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Fêlure – Blog « Lire au Centre »

FÊLURE, lecture par Bernard Henninger. Article publié sur « Lire au centre », blog de FR3 Centre-Val de Loire.

Fêlure (Michel Diaz)

« fêlure »

Recueil de poèmes de Michel Diaz

aux éditions Musimot a la forme d’un livret carré, et il tient dans un sac ou une poche. Constitué de poèmes en prose, son style semble s’inspirer librement des Haïkus Japonais…

Musimot_Felure_Diaz_2016

À la manière d’un journal, chaque poème débute avec une date, le recueil commence au 21 décembre et s’achève au 26 mars, et semble proposer un compte-rendu du temps qui passe… ce qu’il feint d’être avant de s’évader vers des dimensions plus intérieures. Le poème part d’une chose, d’un fait, d’une constatation de nos sens, pluie, froidure, chaussures mouillées suivi d’une plongée intérieure :

21 décembre : Ces longs flocons qui tombent, je suis seul à pouvoir les entendre… Comme je suis seul aussi à entendre ces lents éclairs, ces lentes minutes, ces lentes secondes, et ces toujours plus lourds et longs instant et ces patientes plantes qui descendent, l’une après l’autre les imperceptibles degrés du temps.

Et le lecteur pénètre au cœur d’un hiver qui n’est ni tout à fait une saison ni tout à fait un paysage de l’esprit, qui échange l’un avec l’autre dans une circulation fluide entre une réalité qui nous reste étrangère, muette, car fermée aux échanges, aux émotions et des paysages intérieurs déchirés. Par le biais d’une mise en abîme permanente, le quotidien et l’hiver permettent de découvrir les facettes d’une nostalgie :

Aux heures de lumière avare où le sang ralentit, où les mots se font rares, se cognent à leur ombre et ne font qu’une suite de râles, je déplie le rouleau de l’hiver.

Le travail de Michel Diaz témoigne d’une économie de moyens, d’une volonté de se restreindre à un vocabulaire concret, entre l’immédiateté du réel, les brisures d’une vie qui est comme un émiettement de l’être, et le rêve idéalisé d’une présence au monde exempte de douleur, d’émotion, comme si on pouvait être sans aimer et sans souffrir.

Michel_Diaz_recadrage

Partant d’un questionnement, chaque poème en prose débouche sur une absence, un manque que l’on questionne, il y a dans ces poèmes une épure et un élan qui font songer à la construction des Haïkus, écrits avec une une prose exigeante, qui, plutôt que de se soumettre aux conventions rebattues d’un sage déroulement des vers et de leur chant si conforme, tente de se confronter à l’âpreté de la prose.

10 janvier : On dépose bien ses chaussures mouillées sur le seuil de la porte. On peut y déposer aussi ce qui, de nous-mêmes, nous est un encombrant bagage. Ce qui tombe d’un mur mal bâti… Longtemps j’ai rêvé d’habiter un corps, douloureusement inconnu et toujours hors d’atteinte. Un corps étranger, mais jumeau, qui depuis toujours m’attendait, au revers de la porte close. Sans chagrin de sa part et sans rien à défendre…

Il y a des brisures d’enfances, jamais résolues, qui empoisonnent le regard, et ces fêlures me semblent entrer en résonnance avec une autre, plus ancienne mais qui chante dans la mémoire :

Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé
Le coup dut effleurer à peine
Aucun bruit ne l’a révélé. […]
Mais la légère meurtrissure…
En a fait lentement le tour. […]
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n’y touchez pas.

           Sully Prudhomme           

Et cette fêlure, cette perte d’innocence, conduit au mutisme, à l’impossibilité de dire ou aussi, parfois à une brisure du Soi, un dédoublement, où l’autre semble posséder une vie propre, une présence au monde calme, libérée de la douleur et de l’angoisse; Pourtant, la création avance au travers de l’hiver, égrénant les jours, peut-être plus optimiste qu’elle ne veut bien l’avouer : « ne pas se désoler, pensais-je encore, d’avoir autant lutté avec si faible esprit et de si pauvres armes », la poésie vue comme une issue, faible, ténue, parfois dérisoire, pour émerger du labyrinthe intérieur qui est comme un gouffre magnétique, qui attire plus qu’il n’effraie.
La poésie comme une magie : les mots sont comme les briques d’un jeu de construction, mais plus le texte progresse, plus le matériau se fait rare, ou plutôt se condense, réclamant en quelque sorte, une compensation à cette tension, et un poids équivalent de silence. Voilà, donc ce court recueil que l’on peut évoquer à défaut de l’analyser :

Flaques de mars, battues de vent, haleine, froid, mais sa présence insaisissable, à fleur d’épaule, une main presque amie, comme cherchant une clé.

