture poétique est de faire en sorte que l’œil voie « au-delà de l’œil ». Car parole poétique est celle qui jette ce pont du regard intériorisé au-dessus de l’abîme, pour que « le cœur vole au profond. » Habiter ainsi la parole, c’est habiter « la langue des secrets » qui ouvre à on ne sait « quel jour« , mais dépose sur notre langue « cette saveur de terre », nous permet d’espérer « quelques poignées de ciel ». C’est sur ces terres, que les mots défrichent, que le poète installe ses quartiers, pour que le monde glisse depuis sa nuit jusqu’en ses mots et ses images. Terres que la parole fertilise et dont Edmond Jabès nous dit, en y posant ses pierres et y levant ses murs: « J’y bâtis ma demeure. »

Mais l’expérience du langage est rude épreuve, la demeure est maison de paille soumise au moindre coup de vent « des ciels bouleversés ». Et les chemins qui y conduisent sont bien plus qu’hasardeux. « On s’y égare. Se perd. On a peur, parfois. On remonte. On est vivant. »
Vivant, voilà l’enjeu. Rester vivant.
Avant même de pouvoir nourrir l’espérance de bâtir sa demeure, et peut-être d’y habiter, la première raison de vivre serait de travailler à « rester vivant. » Dans la grâce du temps accordé sur lequel, comme sur un étang d’eau lisse, « certains jours/ la montagne se pose », où « il advient quelquefois, ainsi que l’écrit Marcel Alocco dans son Laërte ou la confusion des temps, qu’un matin d’eau pure naisse des sueurs de la nuit. » Une aube claire, semble lui répondre A. Freixe, « fidèle comme cette lumière qui a besoin de tous les mots pour porter son miel, l’amertume de sa douceur jusqu’à nous. »
Mais à quel prix ?… L’inlassable répétition, l’inlassable tourment du recommencement, l’usure des minutes, du retour inéluctable au même point d’incertitude, toujours forçat de son inépuisable inaccomplissement et du doute perpétuel, puisque tout recommence, toujours, quand on croit que cela continue. Puisqu’il est vrai qu’en poésie on marche seul, qu’on se cogne à sa solitude, qu’on s’écorche à ses ronces, que le but à mesure s’estompe. Qu’il nous faut rester là, « à attendre/ dans le muet du monde/ les mots/ qui portent le soleil/ et se rient de tous les froids. » Il faut pourtant continuer, toujours, et s’incorporer au chemin que seul, toujours, génère son inachevé. Puisque, sur les chemins de poésie, on n’avance qu’en se perdant, qu’en ne sachant rien du pays de leur destination. On sait juste qu’on est plus loin quand « l’étoffe des mots se déchire » et « quand se dérobent les pas. »
Il faut aller pourtant, « contre le vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine », pour reprendre une fois encore les mots de P. Legendre. Rester vivant et s’attacher à cette faim, comme les ongles de la vague creusent le rocher solitaire. Faim si essentielle « que le désir y risque sa chanson perdue », et faim de ce désir « pour qu’au bout ce soit enfin le jour, quelque chose comme un matin et ses braises où suspendu un feu tremble dans l’absence des flammes. » Aller alors. Creusant sa voix. Traçant ses rides. « Avant, comme l’écrit A. Freixe dans les dernières lignes du recueil, avant de tomber. A genoux. Comme on tombe comme on est amoureux. »
Oui, tomber. Mais pour se relever encore. Se relever. Toujours. « Et dans la marche qui s’en suit saluer du coin des yeux le passage du cœur. Cela suffit pour une joie ! »

Rester vivant ! Les poèmes d’A. Freixe nous y invitent, plus même, nous y incitent. En dépit de la pluie et du soir qui tombent sur ces pages, et de l’ombre portée qu’y jettent nos détresses et les sombres étoiles du ciel, il y a l’espérance toujours de ces joies fugitives que nous réservent les chemins du cœur et notre acquiescement au monde. Cette insistance d’une lumière à se glisser sous la paupière et sous l’apparence des choses. Comme une lumière de résistance, la clarté d’un volet qui s’entrouvre ou le rai de lumière qui tombe à travers un vitrail.

Michel Diaz
05/10/17

* Titre d’un poème in le recueil Comme des pas qui s’éloignent.

 

 

Ma (dé)conversion au judaïsme – Benjamin Taïeb



Ma (dé)conversion au judaïsme
Benjamin Taïeb
Editions Lunatique -coll. Parler debout (2017)
« Né d’un père juif et d’une mère non juive, j’étais, enfant, considéré comme juif par les non-juifs, car je porte un nom juif, et non-juif par les juifs : la religion juive se transmet par la mère. C’est sans doute pour mettre fin à cette contradiction que mon père a souhaité que je sois converti au judaïsme. » (4ème de couverture)

