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Insinuations sur fond de pluie – Javier Vicedo Alos

INSINUATIONS SUR FOND DE PLUIEINSINUATIONS SUR FOND DE PLUIE
Javier Vicedo Alós
Editions Fondendre (2015)

Chronique publiée dans le N° 48 de Chemins de traverse, juin 2016

Anthologie poétique bilingue
présentée et traduite de l’espagnol par Edouard Pons
dessins de Monique Tello

Chronique publiée dans le N° 48 de la revue Chemins de traverse (juin 2016)

« Né en 1985, Javier Vicedo Alós est, en Espagne, l’un des poètes les plus remarqués de la nouvelle génération. Auteur de quatre recueils de poèmes et d’une pièce de théâtre, il a reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles le Prix décerné par la Radio Nationale d’Espagne. L’un de ses recueils a déjà été traduit en italien. Insinuations sur fond de pluie est sa première publication en France. » (4ème de couverture)

Edouard Pons écrit dans sa préface, à propos de cet auteur : << La poésie de Javier Vicedo Alós est faite d’étonnement et d’exigence. Etonnement face au monde et ses énigmes devant des fenêtres qui ne donnent « sur nulle part ». Exigence dans le regard, dans la quête d’une réponse qui ne viendra pas, dans l’écriture.
Elle naît du rendez-vous avec le quotidien le plus banal – « le sèche-cheveux de la mère ou le ronronnement circulaire du lave-linge le matin », le balai sur le balcon ou les tasses du petit-déjeuner dans l’évier – qu’il nous invite dans ses poèmes à « vivre avec d’autres yeux, ceux qui voient au-delà des miroirs », pour en dévoiler « l’inaperçu » et faire « vibrer leur lumière ».
Attentif au pouls de la rue, nous dit encore E. Pons, à la respiration de la ville qui souvent lui dicte la cadence de ses vers, Javier Vicedo Alós note dans la marge des jours l’immensité qui guette.>>
Ses poèmes, dit-il, sont le fruit « de plusieurs heures à regarder en silence, à écouter seul » avec « la patience et la passion d’un mystique ». […]
Il s’agit, précise Javier Vicedo Alós, de se donner « le temps d’ouvrir la fenêtre, d’écouter les rumeurs de la rue, de tressaillir à l’écho des lampes au loin, d’être en solitude, de brûler d’un désir indéfinissable : temps d’attendre – en définitive – que la vie nous surprenne ».
La poésie consiste à tenter alors de « répondre avec (son) émerveillement au mystère brûlant de l’univers ».

Cette langue sans fioritures, presque aussi sèche par moments qu’un tranchant de scalpel, parvient sans peine à nous transmettre ce « mélange d’impuissance et de bonheur, de rage et de faim, soumis irrévocablement au hasard de la vie », partagé entre soif de certitudes et « appétit de chimérique », qui traduit le désenchantement le plus absolu et l’envie d’une autre vie.
Il est vrai, comme le souligne encore le traducteur, qu’il « exprime dans ses vers la fragilité, la déchirure de l’être humain, toujours inachevé », dans un monde qui est comme « un bout de papier qui va trébuchant dans la rue » et où « renoncer autant que persévérer ne sont que deux façons différentes de concevoir le même naufrage ».
Il n’empêche que, même confronté à la difficulté de dire, voire à son impossibilité, le poète laisse transparaître dans ses textes « une sorte d’affection pour cet homme ordinaire croisé dans la rue, souvent égaré dans le labyrinthe de ses passions circulaires, à qui il en coûte de « prendre une indécision ». Semblable du poète et son « dissemblable ».
En dépit de ce sentiment de faiblesse et d’étrangeté dans son rapport à soi et son rapport aux autres, il n’y a pas , chez Javier Javier Vicedo , de vision irréversiblement pessimiste de l’humain et de l’existence, mais toujours quelque chose qui contrarie toute désespérance, et bien souvent la désamorce. Ainsi, lit-on, dans l’un de ses poèmes : « Il y a un ciel dans l’oiseau, un oiseau dans son chant et un chant dans la vie entière. L’infime contient l’immensité. »