La poésie de  Michel Diaz mêle l’obscurité des mots, la clarté d’une froide saison, le désespoir d’écrire et ce sentiment de la vie comme une fêlure fine qui parcourant le vase de notre être menace de le scinder en deux.
Voici donc un recueil qui conjugue nos mots, et si cette chronique fort tardive parvient à vous donner le goût de l’hiver, n’hésitez pas à vous plonger dans sa mélancolie, ses faux airs de Haïku, et de partager, malgré les obstacles, son avancée résolue dans une inspiration qui tient chaud contre vent, pluies et froidures. Il faut lire la poésie de Michel Diaz !

Fêlure de Michel Diaz aux éditions Musimot

Michel_Diaz_Vendome_2015

Bernard Henninger

 

Noir – Claire Desthomas-Demange

NOIR, Claire Desthomas-Demange, éd. Musimot (2017)

Chronique publiée dans L’Iresuthe N° 41 (janv. 2018)

Lecture par Michel Diaz

« Faire son deuil » dit-on couramment. Se défaire du froid du chagrin, comme ma mère se défait du froid de la pierre scellée.
« Faire le noir ». Le noir est, en langage dramaturgique, cet espace d’obscurité qui sépare deux actes, deux tableaux ou deux scènes, intervalle où le temps se suspend, ou se concentre et se dilate, où se joue quelque chose dans l’ombre. Faire le noir en soi, l’éprouver. S’y perdre et s’effacer. Disparaître à soi-même et au monde. Effacement ou dilution de l’être face aux grandes questions ou aux grandes angoisses – le sens, la fin promise à tout et à tous.
S’il n’est pas celui des peurs de l’enfance, celui où l’on soupçonne que nous guette quelque danger, celui aussi du froid de l’âme, le noir peut être celui de la nuit où l’on cherche à se réfugier, celui du fond secret de nos pensées, ou encore celui où, espère-t-on, se dissolvent chagrins et détresses. Pénombre rassurante comme celle, protectrice et tiède, des eaux premières, ou celle aussi hospitalière où se ravive une force intérieure et s’annoncent d’autres possibles (ce que l’ombre éclaire et que la lumière du jour obscurcit), dans l’attente que s’ouvre la porte de cette ombre amie:
elle cherche la nuit
croit qu’elle lui répond
bien plus que le jour
et que son peu de soi
pourra y exister
dans la sérénité.
C’est ainsi que commence le texte de Claire Desthomas-Demange, texte où le « elle », le « toi », et le « je » ou le « moi » s’accompagnent, quelquefois se confondent, semblent (et j’en ai fait le parti-pris de ma lecture) ne faire plus qu’un « nous », au-delà, ou plutôt en-deçà de ces pronoms trop personnels qui séparent et divisent. Ce petit livre, Noir, commence par ces mots qui évoquent le retrait de soi, en soi, ce repli dans le noir qui nous tente quand on veut panser sa douleur. Ces mots, son peu de soi, que l’on retrouve dès la strophe suivante, son peu de soi s’épuise, ne peuvent que me rappeler le texte de Michel Bourçon (éd. La tête à l’envers, 2016) intitulé Ce peu de soi, proses dans lesquelles le poète poursuit une longue méditation sur le simple fait d’être là, dans son corps et sa tête, conscience prisonnière d’elle-même, qui tourne entre les os du crâne, traversée de pensées obsédantes, traversée d’une voix qui ne cesse jamais de parler, et descend quelquefois dans la nuit des organes mais ne s’épuise que dans le sommeil, lieu d’un silence noir où s’abolit le monde, lit d’une anesthésiante paix. Ce peu de soi, que ce soit celui de l’auteure ou ce peu qui survit de l’esprit de sa mère, c’est un corps qui gravite dans l’imperceptible, qui pèse peu, fait peu de bruit, ne s’accommode que de son allègement. Pourtant ce corps a une voix, qui, lorsqu’elle s’habille en mots, affleure en même temps qu’elle épouse précisément le point de contact avec les choses, avec l’instant. Car il y a, dans ce tourment (perpétuel assurément pour quelques-uns), et cette hésitante consolation à la perte, l’espoir d’une communion sereine avec le monde qui émerge çà et là, mais s’avance d’abord comme une promesse à soi-même:
je deviendrai moi-même
j’accomplirai l’espoir
[…]
de cette nuit jailliront mes envies
amies de la sollicitude
sans que jamais mon cœur s’écorche.
Car il s’agit de se rejoindre et, dans le même mouvement, de rejoindre aussi l’autre, fût-il ou fût-elle disparu(e) et plus largement l’univers entier, dans une posture volontariste:
je peux écouter le silence
la gamme claire des instants
qui se joue dans la transparence
où peut renaître le souffle
[…]
et que je peux recommencer.
Car il s’agit bien, dans ce texte de Claire Desthomas-Demange, de « rejoindre » – soi et le monde – de dire ce qui est fendillé, brisé, de tenter une réparation, sans illusions naïves cependant et prétendument satisfaites, humaines donc, mais de composer avec la réalité de la mort et avec le mystère d’être là, de renaître:
une partie du ciel
se mire dans le lac
sans nulle ride bleue
[…]
le passé est léger
une mer tranquille
où je ne tangue plus.
Ne plus tanguer, c’est bien cet exercice difficile auquel nous condamne la vie, exercice jamais tout à fait accompli puisque
quand vient le crépuscule
je cherche d’un dernier regard
la lumière qui s’éteint
et je me sens mourir un peu.

