Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

De sang, de nerfs et d’os – Patrice Blanc

DE SANG, DE NERFS ET D’OS – Patrice Blanc

Editions Le Contentieux (2018)

Chronique publiée dans le N° 75 de Diérèse

Ce recueil, De sang, de nerfs et d’os, nous met en garde, dès son titre: cette poésie-là, écrite dans l’à-vif des mots, des mots qui entrent en découverte/de la craie de vérité, n’est pas de celles qui ménagent leurs auteurs, pas plus, par voie(x) de conséquence, qu’elles ménagent leurs lecteurs.

Attendus,/prétendus,/les mots (en) verbes et (en) actes/(en) images et (en) fuites…/descendent/boire à la source/au nez//du poème//la courroie se délie/le poème s’exerce//et tire sur la vie/bravant la mort… Ainsi commence ce recueil, comme une déclaration d’intention qui se propose « d’en découdre » avec le langage et d’engager le corps physique, bouche, dents, crâne, poumons, vertèbres, nerfs et sang, de les mettre en scène et en acte sur l’arène de l’écriture. Corps et âme ne faisant qu’un, chair et souffle mêlés dans leur affrontement au verbe. Corps à corps annoncé, Les mots//en réussite    ô charrette d’obstacles//balancent l’antidote/dans l’oracle perdu/de tes ongles/en chair//de l’eau de mes os

Aux lecteurs frileux de poésie, il faudrait dire: les poèmes de Patrice Blanc ne vous prennent pas par la main, ils sont hérissés d’épines et de clous, ouvrent des fenêtres sur l’ombre et des brèches sur le silence, ne leur résistez pas, laissez-vous transpercer de leurs mots, laissez-vous donc atteindre par les éclats de cette rage poétique et ses bourrasques de tristesse, ciel en croix/cœur naufragé//c’est la mort qui danse car, peut-on lire plus loin, les hommes sont veufs, sans mémoire/la lumière est cassée dans le ciel. Laissez-vous perdre pied, abdiquer certitude et raison, dans ces béances d’ombre et ses remous, happer vers ce qui s’ouvre, là-bas, plus loin, et fuit toujours devant, dans ce que la parole creuse et met à jour, son perpétuel inconnu, quelque chose de l’insondable en quoi se reconnaît la poésie, nuit dans la nuit de la parole, son véritable cœur battant, ce qu’on ne peut réduire ni atteindre, cet espace de découverte aux limites toujours repoussées, ce réel intérieur d’impossible saisie. Et Patrice Blanc nous dit cette quête insensée de la parole poétique dans un poème en prose: Le poème est un animal boiteux qui tourne en rond. J’ai soif d’animaux boiteux. J’ai envie de tourner en rond un homme-poème qui marche devant sa vie; qui châtie les mots de sa vie. J’ai faim de poèmes boiteux qui exaltent la richesse intérieure du vide et du temps. Et il ajoute, dans ce même texte simplement intitulé Prose et qui pourrait être son « art poétique »: La ronde flottante des mots dessine le poème dans la baignoire aux aiguilles transparentes, aux olives vagissantes. Le poème se fait rond de l’archer qui déloge nos yeux; qui déroule ses tissus fuligineux de prairies bondées, enflammées d’oiseaux amers. (…) L’homme marche sur le poème à chacun de ses pas. Dans chaque rue court l’homme-poème en marchant. Les cheveux du poème sont les mots de l’homme qui écrit. Chaque poème est un homme qui avance sur ses mots.

Ces textes avancent ainsi, mot par mot, non par déroulement d’une pensée, balisée pierre à pierre, mais par poussées brutales de leurs images, comme autant d’expulsions qui viennent fracturer le sens, disloquer la logique attendue, perturber l’ordre du discours, tu es nue à la fenêtre/l’eau est amère/les morts vont dormir comme une masse. Poussées fébriles des images, comme nécessités, cassures, disjonctions, courts-circuits successifs de la langue, mais poussées des images vers ces trous de nuit à combler, ce vide d’elles-mêmes, comme la mort nous bat aux tempes entre deux pulsations du cœur, territoire d’une pensée qui fonctionne par associations fulgurantes mais toujours dirigées vers la cible, cet œil de l’en-dedans, de l’outre-jour du sens, où le poème s’accomplit. Ces mots le disent: saisir le doute//les images jetées en bouche//le vide de ce que l’on a cru//et le sang de ce que nous sommes. Comme ceux-là aussi: l’ombre aux dents/changer de bouche/monde disparu//pensée minimum/alcool des mots/tenir sur l’oreille.

Il est peu contestable, comme on le lit sur la quatrième de couverture, que la voix de Patrice Blanc est l’une de celles qui se lèvent le plus brillamment « parmi les aurores surréalistes du XXIème siècle ». Mais il est vrai aussi (et le Surréalisme transposa cette conception de « l’inspiration » sans la renier) que cette voix semble habitée de la pure « fureur » poétique, celle théorisée par Ronsard selon la théorie néo-platonicienne. Fureur qui passait, disait-on, des Muses (ou des fonds chaotiques et tumultueux de l’inconscient) au poète et du poète au lecteur, à la manière des forces de l’aimant, archaïque fureur dionysiaque placée sous l’égide du dieu des mystères et des initiations. Et tout cas il y a, ici, d’évidence, quelque chose d’une « rage poétique », omniprésente dans la fonction expressive des textes de l’auteur, expression d’une subjectivité, de celles que l’on dit « écorchées », proche de ce « dérèglement de tous les sens » ainsi que l’entendait Rimbaud: sous le couteau d’une houleuse vie/j’irai par les chemins noirs/la gorge ouverte/les jambes serrées/m’incliner sourd muet aveugle/devant l’arbre et sur la terre.

Mais à cette figure du créateur « sauvage » dionysiaque, il faudrait ajouter, plus empathique, celle que, justement, signale Jacques Lucchesi dans son introduction à l’ouvrage, c’est-à-dire celle d’Orphée. Ainsi, écrit-il, « Ce n’est pas un hasard si la nuit, entre angoisse et fécondité, revient si souvent sous sa plume. Tel Orphée, cet indépassable archétype du poète, Patrice Blanc a fait et refait le chemin vers ses propres enfers. Eurydice à jamais perdue, demeure le tombeau idéal du livre. » Et il faudrait, à ce propos, se souvenir de la manière dont Maurice Blanchot « revisite » ce mythe à la lumière de ses réflexions sur l’écriture, sur le travail de l’écrivain ou du poète qui arrache chacun de ses pas, de ses mots, à la nuit et qui, s’il se retourne, quand il se retourne, ne peut, le surprenant, que contempler en face le visage de sa propre mort. Mort obsédante, incrustée dans la chair de ces textes où la lumière vient de ces mots-mêmes qui se retournent si souvent en nuit: la mort/chante ce soir/entre les lumières/ouvertes/couvertes d’eau/et de mots/vides/qui coulent/qui coulent.

Mais il est vrai encore que cette voix est traversée par les échos des voix profondes et insoumises de Baudelaire, de Lautréamont, de Rimbaud, ces autres dynamiteurs des pensées et formes d’expression convenues, parmi celles qui hantent notre mémoire littéraire comme majeures et fondatrices de la poésie moderne. Loin Baudelaire ? Pas si loin de Patrice Blanc dont le poème La danse des chiens pourrait aisément trouver place dans la série des Tableaux parisiens du premier: au bal des trottoirs dansent les feuilles/les fenêtres s’illuminent/la rue grince le soir//sur les façades glissent les pigeons//comme un serpent le désespoir fait/peau neuve//les rires de la veille coulent dans/la nuit//au bal des trottoirs les chiens caressent/l’aube… Et pas bien loin non plus, le poète du spleen, dans ces vers: La détresse m’habite comme un cafard creuse son trou. Les fleurs ont un rire pervers qui me donne la jaunisse. Je pisse sur les fleurs et les chats qui sifflent la nuit dans mes oreilles de tout leur sang jaune, putride et maladif. La détresse m’a déjà cassé toutes mes articulations !