On comprend aussi, à lire  Javier Vicedo Alós, que la poésie, pour lui, n’est pas seulement une injonction du désir de se servir des mots pour comprendre le monde, de se relier à lui, mais bien plus essentiellement une manière d’être dans le monde,  une façon de l’habiter au même titre que tout ce qui le compose, et qui ni n’est ni de moindre ni de supérieure importance : « Que quiconque sortant de chez lui comprenne que croiser un homme perdu est aussi banal qu’écouter un sèche-cheveux  ou le chuintement d’un balai. » Peut-être est-ce dans cette vision qui bouleverse quelque peu l’ordre hiérarchique de la pensée, et remet en question la valeur des choses, que nous percevons quelques traces de l’héritage de la poésie baroque espagnole (de la poésie baroque tout cours). Mais écrire c’est, malgré tout, renoncer au silence. Les mots, même les mieux choisis, trahissent l’innocence d’un silence qui se satisferait du regard d’émerveillement que provoque chez nous « le mystère brûlant de l’univers ». C’est pourquoi s’enfermer parfois dans le silence et dans l’obscurité, retiré dans la cellule de son corps et le chaos de ses pensées, permet de s’ouvrir un chemin de sens, ou de continuer le sien en redonnant du sens à cet « amas de noms qui à force d’usage ont cessé de définir ». De  redonner sa raison d’être à ce « cri affamé de la bouche :/résonance de l’intime/se propageant en musique ou en incendie ».

Dans ce regard, et dans cette façon d’appréhender le monde, prédominent finalement l’exigence et la volonté de demeurer dans « l’incessante quête de l’homme qui fait l’homme ». Et son refus de déserter sa condition ou de renoncer à cela qui ne vaut que parce qu’il le dépasse, qu’on le nomme Idéal ou désir d’infini, est ce qu’il doit défendre, puisque c’est en cela que réside sa dignité. Car si vivre et se confronter au monde est une expérience d’étonnement, aussi émerveillée qu’elle est en même temps expérience mortelle, « c’est là qu’est l’homme : dans ce risque d’être ».

Michel Diaz. 01/04/2016

Ruines (page 61)

Je m’examine dans le miroir : les cheveux qui battent en retraite, le nez de plus en plus fruste et tordu, le dos qui se courbe comme s’il interrogeait. Chaque jour plus laid et décrépi, mon image plus pauvre; plus heureux. Plus mon corps tombe en ruines, plus mon apparence est insignifiante, plus je sens grandir le plaisir d’exister. Pour me confondre avec la réalité qui passe je dois me déshabiller complètement, me rendre néant visible et pure émotion. Le temps apporte de la sagesse en nous dépouillant de la forme. Je m’examine dans le miroir et apprécie cette sagesse de sentir, de renoncer à tout modèle. Il ne s’agit pas de vivre à l’aveugle, en niant la réalité; il s’agit de vivre avec d’autres yeux, ceux qui voient au-delà du miroir.

L’Amour brûle le circuit – Alain Borne

L'amour brûleL’AMOUR BRULE LE CIRCUIT
Alain Borne
Editions Fondencre (2015)

Edition commentée par Philippe Biget et Anthony Burth

J’ai déjà eu l’occasion, dans les pages de ce blog, d’évoquer le parcours d’Alain Borne. Je me contenterai de rappeler que, né en 1915 dans l’Allier, Alain Borne a passé l’essentiel de sa vie à Montélimar où il exerçait le métier d’avocat. Il publie ses premiers recueils en 1939 (éd. Jean Digot), 1941 (éd. P. Seghers), 1942 (Cahiers du Rhône), 1943 (Ecole de Rochefort), et atteint, durant les années d’après-guerre, fort de la reconnaissance de poètes comme Aragon, Char, Jaccottet, Seghers, une très appréciable notoriété. Il est alors publié par de grands éditeurs (R. Laffont, Gallimard, Rougerie), mais son éloignement de la capitale et des cercles littéraires le plonge dans un oubli relatif. Il meurt en 1962 dans un accident d’automobile. Depuis une quinzaine d’années, une regain d’intérêt pour son œuvre a suscité de nombreuses rééditions.
« Afin de contribuer à la célébration du centenaire d’Alain Borne, Fondencre réédite en un seul volume quatre titres représentatifs de l’écriture des dernières années du poète. Après L’amour brûle le circuit qui donne son titre au présent recueil, on pourra lire ou relire Encres, Les fêtes sont fanées et La dernière ligne. Ces poèmes sont complétés par la publication d’extraits de son journal intime qui permettront au lecteur de mieux percevoir l’univers psychologique et littéraire de ce poète au lyrisme si singulier. » (4ème de couverture)