« La poésie, déclare le poète Alain Freixe dans un entretien, a le devoir de nous redresser. » Et il entend par là que se dispensant de tout discours philosophique et intellectuel, ou de la précision du concept, elle se doit d’aller à l’essentiel de ce qui interroge notre relation au monde dans ce pur sentiment « d’être là » que Rousseau, regardant le ciel, écoutant le flot battre le flanc de sa barque livrée à la dérive, et s’abandonnant à l’oubli de soi, désignait par les si simples mots de « sentiment de l’existence ». C’est à ce sentiment que veut aussi nous rappeler Claire Desthomas-Demange dans Noir. Mais goûter
la nuit et le jour dans la transparence
tous deux au grand jour et
simplement vivre
sans que son cœur cogne
réclame que l’on fasse la démarche de se rassembler, cet effort de soi dans cet élan vers « l’autre » qui
murmure sa renaissance
dans la ouate du silence.
C’est ainsi que l’on « se redresse », retrempant sa raison de vivre dans ce qui, au-delà de la mort et dans sa pensée apaisée nous réaccorde à
cet écho d’étoiles
force du mystère
et au vent (qui) se lève sur la terre des jours. Pourtant ici, qui sourd des pages, une intranquillité se dit, transpire; pour autant, disais-je plus haut, nulle métaphysique ni intellectualisation, plutôt un pigment particulier sur le papier, qui affleure et donne cette coloration d’une grande douceur, comme celle de cette nuit radieuse (qui) porte sa présence. Car c’est aussi dans le sentiment de l’absence, l’épreuve de la perte et l’espace du deuil que l’amour se réarme contre la lumière sombre et la prière vide, et contre le silence des oiseaux et l’insoluble attente, pour peu que l’on reste attentif à l’aube aux pieds de brume et à
la furtive lumière
fugue fragile sur le champ de fleurs.

Ce pudique et émouvant hommage que Claire Desthomas-Demange rend à sa mère disparue est ce qui, dans ce texte, nourrit de sa sève ce si peu apprivoisable « sentiment de l’existence ». C’est ce que plus haut j’appelais « l’essentiel », et que seule la poésie au plus près de ce peu de soi, offert dans son dépouillement, jusqu’aux limites de sa nudité, est en mesure de traduire.