La sidération que provoquent les poèmes de Patrice Blanc tient à leur côté nocturne autant qu’à la faim sourde de lumière qui les ronge et les anime. L’ombre de l’aile, menaçante toujours, d’une noire mélancolie qui pourrait, on le voit, virer en tentation de la désespérance, le dispute toujours à un élan vers la lumière, la promesse de quelque salut. Car, ainsi que l’écrit Jean-Paul Gavard-Perret, « Reste la fatalité de poursuivre plutôt que de battre en retraite. (…) demeure l’espoir du souffle dans la tresse de la geste poétique. Il oblitère des impuissances et laisse la claustration en sursis dans la périphérie rauque des âmes. » Et il ajoute, dans le même article, à juste titre: « Patrice Blanc parle contre le silence de mort et la passivité. Certes, il se rapproche d’où finit le désert, où il commence: à savoir l’ombre de la nuit que le crépuscule a plantée. » Mais apparaissent çà et là les gestes de l’amour, surgissent les formes du corps de la femme, une hanche, un sein, une nuque, s’immisce le glissé des mains de la caresse: nous glisserons de nos lèvres/fruits cueillis de l’intérieur//d’où vient ton doux visage/il brûle telle une étoile//je m’attache au silence de tes yeux/à mordre ton cœur. Ou encore: ta bouche inonde ma bouche/tu es nue dans le manteau de l’air/tes seins frais de vie/et le soleil plus blanc que toi. Et cela, cette mince flamme qui dure de pouvoir aimer, le cœur au corps de l’autre, à travers eux le monde, promesse de pouvoir toucher le soleil de (ses) doigts et de cueillir le vent qui sourit, « ce n’est jamais, ainsi que l’écrit encore J.-P. Gavard-Perret, s’abandonner dans la pulpe des ultimes clartés ». Le lyrisme parfois libéré de Patrice blanc (et plus souvent qu’on ne l’attend) a aussi des fleurs dans la gorge, même si le poète ne perd jamais de vue qu’au creux de l’oubli/au bout de l’angoisse/le hasard ne brille pas.

La poésie de Patrice Blanc nous laisse le prégnant sentiment qu’elle est l’espace de travail du corps sur le langage et du langage sur le corps, investigation ardente et aveugle, tâtonnante mais sûre d’un ordre démantelé qui respire. Approche d’un inconnu sans limites dont le corps est le dernier refuge et le massif allègement. Langage qui s’expose et se dénude, attise en lui le feu d’une expression qui, d’un poème à l’autre, retrouve à s’inventer et s’étonner, comme l’amour et l’aube (qui) s’allume, par l’exaspération du noir qui le menace et, le menaçant, le recharge, tirant de ses détresses une telle vigueur d’avoir été retrempé dans ce gouffre-là, et ramené aux bords où l’ombre hésite: Confiance au fleuve de pluie; aux épaules traversées. Neige des murs au printemps; feuilles qui criaient; lancer le sifflet du jour; langer la pierre écrite… Hésitation alourdie de l’ombre.

Michel Diaz, 06/12/2018

La pièce du bas – Gilles Lades

LA PIECE DU BAS
Gilles Lades

Ed. L’Etoile des limites (2018)