Comme l’écrit Philippe Biget, dans sa préface au volume, « les trois thèmes qui dominent l’œuvre poétique d’Alain Borne (l’amour, la mort et l’écriture) imprègnent les textes ici réédités. Trois thèmes qui ne doivent pas être appréhendés isolément car ils ne cessent de se mêler, de s’entrechoquer, de se chercher, de se rejoindre au travers de maintes porosités, conférant ainsi à l’œuvre un parfum si reconnaissable. J’ai parfois évoqué le triangle mythologique Eros/Thanatos/Orphée qui, me semble-t-il, est la meilleure clé d’accès à l’univers bornien. »
Cet univers est, ici, d’évidence, celui d’un homme tourmenté, obsédé par la mort et l’inévitable néant qui la suit, d’un poète désespéré doutant de lui et de son art, ne parvenant pas à trouver en lui la lumière de son salut. Certes, on remarque, dans ces vers, ce qui subsiste d’émerveillement devant le spectacle du monde, les sursauts d’un désir de vivre qui implore encore l’amour, cette pulsion de l’être vers un(e) autre qui lui fera encore
Trouver enfin des yeux
que seul je puisse remplir,
mais, heure après heure,
Le sang fraîchit comme le jour
quand le soleil s’en va du vent
et qu’un manteau de froid
souffle aux épaules.
Plus loin, le préfacier se demande si, d’abord « viscéral, ce mal de vivre enraciné au plus profond de lui, peut devenir « existentiel ». « Comment, poursuit-il, se produit le mélange d’auto-thérapie » que peut être la prise en charge de notre condition d’êtres-pour-la-mort, et « de pulsion créatrice propre à transcender le « mal être » ? » Et il ajoute : « Philippe Jaccottet commentait ces questions fondamentales de la façon suivante au cours de son allocution du 9 novembre 1963 : « … le seul fait qu’Alain Borne ait pu transformer cette constatation terrible en une image mystérieuse, qui est comme une vision, une ouverture sur le monde, suffit à l’élever au-dessus du désespoir qu’elle semble contenir, et représente encore un triomphe de la beauté sensible du cœur. »
Vie et mort, enlacées dans la même fascination, portées à bout de bras dans le même poids de tourment et la même rage impuissante, on voit bien ici comment le poète, entre désir de vie et désenchantement, entre élan de vaine espérance et sursaut d’exorcisme, cherche à donner à ses si simples mots ce qui pourra, d’un cri, faire jaillir encore une brève étincelle :
Je chante
et la vie comme un arbre
se hausse sur ses feuilles
immense dans l’automne
où les morts s’amoncellent.

Michel Diaz, 01/04/2016

Cette roue qui nous emporte… – Jean-Pierre Schamber

Cette roue qui nous emporteCETTE ROUE QUI NOUS EMPORTE…  Jean-Pierre Schamber
Editions Fondencre (2008)

Contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, les lecteurs français n’aiment pas les nouvelles, ou en tout cas les boudent. Les libraires aussi, qui hésitent à les exposer sur leurs présentoirs, voire les refusent à leurs diffuseurs. Se donnant pour priorité, sans doute, de satisfaire l’engouement du lectorat pour le roman (genre dont l’impérialisme lamine sans ménagement presque tout le reste de la production littéraire).
La publication d’un recueil de nouvelles est donc suffisamment rare sous nos climats pour ne pas signaler à ceux qui s’intéressent à ce genre (dont l’exercice est pourtant difficile et réclame beaucoup de maîtrise) celui de Jean-Pierre Schamber, Cette roue qui nous emporte…, paru en 2008 aux éditions Fondencre.
Ce n’est que sept ans après sa publication que ce court ouvrage m’est parvenu entre les mains, en octobre dernier, pour mon plus grand plaisir, à l’occasion de la rencontre avec son éditeur au « salon de la poésie, de la nouvelle et du roman » de Vendôme.