Michel Diaz, 13/01/18

Etre et avoir l’été – Charles Simond

ETRE ET AVOIR L’ÉTÉ – Charles Simond
Editions Musimot (2013)
Dans son très court recueil (à peine plus de cinquante pages composées de poèmes brefs à l’écriture lapidaire), Etre et avoir l’été, beau titre lourd de sens pour peu qu’on veuille bien s’y attarder, Charles Simond rend hommage au soleil triomphant et au bleu victorieux de l’été, au ciel saignant d’une lumière qui se noie dans cet inexorable monochrome, ciel insensé qui, quelquefois, suffoque, dépressif, entre deux agressions de gris, orages de saison dont la violence nous lave et nous rend à la pureté. Et en cela rien d’étonnant puisque Apollon, ce dieu de la Lumière, et identifié au soleil, est aussi dieu des purifications, autant celles du corps que celles de l’esprit.
Mais l’été, dans ce texte, c’est d’abord, impératif et maître de ses feux conjugués, midi l’exact (formule derrière laquelle on devine Paul Valéry), sa présence écrasante au zénith de ses feux, et ce poids vertical de lumière dont s’ossature sa géométrie solaire, celui d’un monde en équilibre qui tient ses deux plateaux, lumière et ombre, en égale faveur: les ombres accueillantes de l’été ne valant que par l’ardeur d’un feu dont le règne ignifie toute chose et l’épuise, comme ces arbres sont vaincus et exsangues ces pierres qui, sous le ciel, gisent comme des cadavres. Brûlure qui aveugle comme aveugle la certitude où se consume la raison et où s’égare tout repère. Et c’est encore, ici, le souffle de l’esprit apollinien plutôt que dionysiaque qui traverse ces pages où comme l’écrit Charles Simond,
        la quadrature du bleu

        m’encercle dans l’énigme.

Etre. L’auteur ne pose pas moins, en ces quelques mots qui précèdent, avec l’air de ne pas y toucher, que la question de notre relation au monde qui induit celle de l’être et de ce qui, sous les pleins feux du jour, implique de profonde remise en question. Ainsi, plus loin, quand il évoque le monde comme une équation à nœuds inconnus, on ne peut s’empêcher de penser à ce qu’écrivait Nietzsche à propos de ce que l’héritage de l’esprit apollinien lui inspirait: « Nous éprouvons une jouissance à comprendre directement les formes (…). Pourtant, même quand cette réalité de rêve atteint sa perfection, nous éprouvons le sentiment confus qu’elle est apparence. Telle est du moins mon expérience (…), comme le confirment maints témoignages et maintes déclarations de poètes. Un esprit philosophique a même le pressentiment que, sous la réalité où nous vivons, il en existe une autre, cachée, et que notre réalité aussi est une apparence.« 

Faut-il alors douter des apparences dont la lumière nue du jour forge et souligne l’illusion ? La réalité à laquelle nous nous référons, sans toujours voir au-delà d’elle, serait-elle mirage de l’esprit abusé par ce que la lumière semble nous assurer comme certitude des sens et de l’esprit ? Car nous savons bien, et Platon ou Pascal nous l’ont déjà dit, que d’une part les images sensibles sont mouvantes et donc rationnellement inconnaissables, et que d’autre part elles accrochent et séduisent la pensée en excitant les désirs à l’infini jusqu’à la frénésie violente. Ainsi, notre perception du réel, soumise d’abord à nos sens, et relayée par le travail de la raison et de notre imagination, produit-elle des images d’objets absents ou inexistants qui nous enchaînent à nos désirs sensibles chaotiques et contradictoires. Mais c’est encore de la lumière incendiaire d’été que naît l’ombre sous les noyers, elle-même refuge dont on peut douter qu’il soit vraiment propice à apaiser nos yeux, à nous aider à rétablir la vérité des choses puisque cette ombre, dit l’auteur, est elle aussi l’illusion noire où je m’engouffre.
Pourtant l’ombre, comme la nuit, n’est-elle pas aussi porteuse d’une bonne part de la vérité déguisée ordinairement sous le masque des apparences ? C’est ce que l’on devine, d’expérience aussi, puisque
        l’ombre
        comme une moisissure
        si sûre de sa nuit
        si sûre de la nuit assidue et complice
        ronge déjà le mur de lumière qui doute
        sous le soleil écarquillé.
Et le poète annonce, quelques pages plus loin, que
        dans la courbure du jour
        l’ombre marginale
        attend sa messe noire.