Chronique publiée dans le N° 76 de Diérèse

Derrière le front, l’horizon
Dans La pièce du bas, Gilles Lades dessine le portrait d’un petit garçon, sensible et rêveur, pour qui le réel n’était pas assez grand. Dans le cas de celui-ci, vouloir en déplacer les bornes, poussé par « un instinct d’évasion (qui) impulsait puissamment ses horizons derrière (son) front« , sans en connaître les enjeux ni en mesurer les limites, cela ressemble à un parcours initiatique (au sens étymologique du terme) qui pourrait aussi bien tourner à l’aventure poétique, ou à « un engagement dans la vie (qui) vaut acceptation de l’existence quand elle vient vers vous, comme une vague, une tempête, un moment de solitude qui vous ravage et vous transforme« , autrement dit à ce qui a haute valeur d’expérience humaine.
Voilà donc un petit livre indissociable, lui aussi, de l’œuvre poétique de l’auteur. De la ville, Castelsarrasin, à ses proches lointains, le Quercy, Gilles Lades nous invite à un voyage personnel tout autant intérieur que spatial. Voyage en cercles concentriques, marqué d’allers-retours, imaginaires et réels, cheminement d’une conscience au monde qui va s’élargissant depuis son centre « originel », cette pièce du bas, jusqu’à un horizon perçu comme un « appel » irrépressible. Un appel très tôt entendu, pour ce que cet « ailleurs » supposait de promesses, comme un territoire de liberté qui lui permettrait de « vivre dans un espace et un temps choisis, occupés d’humains juste assez nombreux pour que le monde soit dépourvu de contraintes. » Appel à un voyage d’un ici étroit vers un vaste là-bas entrevu autant que rêvé, d’un proche et terne quotidien scolaire vers un lointain envisagé comme « le pays de l’ailleurs et de l’inaccessible. » Cet « ici » et « là-bas », ce « proche » et ce « lointain » s’entrelaçant au cours des pages et autorisant, dans la même coulée du texte, « ces surgissements conjoints », ainsi que l’écrit Chantal Danjou à propos de Quercy de roche et d’eau.
« Une enfance à Castelsarrasin », ce sont les quelques mots que le bandeau du livre offre à l’attention du lecteur. Et une fois le livre ouvert, on lit ces quelques autres: « Il y eut trois maisons…« . Cela commence, presque, comme un conte. Comme en d’autres histoires, il y a trois fils ou trois filles, et quelque espace de forêt où l’on n’ose s’aventurer. Trois maisons successives. La première, aux « pièces étroites », à l’escalier « à rampes droites » donnant sur « une place ouverte » occupée par une entreprise de matériaux, gardée par une rue encombrée de camions, un « vide lancinant » sans échappées possibles, la deuxième, « pavillon en rez-de-chaussée ouvert sur un jardin à la française » que le soleil « agrandissait de liberté », et la troisième, « grande et claire » pourvue, à l’arrière, d’une terrasse qui « s’ouvrait sur un maillage de jardins ». A chacune de ces maisons, des rues rectilignes, d’abord, un « canal enjambé d’un pont », un horizon fermé, puis le simple bonheur d’un jardin, d’un appentis qui recelait de « périlleux trésors », la découverte d’un vélo rouillé, vieil engin hors d’usage, annonciateur de la passion future de l’auteur « pour les modèles plus accomplis de cette souple et puissante machine », puis, plus tard encore, une Nationale de tous les dangers à franchir héroïquement pour aller au-delà, plus loin, vers une autre école. Trois espaces de vie d’une enfance, qui s’ouvrent lentement, l’un après l’autre, et qui vont en s’élargissant comme une étreinte se desserre, même si, « bien des fois, nous confie le narrateur, le chemin de l’école (lui) parut d’une austérité sans recours, comme si ce lieu d’échanges et de savoir heurtait » sa sourde faim de liberté. C’est pourtant dans cette troisième maison que lui est offert un espace, comme « au centre du monde », où vont s’alimenter la source de ses rêveries et fleurir son imaginaire: « Ma pièce était là, au bout du couloir, et le bureau qui l’occupait et m’a suivi depuis porte de chaque côté des tiroirs à l’étrange arôme de bois et de vieux papiers. » C’est dans cette pièce, ajoute-t-il, qu’il pressentait « que le silence et les livres faisaient œuvre en (lui)« , que se cristallisait, à son insu, tout ce qui, par la suite, le déterminerait dans sa vie d’homme. Ces premières pages de La pièce du bas balisent ainsi, métaphoriquement, les premières étapes de ce lent cheminement de découvertes et d’aspiration à ce « désir absolu de liberté« , c’est-à-dire de ce qui fonde l’œuvre poétique et romanesque de son auteur.
Pour parler de son enfance passée à Castelsarrasin, Gilles Lades n’emprunte que bien peu aux procédés usuels de l’autobiographie. Si l’on ne doute pas que répondant à l’impératif initial du « pacte autobiographique » (tel que l’a défini Philippe Lejeune), le « je » du narrateur épouse celui de l’auteur, comme on ne doute pas non plus de sa « sincérité », condition essentielle de pareille entreprise, les autres termes de ce pacte font l’objet d’une bien plus libre utilisation et s’en affranchissent pour mieux répondre à une autre démarche, celle, poétique, d’un écrivain qui construit son « objet » et invente sa forme. En effet, la chronologie est certes soulignée par des repères temporels (passage des jours, des mois, des années, retour des saisons, des temps de vacances, de rentrées scolaires), mais la seule date qui soit indiquée est celle de l’hiver 56 dont il garde « en mémoire le bloc de glace scellé dans le bac à lessive ». La ville n’est jamais non plus explicitement désignée, pas plus que ne sont désignés par leur nom les rues, les places, les écoles ou le premier collège, et si la région du Quercy est souvent évoquée, c’est avant tout comme un lointain espace d’évasion, « une vallée aux falaises blanc éclatant et feu longée d’une claire rivière, le Célé », une terre en grande partie fantasmée par l’esprit de l’enfant, un pays aux contours incertains et détenteur d’un charme magicien, comme l’est le pays de Sologne dans le roman d’Alain Fournier. Les protagonistes de ce récit (mise à part « Madame Jacquin, la voisine de palier« ), jamais nommés non plus, ne sont présents que par leur qualité et leur fonction d’actants, le père, la mère, les grands-parents, telle « institutrice, coutumière de furieux éclats de voix », ou « tel instituteur irascible, élégant et tendre ». Aucun indice non plus (sinon par hasardeuse déduction), du statut social de cette famille dans laquelle grandit l’enfant, ni « portrait » d’aucun de ses membres, et excepté pour la personne du grand-père (figure très présente dans le livre, parce que personnage de « passeur », en relation directe avec le Quercy tant rêvé), ou ci ou là, pour d’autres, d’une plume furtive, Gilles Lades ne s’attarde pas à nous en donner quelques détails physiques ou de caractère.
Enfin, nous ne trouvons au long des pages aucun fil narratif continu, à proprement parler, enchaînement d’événements et de situations, et bien peu d’anecdotes qui constitueraient la trame du récit de ces temps de l’enfance. Autant dire que cet ouvrage, agencé en brèves séquences, séparées par des blancs elliptiques, posées comme les pièces d’un puzzle dont on doit inventer les manques, baigne tout entier dans une curieuse lumière, non celle, capricieuse, d’une mémoire intermittente, mais dans celle, exigeante et plus sélective d’un projet littéraire qui a fait le choix d’éclairer, dans ses flaches, des moments bien précis de l’enfance, n’en conservant que les images fondatrices, celles qui donnent sens à un cheminement d’homme, un cheminement d’écriture et son processus créatif.
Ce qui fait donc la matière même de ce livre, c’est ce que trace le sillon d’une écriture qui creuse dans ses origines. Matière de langage dans le travail des mots, révélateurs d’images que l’auteur remue, comme des fragments de mémoire, ou comme l’on choisit et rassemble des pierres pour édifier ces frêles cairns qui jalonnent le bord des sentiers des pays de cailloux et de vent. Ce sont les preuves d’un passage, les signes dans lesquels on peut lire, d’un passant à un autre, le souci du partage de ce qui, entre nous, fait chemin commun.
J’utilisais, plus haut, la métaphore de « voyage en cercles concentriques ». Le dernier qu’évoque ce livre n’apparaît qu’à la fin de ses pages. Le narrateur, adolescent, s’est rendu en vélo jusqu’aux rives de La Garonne. Et c’est là, que depuis le début de l’ouvrage ses mots nous conduisaient. Géographiquement, vers ces limites du Quercy, un autre paysage de lumière, « saturé de soleil », un horizon qui soudain s’ouvre comme se déchire un rideau sur un espace où d’autres forces se font jour, élémentaires, elles aussi: « les puissances de l’eau et de la terre, descendues des plus hautes montagnes, affirmaient leur alliance et révélaient toute la réalité d’un fleuve emporté vers la mer« . Moment de découverte stupéfaite, de grâce rare et de révélation, de ceux-là qu’il nous faut savoir accueillir, quand nous sommes prêts à les recevoir. « Révélation », dans le sens spirituel de ce terme, comme celle où chavirent les sens et l’esprit, quand le corps sue et brûle et les yeux se consument au feu d’une autre vérité. Les mots que Gilles Lades emploie pour décrire ce moment-là ne sont pas, ici, vraiment différents de ceux des expériences mystiques: « Je ressentis bientôt des picotements, comme autant de rayons distincts, puis la chaleur, d’un bloc, s’empara de mon corps. Je résistai, jusqu’au bout du raisonnable, à cette emprise. Lorsque j’ouvris les yeux, l’espace était presque noir, noir d’aveuglement. » Et il ajoute, un peu plus loin: « Le monde bruissait comme une fournaise de sève et de marée. Pour la première fois peut-être, je venais de sceller le pacte de ce que je pouvais ressentir à l’extrême ce que je pouvais pressentir à travers des poèmes, des romans, des visages, des voix, des musiques, à travers aussi les plus beaux gestes du sport, tout ce qui témoigne d’un engagement dans la vie et vaut acceptation de l’existence quand elle vient vers vous comme une vague…« .
Je commençais ces lignes en parlant de ce livre comme puisé aux sources d’une quête initiatique, un parcours tâtonnant d’abord, comme on marche l’aveugle, mais qui va peu à peu s’éclairant, comme il peut aussi éclairer ou à tout le moins, fraternellement, faire écho à certaines de nos expériences de vie. C’est, j’en reste persuadé, ce qui en fait la force retenue, confortée par la beauté sobre d’une écriture dont nous demeurons quelque peu étourdis.
Michel Diaz, 26/11/2018

Réponse de Gilles Lades à cet article (03/06/19) :

Cher Michel Diaz,

permettez-moi de vous dire « cher », même si nous ne nous connaissons pas, mais je tiens à vous assurer à quel point j’ai été touché, ému et même comblé par votre étude. Cette étude donne tout son sens à mes contraintes implicites : l’extrême discrétion des miens quant à leur vie personnelle – discrétion que je voulais respectueuse – et l’idée qu’il n’est pas de petite vie, ou de « vie minuscule » » : tout le monde est égal parce qu’en proie à l’absolu et à l’infini. Ces derniers sont parfois déformés ou pervertis, mais ils existent en chacune ou chacun.

Merci pour vos éclairages qui me justifient de m’être « jeté » à l’eau, afin de rechercher ce qui vaut le plus en nous, et refuse l’avilissement ou la banalisation. Merci au nom des miens, et de tous les enfants et adolescents qui cherchent parfois sans le savoir un sens à leur vie.

