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Jean-Jacques Mahet

JJ Mahet

Jean-Jacques MAHET – Enquête sur un poète disparu

Chronique publiée dans la revue L’Iresuthe N° 35, décembre 2015, et la revue Diérèse N° 77, été 2019  (dans sa version mise à jour)

Je m’étais proposé, il y a quelques mois, d’aider une amie à déménager la maison qu’elle venait de vendre. M’échut la tâche délicate de vider deux armoires remplies de livres pour en faire un rapide inventaire et décider de leur destination : ceux qui n’étaient bons qu’à être jetés, ceux qui échoueraient chez un bouquiniste, ceux enfin qu’il fallait conserver.

C’est au cours de ce tri hâtif que je tombai sur un livre en piteux état, tranche à moitié déchiquetée, couverture tachée d’auréoles brunâtres, traces de café renversé ou conséquences d’un séjour ancien dans un lieu exposé aux affres de l’humidité.

C’était un recueil de poèmes, intitulé Poèmes du silence, œuvre d’un dénommé Jean-Jacques Mahet, un auteur dont jamais je n’avais entendu parler. Il avait été publié, en 1976, aux Editions littéraires de Paris, c’est-à-dire les  éditions de josé Millas-Martin (aujourd’hui disparues, leur fondateur, éditeur de la Beat Generation en France, est mort en 2011), dont on sait, pour peu que l’on s’intéresse à la poésie, qu’y étaient publiés des poètes de qualité, comme Roger Arnould-Rivière, André Laude ou Edmond Humeau. Feuilletant cet ouvrage, distraitement d’abord, me contentant de lire quelques vers ici et quelques autres là, je découvris, par bribes, ce qui méritait que l’on s’intéresse à cette écriture. Ces quelques lignes, par exemple :

Ma main passe comme un poisson
chavirant de la paume
comme pour mendier
un peu de douceur
un peu de douceur
et beaucoup de vérité […]
Ailleurs, encore, et toujours au hasard :
J‘aime l’extérieur des fêtes
là où les lumières meurent
et où l’ombre est toujours la même
quelle que soit la joie des hommes
là où l’on a attaché les mules
qui s’ennuient se lèchent
et dont les vulves remuent […]
Et puis ceci encore :
Le rossignol prisonnier de la glace
chante un chant tellement froid
que le cœur se fêle
au milieu de la nuit/
un homme qui s’est perdu
cherche dans la nuit hostile
la flamme d’une bougie
un signal humble de reconnaissance
parmi les grandes épaves noires […]
Ou encore cela :
Je suis nu dans la maison vide
mon sexe est dur
comme un poignard sans main pour le brandir
comme un poignard sans cœur où s’y plonger
courbe avec au bout le rubis du gland
en forme de cœur renversé […]

Je pris alors le temps de lire quelques pages, me rapprochant d’une écriture aux qualités certaines, y découvrant des textes d’une belle matière, sombres et tourmentés, où l’on peut déceler çà et là les influences du surréalisme, poèmes de la solitude, transpirant de désespérance, mais chaque fois teintés de l’humour noir de l’autodérision dans lesquels on peut deviner aussi (quand cela n’est pas explicite) un penchant certain pour l’alcool. Il y avait là quelque chose qui méritait qu’on s’y arrête.
Je mis l’ouvrage de côté et l’emportai chez moi pour le lire dès le soir même. Et la lecture que j’en fis ne fut pas moins que bouleversante.
Voilà un court poème, à la désinvolture douloureuse, pour illustrer ce que je viens d’écrire; il s’intitule ironiquement « Nirvana » :

Les mots me manquent
et ma fatigue est souveraine
je voudrais dormir sous un manteau de poussière
et que l’on me retrouve avec
deux petites bougies de Noël dans les yeux
une rose une bleu pâle
souriant comme un idiot
et que l’on me mène doucement
revêtu d’une couverture d’hôpital
vers la vieille Rolls noire
puant l’essence et le cuir moisi
vers un espace clandestin
et dont le numéro n’est dans aucun bottin

… Qui est, ou qui était Jean-Jacques Mahet ?
Qu’avait-il écrit d’autre ?
Qu’était-il advenu pour que son nom (du moins en ce qui concerne mes connaissances) ne soit plus qu’un nom d’inconnu ?…

On peut, certes, estimer que son œuvre n’est pas une œuvre majeure, inscrite sur les tables de la poésie contemporaine, n’ayant ni les qualités littéraires ni l’envergure de celles d’un Reverdy, Guillevic, Follain ou Cadou… Il n’empêche que le peu que j’en avais lu (un recueil de 78 pages) m’avait persuadé que cette poésie valait la peine qu’on la lise.

Convaincu que je trouverais sur l’auteur des informations éclairantes, j’ai interrogé longuement internet, j’y ai même passé des heures… Sans rien trouver d’autre que deux ou trois entrées à son nom, des rubriques minimalistes qui ne mentionnaient chaque fois qu’une courte liste de ses œuvres, et désespérément rien d’autre. Si, tout de même, quelques minces traces : Jean-Jacques Mahet avait publié un recueil chez Seghers (avait-il bien quinze ans ?), deux chez Millas-Martin, avait collaboré à quelques revues, dont « Arpa » en 2010, dont le numéro accueillait des poètes comme Jean-Paul Siméon, Claude Held, Jean Rousselot, Luc Estang, Jean-Claude Renard, René-Guy Cadou, Alain Freixe ou Jean-Michel Maulpoix et où il devait être en excellente compagnie. Il avait précédemment publié dans la revue « Strophes », en 1964, pour un hommage collectif à André Breton auquel participaient aussi des poètes comme Jean Frémon ou Luc Boltanski. J’ai alors consulté les catalogues des défuntes éditions Millas-Martin et Séghers, et entre autres revues, épluché les sommaires des numéros d' »Arpa », de 1977 à 2011, sans jamais trouver mention de son nom, ni d’aucun de ses textes. Et rien d’autre, nulle part : aucune notice bibliographique, aucun article, aucune information biographique et aucune réédition, comme si cet auteur n’avait laissé d’autres traces que ces maigres rebuts si parcimonieusement délivrés. Un poète disparu, corps et biens, rayé de la mémoire, absent du paysage littéraire, englouti dans l’oubli, dont il ne reste quelque chose que dans les fonds de la Bibliothèque nationale. Un sarcophage pour la fin des temps.