Avoir l’été. 
Mais la deuxième partie du titre de ce texte (sous la forme d’une apparente boutade) nous invite à une autre réflexion, et pas moins importante que la première. Ce qui est convoqué ici, c’est avant tout la nostalgie d’un paradis perdu, celui propre à l’enfance et à son insouciance, aux premiers émois du désir, ce qui ouvre à la perte d’un temps d’innocence dont on ne se remet jamais, ce regret douloureux de
        mon enfance morte
        en été
        entre les attentes de foin
        et les attentes de femme
        déjà
        de mes cousines pré-pubères
Perte où s’inscrit la marche vers la finitude, où le sentiment d’être au monde et en son éternité de lumière bascule vers la nuit, où le soleil en son zénith, dans un ciel sans miracles, devient le soleil sombre d’une abrupte mélancolie, et celui, plus noir, de la tragédie de vivre et de devoir mourir:
        ce lointain été
        calciné d’oubli
        braise de mémoire
        refusant cette mort
        (…)
        pour dire à hurle vent
        à hurle mots vivants
       l’été de chair de cette enfance
       sous le masque mortuaire
Certes, dans ce recueil, on perçoit les échos d’une sensualité à fleur d’être, des rumeurs de bonheur, des instants fugitifs où le pain est bleu  sous la voûte du ciel, où est dite en trois vers l’allégresse du blé, où les cigales (même celles d’après Fukushima) poursuivent dans les arbres leurs stridulations lancinantes, où les branches de chêne / entrelacées de nuit tamisent les étoiles, où s’exalte l’insolente certitude du thym, où la présence de la femme (le mille-feuilles à la framboise / de (son) sexe éventré), invite autant aux spasmes de l’amour qu’aux voluptueux plaisirs de la sieste, mais de ces cendres de mémoire naît une profonde musique qui ne peut que nous saisir au cœur.
C’est de cette nostalgie, traduite dans une écriture où chaque mot s’efforce de sonner clair et juste, que la poésie naît ici. Poésie grave et dense dans son ramassé d’images, où les hommes silencieux / arpentent l’hiver de leurs souvenirs, d’où l’on revient passablement meurtri. Car, en effet, dans ce livre on tutoie le tragique sous une lumière solaire telle que la mort qui rôde, plane et s’incruste dans l’angle obtus du ciel, n’est là que pour entretenir le sentiment que nous pouvons avoir d’appartenir et de participer au miracle de l’existence.
Mais le rôle de la poésie n’est pas de rendre les hommes heureux, il est juste (et c’est déjà beaucoup) de les rendre plus humains. Rendre quelqu’un plus humain, c’est lui donner la capacité de pouvoir se saisir comme mise en question de sa propre existence. Cela, la poésie le peut, qui sait libérer et tenir cet « inconnu devant soi », comme l’a écrit René Char.
Et Charles Simond, dans la sienne, nous prouve qu’il le peut aussi, comme il sait encore que la poésie doit être un « feu de voix » voué à tous les vents du vivant, à ses énergies, ses vertiges, et en dépit de cet implacable constat qui ouvre ce recueil, cette évocation désolée de ce
          printemps en cendres
          offert en holocauste
          aux premiers feux d’été,

un feu voué aussi à ses opiniâtres surgissements. 