Au plaisir de se rencontrer, peut-être un jour au Marché de la poésie,

avec mes plus chaleureuses pensées,

Gilles Lades

Introduction à l’oeuvre poétique de Claude Cailleau

Paysage de Haute-Loire

Lettre à Claude Cailleau en guise d’introduction à sa poésie

Anthologie poétique, 1956-1970 et 1999-2018, introduction à l’œuvre poétique de Claude Cailleau, édit. du Petit Pavé, avril 2019 

Cher Claude Cailleau,

je vous laisserai faire la part des choses entre ce qui, dans cette lettre, relève de l’approche aussi rigoureuse que possible de votre œuvre poétique et  ce qu’elle comporte de « divagation poétique ».

Mais remontons d’abord quelque peu dans le temps. Il y a peut-être trois ans de cela, je vous avais écrit ces mots que vous me faites l’amitié de reprendre dans votre blog : « Je viens de lire d’une traite votre Sur les feuilles du temps et, malgré l’obsédante thématique qui y est développée, j’ai retrouvé l’auteur que j’apprécie : textes d’une seule coulée, souffle court mais obstiné, têtu, tenace. C’est un livre qu’il faut lire en marchant (je le ferai) sur des chemins raboteux, parmi les ronces et sous un ciel de crépuscule. L’ombre de la mort y plane tout du long, mais chaque vers, chaque pas, est un pas gagné sur la mort, une victoire, un élan vers le pas suivant, contre le crépuscule, contre la nuit, contre l’absence et l’oubli. Nostalgie et angoisse y sont transformées en conquête, sur le silence, sur la menace confuse qui nous cerne, et cela se transforme en lumière. Y fait la langue que vous utilisez : sobre, claire, rapide, allant à l’essentiel, dégraissée à l’extrême, d’apparence presque pauvre mais usant de ce dépouillement pour être plus efficace encore. Une langue « raclée à l’os ». Vous me rappelez votre âge dans le même courriel, mais c’est cet âge justement qui vous a doté des moyens de cette langue, c’est-à-dire d’un art que vous avez affûte comme une lame sur les cailloux des ans, et c’est là de la bien belle poésie.« 

Ainsi, je vous avais promis que je relirai votre Sur les Feuilles du Temps en marchant sur les chemins (comme je l’ai fait avec d’autres de vos ouvrages), à l’heure incertaine du crépuscule. Je parlais d’abord de celui du soir. Mais j’ai soumis encore ma lecture à celui du matin (ah, les chemins, aux heures où le jour se lève, et quelle fraîcheur de l’esprit !), et je me dois de vous dire que vous avez passé ces deux épreuves avec une bien belle aisance – dont je n’avais d’ailleurs jamais douté.

Je vous rassure, ou vous déçois peut-être : ces lectures « à ciel (ou à cœur) ouvert », dont je me suis quasiment fait un idéal de vie, ne vous sont pas exclusivement réservées.

Le mérite n’est pas si grand, au fond, mais je prétends appartenir à la catégorie dite « marcheurs de longue haleine » (ou des randonneurs au long cours). Je marche tous les jours, beaucoup. Enfin, pas mal. Les chemins, quels qu’ils soient, et quel que soit le temps, sont mon cabinet de lecture autant que mon cabinet de travail.

M’étant solidement chaussé (les chaussures varient en fonction de ce je prévois de la qualité du terrain), je pars, un calepin et un stylo en poche et/ou un livre à la main. Généralement de la poésie, ou de la prose poétique. Les autres genres de littérature me semblent bien moins adaptés à cet exercice particulier, comme on ne fait pas l’ascension du Mont blanc en sandales ou s’engage dans le désert en bottes de pêcheur.

Parfois, je n’écris rien, je n’ouvre pas le livre. J’attends le bon moment, un signe favorable, qui sera aussi bien le murmure du vent dans un arbre, le déboulé d’un lièvre ou d’un chevreuil, les sauts d’un écureuil sur les branches d’un arbre, la forme d’un nuage. Je marche seulement, je rêve, je médite, j’observe, je parais ne rien faire aux yeux de qui me croise, seulement avancer vers un but sans objet, mais en vérité « je travaille », ou je laisse plutôt « travailler » en moi ce qui s’agite dans les profondeurs, que la marche remue, cette vase qui constitue le fond de nos pensées, leur matériau de base (de vase ?), cette eau trouble et opaque d’où remontent des mots qui demandent à être à l’air libre, s’agencent souvent à leur gré, et deviennent des bribes de phrases à travers lesquelles des images remontent en bulles de lumière qui bientôt dessinent un sens dans l’incohérence du monde. Ces moments-là éclairent par avance ce que je vais lire, lui ouvrent un chemin, ou sont la basse continue de ce qui va s’écrire. Instants de grâce nourriciers qui ne dispensent pas de regarder où l’on pose ses pieds et n’empêchent en rien de prévoir les obstacles et de les éviter, ou d’adapter son pas aux exigences du terrain. Mais « faire un » avec le chemin tout en laissant vagabonder son esprit et ses sens est un exercice que l’on apprend en le pratiquant régulièrement et qui réclame une expérience dont je peux me targuer, l’âge aidant, de maîtriser de pied de maître.

La marche impulse un rythme au cœur, au sang, au souffle, à la pensée. La verticalité active de la marche donne à l’esprit son carburant et puise dans cette énergie profonde dont doit faire preuve le chef d’orchestre quand il lit ou dirige une partition.

Les grands marcheurs, les écrivains-marcheurs me donneront raison. Sans en référer à quelques-uns de nos contemporains qui associent étroitement l’écriture et la marche (Joël Vernet, par exemple, Michel Cosem, Alain Freixe, J.-Pierre Boulic, pour n’en nommer que quelques-uns), je me contenterai de rappeler ces phrases de Rousseau, « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose dire ainsi, que dans les voyages que j’ai fait à pied », ou de Hugo, « A chaque pas qu’on fait, il nous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. » Mais peut-être encore celles de Nietzsche, « Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose », ou de Giono, « Si tu n’arrives pas à penser, marche. Si tu penses trop, marche. Si tu penses mal, marche encore. »

Mais la poésie là-dedans ?… Qu’on va lire ou qui va s’écrire ?… Nous y sommes on ne peut mieux. « L’écriture de la poésie ? La terre de sous nos pas, a écrit Yves Bonnefoy dans La longue chaîne de l’ancre, mais trempée comme après l’orage, creusée par de grandes roues qui ont passé, se sont éloignées. Terre tout ornières dont de brèves lueurs remontent. »

Que vous dire d’autre que quand je lis, allant sur des chemins qui s’enfoncent dans les sous-bois ou sur ceux qui serpentent le long de la Loire ou du Cher,

« S’en va sur le chemin,
chancelle au vent mauvais,
(s’en va. Oui, que s’en aille !)
cahin-caha caha-cahin,
la vieille silhouette,
titubante, marchant
vers des lendemains de hasard.
Et refais le parcours
(une vie à jauger)

Tremble, avance deux pas… »

(Sur les Feuilles du Temps), que vous dire d’autre, sinon que le rythme des phrases, le tempo de leur souffle, viennent d’eux-mêmes s’accorder, et comme naturellement, au rythme têtu de la marche et à l’ostinato du cœur ?…

Sinon, aussi, que les modulations inscrites dans ces lignes, prises presque au hasard,

« Tu entres dans la forêt, celle des longues marches solitaires. Une allée droite s’ouvre, comme une cathédrale de feuillage. La paix des arbres offerte en récompense. Là-haut, le vent parle avec Dieu et tutoie le nuage…« 

(Pour une heure incertaine) sont propres à imposer un pas plus retenu, celui de la méditation rêveuse, celui d’une avancée dans un paysage tout intérieur, semblable à celle d’un Hugo, plongé dans sa pensée, qui s’en va déposer « un bouquet de houx vert » sur la tombe de sa petite ?