« Albert, le patron du restaurant où nous avions nos habitudes, s’est approché de nous, rougeaud, boudiné dans son long tablier d’un blanc immaculé, sa haute toque bien droite sur la tête. Avec son accent épais, il nous a demandé « si ces messieurs dames étaient contents et si tout allaient comme ils voulaient ? » Ainsi commence le recueil, par la nouvelle Tournedos Rossini, et par cet incipit qui plante aussitôt le décor. Quelques lignes plus loin, après l’apparition d’un nouveau serveur, « un grand brun efflanqué », voilà l’action lancée. Nous sommes à l’époque de l’occupation. En 1942. Les convives sont deux collabos, le serveur, un juif employé par le patron du restaurant et, dehors, se prépare en silence la rafle du Vel d’hiv. En quelques pages, nous sommes plongés dans toute une époque, et dans l’intimité de personnages que presse le destin. Dans les coulisses d’une tragédie.
Je dirai pourtant, avant de poursuivre, que mes goûts personnels, appétits de curiosité, intérêt pour la découverte et passion plus particulière pour le théâtre contemporain, la poésie dite « moderne », en un mot pour les « défricheurs » littéraires, m’ont longtemps fait préférer les auteurs qui se situaient dans les espaces d’une création résolument nouvelle (souvent assez marginale, il faut bien le dire) et, sinon « d’avant-garde »  et expérimentale, du moins plus aventureuse, d’un abord plus ingrat et plus audacieuse dans ses recherches et propositions que celle qui fait le bonheur d’un plus large public, de nombre d’éditeurs, alimente les prix des « rentrées littéraires » et les succès de librairies. Pour ce qui concerne les nouvelles, mes préférences vont (sans distinction d’époque) à des auteurs russes comme Tchékhov ou Gogol, germanophones comme Kafka ou Zweig, ou anglo-saxons, comme Faulkner, Cheever, Carver ou d’Ambrosio, mais encore Annie Proulx et Alice Munro, ou à quelques auteurs publiés par les excellentes éditions belges Quadrature. Force m’est d’avouer (donnant par là quelque peu raison aux libraires et aux lecteurs) que les auteurs français de nouvelles ne me paraissent pas toujours à la hauteur de ces derniers et des exigences qu’impose ce genre.
Les textes de Jean-Pierre Schamber pouvaient-ils relever ce défi ? C’est là que j’en voulais venir, après ce détour qui avait pour but d’éclairer mon approche du livre. On peut lire, dans l’Avant-propos de son recueil, que la collection Récits et fictions où il est publié a « l’ambition d’illustrer certains traits permanents de l’humanité dans une perspective résolument contemporaine. » Et l’éditeur poursuit ainsi la présentation de ces textes : « L’action des cinq nouvelles ici réunies se déroule de 1942 à… 2025. Un regard qui parcourt et déborde la seconde moitié du XXème siècle. […] Qu’il s’agisse de la collaboration ou de mai 68, de la technique de Jackson Pollock ou de l’exégèse d’un poème de Valéry, de telles références n’ont pas pour simple objet de planter un décor mais font battre le cœur même de la composition. » Cela se vérifie à la lecture.