Au cours de mes recherches, j’ai tout de même trouvé une date de naissance (1938- ), aucune de décès, brève notice enfouie dans un recoin obscur de mon serveur, et ne comportant que le nom du poète, la date mentionnée plus haut, et une liste de ses œuvres, « indisponibles ». Je suis tout de même parvenu encore à trouver l’un de ses titres, Même sang, proposé par un bouquiniste breton dont la boutique porte le nom du « Chat qui souris ». Il y avait un numéro de téléphone. J’ai appelé pour commander le livre, curieux de savoir s’il avait d’autres titres disponibles, si le bouquiniste pouvait me renseigner un peu plus sur l’auteur. Vivait-il encore ? C’était, semble-il le cas, mais dans quelle région, quelle ville ?… L’homme n’en savait rien. Il avait seulement trouvé, dans le grenier d’une maison qu’on déménageait à Morlaix, un carton, jusque là jamais déballé, contenant vingt livres du même titre.

Le recueil Même sang a été publié, en 1994, dans une maison d’édition qui porte le nom de « Collection Forum », mais là encore internet m’a laissé bredouille : aucune maison d’édition n’existe à ce nom, n’a jamais existé non plus… S’agissait-il d’un compte d’auteur ?… Dans les dernières pages du recueil, on trouve la liste des ouvrages publiés, que je reproduis ici et dont j’indique la date de publication:

Noviciat, Ed. Pierre Seghers (1952-53)
Interdit aux chiens, Ed. Millas-Martin (1964)
Poèmes du silence, Ed. Millas Martin (1976)
Celle aussi de ceux à paraître :
Un bleu grand comme l’œil
Mauvaises eaux
Ordre du sable

Malgré mes recherches patientes, aucun de ces trois derniers titres n’a été publié à ce jour, et il y a pourtant presque vingt ans qu’ils étaient annoncés. Voilà tout ce que l’on peut apprendre sur Jean-Jacques Mahet : quelques titres d’ouvrages, quelques dates de parution, une disparition du catalogue de ses éditeurs et aucune trace de lui dans les quelques revues auxquelles il a collaboré. Cela tient de l’énigme. Mais, faute de pouvoir en apprendre un peu plus, mes supputations s’obstinent à buter sur l’hypothèse d’un mal existentiel incurable. Et/ou sur les méfaits de l’alcoolisme. Supputations peut-être fantaisistes, mais qui me sont une clé provisoire pour comprendre cette œuvre en discontinu et le silence qui les cerne.

Entre Poèmes du silence et Même sang, l’écriture a changé, gagnant en simplicité et en apparente légèreté quand leur fond exprime pourtant le même désespoir et la même difficulté à vivre. Beaucoup des textes qui composent ce dernier recueil sont composés à la manière de chansons et quelques-unes de comptines ou de fabulettes, comme :

Dans un jardin public
il y avait un cerisier
dont personne n’osait
cueillir les fruits
car l’arbre appartenait à tous
ou :
Un oiseau traverse le vide
un enfant saute à cloche-pied
dans la cour où sourit le chat/
Le ciel est bleu comme le chat
le ciel s’éteint puis le chat
L’écriture de ces textes, dans leur ensemble, s’apparente (toute comparaison gardée) à celle d’un Robert Desnos, jouant avec les mots et les formules, les images précieuses et le langage familier, et usant parfois d’un système d’écriture emprunté au surréalisme (« la nuit tombe sous mes paupières avec un fracas d’oiseaux morts déversés par la pluie »), mais peut-être aussi inspiré des poètes de la Beat Generation.
Voilà un texte, intitulé « Simple » qui donne, lui, la couleur du recueil :
Rien n’est évidence
ni le couteau qui tranche
ni l’être qui s’enfouit
dans le bleu du silence
ni celui qui se bat
afin d’être entendu

Le lâche et le héros
sont dans le même enfer
et si « belle est la vie »
comme on chante aux refrains
donnez-moi aujourd’hui
le plaisir immobile
d’être sans avenir

pierre dans un jardin
infirme dans un square
perchoir pour les pigeons
négatif souriant
en des photos d’absence.

Texte qui fait écho, dans la distance, à celui-ci, « Manipulation », extrait de Poèmes du silence :
Je perds mon temps à vivre
je serais plus utile sous forme
de presse-papier ou sous vitrine
en gaudemiché servile et beau
m’engloutissant sous des jupes
fastueuses quel orgueil
[…]
je serai plus utile
sous forme de vieux livres
arrangé en coffret plein de cigarettes
perfides ou de masques oubliés
en des malles aux rivets de cuivre
[…]
Je perds mon temps à vivre
et les objets ces compagnons
brillent autour de moi
comme les pierres
les belles pierres des terrains vagues

Enigme, j’écrivais plus haut ?… A moins que, tout compte fait, le poète n’ait lui-même organisé le scénario de sa disparition. Il y a, dans ce même recueil, ce texte en forme de bilan désespéré et qui a toutes les apparences d’une confession autobiographique, écrite au ras des mots et à fleur de souffrance, dans une écriture triviale plus proche de la prose rythmée que de la poésie, une écriture qui perd pied; il s’intitule « Lettre » et on serait tenté d’y voir la courbe d’un destin; à la publication de ce recueil, Jean-Jacques Mahet avait trente sept ans :

C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir […]

L’écriture, on l’a vu, ne s’arrêtera pourtant pas là. Le dernier recueil publié en 1994, dix-huit ans plus tard, Même sang, semble nous signifier, au-delà de son titre, que l’on vit dans un corps, territoire dont on ne peut abolir les frontières, mais irrigué toujours par les mêmes désirs de vie ou les mêmes venins. Désirs de vie, élan vers l’autre et vers le monde offert, il y en a ici et là pourtant, mais très vite éteints par les ombres du crépuscule et la tentation du refuge dans l’immobilité, un thème récurrent, et dans la disparition de soi-même. Ainsi, ces quelques vers extraits de ce même recueil :
C’est si beau le soleil
Aussi beau qu’un femme
et lorsqu’il disparaît
on voudrait en mourir
ou inventer en soi
les saisons immobiles
de l’éternité
Ou ces vers, eux aussi empreints d’une spiritualité qui, tout à coup, lâche sa bonde :
[…]Un bleu profond comme un voyage
au cœur du Temps perdu
vers un ancien pays
Un bleu d’extase et de repos
à faire bander les rêves
[…] Un bleu à effacer l’oubli
l’injustice et la mort
et toute idée de dieu
Un bleu vital indescriptible
un bleu à obscurcir les cibles