Michel Diaz. 04/12/17

L’évidence à venir – Joëlle Jourdan, Téo Libardo

L’ÉVIDENCE À VENIR
Photographies de Joëlle Jourdan, textes de Teo Libardo
Éditions Musimot, 2017

Deux chaises posées là, dans un lieu indéterminé, jardin, forêt, bord de rivière, qui interrogent, immobiles, d’une perpétuelle présence, deux chaises libres, qui nous invitent à l’être, des feuillages qui bruissent, des herbes qui ondulent, de l’eau dont le miroir accueille les couleurs du ciel.
La terre, le ciel et l’eau, et dans cet « entre deux », ces chaises, métaphore de la présence humaine, celle de l’immobilité du repos, de l’abandon à la réflexion, à la rêverie, à la lecture. Le haut, le bas, et le milieu, presque tout l’univers, j’oserai dire le cosmos, est réuni dans ces images de Joëlle Jourdan.
Et les mots de Teo Libardo, qui les accompagnent si justement, s’annoncent comme le récit d’une traversée.
Traversée de la représentation sensible à la signification, l’une de celles que propose le rêve, qui est l’une des raisons d’être de notre présence au monde. Et qui dit « traversée » dit « passage », d’un lieu physique à un autre, d’un espace de soi à un autre, d’un état du monde à un autre. Et l’art, ici la photographie et la poésie, est le médium qui permet cette traversée, nous rend possible ce passage.

L’un des états du monde, selon la philosophie japonaise héritée de la tradition animiste shinto, c’est la permanence des choses et leur stabilité : la continuité de la vie (de la souffrance aussi et du malheur), comme celle de l’eau qui sans cesse s’écoule, et indéfiniment, le cycle des saisons, imperturbablement réglé sur l’ordre des planètes, et tout ce dont la permanence nous assure que nous percevons là une part de l’éternité immuable des mondes. Ces chaises, immobiles, deux objets, de simples chaises, sont ici la figure de l’ordre pérenne des choses, donné là une fois pour toutes, et sans lequel tout mouvement, toute perturbation, n’a pas plus de sens que l’endroit n’en a sans envers, ou le haut sans le bas et la lumière sans l’obscurité.

Aussi, l’autre état du monde, notion que nous pouvons reprendre à notre compte, son pendant ou revers, est-il nécessairement celui du mouvement et de l’impermanence. Notion philosophique qui irrigue toute la pensée japonaise, en imprègne tout l’art, la peinture (les fameux cerisiers en fleurs !), la poésie, le théâtre, le cinéma, et même les mangas. Mais si l’impermanence  a à voir avec l’éphémère et le fugitif, c’est en termes de dynamique et de flux vital, la nudité du jaillissement premier, comme celui de la lumière qui invente des miroitements, condition de l’émergence d’un sens.
En écho à ces vibrations de l’air et à ces tremblements de l’eau, à ces incertitudes du regard qui font tout l’intérêt des photos de Joëlle Jourdan, le texte de Teo Libardo est tout entier « traversé » de ces fulgurances de l’éphémère, surgissement de l’imprévu dans l’or clair du matin, ou dissipation de la brume grâce à laquelle voir est un jeu sans cesse renouvelé, car dans l’esprit d’impermanence, qui sollicite constamment nos sens, nous distrait de notre quiétude (ou de notre confort moral), il nous faut sans cesse retrouver le commencement et consentir à l’innocence du regard pour mieux vivre ces balbutiements visuels.
Frémissement de l’air, de l’eau, de la lumière, des herbes folles. L’impermanence peut être source d’inquiétude, et l’instabilité des choses peut nourrir aussi nos angoisses, nous confronter aux forces noires de l’imprévisible et à notre situation, précaire, de vivants. Mais il suffit d’ouvrir les yeux de son esprit à ce qui est, pour nous apercevoir que tout est en nous. Pour nous, pour l’autre, repos et illumination.

Ainsi ouverts et réceptifs à ce qui fait le mouvement du monde, vie, mort et renaissance de tout ce qui compose le peuple des vivants (hommes, bêtes et plantes), refait ce monde à chaque instant, le réinvente chaque jour avec le soleil et le vent et le nourrit de son foisonnement, de l’imprévisible de ses « miracles » que la réalité sensible nous octroie sans partage, pouvons-nous, comme l’immergé, témoigner du bonheur d’exister.