Que celles-là, encore, prises encore au hasard,

« Je suivais une route lisse, foulais la plage abandonnée. La plage, mon premier désert. Dans le fond de mon âge, la neige couvre de flocons-silence les pages de l’enfantine solitude…« 

(Le Roman achevé) ne peuvent qu’imposer au pas un ralenti qui invite presque à s’arrêter, à suspendre son souffle pour se pencher sur son propre silence, à écouter ce qui nous vient, à nous aussi, depuis nos temps lointains ? Oui, le vers épouse le pas comme, à l’inverse, et réciproquement, le pas se coule dans ce que le rythme du vers lui infuse de sa musique.

Le poète André Du Bouchet associait étroitement, lui aussi, l’écriture et la marche et, à l’en croire, il n’a jamais écrit ses textes qu’en marchant. Mais je ne résiste pas au désir de citer Michel Deguy, qui a écrit à propos de la poésie de Pierre Reverdy :

« Le marcheur fait le temps avec sa marche, rythme et espace font le temps, frayant l’espace (« poussant l’horizon » comme un taillis éclairci par le corps) ». Et il écrit aussi, un peu plus loin, à propos de Chemin tournant : « Le poème de Reverdy est pareil à ce retour obstiné d’un marcheur au bord d’une falaise, ou lisière, où vient finir la terre : il revient « au bord des choses », hante la berge, hanté par cette figure de la marche et de la berge, où la réalité se dispose en « bord » d’elle-même. »

Oui, je le crois avec Michel Deguy, « la marche est un poème« . Le poète est celui « pour qui la marche est le poème de la marche, les choses « bord des choses« . Vous lire, cher Claude Cailleau, c’est aussi, comme en toute vraie poésie, se tenir sur le bord des choses et marcher en bord de falaise. Et si « la marche est un poème », votre poésie est de celles qui nous invitent à marcher en bordure de temps et d’abîme, sur ces chemins d’incertitude qu’à nous-mêmes nous sommes. Votre avant-dernier livre de poésie, Crépuscules, ne démentira pas non plus ce que je viens d’écrire puisque, comme l’écrit Jean-Marie Alfroy dans sa postface à cet ouvrage où il fait référence à l’artiste japonais Hokusai :

« Le mont Fugi de Claude Cailleau, c’est son enfance, qu’il ne cesse de revisiter par l’écriture tout en changeant constamment de point de vue« . Ecriture qui, en effet, ne se lasse pas d’explorer un passé qui vous permet d’interroger ce qui fait son présent. En vérité, ce qui constitue, cette fois encore, le contexte de ce dernier poème (une seule phrase de 30 pages), c’est l’unité du parcours dans lequel il s’inscrit, c’est-à-dire celui d’une vie tout entière placée sous le signe de la littérature et de la poésie, une vie qui n’aurait pas mis la sphère du poétique d’un côté et « le reste » de l’autre, mais les aura mêlés dans le « transvasement » de l’un dans l’autre, l’une croissant dans l’autre que celui-ci aura nourrie. La marche d’une vie. Puisque aussi bien la vie est marche.

L’écrivain Marc Delouze ne dit pas autre chose quand il déclare dans une interview :

« Quant à la marche, oui, c’est sans doute un des « mouvements » fondamentaux qui animent ma démarche. Marcher, arpenter, parcourir, sillonner, explorer : c’est par les pieds que le monde nous pénètre d’abord, c’est avec nos pieds qu’on en prend la mesure (ou qu’on en fuit la démesure parfois)« .

Et cela fait écho à vos propres mots : « Se déplace devant tes yeux, dans un paysage de landes – replis de terre, chemins d’errance, fleuris de mauve et de jaune roussi – la silhouette du marcheur d’un impossible devenir – grande cape et bâton, le pas rapide, comme fuyant sous la ruée des vents venus d’un automne marin. / Tu le suis dans sa quête insensée » (Pour une heure incertaine).

Et Marc Delouze semble vous répondre quand il ajoute : « La fatigue des pieds (comme la solitude) est un carburant bigrement nécessaire qui nous permet d’éprouver le « besoin de l’autre« .

Oui, je persiste à associer lecture et écriture de la poésie à l’exercice de la marche, à ce qui, jailli d’on ne sait où, qui attend d’être là, sur le bout de la langue ou dans la lumière des yeux, lui donne l’occasion d’un éclat en tension, d’une radiance soudain accordée, comme sur la peau d’une eau sombre se pose la caresse d’un inattendu de clarté – mais aussi bien traverse « ce silence qui pleut en lisière de nuit sur l’énigme de la parole exténuée » (Pour une heure incertaine).

Les occurrences qui évoquent la marche (au propre comme au figuré), son mouvement, son avancée, abondent dans vos textes en images indissociables de la figure du marcheur. Ainsi, les feuilletant : Je citerai encore Michel Deguy pour souligner à quoi ces occurrences nous rappellent :

« Le chemin est et n’est pas (que) le chemin. Chaque jour la marche est reprise par le désemparement, la déception d’être et de l’être. » Et il écrit, un peu plus loin : « La sortie du poète, dont les pieds préparent le rythme du poème, date, dit le temps qu’il fait. Car il faut refaire le point, le temps, tous les jours un autre dans la même levée d’être. »

Et n’écrivez-vous pas encore, évoquant vos balades « à grandes enjambées », sur ces « plages en déshérence », au Port-Louis, accordé au murmure des vagues : « J’entendais leurs sanglots. Je m’égarais parfois – souvent – dans mes chuchotements » (Le Roman achevé) ? Aussi, au « gueuloir » de Flaubert, j’ajouterai, si vous me le permettez, la proposition, plus adaptée ici, du « murmuroir » (on pourrait aussi bien l’appeler « chuchotoir ») qui consiste à mettre à l’épreuve les textes qu’on lit ou écrit en marchant, une sorte « d’épreuve du feu ».

Certains d’entre eux (dispensons-nous de noms d’auteurs) s’essoufflent vite et ahanent, font un bruit de cailloux remués dans la bouche, ne tiennent pas longtemps le rythme, se brisent en fragments dont il faut recoller les morceaux, et révèlent un sang de navet, à moins qu’ils ne soient faits pour le silence de la lampe (pourquoi pas ?), mais il faut alors les veiller comme des oisillons. Ce sont des textes « d’intérieur », aussi sensibles au bruit qu’à la lumière. Il faut les ménager, ils négligent la part du corps et ne viennent que de l’esprit, ne s’adressant qu’à lui.

Les autres, au contraire, qui font preuve d’une plus robuste constitution, ne craignent ni l’espace découvert, ni l’infini de l’horizon ni aucun des caprices du ciel (ils ne réclament rien qu’une pochette imperméable transparente qui les mettra sans autre conséquence à l’abri de la pluie). Ceux-là font fi aussi des bourrasques du vent, des batailles de merles, des croassements des corbeaux ou du tournoiement des mouettes au-dessus des champs labourés, du bourdonnement d’un avion qui passe, du souffle de dragon d’un ballon dirigeable apparu au sommet d’une ligne d’arbres. Ou, plus exactement, ils s’en nourrissent. Ceux-là épousent, et quelquefois les dictent, la mesure du pas, les battements du cœur, les pulsations du sang, la rythmique du souffle, retiennent d’emblée la pensée, s’inscrivent dans l’élan du corps, dans le creux des viscères, dans la machinerie des organes. Et, sur le bord des lèvres, dans le froissement des mots prononcés, ils ont la force lente des rayons des phares qui éclairent la nuit où s’avancent nos vies.

Là-dedans, j’inscris en bonne et juste place votre si juste Pour une heure incertaine et votre si beau Roman achevé, des livres qui ont pu, dans mes mains, bravement traverser les teigneux orages d’été ou les mutismes imbéciles des soleils de plomb.