Il y a cela de bon dans les livres, et c’est que, pendant le temps d’une lecture, on arrache un auteur oublié au désert du silence où il s’était perdu. Jean-Jacques Mahet écrivait, dans l’un des  poèmes cités plus haut, « Donnez-moi aujourd’hui/ le plaisir immobile/ d’être sans avenir », et l’on retrouve, dans d’autres textes, de manière récurrente, ce souhait morbide de disparaître sans laisser de traces. Sur ce point-là, si telle était sa volonté, il a presque parfaitement réussi.

Michel Diaz

*
*     *

Quelques poèmes de Jean-jacques Mahet

Elle dort

Elle a rejoint
qui sait l’enfance
ses yeux ont jailli à l’envers
le cours de son eau
a quitté le vecteur des boues

Sa source coule en silence
dans son propre cœur secret
et douce sa jeunesse se retresse
ses joues ses joues je t’aime
et ses yeux clos sur le bonheur

Le jour est enfin mort
en elle les ombres marchent
et les hommes les suivent

Et les villes sont belles
comme un arrêt du cœur
griffées d’arbres et plombées de statues
cavaliers orateurs intrigants
tombés de la dernière pluie

Et l’émeute prend la beauté
d’un bouquet immobile
offert par une main de violette et d’espoir
au bout de la rue de Rivoli

Elle dort elle a rejoint
qui sait l’enfance
Elle dort au cœur de sa source
elle boit sans se hâter sa vie

(Poèmes du silence)

*  *   *

Un beau jour

A midi les fleurs étaient lentes
et l’imparfait conjuguait le présent
Pures étaient les façades jusque dans la laideur
la lumière était sœur
et tu m’apparaissais chargée de tes moissons

Je t’ai liée en mes mots à un état de guerre
à cet étonnement d’être encore si vivant
je confonds ta démarche et la vie passagère
et tes gestes sont ceux de l’arbre de ma vie
ton sommeil le feuillage où je dors et je veille

(Même sang)

*  *  *

Chanson du lierre

Lierre lié au mur
jaillissement noir et vert
de la nuit et de la sève
affamé et destructeur
je ne peux prendre de distances
que celles de ma propre vie

et que je rampe au néant
ou que je meure fleurissant
veines nouées à la ruine
je n’ai le choix de mon sort
je détruis et je dévore
cette vie ombre et lumière

Quel autre véritable ailleurs
s’offre à cette plante ultime
que la pulsion d’anarchie
du suicide et de l’orgie ?

Je vis de ce que je hais
j’exècre ce qui me supporte
et si je surpasse ma vie
c’est sur socle de ville morte

Que ma grappe de survivant
dressée dans un ciel avide
soit la proie des oiseaux des ruines

et que ma vie ne soit plus
loin des anciennes racines
que traits de rasoir dans l’air nu

d’où sourdra sanie de lumière
un mince regard de blessé

(Même sang)

*  *  *

Lettre

C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir

Question alcool je continue quand même
à boire parce que sans ça je ne peux
pas écrire une ligne mais ce que j’écris
est de plus en plus mauvais et relâché
pour la raison bien simple que je suis très bête
et de plus en plus insensible. Alors le
fait de ne rien réussir m’emmerde
et je bois encore plus et c’est de plus en plus
mauvais. Tant et si bien que je ne sais plus
si boire m’aide à écrire ou si écrire est
un prétexte d’ivrogne

Je ne suis plus guère sensible qu’à des
changements de saisons à des orages subits
aux cris des oiseaux à la température de l’air aux pluies
j’aimerai aujourd’hui pêcher des oiseaux
sous l’orage
et je ne trouve densité que dans l’obscénité
plaisir que dans l’obsession

Nocturne diurne la bouffée d’air
au tournant des vieilles rues
une femme en harnais
me propose de l’enculer
sans lendemain

Simplement pour reprendre le rythme des râles

(Poèmes du silence)

*  *  *

Le pays que je te ferai voir

Le pays

 

LE PAYS QUE JE TE FERAI VOIR – Editions L’Amourier, 2014

Michel Séonnet

Roman lu par Michel Diaz – Chronique publiée sur le site des éditions L’Amourier et dans la revue L’Iresuthe, N° 33.

En ces temps où nous apparaît tellement urgent et indispensable de jeter des ponts par-dessus la mer Méditerranée, de s’appliquer à relier ce que les cultures d’ici-là-bas ont de plus précieux à s’offrir, de travailler aussi à rappeler quelques épisodes assez honteux de notre histoire coloniale, de dénoncer encore ce qui contraint, sur l’autre rive, les migrants clandestins à s’embarquer coûte que coûte pour atteindre la nôtre, certains livres, comme celui-ci, s’octroient pour tout cela le discret mais utile pouvoir dont peut user l’acte d’écrire.

