Si loin est l’horizon – Anne Renault

Préface au recueil de nouvelles d’Anne Renault, « Si loin est l’horizon », éd. L’Harmattan, 2019

SI LOIN EST L’HORIZON – Anne Renault

      Les histoires qu’Anne Renault nous donne à lire dans ce recueil de nouvelles se situent toutes sur une ligne de fracture. On comprend, dès l’entrée dans chacune d’elles, que ses personnages ne peuvent qu’avancer dans des territoires à l’air raréfié et au sol bien instable, en suivant le tracé de leurs propres lignes de faille. C’est de cette incertitude, cet espace d’entre ombre et lumière, sentiers tracés à flanc d’abîme, entre chute ou salut, que se nourrit ce sentiment de tragédie qui colore la plupart de ces textes sur lesquels aussi peut tomber, insidieusement, quelque faible clarté d’espérance.

En effet, il suffit, au bout de quelques pages, d’un événement d’apparence anodine, les larmes dures d’un enfant, une nuit harcelée d’insomnie, l’intrusion obsédante d’un mauvais rêve, le poids de la fatigue qui leur tombe soudain sur la nuque et courbe leurs épaules, l’haleine, certains jours plus forte, de l’ennui et du médiocre amour dans lesquels se perdent leurs jours, pour que, sous les pieds de ces personnages, la terre se lézarde, s’écroule et se dérobe.  C’est cette ligne de fracture, zigzagante et plus ou moins béante, qui traverse ces textes d’un bout à l’autre.

Aller, devant, mais où ? vers quoi ? vers qui ?… On pourrait avancer que l’homme est un perpétuel voyageur sur terre. Qu’il parcourt des lieux connus ou inconnus, pas à pas, sans hâte excessive, mais aussi sans jamais s’arrêter trop longtemps en un lieu fixe, car l’immobilité devient alors synonyme de mort. « S’arrêter, c’est mourir » a écrit aussi G. Bachelard dans son essai L’eau et les rêves. Cette réflexion pourrait bien, si on la lit dans la perspective de ces nouvelles, nous permettre une première interprétation des textes qu’Anne Renault nous livre dans son recueil Si loin est l’horizon.

Ses personnages le savent bien, qui répondent parfois à la nostalgie du voyage ou à la prise d’air du « dépaysement » hors de leur quotidien, des routines qui les étouffent. Ils ouvrent parfois grands leurs yeux sur les ciels mouvants des saisons et sur l’horizon de la mer. Ils savent bien que le monde rutile de couleurs multiples et chatoyantes, que leur esprit est fait pour de plus grands espaces que celui où ils bornent leur vie et leur coeur. Ils savent aussi que le monde n’est pas uniformément gris, privé de contours et de reliefs. Mais le savoir est justement la source de ces frustrations où s’alimente leur souffrance. Le titre de ce recueil le dit bien, « l’horizon » est, pour eux, devant eux, cet éternel inaccessible, cette perpétuelle « ligne de fuite » qui les laisse au bord d’une mer qui s’est retirée loin, au bout de leur regard, qui les laisse au bord de leurs rêves, dans une insoutenable solitude. Car quoi qu’ils fassent et entreprennent, la fuite se révèle à eux tous impossible, l’immobilité parfois les rattrape, c’est-à-dire la mort, qu’elle soit celle, physique, de leur corps, ou bien celle de leur esprit et de leur volonté, sous la forme de la déception, de la résignation ou de l’ennui existentiel, un ennui à perpétuité, ce qui est pire encore.

Certes, quelques-uns de ces personnages nous semblent mieux armés, plus volontaristes que d’autres, plus décidés à rompre le cercle morne de la fatalité, mais on a quelque mal à croire qu’ils échapperont à leur destinée. Le piège de leur vie et de leurs sentiments s’est depuis trop longtemps refermé sur eux, il n’y a plus d’échappatoire, et leur « fuite » ne peut ressembler qu’à un égarement de plus. Une sorte de « coup de folie » plus qu’une décision mûrement établie en leur âme et conscience.

Les personnages des nouvelles d’Anne Renault sont des naufragés sur leur île. Ils ont, tout autour d’eux, l’espace infini de la mer et du monde, mais celui de leur île n’est en rien un espace enviable, protecteur, secourable. Il n’est en fait que ce lieu qu’il ne leur est pas aisé de quitter, une prison mentale, familiale et sociale, et leur malaise est la manifestation tangible de de leur « assignation à résidence », de l’incapacité où ils sont de quitter l’espace qu’ils occupent, quand bien même ils le souhaiteraient. Leur existence semble à tout jamais marquée par le déterminisme tragique et la présence d’un destin. Et l’acuité de l’auteure qui les livre ainsi sur la scène du monde travaille à percer les ténèbres de la psyché humaine, comme à critiquer la dramaturgie de ces rôles qu’il nous est donné d’incarner, à nos corps parfois défendant.

    On le sait : la nouvelle est un art difficile et ingrat dont les techniques narratives réclament une maîtrise que beaucoup d’écrivains hésitent à affronter. Loin d’être un genre littéraire mineur ou incomplet, celui-ci met en oeuvre les moyens les plus affirmés que réclame une oeuvre qui doit, en l’espace de quelques pages, susciter l’intérêt du lecteur et retenir son attention, puis provoquer en lui une émotion dont la valeur doit souvent tout autant à l’effet de surprise qu’à l’intensité de sa fulgurance. Un récit ramassé en un ou quelques lieux qu’il ne faut qu’évoquer, une ligne de temps resserrée à l’extrême, une action qui se voit réduite à l’essentiel, peu de protagonistes, mais dont il faut, en peu de mots, mettre à nu l’esprit et le coeur avec la précision que nécessite l’utilisation d’un scalpel. En usant, pour la chute, de la même concision, de la même brutalité dans cet aspect détaché. Ainsi, Anne Renault, dans une langue sobre et fluide qui ne cède jamais aux effets de style, nous introduit dans des histoires bien conduites, aux couleurs sombres et à l’issue sans illusions, mais qui ne sont ni plus ni moins que le reflet d’une réalité dont elle tire son inspiration, réalité qui nous concerne au plus près de nous-mêmes puisqu’elle est aussi bien la nôtre ou celle dans laquelle nous sommes immergés.