J’aimerais cependant conclure ces pages en m’attardant un peu sur votre Je, tu, il. Ce livre, le dernier de vous pour ce qui concerne la poésie. Que vous m’avez dédicacé en vous demandant, avec une grande humilité, si c’était encore là de la poésie, si cet ouvrage composé de textes écrits séparément, à des époques différentes, avait la cohérence à laquelle vous étiez tellement attentif dans vos autres recueils.

Mais je vous ai dit combien sa lecture m’avait bouleversé, combien aussi son écriture avait gagné en simplicité et en densité, atteignant, je le crois, sa plus belle ligne d’épure, et je vous redirai encore ici ce qu’à l’époque j’en avais pensé et vous avais écrit :

A-t-on, « dans l’oreille de notre mémoire », le Stabat mater de Pergolèse ? A-t-on en tête comment cela commence, ces notes basses, confidentielles, qui remontent du De profundis, s’élèvent à mesure que la cadence de leur gravité vous empoigne le cœur ?… Mais a-t-on aussi en tête l’une ou l’autre des Leçons de ténèbres de François Couperin ? Cette voix de soprane ou de haute-contre qui déroule la ligne pure d’un chant où ne semble avoir été retenu, sur fond de clair-obscur, de basse continue austère et calme, que l’essentiel de ce qui, de la plainte ou de la prière, vous nourrit d’un apaisement appelé du dessous des remous d’une eau sombre, mais un apaisement profond voisin de la quiétude qu’inspire la méditation ? « Il me plait de penser qu’un jour, dans un temps lointain où je ne serai plus, un enfant désœuvré viendra s’asseoir à l’ombre de mon chêne pour y écrire le livre de sa vie. »

J’ai lu ce Je, tu il, comme souvent je lis, je vous l’ai dit, en suivant les chemins qui longent la rivière, traversent les sous-bois, sous un ciel gris d’automne qui annonçait autant la pluie que quelque échappée de soleil. Un ciel doux et léger comme un duvet de tourterelle. Des chants discrets d’oiseaux, ici et là, comme s’ils s’efforçaient de ne pas troubler le silence. Pour mieux faire de place à cette voix tranquille qui frayait son chemin à travers la brume des mots. « Voix de l’Autre qui souffre, chemine nos pas et parle au fond de nous ? Voix qui s’élève, pure, gommant la tourbe de nos mots, faisant de la lassitude un chant pour vivre encore… » Et l’entendant monter aussi en moi, page après page, j’y ai superposé (sans l’avoir consciemment convoquée) la musique de Couperin et de Pergolèse.

Dans ce recueil, Je, tu, il, vous associez ces trois pronoms personnels qui désignent la même personne (mais ne sommes-nous pas tout cela à la fois pour nous-mêmes ?), et vous y évoquez, encore et toujours, l’enfance disparue, les lieux de votre mémoire, le temps qui passe, la vieillesse advenue et la mort qui approche. La vie qui file au long des jours dont on ne retient rien que les traces de cendres et les mots déposés sur ces « papier(s) de lune » :

« Tu suis l’étroit sentier herbeux qui ne mène, silencieux, qu’au bout de tout, au bout de rien, et ne finit que pour finir. […] L’automne y fait saigner tes rêves. Tu suis l’étroit sentier de la vie. Le vent qui souffle y embroussaille tes mots de hasard que tu jetais au ciel pour rien : nul ne les entendait. »

Je, tu, il est un texte grave, qui pourrait passer pour sombre. C’est un texte méditatif, « leçon » non de ténèbres mais plutôt de lumière tout intérieure (pourrait-on parler de « lumière noire » ?), qui nous jette au visage les lueurs de ses rougeoiements. Un ouvrage que l’on peut lire comme on regarde, assis devant la cheminée, un feu qui se consume. Il est, entre nos mains, qui aimons retrouver votre voix de poète, cette « flamme qui veille dans l’âtre (et qui) éclaire ton visage. On pourrait y lire ce que tu te caches à toi-même. »

Ce que nous nous cachons à nous-mêmes, votre poésie nous aide à mieux le déchiffrer, à l’accepter peut-être. Elle est celle d’un voyageur qui traverse les jours et s’égare parfois parmi les brassées d’ombre. Un voyageur qui marche toujours là où va le cœur, portant ses pas, son image et sa mémoire jusqu’à l’entour des mots, habitant le temps, habitant le doute, mais caressant toujours par sa parole l’humaine destinée qui point à l’horizon.

Et c’est bien la fonction de la littérature, et plus particulièrement de la poésie, que de nous permettre de sentir plus intensément les choses. A vous lire, cher Claude, nous avons encore le sentiment que vous travaillez à ce que chaque matin soit plus pur et plus profond que tous ceux qui l’ont précédé. En dépit de la mort qui nous cerne, la vie, d’abord, est dans ce que l’on cultive d’espérance qui persiste, au seuil de chaque jour, peut-être de chaque heure qui nous est accordée en sursis, à faire « naître dans le miroir d’un jour de neige l’immaculé rêve de vivre. »

Très amicalement.

Michel Diaz

Matrie – Colette Daviles-Estinès

MATRIE – Colette Daviles-Estinès
Editions Henry (2018)

« Connaître son origine » écrit Colette Daviles-Estinès au début de la postface à son recueil, posant là, dès ces mots, le sens de la démarche poétique qui conduit son ouvrage et le but de sa quête. Et elle s’en explique: « Bringuebalée sur la planète depuis ma naissance, déracinée, transplantée, déracinée encore et encore, j’ai toujours été fascinée par les gens qui étaient en mesure de dire qu’ils venaient d’un pays particulier, d’une région bien précise, le nom de leur famille est écrit sur les tombes de la moitié du cimetière de leur village. »

Le terme « d’expatriation » n’est certes pas tout à fait synonyme de celui « d’exil », mais il peut recouvrir les mêmes douleurs engendrées par les mouvements tragiques de l’Histoire des hommes et la complexité des relations que ceux-ci entretiennent avec les lieux du monde où ils ont vu le jour, avec le monde, simplement, dans la globalité de son espace. Quoi qu’il en soit, nous voici, dans ce recueil, à l’opposé des sentiments et de la poétique du poète Adonis qui fait de l’exil sa plus précieuse et sa plus forte revendication, sa seule légitimité à être et à écrire, puisque, pour ce dernier, nous ne pouvons, ni ne devons, nous inscrire dans aucun lieu, que l’exil est le seul territoire possible à l’homme et au poète, et que le seul chemin de liberté où il peut avancer est celui de l’errance assumée, vers un lointain inaccessible, son unique patrie.

Evoquant la complexité liée aux origines de sa propre histoire, Colette Daviles-Estinès écrit, quant à elle, dès les premières pages de son ouvrage: « Des années que je porte cette histoire / sans trop savoir / par quel bout la prendre. »
En effet, d’évidence, l’auteure ne sait trop par quel bout la prendre. En inversant les mots « d’aller-retour » pour parler de ses deux voyages au Vietnam où elle est née (et dont elle n’a aucun souvenir), et en en faisant deux « retour- aller« , elle indique bien où sont ses vraies racines affectives, celles aussi « du sang », ce territoire qu’elle nomme « matrie » faute de pouvoir revendiquer l’espace d’une plus authentique patrie. Pourtant, en même temps, les courts poèmes qui composent cet ouvrage, consacrés à ces retours vers la terre natale, s’apparentent plutôt à des pages de « carnets de voyage » où s’expriment d’abord l’émotion, l’étonnement et le ravissement de la découverte plus que le sentiment de la re- découverte ou de la re-connaissance de cette terre, puisque celle-ci n’existait que par ce que lui avait légué, de longue date, la mémoire familiale.
« Pour être expatriée, il faudrait d’abord avoir une patrie » dit l’auteure dans le même texte de postface. C’est bien là le problème de tous ceux qui se sentent déracinés, qui se sentent toujours plus ou moins étrangers dans le pays où le hasard des événements les a très tôt jetés, ou celui dans lequel ils ont choisi de vivre, de ceux-là qui, parfois, doivent tout apprendre et, pour les autres réapprendre, de leur pays natal.