Mais un ouvrage vaut, déjà, par le choix des termes qui l’inaugurent. Le pays que je te ferai voir, c’est d’abord cela que promet de faire, en son futur de certitude, le titre du récit de Michel Séonnet.
Et se pose d’emblée l’énigme des pronoms. Qui est ce « je » qui parle ? Et à qui parle-t-il ? Est-ce l’auteur à son lecteur que ce « te » désigne et implique ? Ou son héroïne à nous-mêmes ? Ou ce personnage à un autre ? Et dans ce cas lequel, et auquel des autres s’adresse-t-il ?… Et de quel pays s’agit-il ? Est-ce un pays réel ? Un lieu imaginé ? Et quelle sorte de voyage nous est-il proposé de faire ? Pour quelle découverte ?…
Ainsi sommes-nous, dès le seuil de ce texte, pris d’un léger vertige. Grâce d’un titre, en tous points magnifique, formulation d’un mystérieux sésame, appel, invitation à on ne sait trop quel inconnu, car nous voici, déjà, soumis à la question du lieu et confrontés à la transmission d’un savoir dont, apparemment, jusque là, nous étions ignorants. A quelle réalité géographique du monde avions jusqu’à lors échappé, ou dans quelle contrée de l’imaginaire se propose-t-on de nous emmener ?… Force est de constater, pourtant, que dans ces quelques mots, initiales majeures du livre, se pose comme un bruissement la voix nocturne du conteur, une voix qui ferait écho à celle, confidente, des Mille et une nuits, ou à celle qui nous conduit dans les merveilles du pays d’Alice.

Mais entrons dans ces pages. Une femme, Louise, propriétaire d’olivaies dans le sud de la France, essaie de retrouver les traces de son père, Louis, adjudant de la coloniale pendant la guerre d’Indochine, capturé par le Vietminh, mort vraisemblablement lors d’une tentative d’évasion, selon la version officielle. Père dont le retour, espéré d’abord par l’épouse, malgré le temps et les années, n’a laissé dans l’esprit de l’enfant, grandie dans cette interminable attente, que la blessure ouverte à l’éternelle absence, un attachement passionnel au souvenir du disparu: « Pas un anniversaire de la mort supposée de son père où Louise, avec force cris si nécessaire, chantage, pleurs, n’imposait à la mère de monter au village pour un dépôt de fleurs au monument aux morts et une messe ensuite. »
Mais pourquoi avoir tant tardé à entreprendre cette enquête, et pourquoi la conduire au Maroc près d’un demi-siècle plus tard, plutôt qu’en Indochine sur les lieux de la disparition ? Il reste, certes, sur la terre marocaine, personnages fantomatiques qui prendront peu à peu consistance, quelques survivants d’un lointain passé, anciens goumiers de cette compagnie que commandait le père, évadés peut-être avec lui et témoins supposés de sa mort. Mais qu’ont-ils maintenant à offrir à Louise, sinon une mémoire défaillante pleine d’images indécises, des souvenirs plus que confus, sinon contradictoires, une lettre illisible, une photo douteuse et des versions invérifiables de la survie de l’adjudant ?… Ainsi, très vite, le livre instaure des « trous noirs », matière opaque où gisent toutes certitudes, deux femmes, deux amours que sépare une mer, deux reflets de miroir dans lequel se reflète le même, époux et père déserteur ici, ancien soldat remarié là-bas, mais deux images qui, jamais, ne peuvent correspondre pour y donner à lire les traits d’un unique visage. Y aurait-il aussi deux hommes et entre ces deux-là lequel est le vrai père ?… Dans ce faible écheveau de preuves qui, de l’une à l’autre, en s’entrelaçant se défont, vérités qui pâlissent à mesure que l’on avance, il y a quelque chose qui s’apparente, se superposant à la quête de Louise, tous les éléments d’une énigme que l’on qualifierait presque d’enquête policière, si ce n’était qu’elle est conduite par le seul désir de lumière et les exigences du cœur.
En vérité, dans ce roman, et c’est le tour de force de l’auteur, il n’y a aucune contradiction entre les différents degrés de la réalité (géographique, historique, d’aspect documentaire, presque ethnographique parfois ou d’allure fantasmatique), comme il n’y en a pas non plus entre le réalisme des situations et le ton qui convient aux conteurs, ceux-là qui, comme ils le faisaient jadis, ici, à la veillée, ou là-bas sur les places publiques, se plaisaient à débobiner le fil de leur imaginaire et à lui laisser libre cours.
Réalisme, disais-je, de nature « documentaire » avec l’évocation du conflit d’Indochine, les détails de certaines opérations militaires, les conditions de détention des prisonniers du Vietminh, ou encore l’évocation on ne peut plus expressive de tel village marocain, l’entrelacs des ruelles étroites de la médina, la scène intime d’un repas, les routes des montagnes ou les chemins et champs noyés de cette boue visqueuse qu’ont laissés derrière eux les passages des pluies torrentielles… Mais quoique étroitement intriqué dans ce matériau narratif, et en scellant les fondations, dès les premières pages du récit se détache le ton singulier du raconteur d’histoires: celui qui, sans forcer la voix, passant d’un lieu à l’autre, et remontant le temps d’un moment de l’histoire à un autre, maintenant provisoirement une action en suspens pour reprendre le fil d’une autre, abandonnant son personnage là pour le reprendre ailleurs dans des lieux et temps différents, plus tôt, plus tard, mais aussi déplaçant les repères qui balisent la quête, les détruisant parfois l’un contre l’autre en les confrontant ou les exposant à trop de raison, brouille les pistes et fait de la réalité concrète cette évidence insaisissable et ouverte à tous les possibles, comme l’est tout autant le matériau du rêve ou de la songerie. C’est cette liberté, que s’octroie le conteur, qui donne à ce récit, composé de séquences brèves et qui pourrait sombrer dans le désordre entre les mains d’un moins habile, cette sinueuse envolée de musique polyphonique dont on sait que dans ses détours et son avancée en ellipses elle suit la ligne secrète qui la mènera au bout d’elle-même.
C’est cette liberté que, logiquement, on retrouve dans l’écriture même, dans la manière qu’a l’auteur de poser les mots sur la page, belle écriture souple, fluide, à la syntaxe bousculée souvent, et on serait tenté de dire désarticulée, si ce n’était que de la longueur de ces phrases (qui relève parfois de l’exploit), on peut voir s’élever comme un long ruban de fumée se déployant en arabesques, comme un appel de muezzin ou comme un chant de flûte lancinant qui vous saisit au cœur et vous envoûte. Ainsi commence et se déroule par exemple celle-là, « Ses pieds s’enfonçaient dans la terre fraîchement labourée, chaque pas semblait en faire remonter une odeur obscurément ancienne mais que le labour avait en quelque sorte rétablie dans une jeunesse perpétuelle, vitalités enfouies qui reprenaient vigueur au simple contact de l’air et desquelles (mais ce n’était peut-être qu’une illusion) émanait une humeur doucereuse, charnue, halo comme en diffusent ces plantes que l’on dit aromatiques (thym, marjolaine, centaurée) et pour qui l’odeur n’est en rien un plaisir, une sorte de joliesse dont elles agrémenteraient leur présence, mais une barrière de défense, un bouclier, une cloche d’humidité qui les met, tant faire que se peut… », phrase qui s’achève dix-huit lignes plus loin et qui, dans l’enivrante évocation des sensations diverses éprouvées par Louise, ne peut que nous transmettre, à nous aussi, lecteurs, ce sentiment de « formidable allégresse » qui s’empare d’elle à ce moment-là. Allégresse qui prend sa source dans ce que nous promet le titre, disions-nous, où dans « ce que je te ferai voir » tient déjà tout ce qui fera basculer le destin de ce personnage.
Je parlais plus haut de musique parce qu’il y a dans ce texte, construit comme une partition, un exercice continu d’allègement, un appel à l’élévation comme dans un stabat mater, un exercice d’exorcisme du passé qui conduit Louise à lentement se dépouiller de ce qui, au départ, constituait le premier objet de sa quête. Et survient un moment de partage du temps où quelque chose dit qu’il est déjà trop tard: « Tous ces mots sortis de la bouche du vieil homme étaient pour Louise comme des feuilles qui s’envolaient d’un arbre. Il aurait fallu qu’elle coure pour les rattraper […] Mais c’était trop tard. Elle était venue trop tard, trop vieille , pour que la confirmation des faits qui avaient obsédé sa vie puisse de quelque manière lui apporter apaisement. » Trop tard pour tout ?… Rencontres et partages jalonnent ce récit, comme, entre autres, ceux que fait Louise avec Ali, l’ancien goumier, compagnon d’armes du disparu, ou avec le père Adolphe, ce prêtre entièrement voué à la mission de soigner les migrants rescapés des naufrages en mer. Je citerai ici Marie-Jo Freixe qui rend ainsi justement compte de cette inattendue et ultime bifurcation dans le cours du récit: « Peu à peu, la recherche du passé perd de son urgence, le présent s’impose et ce sont d’autres situations douloureuses de perte, de disparition qui apparaissent. Le texte se fait alors politique dénonçant par la voix d’Ali: « Passeurs, recruteurs, tous les mêmes ceux qui sont venus nous chercher pour l’Indochine, ceux qui sont venus nous chercher pour les usines, et ceux qui viennent maintenant chercher nos fils à prix d’or pour des rêves inaccessibles. »
Si le texte se fait politique, il se fait aussi, à coup sûr, chemin d’initiation et de révélation. Et, en effet, c’est au contact de ce pays, et tous sens confondus, exaltés, de ses couleurs, de ses parfums, de ses saveurs et de ses bruits, comme aussi dans l’approche des gens qu’elle y découvre, dont font partie le père Adolphe et tous ceux-là encore, assiégés de détresse, et ce petit enfant que sa mère a porté valeureusement à travers le désert, jusqu’à mourir d’épuisement, ce tout petit garçon, baptisé Louis, bébé encore (ce fils qu’elle n’a pas eu) dont l’existence, tout comme jadis la sienne, s’ouvre sur la misère de l’absence, que Louise confrontée à d’autres dimensions du monde et de l’humanité se déploie en une autre dont l’éclosion éclate brusquement en musique de fête et de vie: « Déjà les cantiques fusaient au rythme des percussions africaines. Le petit Louis à nouveau dans ses bras, la danse continuait. La djellaba blanche bien trop grande pour l’enfant leur faisaient comme une traîne. »