    En cela, quelques-une de ces nouvelles, par la mise en oeuvre des moyens narratifs, leur teneur, leur déroulement et leur conclusion, ont quelque chose à voir avec ce que l’on appelle le « fait divers ». Qu’il soit, dans ce recueil, inspiré par la stricte réalité, ou seulement le fruit de l’imagination de l’auteure. Et celle-ci, d’ailleurs, n’éprouve aucun scrupule à le revendiquer. L’auberge rouge de Balzac n’est-elle pas inspirée d’une fameuse affaire criminelle ? Et la Carmen de Mérimée ne doit-elle pas d’exister grâce au personnage qui lui a servi de modèle ? Nous le savons, fait divers et littérature ont partie liée depuis fort longtemps, car si le fait divers est un texte incomplet, une matière première, c’est par sa vérité qu’il intéresse nombre d’écrivains. Nombreux sont ceux, depuis le XIXème siècle et jusqu’à aujourd’hui, qui lui ont emprunté la trame de leurs romans ou de leurs nouvelles. Et ce pour une raison précise : le fait divers est avant tout un fait vrai, un « petit fait vrai » pour citer Stendhal, un signal qu’envoie une société malade, un accès de fièvre que l’écrivain capte sans soigner. En vérité, le fait divers contient des germes littéraires car il suscite le désir d’écrire, devenant la matrice d’une narration plus vaste qui excède le fait du départ, bien souvent banal ou sordide. Dans le recueil d’Anne Renault, qu’il s’agisse d’analyser la déliquescence d’un couple dont l’un des conjoints meurt (suicide ou meurtre ?) d’une mort violente, ou d’offrir une image exemplaire et édifiante d’une femme soudaine prise d’une criminelle passion possessive, l’aspect véridique du fait divers (authentique ou non, peu importe une fois encore) est une aubaine pour une écrivaine qui peut s’en servir de prétexte pour sa mise en fiction – puisqu’elle peut en user à son aise pour asseoir son ancrage réaliste, et lui donner en même temps son statut de fiction critique.

En effet, au-delà de la thématique propre aux textes de cette auteure, de ses questionnements anxieux sur notre relation au monde, aux autres et à nous-mêmes, thématique déjà repérée dans ses précédentes publications, Anne Renault construit ici, l’un après l’autre, des textes qui nous montrent l’envers du décor, psychologique, familial et social. L’angoisse du vieillissement, l’usante soumission aux morsures du quotidien ou la fatigue d’une solitude qui n’ose s’exprimer, l’indifférence du regard des autres, l’inconscience des proches pour nos propres tourments, les aspirations à vivre autrement, les rêves déchirés sur les récifs des jours… Explorant tour à tour ces concentrés de violence et de mystère, elle y défend l’idée d’une liberté mise à mal par les contraintes auxquelles nos « devoirs » affectifs ou sociaux (de femme aussi, épouse ou mère) se sentent obligés de se soumettre, nous obligeant ainsi à nous déposséder d’une part de nous-mêmes, celle d’une vie que nous voyons fuir chaque jour, sous nos yeux, cette part qu’on nous vole et qui est notre bien le plus cher, irréversiblement perdu.

Le Clézio note en exergue de l’une ses nouvelles : « Toute ressemblance avec des faits ayant existé est impossible », soulignant par là le fait que la réalité du monde ne peut être vraiment transmise, dans une oeuvre littéraire, que si le travail de l’écriture et les moyens de la fiction en font leur « matériau » qu’ils triturent et déforment, lui permettant ainsi d’atteindre une autre vérité, celle de l’art, devant laquelle celle du réel nous demeure privée de contours précis et de sens.

Le travail de l’écrivain doit ainsi servir à nous révéler les aspects obscurs de notre être, ces parts d’ombre enfouies et souffrantes, malades ou pourries, dont nous hésitons à prendre conscience pour ne pas trop désespérer de nous-mêmes et du monde qui nous entoure – lequel, nous le savons, est tout aussi malade.

Anne Renault, dans ses nouvelles, à sa manière et selon la mesure de ses moyens, prenant en charge ce qui lui incombe, dans la plus authentique sincérité, sans vaines illusions sur notre sort d’humains, nous rappelle en exergue, citant Kafka, que « tant que tu ne cesseras de monter, les marches ne cesseront pas ». Ce qui peut signifier aussi que tout mouvement, même absurdement condamné à l’échec, est encore révolte contre l’immobilité de la mort et que, peut-être, comme l’écrit Camus à propos de Sisyphe, il faut imaginer notre grimpeur de marches, sinon « heureux » du moins bien décidé à ne pas se laisser abattre par la fatigue et la désespérance. Qu’il nous reste à trouver quelque sens à cette multiplication à l’infini de marches dont nous n’atteindrons jamais le sommet. Que rien jamais, peut-être, n’est définitivement perdu. Et qu’il est toujours temps, face au destin aveugle, de lever haut le poing de sa colère.

Michel Diaz, 14/08/2018

Michel Diaz est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages publiés chez différents éditeurs, théâtre, nouvelles, livres d’art, poésie. Il a aussi collaboré à de nombreux livres d’artistes et publie régulièrement dans diverses revues des textes poétiques et des chroniques de critique littéraire.

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