Je laissais cependant entendre, plus haut, que c’est avec quelque réserve, une manière de prudence fondée sur mes attentes exigeantes, que je suis entré dans ces pages. Et j’en ai aussi donné la raison.
Tout obéit ici aux règles « canoniques » du genre : incipit accrocheur, resserrement de l’action dans des lieux presque uniques autour de personnages peu nombreux, portraits dessinés avec acuité ou délicatesse, plongée soudaine dans l’intimité des êtres et leur complexité, progressive montée de l’intensité dramatique, chute souvent brutale. De « la belle ouvrage » de nouvelliste… Mais l’écriture, à sa première approche, m’a semblé d’abord un peu « sage », sans marques de rudesse dans le rythme des phrases, pas assez bousculée à mon goût, manquant peut-être un peu « d’aspérité », s’autorisant aussi bien peu d’audaces stylistiques, en dépit d’une belle facture. Tout cela restant assez proche, dans son « classicisme », du système narratif d’un Maupassant ou d’un Huysmans (excusez quand même du peu !), mais système de narration que l’on aimerait voir un peu renouvelé. Impressions purement subjectives, bien entendu, que je me garderai de faire passer pour un jugement esthétique ayant valeur d’autorité. D’autant que, passés les premiers textes, et installé dans l’univers de cet auteur, il est bien difficile, je crois, de ne pas se laisser emporter par ces pages où tout ne peut que retenir l’attention du lecteur, le tenir en haleine et provoquer son émotion.
Et il y a aussi des moments forts, non plus coulisses mais scène même de la tragédie, comme celui, lors du débarquement sur les plages de Normandie, en 1944, où le jeune peintre Ronald Wilkinson voit son ami William mourir, à côté de lui. Mort qui l’obsèdera et dont il cherchera, sa vie durant, à exorciser la vision terrible en inventant la technique picturale du dripping, technique dont J. Pollock se fera l’héritier : « … Soudain, il ne fut plus là. Ou, plus exactement, il fut cisaillé en deux, le haut de son corps disparu dans un éclaboussement de gerbes rouges dessinant de grandes arabesques vermillon, tandis que le bas s’affaissait sur la plage, à vingt centimètres de Ronald. Le sang continuait à gicler de cette béance en jets qui creusaient dans le sable de minuscules cratères dont la couleur variait avec la profondeur en des camaïeux de rouges et de bruns qui étaient ensuite recouverts par d’autres giclées qui teignaient l’alentour d’un rose moins soutenu. »  L’auteur a trouvé là un sujet magnifique dont il sait tirer le meilleur parti – même si la chute est, peut-être, un peu attendue.
Mais la guerre, dans cet ouvrage, est aussi ailleurs et partout, tout autour de nous, dans les rapports entre les individus que les exigences économiques de performance et de rentabilité, devenues nos normes sociales, transforment en « tueurs ». Le règne de l’argent, devenu souverain, reléguant l’humain à sa seule valeur marchande, est dénoncé dans la nouvelle Le nécessaire à sushis comme la plus grande offensive jamais menée depuis que l’homme est Homme contre l’Homme lui-même. Guerre sociale, et conduite aussi de manière feutrée, dans les coulisses des grands groupes industriels ou financiers par les soldats fanatisés du capital : « Avec ses homologues, la perpétuelle lutte fratricide pour l’accession au sommet de la pyramide justifiait tour à tour, le tutoiement, l’usage du prénom, les remarques fielleuses et les peaux de bananes dont sont jonchés les couloirs des grandes entreprises. »
Après le beau texte Cette roue qui nous emporte, dont la construction, fragmentée en archipel, m’a beaucoup séduit, l’ouvrage se termine par un texte qui se situe en 2025, après l’adoption par l’Assemblée Nationale de l’I.V.V., l’Interruption Volontaire de Vie. L’auteur y plante le décor de l’établissement dans lequel se rend Marianne, accompagné de son époux, afin d’y achever sa vie. C’est, nous confie le narrateur, sur le premier mouvement du concerto pour violon de Berg, A la mémoire d’un ange, que « sans un spasme, sans une contraction, sa main relâcha doucement son étreinte et s’ouvrit, paume vers le ciel. J’attendis l’ultime murmure de la dernière note tenue du violon, posai mes lèvres sur sa bouche encore tiède, arrangeai, une dernière fois, une mèche de ses cheveux, et sortis, sans rencontrer personne. »

Nous pouvons lire encore, dans l’Avant-propos du recueil, qu' »outre leur intérêt documentaire, les récits émaillés de ruptures tiendront le lecteur en haleine. » En cela, le recueil de Jean-Pierre Schamber tient parfaitement ses promesses. On sort de la lecture de cet ouvrage (inscrit dans son époque et capable d’en rendre les vibrations sismiques) en même temps troublé et un peu étourdi, avec aussi le sentiment que son auteur a joué, et tout à fait utilement, son devoir d’écrivain.

Michel Diaz (11 nov. 2015)

Sonates crétoises – Frédérique Kerbellec

Sonates crétoisesSONATES CRETOISES – Frédérique Kerbellec
Editions Fondencre (2014)

Chronique publiée dans le N° 36 de L’Iresuthe, hiver 2016

« La récurrence de situations et de personnages emblématiques confère à cette suite de treize récits une véritable dimension romanesque. Les principaux thèmes qui s’y entrecroisent sont l’amour, hélas souvent bafoué par la domination masculine, l’héritage spirituel d’un artiste, et surtout, ultime refuge aux vicissitudes humaines, une symbiose avec cette nature à la fois rocailleuse, maritime, solaire, végétale, odorante, un cosmos revivifiant au sein même duquel la mort peut sembler fréquentable ». (4ème de couverture)

« Je ne sais plus sentir la terre ici, m’ouvrir aux parfums de la fleur. Le village m’a comme pétrifiée. Le seul moment de délivrance me vient la nuit. Je reste sur la terrasse quand tous me croient couchée. Je colle mon corps contre le ciment froid, ma tête bascule vers le ciel noir. L’air caresse la pierre de mon âme. J’écoute le bruit des vagues qui roulent en bas sur les galets. Elles se cassent, elles s’écrasent, leur rythme lent me masse, j’oublie… Parfois la course lumineuse d’une étoile secoue mon rêve. Le frisson du départ me prend entière. La terrasse dure devient un bateau sur la mer, le ciment froid, la vague ondulante de l’été. » (Extrait de Stella)