Il est des livres qui, au contact de la tragédie du monde, projettent des clartés, lumière vacillante mais obstinée qui veille dans les âmes de bonne volonté. Le roman de Michel Séonnet fait partie de ceux-là, qui nous apaisent pour un temps de la douleur humaine, ouvrant la porte sur un horizon de collines lointaines dont il est nécessaire de croire que les vieilles forêts amies qui recouvrent leurs crêtes ne seront pas, elles aussi, brûlées au feu de la désespérance.

Michel Diaz

Soirée-débat du 11 Nov. 2014 autour du roman « Soluble » de Brigitte Guilhot

Soluble Livre

Café littéraire, Place Saint Sulpice, Paris – Interventions de Michel Diaz

[Les réponses fournies lors de cet entretien n’ont pas encore été retranscrites.]

1. J’aimerais commencer par quelques questions de « technique littéraire ».
Je trouve que ce roman pose la question du « genre »; je presque tenté de dire que c’est un texte « trans-genres ».
On est d’abord étonné par sa brièveté (110 pages, c’est inhabituellement court pour un roman).
Il développe une action centrée sur un seul événement qui se passe dans un lieu unique, contient peu de personnages, joue sur l’intensité de l’émotion, se termine par une chute.
Il est écrit dans un style « ramassé’ qui multiplie les ellipses, les raccourcis narratifs, les contractions, les non-dit, les ruptures, les suspens, les pointillés, les sauts d’un état d’âme à un autre…
Est-ce le fait que tu pratiques le genre de la nouvelle et en connais les codes qui t’a permis un tel mode d’écriture ?

2. Si j’évoque la question du « genre », c’est que ce texte, qui évacue presque toute description, par son découpage rapide en séquences brèves, privilégiant toutes l’aspect visuel, le mouvement, la gestuelle, se rattache moins par là au genre traditionnel du roman qu’au script de cinéma.
En étais-tu consciente en écrivant ce texte, ou est-ce quelque chose qui t’a d’abord échappé ?

3. D’autre part, et pour en finir avec la question du genre, ce texte, porté par une narratrice qui s’exprime tout du long à la 1ère personne, se présente comme une lettre, la confession écrite de quelque chose « d’inavouable » qui devrait se faire le complice du silence. Mais il a un aspect de texte monologué tout entier tourné vers un destinataire présent (son chat) ou imaginé (son amant, le poète Astérion). C’est une parole écrite soit, mais que l’on dirait écrite comme pour la scène du théâtre, pour être murmurée, proférée, jetée à la volée vers un public.
Cet aspect oral et théâtralisé du texte t’a-t-il, ici encore, été imposé par le mode de narration et quel était ton rapport à la langue, à son articulation, à son rythme, au moment où tu l’écrivais ?