Si je puis me permettre ici une très brève parenthèse, je me contenterai de dire que je suis d’autant plus sensible à l’expression de ce déchirement que, partagé moi-même, depuis toujours, entre trois pays, trois cultures, je n’ignore pas que, souvent, on ne peut sauver son identité qu’en revendiquant, comme le fait Colette Daviles-Estinès, son statut de « citoyen(ne) du monde ». Mais j’employais la formule de « carnets de voyage » car la plupart des titres de ces poèmes (et leur contenu) nous permettent de le faire, même nous y incitent, par exemple: « Dubaï Bang-kok« , « Hö-Chi-Minh-Ville« , « Minh Chan Hôtel » « Niakoué« , « Savourer le voyage« , « Mékong« , « Hôi An« , « Baie d’Ha Long« , « La dix-neuvième chambre« , « Hué, le rêve » ou « Bus de jour« . Pages de carnet poétique à l’écriture exquisément sensible aux objets et formes du monde, aux rumeurs de la vie, des villes et des rues, aux voix qui les animent, aux odeurs, aux saveurs, aux éclats des lumières sur l’eau. On tombe ainsi, à chaque page, sur de savoureuses trouvailles de langage où se condense la plus pure poésie. Celles-là, presque prises au hasard: « je cherche le vent rouge / dans la mémoire du ciel », ou « ce pan de miroir où plisse / une aube de safran« , ou « on entend la pluie frire sur les toits », ou encore « Je capte la lumière / qui crawle et se délite / à la surface de tout ce qui onde. »

Ces pages, qui ressemblent davantage à la narration d’une errance qu’à un voyage qui aurait prévu sa destination, sont aussi l’occasion, bien évidemment, d’évocations d’ordre autobiographique qui entrent dans le cadre de la « quête des origines ». Le premier poème, « Puzzle« , en pose les premiers éléments, et le titre de quelques autres en consolide le parcours: « Le consulat« , « Mamie Louisa« , « Mon sang du nord » ou « Au nom des pères« . Là encore, une écriture sûre sait trouver le point d’émotion, comme dans « Hai Phong /…/ Port qui n’en finit pas / de traverser l’écume naphtaline / tous flamboyants éteints« . C’est dans ces textes que la voix de Colette Daviles-Estinès semble retrouver, tout spontanément, comme remontée du fond d’elle-même et à son insu, des accents de petite fille: « Nous avons longé le pâté de maisons / C’est un gros pâté, ta maison, Papa« , ou encore, à propos de sa grand-mère: « Je l’imaginais assise en amazone / derrière son prince charmant / sur la croupe d’un cheval blanc« .

Ce recueil de poèmes, dans lequel le regard se tourne vers le visage du pays perdu, retrouvé, et réapproprié par l’écriture, comme l’on reconstruit avec les éléments de la réalité les images d’un rêve, n’est pourtant pas porteur d’une nostalgie qui verserait dans l’effusion. Mais il est l’expression d’une douleur toujours ouverte, ferment d’un « chant profond » où se dit que notre appartenance au monde ne va jamais de soi. Et que, pour y trouver sa place, il faut, pour quelques-uns, y chercher et y labourer son territoire de parole, y déposer ses mots, comme en terre d’asile on pose son bagage pour y trouver quelque repos. Dans ce qu’il offre de matière poétique, ce livre de l’errance est aussi le livre d’une halte, celle d’une mémoire en partie retrouvée, reconstruite, »balayée d’ombre sous le vent » mais offerte un moment à l’apaisement et à ce qu’il permet de possible partage.

Michel Diaz, 13/09/2018

Si loin est l’horizon – Anne Renault

Préface au recueil de nouvelles d’Anne Renault, « Si loin est l’horizon », éd. L’Harmattan, 2019

SI LOIN EST L’HORIZON – Anne Renault

      Les histoires qu’Anne Renault nous donne à lire dans ce recueil de nouvelles se situent toutes sur une ligne de fracture. On comprend, dès l’entrée dans chacune d’elles, que ses personnages ne peuvent qu’avancer dans des territoires à l’air raréfié et au sol bien instable, en suivant le tracé de leurs propres lignes de faille. C’est de cette incertitude, cet espace d’entre ombre et lumière, sentiers tracés à flanc d’abîme, entre chute ou salut, que se nourrit ce sentiment de tragédie qui colore la plupart de ces textes sur lesquels aussi peut tomber, insidieusement, quelque faible clarté d’espérance.

En effet, il suffit, au bout de quelques pages, d’un événement d’apparence anodine, les larmes dures d’un enfant, une nuit harcelée d’insomnie, l’intrusion obsédante d’un mauvais rêve, le poids de la fatigue qui leur tombe soudain sur la nuque et courbe leurs épaules, l’haleine, certains jours plus forte, de l’ennui et du médiocre amour dans lesquels se perdent leurs jours, pour que, sous les pieds de ces personnages, la terre se lézarde, s’écroule et se dérobe.  C’est cette ligne de fracture, zigzagante et plus ou moins béante, qui traverse ces textes d’un bout à l’autre.

Aller, devant, mais où ? vers quoi ? vers qui ?… On pourrait avancer que l’homme est un perpétuel voyageur sur terre. Qu’il parcourt des lieux connus ou inconnus, pas à pas, sans hâte excessive, mais aussi sans jamais s’arrêter trop longtemps en un lieu fixe, car l’immobilité devient alors synonyme de mort. « S’arrêter, c’est mourir » a écrit aussi G. Bachelard dans son essai L’eau et les rêves. Cette réflexion pourrait bien, si on la lit dans la perspective de ces nouvelles, nous permettre une première interprétation des textes qu’Anne Renault nous livre dans son recueil Si loin est l’horizon.

Ses personnages le savent bien, qui répondent parfois à la nostalgie du voyage ou à la prise d’air du « dépaysement » hors de leur quotidien, des routines qui les étouffent. Ils ouvrent parfois grands leurs yeux sur les ciels mouvants des saisons et sur l’horizon de la mer. Ils savent bien que le monde rutile de couleurs multiples et chatoyantes, que leur esprit est fait pour de plus grands espaces que celui où ils bornent leur vie et leur coeur. Ils savent aussi que le monde n’est pas uniformément gris, privé de contours et de reliefs. Mais le savoir est justement la source de ces frustrations où s’alimente leur souffrance. Le titre de ce recueil le dit bien, « l’horizon » est, pour eux, devant eux, cet éternel inaccessible, cette perpétuelle « ligne de fuite » qui les laisse au bord d’une mer qui s’est retirée loin, au bout de leur regard, qui les laisse au bord de leurs rêves, dans une insoutenable solitude. Car quoi qu’ils fassent et entreprennent, la fuite se révèle à eux tous impossible, l’immobilité parfois les rattrape, c’est-à-dire la mort, qu’elle soit celle, physique, de leur corps, ou bien celle de leur esprit et de leur volonté, sous la forme de la déception, de la résignation ou de l’ennui existentiel, un ennui à perpétuité, ce qui est pire encore.