Michel Diaz, 17/05/17

Fêlure – Le Cœur endurant – Les Cahiers de la rue Ventura

Michel Diaz
FÊLURE (Musimot, 2016), LE CŒUR ENDURANT (L’Ours blanc, 2016) lus par Laurent Dubois

Note de lecture publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, n° 37 (sept. 2017)

Michel Diaz ou la fêlure d’un cœur endurant, par Laurent Dubois

S’il nous faut aller, sans détours, dans l’intimité de la chair de ces deux recueils poétiques, je retiendrai ce qui nourrit leur écriture en profondeur, ce thème lancinant que leur auteur trame et tisse d’un texte à l’autre, en fils croisés, indémêlables, qui posent la question de l’être-au-monde, fruit d’un inépuisable sentiment d’étonnement qui se confond avec la soif inassouvie du chant toujours à naître, autant que fruit amer d’une inconsolable douleur.
Nous ne vivons que de devoir mourir, et ne pouvons écrire que sur ce qui ne peut se dire / n’est pas dit, car indicible est tout ce qui se tait. Et le poète ajoute que l’on a rien à dire en vérité / que ce cheminement têtu en nous
Cheminement obscur de ce quelque chose qui nous travaille, car toujours, au fond de l’orchestre, on entend les mâchoires qui mastiquent la partition, les dents qui mordent dans la chair des heures, le mufle qui s’abreuve à l’auge de la douleur des hommes

Survivre à l’échéance de la mort qui approche implique d’affronter ce repli coupable de la chair en deuil du désir. Ainsi le cœur vieillissant consent à l’ombre de lui-même, condamnant au seuil de ses abandons tout risque de clartés.
Certains d’entre nous, au-dessus du vide d’ici-bas, s’accrochent aux branches divines, misant leur salut sur l’incertain de l’au-delà. Pour eux, mourir est s’éveiller, aveuglé en pleine lumière.
D’autres crachent sur tout, mais à distance, le venin d’une amertume qu’ils croient produite par la lucidité mais qui, en réalité, tire ses principes actifs du mensonge fait d’abord à eux-mêmes.
Les plus nombreux enfouissent leur esprit dans les sables du déni, somatisant leur crainte viscérale de mourir en maux de toutes sortes.
Pourtant, pour se sentir vivant, écrit encore Michel Diaz, il faudrait convoquer ce miracle ; être là, sans paroles, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.

Écoutons bien cet état particulier de silence que le poète accueille, il n’appelle à rien d’autre qu’une absence écarquillée, ce lieu d’oubli où tout peut se jouer, après mise en jeu de la pure, inestimable gratuité du monde et dont le gain rêvé serait le pur sentiment d’exister. Avant de disparaître ?
… Mais la partie est ardue : le tapis de jeu a la dimension de nos drames, une vie ne suffit pas pour en connaître toutes les règles et qu’avons-nous en mains ? Si peu de signes en vérité pour nommer, sans véritablement les comprendre, les choses par leur sens commun, véritable carcan sémantique. Comment alors questionner ce mystère qui nous habite autrement qu’à l’aide des mots figurant sur les cartes à piocher au hasard – ou à la nécessité – des plis de l’existence ?

Oui, il faut écouter très attentivement la poésie de Michel Diaz, comme on perçoit le pouls d’un sang noirci de tant d’ombres amassées qui cherchent à se répandre et qui, jaillissant du vertige acéré, fulgurant, provoqué par une lame au poignet, délivrerait sa vigueur écarlate .
Seul le poème a le pouvoir de dire l’insoutenable enjeu du réel. C’est la raison pour laquelle on l’a tant bâillonné. Ici, affrontant le risque de se dépouiller de tout, y compris de lui-même, – à la lisière du non-naître, du n’être pas encore ou celle du n’être plus –, Michel Diaz se tient au cœur de ce que la poésie porte de plus bouleversant, de plus douloureux aussi, comme l’est toute
confrontation à la voix profonde qui jamais, en nous, ne s’apaise

Laurent Dubois, avril 2017
Laurent Dubois, poète et photographe, vit dans La Sarthe. Il a dirigé la revue Argile, au début des années 80, et publié plusieurs livres accompagnés de textes poétiques (dont deux avec Michel Diaz). Il expose régulièrement, depuis de nombreuses années, un peu partout en France.