4. J’ai dit que ce texte était singulier par son aspect formel.
Pourtant, le point de départ de l’histoire n’a pourtant a priori, lui, rien de singulier. La 4ème de couverture annonce : « Prisonnière dans sa maison bloquée sous la neige en compagnie de son chat, une femme vient d’apprendre la mort de l’homme qu’elle a aimé avec passion. » On peut déjà deviner que ce personnage, reclus de force, se trouve dans une situation propre à générer la montée d’un délire d’angoisse, va sans doute sombrer dans la folie, se trouver peut-être réduit au suicide. Cette situation relève d’un schéma que la littérature romanesque ou théâtrale, ou le cinéma ont déjà maintes fois exploité et qui est celui du huis clos. On peut évidemment faire référence à certains textes d’Edgar Poe, de Maupassant, d’Agatha Christie, à certains films d’Hitchcock… On pourrait citer cent exemples…
En établissant le schéma de ton roman, étais-tu consciente que tu mettais tes pas sur un chemin miné, d’emprunter un chemin sur lequel il te faudrait faire preuve de beaucoup de singularité pour échapper aux pièges d’une situation assez conventionnelle ?

5. Une question en rapport étroit avec la précédente.
Dans ton roman, on n’apprend rien, si peu de choses, de ce qu’un roman nous délivre en principe : l’âge exact de ce personnage, ce qu’est venue faire Rita dans cette maison isolée, en plein hiver, ce qu’a fait son amant Astérion, le taulard récidiviste, pour avoir été poursuivi par toutes polices, etc…
D’autre part, ton roman ne met aucunement l’accent sur le développement traditionnel de l’intrigue, mais mise essentiellement sur des états émotionnels, sur les rapports du personnage à son environnement immédiat, au chat qui l’accompagne, aux bruits ambiants, à la vie sourde des objets, à ses états physiques et psychiques, mise sur la montée de l’intensité dramatique…
Es-tu d’accord pour dire que ce qui te permet aussi d’échapper à cette situation, je disais assez conventionnelle du huis clos, repose sur ces choix esthétiques et narratifs, et est-ce une rupture délibérée avec les règles canoniques du roman ?

6. Le roman commence par une voix entendue à la radio, à l’heure du petit déjeuner, une voix qui devient vite, dans l’esprit de Rita, celle de son amant Astérion dont elle vient d’apprendre la mort. Puis l’esprit d’Astérion fait une soudaine et imprévisible apparition dans la maison sous la forme d’une mouche. Entre temps, radio, téléphone, réveil, cessent de fonctionner. Au fil des pages, Rita dialogue avec l’esprit d’Astérion, perd 30 ans, puis en regagne 30, entre dans le corps d’une vieillarde qui se décharne à vue d’œil… On peut mettre tout cela sur le compte des effets dévastateurs de la solitude et des premiers signes de la folie, ce qui serait, narrativement, « logique.
Mais n’as-tu voulu surtout plonger le lecteur, dès le début, dans un climat qui flirte avec l’irrationnel et, presque, le fantastique ? Comme si, raconter une telle histoire d’amour fou, ne pouvait être fait qu’en adoptant le ton, non de la déraison, mais de l’irrationnel ?

7. L’amant de Rita, le poète taulard Astérion, nous apparaît, au fil des pages, de touche en touche, comme un personnage complexe et torturé, autoritaire, presque tortionnaire, se donnant et se dérobant tour à tour, abusif, usant et abusant de ses pouvoirs pour maintenir l’autre, Rita, dans une absolue soumission, une perpétuelle attente de son bon plaisir. Quelqu’un qui promet toujours le paradis mais ne se complaît que dans l’enfer relationnel.
N’est-ce pas le portrait de ce qu’on appelle aujourd’hui un « pervers narcissique », c’est-à-dire, pour aller vite, quelqu’un qui, pour exister, « vampirise » l’autre, s’emploie, jour après jour, à saper sa confiance en lui-même et à le vider de son énergie ?

8. Je me doutais que tu ne serais pas d’accord avec cette interprétation, qui relève de ma lecture personnelle de ton texte. Je pourrais pourtant dresser une liste des éléments qui confortent ce point de vue. Il n’empêche que, pour moi, cette lecture donne à ton texte une autre dimension (que l’on peut aussi bien ne pas valider) : en effet, si Rita est cette amoureuse éperdue, accablée par la mort de son amant avec lequel ils ont vécu cette relation « volcanique », on comprend que la « crise émotionnelle » intense qu’elle traverse est une tentative de tenir son chagrin à distance et de « faire le deuil » de cet amour. On est là du côté de « l’amour fou » et de la Nadja de Breton. Mais si Astérion était bien ce « pervers narcissique » dont je parle, cela devient, pour Rita, plus qu’une tentative de « faire son deuil »; cela devient une entreprise pour recouvrer son intégrité affective, la « quête » de libération d’une emprise amoureuse destructrice, et on est là du côté de Chrestien de Troyes, du côté du Chevalier à la charrette, dans une « queste » qui engage la vie et la mort, dans le côté noir de l’amour absolu.
Ne penses-tu pas, malgré tout, que cette lecture de ton roman a quelque chose de valide ?

9. Ce qui, je crois, constitue la clé de voûte de ce roman, et sa finalité, c’est ce que j’appelle la « révélation ». Pour y parvenir, Rita devra se défendre de l’esprit possessif d’Astérion, de sa volonté de vengeance destructrice, devra traverser une expérience insoutenable de douleur, livrer un terrible combat. C’est à ce prix qu’elle retrouvera la lumière et la vie, pourra renaître à elle-même.
Mais d’abord il faudra qu’elle se libère de ce corps que tu décris à la fin du roman, tordu, décharné, pitoyable, « suant des litres d’eau de sang », déformé par ce qui s’entremêle de pulsion sexuelle, de douleur physique et psychique
A travers les figures de ces femmes en état de grâce (et de transe) mystique, sainte Thérèse d’Avila, Marie-Madeleine, Marie de l’Incarnation, entre autres, comme elles se décrivent dans leurs écrits, et comme les a dessinées récemment Ernest Pignon-Ernest, ravagées tout à la fois, comme dans une agonie convulsive, par une sensualité exacerbée et le désir de désincarnation, ne peut-on pas reconnaître aussi l’expérience que traverse Rita, « sainte Rita »?