Cher Benjamin,

j’ai lu, à mon retour de Coaraze, les trois ouvrages que tu m’as amicalement offerts.
Je les ai lus avec un réel plaisir. Journal d’un fœtus et Une nuit pour mon oncle nous racontent (fiction ou fable peu importe) des choses terribles que les procédés de l’écriture et l’humour mis en œuvre ne dédramatisent pas (comme on dit quelquefois) mais permettent de tenir à distance. Le choix d’une forme d’absurde et de dérision teintés d’un esprit de burlesque à la Jacques Tati et de mordante lucidité à la Woody Allen nous mettent face à nos détresses et à nos rages impuissantes, et on s’y reconnaît. L’humour et une manière de désinvolture insolente qui couvrent les blessures nous sauvent pour un temps de ce dont nous devrions nous désespérer ou/et pleurer.
Quant à Ma (dé)conversion au judaïsme, elle met le doigt sur un sujet non moins terrible que toi seul (dans le contexte pour le moins instable et difficile où nous vivons), à partir de ton expérience de conversion « à marche forcée », était autorisé à traiter de cette manière. Cela dit, tu le fais avec tact, ne t’en prenant pas à la/ni aux religions, mais à ce que la rigueur dogmatique induit d’intolérance, d’étroitesse de vue et par conséquent de « bêtise ». On peut rire aussi, oui, quand tu évoques le rabbin B., du Consistoire, « sans contexte le rabbin le plus obtus, le plus béotien qu’il m’ait été donné de rencontrer, et Dieu sait, ajoutes-tu, que j’en ai côtoyé quelques-uns pendant ces années de conversion, ballotté au gré des décisions de l’institution et des desiderata de ses représentants. » Le dogmatisme obsessionnel du personnage vire à la farce irrationnelle quand, au moment de ton entretien de conversion, le bar-mitvah, et voulant s’assurer que tu mérites bien le grand bain rituel, il te demande quelles bénédictions rituelles il convient de faire avant de manger tel ou tel mets; celles avant le pain, soit, dis-tu, mais « c’était autre chose que de ne pas se tromper d’invocation selon qu’on se nourrissait d’abricots, d’agneau, de cacahuètes, de biscuits, de pain ou de jus de raisin (six bénédictions différentes), sans compter les multiples difficultés d’ordre pratique, la récitation pouvant varier selon que le raisin est mûr ou pas, enrobé ou non de chocolat (le quel des deux ingrédients est accessoire à l’autre ?), ou que votre soupe contient des petits pois ou des pois cassés. Même s’il existe des grandes catégories de bénédictions : fruits de l’arbre, fruits de la terre, de la vigne, etc, qui ont le mérite d’apprendre à des enfants d(où viennent les aliments qu’ils mangent, il faut pas mal d’entraînement pour s’y retrouver. »
C’est un livre qu’il faut lire avec un esprit « éclairé », pas autre que celui qu’il fallait/faut pour comprendre les combats de Voltaire contre tout ce qui sert à verrouiller l’esprit critique et la liberté d’être et de penser. En cela, c’est un livre éclairant utile. Et ce n’est pas tous les jours qu’il nous en tombe un entre les mains.

Si je puis me permettre une digression, je dois dire que ce n’est pas sans quelque embarras (sinon agacement) que j’ai lu très dernièrement (le hasard veut que ce soit juste après les tiens) le récit d’Olympia Alberti, Les enfants reviendront après l’Epiphanie. Mais malaise presque à l’inverse de celui que provoque ton livre que traverse de part en part l’esprit de rébellion. Pour faire vite, je t’en livre la quatrième de couverture : « Mars 1767. Une jeune femme, Sara Banzet, tient le journal de ce qu’elle transmet à des enfants du Ban-de-la-Roche, vallée vosgienne isolée où l’on a encore récemment brûlé des « sorcières ». Le pasteur Oberlin lui a enseigné une pédagogie toute vivante, faite d’expériences, de collections de roches, d’études de la nature… Mais comment ses petits élèves vont-ils recevoir ce qu’elle tente de leur apprendre en douceur ? »  Car, en vérité, il ne s’agit pas seulement d’herboriser, d’apprendre les rudiments de l’écriture et de la lecture, mais de d’apprendre par cœur des psaumes et des proverbes, de s’imprégner corps et âme du message (indiscutable et faisant loi morale) des Ecritures. Nous assistons, côté chrétien et catholique, au nom de l’Amour du Seigneur, de l’Amour pour autrui, de la Bonté pour toute créature, de la Charité, de la Foi bonne et juste, de la Vérité du cœur et de la droiture des sentiments au même lessivage de cerveaux, acceptable dans son contexte social et historique (et cette Sara est si douce, si tendre, si attentive, si maternelle, si bien intentionnée !), mais dont les effets sont tout aussi pervers : faire des individus des êtres soumis dont la liberté de pensée est anesthésiée, sinon réduite à néant. Mais ici (sujet oblige), aucune critique de la part de l’auteure, aucune échappatoire pour ces enfants, au contraire, tout passe sur le compte des bienfaits, charitables et salutaires de cette éducation. Education religieuse qui met des êtres sous domination, comme elle l’a fait pour l’amour et la vie privée. Cela dit, la même éducation confiée à des institutions de curés et de bonnes sœurs a fait des générations d’individus que l’on a dégoûtés de la foi; je connais bien des gens de mon âge qui ont ainsi pris la religion en grippe !

Mais c’est « l’homme sans Dieu » que je suis (par bonheur épargné de ce poids par la famille et toute pression sociale) qui réagit à toute forme d’emprise de la religion sur nos vies. Religions dont, pourtant, on ne peut nier ce que notre culture doit à leur histoire et à l’existence du Livre. C’est pourquoi l’ouvrage de Michael Glück, Dans la suite des jours, « homme sans Dieu », lui aussi, est aussi livre utile. Il s’agit là, comme tu sais, de sept textes écrits autour du récit de la Genèse, premier des cinq livres de la Thora dans l’Ancien Testament. La Bible, parole de Dieu pour les croyants, est aussi parole de l’homme, des hommes, qui, à travers les générations, l’ont transmise, traduite, interprétée, commentée et pour certains, comme Michael Glück, revisitée « dans les marges » et prolongée dans le poème. Lecture singulière qu’il nous livre comme une invitation à une autre écoute, « à une désobéissance radicale » dit-il, mais lecture qui nous nourrit en repuisant à nos racines.
Ce livre fait du bien. Le tien aussi à sa manière.

Porte-toi bien.
Je t’adresse mes amicales salutations et t’embrasse.

Bel été à toi.

Michel