6 poèmes inédits de Gérard Cartier extraits de « Le voyage intérieur », recueil en cours d’écriture
Pour Michel Diaz
Extraits
Le lac (Le Bourget-du-Lac)
Si j’avais une nuit au bord de ces eaux
rencontré l’amour que l’oubli m’emporte
mon nom et mes vers à jamais si plus tard
mes années dissipées à courir la carrière
revenu entre ces monts abrupts d’où tombe
mystérieuse au soir une oraison
dont l’air ne frémit pas mais qui trouble
en nous la créature je ne savais
revivant dans l’instant nos rapides délices
nier le temps qui tout emporte et la louer
en langue incréée non Elvire ou Laure
aux petits tuyaux de l’orgue mais
un nom vivant en sourdine sous les mots
où l’on s’aime toujours revenue s’asseoir
sur cette pierre au loin les feux d’Aix
en essaim et la longue échine sur l’eau
des monts de l’Épine et si tout à coup
surgit la lune rousse inaltérée
que courtise une étoile légère comme
un moucheron au bord d’une tasse de lait
qu’on me dise ingrat et insensible si
je ne m’y noie pas
(45°39’31,8″N – 5°51’32″E)
* * *
Le Rhône (Saint-Pierre-de-Bœuf)
Le fleuve barbu qui descend vers la mer
en roulant des muscles à l’étroit
dans ses puissantes académies sur la nuque
après la galiote de Madame de Grignan
les lourds chalands de fioul
est-ce lui une tablette de cire
miroitant au soleil que rien ne ride
pas un signe en langue naturelle l’œil
se plisse la main reste en suspens
leçon de modestie
tout échappe à sa forme et se métamorphose
rien qu’on puisse fixer rien
qui ne soit faux dans l’instant
autant au revers du Pilat cet éden
de calendrier des Postes que le titan
tumultueux du peintre académique
(45°22’40,6″N – 4°45’4,3″E)
* * *
Le tablier d’Alice (Érôme)
Nuit d’hiver sur le fleuve immobile
180 degrés de ciel où flotte
au fond des Terres Froides comme autrefois
le tablier d’Alice un jardin
de millepertuis Alice oubliée
perdue sous le grésil le front
sur le grand rouleau mobile où brûlent
dans la cendre les constellations
seule dans un ciel ignoré
depuis qu’au seuil des temples on a levé les yeux
et tracé dans le chaos
des formes fabuleuses que visite
le lièvre tour à tour sur son disque volant
Alice la douce la fausse mère
morte au jour passager jetée non
aux mondes souterrains parmi les asphodèles
la proie des monstres mais là-haut
embrassant la nuit et au cœur des nombres
tous les soleils à naître
(45°6’55,2 « N – 4°48’51,1 « E)
* * *
La non-tombe (Valence)
Dévotion faite à saint Apollinaire HIC
JACET COR ILLmi le visiteur
s’enfuit ces lieux aux noms aventureux
maison des têtes porte sylvante où
son génie las devait se retremper n’étaient rien
théâtre enfin coup de grâce
cet enclos qui n’est de nulle part nord
ni sud ni méridien cimetière saint-Lazare
le vrai centre est ici non celui des nombres
qu’ont longtemps cherché à la boussole
et au théodolite abbés et géographes
mais celui des sens l’œil du maelström
où tout mouvement cesse ici
dit la voix intérieure où tout se perd
si je mourrais ici avant d’achever
ma palinodie ne m’abandonnez pas
dans cette terre oublieuse je voudrais
qu’on m’exilât plutôt aux Aléoutiennes
ou à Makassar des Célèbes qu’ici
pour l’éternité être lazariné
(44°56’17″N – 4°54’36″E)
* * *
La chasse (Serre-Nerpol)
Je chanterai les armes cartouches coutelas
canardière à 2 coups appeaux à caille pièges
à sanglier gravées à l’eau-forte
dans le lourd catalogue de fabrique
et cet oncle
le premier qui du bord du ravin vers les fonds
Varacieux les Chambaran au loin
m’emmena dans l’aube blanche herbes givrées
brouillard par les champs et les eaux chasse
aux émotions l’éclair d’un lièvre d’une grive
moins vifs que la poudre
tout ce qui vole et court
et glisse sur la terre
puis sur la longue table
plumés et retroussés le secret merveilleux
éventé pauvres machines d’os qu’on reste
fascination effroi à dévisager
et plus rien jetés dans le grand fait-tout
et carnasse pour les chiens ainsi bientôt
dans le grand Catalogue de nous
(45°14’25,2″N – 5°22’5,4″E)
* * *
Le désert (Grand Som)
Forêt de Chartreuse tous les sortilèges
où erre un fantôme à l’aveuglette
bras tendus pied flottant
lisant le ciel par échappées où dérive
entre les mâts ailés froissés par le vent
Leïka ! le tabernacle du premier spoutnik
terre ancienne où les pas chemin
de none ne s’effacent pas
les siècles qui s’égouttent
l’âcre odeur des rhubarbes sauvages
et parfois Jérusalem dans une trouée
sous les ruines du mont qui m’appelle
morts sur morts entassés
draps rouis fragments d’os dents jaunies
où je ne tomberai pas car me protège
à jamais le passé
(45°21’25,9″N – 5°44’30,1