10. Quand Rita capture la mouche et la serre entre les pages d’un livre, elle entrevoit la couverture de celui-ci : Les forcenés, dans le sens de « déments ». Puis, à la fin, quand elle ôte le cadavre de la mouche d’entre les pages, elle lit : Les forces nées, en deux mots, dans le sens de forces renaissantes de la vie.
Ne peut-on pas dire que tout le roman se concentre entre ces deux titres ? Qu’il faut dissoudre les forces mauvaises qui nous persécutent (c’est le sens du titre Soluble), pour réapparaître au jour, régénéré ? Que c’est là l’Illumination dont nous parle Rita sans nous en dire davantage?

11. Même à la fin du roman, quand tout semble rentré dans l’ordre, tu nous maintiens toujours, me semble-t-il, dans une dimension « d’irrationnel ». Le personnage de Rita ne revient pas seulement à la « réalité », mais revient d’une expérience de « transfiguration », presque au sens alchimique et mystique du terme. Elle tient dans sa main une pierre rouge que l’on peut interpréter comme une référence à la pierre philosophale, celle qui permet de transmuter tout métal en or. Le chat Elgato lui ramène aussi de petits os humains, lisses et blancs comme de petits cailloux, et l’on peut se demander encore si on ne peut pas les interpréter comme ces reliques de saint(e)s enfermées dans les châsses et conservées pour le Jour de la Résurrection des morts (c’est d’ailleurs aussi la fonction des ossuaires médiévaux et des catacombes ).
Es-tu opposée à cette interprétation philosophique et religieuse de ton roman qui le tire peut-être au-delà, et abusivement, de ce que tu voulais exprimer ?

« Soluble » de Brigitte Guilhot – (Editions de L’Ours Blanc – 2014)

Note d’introduction – Arbre(s) – Novembre 2014

Arbre planches

Introduction au livre réunissant les 21 dessins d’arbres de Setsuko Uno (en reproduction numérique), accompagnés de 21 textes de Michel Diaz – maquette de Pierre Fuentes.

Nous retrouvons, presque invariablement, dans ce que donne à voir l’artiste Setsuko Uno, peintures et dessins, poupées, portraits ou paysages, quelque chose que l’on perçoit, de prime abord, comme sourdement inquiétant.

Impression qui (puisant aussi à la sève de son héritage pictural autant que culturel) procède ici de sa façon d’affronter le réel, en le traitant toujours de biais, c’est-à-dire en nous confrontant à quelque chose qui, en vérité, sans d’abord l’avouer, représente quelque chose d’autre que ce qui nous est proposé, en usant pour cela d’un léger décalage dont, à première vue, nous ne saisissons pas clairement les enjeux.
C’est par cet interstice ouvert au sens, dans ce « jeu » introduit entre signifiant-signifié, brèche dans le visible, et qui est le pur jeu de l’imaginaire, le ressort de ce processus créatif, que de la représentation la plus minutieuse des objets du réel, on glisse sans contradiction ni heurts à ce qui ne nous permet pas d’autre choix que d’en faire une approche fantasmatique.

Nous ne trouvons pas autre chose, dans ces derniers travaux *, où l’artiste fait sien (s’en accaparant avec une force opiniâtre), le thème du vieil arbre, troncs contournés, branches noueuses, racines tourmentées, nous en montre l’aspect pathétique et le plus violent, nous en donnant une lecture torturée comme une représentation spectrale, traduction personnelle et fortuite de ces danses macabres qui, dans la statuaire et la peinture médiévales, nous mettent face à ce qu’est notre destinée humaine et au jeu sans répit de la mort.
Et l’artiste, en effet, ne se prive pas, d’un dessin à l’autre, comme on fait autant de portraits, de nous livrer l’image d’êtres assiégés par la peur et les affres de la vieillesse ou stupéfaits, comme au sortir de leur brutal réveil, de devoir rendre compte de ces instants, heures, années ou siècles, engloutis par le temps du sommeil. Arbres que l’on devine cernés par la forêt, transformée par la nuit ou les pâleurs de l’aube en un vaste cimetière pour les animaux morts, arbres qui sombrent corps et biens dans le fouillis de leurs racines, au cœur du lit de leur désastre, ou font l’effort d’en émerger pour essayer de retrouver et de tenir la route de ce qu’en un autre âge promettaient leurs ramures.
Mais on peut voir aussi, au-delà de ces formes que l’on pensait inertes, ce qui, inspiré par les formes de la nature, sublimé par le geste et la précision du dessin, investit notre imaginaire pour en faire la scène de notre drame, y introduisant, de manière quasi hallucinatoire, une part de notre mémoire onirique. Rien ne nous interdit d’y voir ici un personnage, homme-arbre, dont le torse se prolonge en membres décharnés, un autre là, visage en décomposition, qui essaie de jeter un regard en arrière, par-dessus son épaule, observe avec mélancolie la déchéance de son propre corps. On y devine aussi un ange aux traits de cire, ailes collées à lui comme un suaire, et luttant pour s’extraire de la gangue de bois dont il est prisonnier. On peut, sans trop se fourvoyer, penser ici et là, à des éléments récurrents du monde de Jérôme Bosch, à ses créatures tragiques autant qu’énigmatiques, à lui qui, justement, a signifié mieux que personne la fragilité de cette nature inquiétante sortie de son esprit.