Je sais gré à l’éditeur de ne pas avoir, dans la présentation de ces textes, utilisé le terme de « nouvelles », mais celui de « récits ».
En effet, le genre de la nouvelle suppose un certain nombre de procédés narratifs, bien spécifiques, que Frédérique Kerbellec ne cherche pas à employer ici. Nous sommes bien dans de courts récits qui ne débutent pas toujours par un incipit incisif, ne cultivent pas nécessairement la montée de l’intensité dramatique, ne plongent pas en raccourci dans la complexité d’un être ou de la vie, ne nous ménagent pas non plus une chute brutale ou inattendue.
Mais nous sommes dans autre chose que j’appellerai des « tessons » d’histoire ou des « fragments » de vie, des « éclats » de questionnements, et dont les uns accolés aux autres, reliés par des récurrences de personnages ou de lieux, composent une mosaïque dont les « figures » nous maintiennent sous le charme (au sens « d’envoûtement magique »). Un charme dû aussi à l’utilisation d’une écriture lumineuse et désencombrée de tout artifice inutile.
Je parle de « fragments » et de « figures », comme on pourrait parler encore de tableaux, au sens dramatique du terme, mais aussi au sens pictural, tableaux où leur auteure met en scène et raconte une histoire qui ne réclame ni début ni fin ou, en tout cas, s’autorise à s’en dispenser.

Ces textes, inspirés par l’amour de la Crête, nous en restituent, sans jamais céder cependant au moindre souci d’exotisme, la couleur immobile du ciel, la pierraille des paysages, les odeurs des fruits et des fleurs, et le bruit, jamais loin, de la mer. Mais ils captent aussi le parfum et la lumière noire de la tragédie de vivre et de mourir qui, sur ces terres grecques, pèse toujours, plus qu’ailleurs on veut bien le croire, et ne s’exprime, pour nous soulager de notre condition, qu’aux accents de la poésie.
Et la poésie est présente partout dans ces pages, incrustée dans la chair de la phrase, portée par une langue fluide au lyrisme limpide, précis et toujours retenu. « Au loin, les montagnes s’étaient immobilisées dans leur tragique tranquillité », écrit l’auteure, et on pourrait dire encore de cette écriture qu’elle est l’expression d’une « tragique tranquillité » dans laquelle ce qui se dit ne prend que plus de force.
Ce qui se dit, ce sont les mouvements de l’intime de l’être, les émotions cachées, les sentiments enfouis, les désirs interdits, les frustrations qui rongent, et les élans inaccomplis, ce qui circule en profondeur dans les veines de la tristesse ou réveille d’un coup des bonheurs et des espérances dont tout le corps frissonne alors.
Dans cette écriture, attentive dans les détails à la vie et aux êtres, se révèle l’art du secret et du silence. Les mots y ont présence d’os et d’âme quand c’est le cœur qu’ils visent et atteignent, et que la poésie qui s’en dégage rend un discret hommage à tous les vents du vivant, à ses énergies, ses vertiges, ses surgissements de printemps. Ainsi, « Chloé se laissait pénétrer, écrit l’auteure, par les offrandes du monde, disparaissait peu à peu au sein du mouvement. […] Plus rien ne résistait à son regard. La terre s’abandonnait. Chloé revenait neuve vers sa maison. »

Personnages principaux, de second ou d’arrière-plan, les femmes occupent une place importante dans cet ouvrage, la première sans doute. Figures féminines souvent victimes, par le fait de la « domination masculine » et les contraintes de la tradition, de mauvais traitements, des injures et de l’humiliation, réduites à la rébellion silencieuse ou à la fuite salvatrice.
Il y a pourtant celle(s) que sauvent le regard d’un artiste, la transmission de son « héritage spirituel » et, dans la plupart des histoires, comme le dit encore la quatrième de couverture, la « symbiose avec cette nature à la fois rocailleuse, maritime, solaire, végétale, odorante ».

Malgré la violence et quelquefois la cruauté qui font le poids de ces histoires, il y a quelque chose d’irréductiblement énergique et vitalisant dans ces textes forgés au feu obscur des sentiments, et sous ce que les paysages méditerranéens peuvent aussi abriter de sombre, cette part noire d’une mer réputée calme.
Dans ce livre, on tutoie la détresse et les rêves de liberté, inondés de cette lumière solaire sous laquelle on comprend que la mort qui rôde et passe dans l’angle obtus du ciel n’est là que pour entretenir la vie.

Michel Diaz
05/11/2015