Certes, quelques-uns de ces personnages nous semblent mieux armés, plus volontaristes que d’autres, plus décidés à rompre le cercle morne de la fatalité, mais on a quelque mal à croire qu’ils échapperont à leur destinée. Le piège de leur vie et de leurs sentiments s’est depuis trop longtemps refermé sur eux, il n’y a plus d’échappatoire, et leur « fuite » ne peut ressembler qu’à un égarement de plus. Une sorte de « coup de folie » plus qu’une décision mûrement établie en leur âme et conscience.

Les personnages des nouvelles d’Anne Renault sont des naufragés sur leur île. Ils ont, tout autour d’eux, l’espace infini de la mer et du monde, mais celui de leur île n’est en rien un espace enviable, protecteur, secourable. Il n’est en fait que ce lieu qu’il ne leur est pas aisé de quitter, une prison mentale, familiale et sociale, et leur malaise est la manifestation tangible de de leur « assignation à résidence », de l’incapacité où ils sont de quitter l’espace qu’ils occupent, quand bien même ils le souhaiteraient. Leur existence semble à tout jamais marquée par le déterminisme tragique et la présence d’un destin. Et l’acuité de l’auteure qui les livre ainsi sur la scène du monde travaille à percer les ténèbres de la psyché humaine, comme à critiquer la dramaturgie de ces rôles qu’il nous est donné d’incarner, à nos corps parfois défendant.

    On le sait : la nouvelle est un art difficile et ingrat dont les techniques narratives réclament une maîtrise que beaucoup d’écrivains hésitent à affronter. Loin d’être un genre littéraire mineur ou incomplet, celui-ci met en oeuvre les moyens les plus affirmés que réclame une oeuvre qui doit, en l’espace de quelques pages, susciter l’intérêt du lecteur et retenir son attention, puis provoquer en lui une émotion dont la valeur doit souvent tout autant à l’effet de surprise qu’à l’intensité de sa fulgurance. Un récit ramassé en un ou quelques lieux qu’il ne faut qu’évoquer, une ligne de temps resserrée à l’extrême, une action qui se voit réduite à l’essentiel, peu de protagonistes, mais dont il faut, en peu de mots, mettre à nu l’esprit et le coeur avec la précision que nécessite l’utilisation d’un scalpel. En usant, pour la chute, de la même concision, de la même brutalité dans cet aspect détaché. Ainsi, Anne Renault, dans une langue sobre et fluide qui ne cède jamais aux effets de style, nous introduit dans des histoires bien conduites, aux couleurs sombres et à l’issue sans illusions, mais qui ne sont ni plus ni moins que le reflet d’une réalité dont elle tire son inspiration, réalité qui nous concerne au plus près de nous-mêmes puisqu’elle est aussi bien la nôtre ou celle dans laquelle nous sommes immergés.

    En cela, quelques-une de ces nouvelles, par la mise en oeuvre des moyens narratifs, leur teneur, leur déroulement et leur conclusion, ont quelque chose à voir avec ce que l’on appelle le « fait divers ». Qu’il soit, dans ce recueil, inspiré par la stricte réalité, ou seulement le fruit de l’imagination de l’auteure. Et celle-ci, d’ailleurs, n’éprouve aucun scrupule à le revendiquer. L’auberge rouge de Balzac n’est-elle pas inspirée d’une fameuse affaire criminelle ? Et la Carmen de Mérimée ne doit-elle pas d’exister grâce au personnage qui lui a servi de modèle ? Nous le savons, fait divers et littérature ont partie liée depuis fort longtemps, car si le fait divers est un texte incomplet, une matière première, c’est par sa vérité qu’il intéresse nombre d’écrivains. Nombreux sont ceux, depuis le XIXème siècle et jusqu’à aujourd’hui, qui lui ont emprunté la trame de leurs romans ou de leurs nouvelles. Et ce pour une raison précise : le fait divers est avant tout un fait vrai, un « petit fait vrai » pour citer Stendhal, un signal qu’envoie une société malade, un accès de fièvre que l’écrivain capte sans soigner. En vérité, le fait divers contient des germes littéraires car il suscite le désir d’écrire, devenant la matrice d’une narration plus vaste qui excède le fait du départ, bien souvent banal ou sordide. Dans le recueil d’Anne Renault, qu’il s’agisse d’analyser la déliquescence d’un couple dont l’un des conjoints meurt (suicide ou meurtre ?) d’une mort violente, ou d’offrir une image exemplaire et édifiante d’une femme soudaine prise d’une criminelle passion possessive, l’aspect véridique du fait divers (authentique ou non, peu importe une fois encore) est une aubaine pour une écrivaine qui peut s’en servir de prétexte pour sa mise en fiction – puisqu’elle peut en user à son aise pour asseoir son ancrage réaliste, et lui donner en même temps son statut de fiction critique.

En effet, au-delà de la thématique propre aux textes de cette auteure, de ses questionnements anxieux sur notre relation au monde, aux autres et à nous-mêmes, thématique déjà repérée dans ses précédentes publications, Anne Renault construit ici, l’un après l’autre, des textes qui nous montrent l’envers du décor, psychologique, familial et social. L’angoisse du vieillissement, l’usante soumission aux morsures du quotidien ou la fatigue d’une solitude qui n’ose s’exprimer, l’indifférence du regard des autres, l’inconscience des proches pour nos propres tourments, les aspirations à vivre autrement, les rêves déchirés sur les récifs des jours… Explorant tour à tour ces concentrés de violence et de mystère, elle y défend l’idée d’une liberté mise à mal par les contraintes auxquelles nos « devoirs » affectifs ou sociaux (de femme aussi, épouse ou mère) se sentent obligés de se soumettre, nous obligeant ainsi à nous déposséder d’une part de nous-mêmes, celle d’une vie que nous voyons fuir chaque jour, sous nos yeux, cette part qu’on nous vole et qui est notre bien le plus cher, irréversiblement perdu.

Le Clézio note en exergue de l’une ses nouvelles : « Toute ressemblance avec des faits ayant existé est impossible », soulignant par là le fait que la réalité du monde ne peut être vraiment transmise, dans une oeuvre littéraire, que si le travail de l’écriture et les moyens de la fiction en font leur « matériau » qu’ils triturent et déforment, lui permettant ainsi d’atteindre une autre vérité, celle de l’art, devant laquelle celle du réel nous demeure privée de contours précis et de sens.

Le travail de l’écrivain doit ainsi servir à nous révéler les aspects obscurs de notre être, ces parts d’ombre enfouies et souffrantes, malades ou pourries, dont nous hésitons à prendre conscience pour ne pas trop désespérer de nous-mêmes et du monde qui nous entoure – lequel, nous le savons, est tout aussi malade.

Anne Renault, dans ses nouvelles, à sa manière et selon la mesure de ses moyens, prenant en charge ce qui lui incombe, dans la plus authentique sincérité, sans vaines illusions sur notre sort d’humains, nous rappelle en exergue, citant Kafka, que « tant que tu ne cesseras de monter, les marches ne cesseront pas ». Ce qui peut signifier aussi que tout mouvement, même absurdement condamné à l’échec, est encore révolte contre l’immobilité de la mort et que, peut-être, comme l’écrit Camus à propos de Sisyphe, il faut imaginer notre grimpeur de marches, sinon « heureux » du moins bien décidé à ne pas se laisser abattre par la fatigue et la désespérance. Qu’il nous reste à trouver quelque sens à cette multiplication à l’infini de marches dont nous n’atteindrons jamais le sommet. Que rien jamais, peut-être, n’est définitivement perdu. Et qu’il est toujours temps, face au destin aveugle, de lever haut le poing de sa colère.

Michel Diaz, 14/08/2018

Michel Diaz est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages publiés chez différents éditeurs, théâtre, nouvelles, livres d’art, poésie. Il a aussi collaboré à de nombreux livres d’artistes et publie régulièrement dans diverses revues des textes poétiques et des chroniques de critique littéraire.