Pourtant l’arbre et le bois qui le constitue (l’un des cinq éléments de la symbolique chinoise, celui qui correspond à l’Est et au printemps, à l’ébranlement de la manifestation et de la nature), sont loin d’être réduits, ici, à leur seul état de matière morte et stérile. Il faut y regarder d’un peu plus près, dans l’oblique de ce regard vers lequel Setsuko Uno nous invite à poser nos yeux.
Selon un symbolisme plus universel, l’arbre mort, excavé, est l’antre qui abrite les esprits de la nature et l’espace où habitent ceux des ancêtres, creuset de vie métamorphique, lieu de passage entre monde de l’au-delà et monde du visible, avant que réapparaisse l’âme, autrement incarnée en quelque figure animale. L’arbre creux désigne donc l’image de l’arbre régénérateur. Du chêne creux, d’ailleurs, s’échappe l’eau de la fontaine de Jouvence et, dans le langage des alchimistes, il signifie la régénération et symbolise le fourneau dans lequel ces derniers fabriquaient cette pierre qui, projetée sur n’importe quel métal, le transmutait en or. Ainsi, le chêne creux (et, par analogie, tout arbre) devient en quelque sorte matrice de la pierre, et c’est en ce sens que le même Jérôme Bosch dans la tentation de Saint Antoine l’assimile à une mégère qui extirpe de son ventre d’écorce un nourrisson emmailloté.

Et c’est de ces ventres d’écorce que Setsuko Uno, au-delà de l’apparition de ces créatures que nous évoquions plus haut, extirpe et fait jaillir, le réanimant, l’esprit même du feu régénérateur. Car que sont la plupart de ces troncs, branches et ramas de racines qui se tordent en langues de feu et se ramifient en mèches de flammes ? Sinon feu assoupi au cœur du bois et dont il ne demande qu’à s’extraire, non pour la destruction mais pour la réconciliation avec ce que nous ne pouvons toucher avec nos yeux de chair.
Feux allumés sous les doigts de l’artiste, et par eux, pour « les yeux de l’esprit » de celui qui regarde, c’est-à-dire ces yeux qui sont ceux de la rêverie et de l’imaginaire matériel. Yeux intouchables autrement que par là, parce que ces yeux du-dedans se tendent à partir de là où nous ne pouvons plus nous tendre, nous font prendre conscience de ce que le corps ne peut plus atteindre, et qu’ils vont là où nous ne pouvons plus aller.

Chaque dessin engage son silence, sa charge incorruptible d’émotion dont les traits ne témoignent pas seulement, mais dont ils semblent différer dans le temps momentanément suspendu du regard l’inaudible murmure, inintelligible d’abord, de cela qui cherche à se dire.
Il nous faut, pour pénétrer l’espace du dessin et atteindre l’intimité de l’image, emprunter le chemin de ces yeux sur lequel se découvre l’énigme de la nuit, et où quelques coups de crayon et de gomme ont suffi pour raviver la braise et quelque chose qui nous touche et nous blesse à la fois, mais d’une joie sacrificielle, qui se dresse en articulant ses syllabes de flammes et que nos yeux se mettent à écouter.

Et faire en sorte que les yeux écoutent, c’est ce à quoi s’applique l’œuvre d’art, en ce qu’elle est chemin d’exil et d’expérience tout autant que creuset de révélation, ce à quoi Setsuko Uno, en toute discrétion, incite le regard de qui prend le temps de s’y arrêter.

Michel Diaz

* Ces dessins originaux, à la pierre noire, ont fait l’objet d’un livre d’artiste (21 exemplaires numérotés), édité aux Cahiers du Museur, dans la collection « A côté », en octobre 2014.

Arbre vieil arbre

Préambule – La Diagonale des fous

Préambule au recueil de nouvelles La Diagonale des fous [en projet de publication – éditions non communiquées]

Marcher en diagonale, c’est se déplacer en faisant un pas de travers. C’est de cette manière, en faisant un saut de côté, que s’avance le fou sur l’espace de l’échiquier.

La diagonale, en s’écartant du point de fuite qui fonde toute perspective, est négation rebelle de la ligne droite et volonté de pervertir une trajectoire tracée d’avance dont la raideur logique n’autorise aucune fantaisie, ne prévoit aucune surprise, exclut de son projet tout sentier de traverse, toute idée d’improvisation.

S’avancer en zigzags, en choisissant de faire un pas d’un côté, puis de l’autre, c’est aussi adhérer au risque de se fourvoyer, de s’égarer, de perdre son chemin, de se perdre soi-même, mais par là, se perdant, de faire le pari de mieux se retrouver, car c’est en se perdant d’abord que l’on se donne les moyens de mieux se découvrir, quelque chance de s’approcher au plus près de son être et de mieux en palper les limites. C’est en se détournant du rêve de la ligne droite que l’on s’engage dans l’imprévisible du monde et des règles obscures qui le régissent. Pour  tenter de briser une ligne de vie, chemin que l’on devine seulement éclairé d’une monocorde et pâle lumière. C’est défier la part ombreuse de nous-mêmes pour lancer au visage des dieux ce qu’ils prétendent détenir du secret de nos destinées. Pour essayer de déjouer ce qui, en nous, ferait obstacle à l’accomplissement, heureux ou malheureux, de ce qui dépend de nous seuls d’advenir.

S’en tenir, au contraire, à la ligne droite, s’inspirant du trajet de la flèche lancée vers le cœur de la cible, c’est céder au complot routinier de la mort, aux sirènes perfides de ses appels et à son ordre inéluctable. C’est s’en tenir au but fixé d’avance et tâcher de rejoindre une image de soi que l’on a élue pour seule valable, comme dessinée dans les astres, configurée par le destin, se couler tout vivant dans une improbable statue de cire et en demeurer prisonnier. Dans le lisse du temps accompli, boucle fermée sur elle-même. Non ligne droite, à bien y regarder, mais vertige d’une spirale qui n’a fait que tourner à vide.

Ce n’est là, cependant, que trompeuse illusion. Il n’y a, en réalité, pour tous, les vivants que nous sommes, fous dans la même nef secouée de tempêtes, dans toute trajectoire humaine, qu’une succession de lignes brisée, de fractures subies, assumées, hésitantes ou volontaires et souvent douloureuses, ramas de signes indécis, indéchiffrables, que ces pas de travers lancés vers l’inconnu, vers la blessure ou la lumière du salut, ou élans vers ce qui, brillant au fond du noir, inaltérablement, nous révèle un peu mieux à nous-mêmes. Nous livrant, provisoirement, à l’incertitude des espérances.

Michel Diaz