Archives par étiquette : nouvelles

La Voix du Basilic, n° 21, mai 2012

 

A DEUX DOIGTS DU PARADIS, de Michel Diaz. 

Pour l’auteur des neuf nouvelles réunies sous ce titre, il est un fil conducteur, celui du passage. Fil conducteur pour avancer, s’enfoncer plutôt, dans l’univers étrange, envoûtant, que Michel Diaz sait créer par des évocations fortes, maniant une langue riche et imagée et usant d’un talent pour la construction narrative qui saisit le lecteur dès les premières pages.

Il en est deux, de ces évocations, justement intitulées Passages ( I et II) qui donnent à entendre deux textes qui se font écho dans les voix de Nina et de Michaël, un vieux couple, à l’heure où, dans un mouroir – hôpital ou maison de retraite – tout semble s’achever pour lui. Pourtant la vie est là, portée jusqu’au bout par l’amour. Les souvenirs affluent – les bons et les mauvais – d’une longue vie commune, et transfigurent les lieux sordides du quotidien qui s’effacent au rappel des paysages et des bonheurs d’autrefois, ainsi que par l’énergie de celle qui entraîne son compagnon dans le rêve d’une balade imaginaire, tentative d’évasion ultime : « Je lui ai dit : voilà ce qui nous reste à faire… Nous aurons la nuit devant nous… Imagine… Nous sommes partis… Sur la pointe des pieds… Et chacun son petit balluchon… Pas difficile de tromper la surveillante en passant par derrière… ». Au fil de ces pages haletantes, par l’alternance des graphies et la ponctuation suspensive se manifeste l’acharnement à vivre, à aimer, et la lucidité de ces deux personnages, deux belles figures d’humanité qui parviennent au seuil de leur paradis, dans la sérénité.
C’est émus que nous allons plus loin dans le livre, suivant le/les narrateurs dans leurs errances à travers des paysages, des univers, anodins a priori mais qui soudain basculent dans des atmosphères lourdes d’angoisse, tandis que les personnages se débattent avec leurs frustrations, leurs fantasmes. L’auteur ne prétend pas nous les rendre tous forcément sympathiques, poussant parfois le trait jusqu’à la caricature et le ton au sarcasme.

Les situations sont le plus souvent de grande solitude, de rupture et de remise en cause (amoureuses, professionnelles, familiales) ; pourtant, à contrecourant de la désespérance, il y a une recherche d’apaisement, cette tension vers le paradis, par un travail sur soi-même qui peut se faire par le retour aux sources, aux souvenirs ; et c’est pourquoi la chronologie se bouscule parfois dans ces récits où les temps se juxtaposent – présent, passé , et conditionnel, mode de ce qui n’est pas, mais de ce qui est possible. Les représentations se fondent, et sont convoqués père, mère, figures admirables de courage ou d’autorité jusqu’à ce que les rapports s’inversent dans des rêves ou des accès de délire dans lesquels ceux de l’Homme font écho à ceux de la Nature.

Michel Diaz nous entraîne aussi dans ses marches en campagne ou aux bords des fleuves, dans les méandres d’une conscience en prise à des pulsions meurtrières; la force de l’auteur résidant dans la création d’ambiances inquiétantes, ambiguës, mais sans réelle certitude quant au passage à l’acte. Ou bien il n’y a plus de promenade : enfermée dans un petit appartement, une comédienne, aujourd’hui oubliée, ne s’enlise pas dans les regrets de sa beauté passée ni dans la nostalgie de ses rôles, « Elle est là, elle attend, faisant le propre, le net, le vide. » (…)« Pour entrer doucement dans la mort. Ou plutôt, pour sortir de la vie . Discrètement. » Vers quelle renaissance ? Tandis que nous, lecteurs, sommes devant «la révélation qui soudainement nous projette dans d’autres territoires de nous-mêmes, d’autres contrées de l’expérience où de nouvelles configurations psychiques se redessineront en nous . »

Nouvelles sombres, sans doute, à l’humour parfois noir ou grinçant, mais toujours portées par un imaginaire où le visible côtoie volontiers l’invisible et le quotidien l’onirique, un style qui charrie des pépites de pure poésie, ces textes sont d’un auteur qui ménage aussi une belle part à la sensibilité, à l’émotion, et sait nous rapprocher un peu plus de ces zones obscures enfouies en nous-mêmes que la littérature a seule pouvoir de nous révéler.

Marie jo Freixe.

A deux doigts du paradis – Michel Diaz – Mars 2012

 

paradis

Propos du livre

Un recueil de nouvelles réunies autour du thème du passage, la situation de passage, qui à certains moments de nos vies, lorsqu’une fracture se produit, nous fait basculer vers un ailleurs méconnu. Un seuil où l’on a peine à se reconnaître mais toujours révélateur de quelque vestige – ou vertige – intime.

Dramaturge, poète, écrivain, Michel Diaz met toute sa science de l’écriture, au service d’évocations fortes : personnages, lieux, émotions, inquiétudes, angoisses, horreurs, espoir… qui éveillent de longs et profonds échos chez le lecteur. Et son sens de la narration lui fait approcher des situations les plus secrètement vécues : Lent effacement d’une comédienne, souvenirs ultimes d’un soldat de la deuxième guerre, rencontre d’une énigmatique enfant en bord de Loire, récit des relations entre mère et fils durant la tempête du siècle…
À deux doigts du paradis est un de ces livres auxquels on s’accroche, même si on l’ouvre au hasard.

Extrait : Sortilège de Pan

(…) S’éloignant de la rive, il traversa en pataugeant un bras stagnant du fleuve, de l’eau jusqu’aux genoux, mit le pied sur une petite île et, s’étant frayé un passage à travers la végétation épaisse qui la couvrait, il gagna l’autre berge afin de retrouver le lit qu’emprunte le courant.

(tout cet espace déployé dans le regard, sa hauteur lumineuse gréée d’azur et de clameurs, vaisseau de formes fluides éternellement aspirées vers ces vagues lointains où les eaux se rassemblent…)

Sur l’étroite bande de sable qui glisse en pente douce vers le fleuve, il aperçut l’enfant. Une fillette de huit ou neuf ans. Pas davantage, estima-t-il. Après avoir jeté un coup d’œil circulaire, il ne remarqua pas d’autre présence humaine, et n’entendant pas d’autre chose que son fredonnement d’abeille, il s’étonna qu’elle fût seule. Absorbée par son jeu, les genoux et les mains enfoncés dans le sable, visage presque au ras du sol, elle ne le vit pas venir. Ses sandalettes de plastique étaient posées à côté d’elle. Elle avait un pantalon rouge, en toile de jean, un tee-shirt vert olive, des cheveux blonds noués en tresses qui se balançaient dans le vide, par-dessus sa nuque penchée.

Il resta un moment immobile, sans dire un mot, de crainte de l’effaroucher. Jusqu’à ce qu’elle l’aperçoive, en relevant la tête, debout à quelques mètres d’où elle se tenait. D’abord, elle ne lui parut ni surprise ni effrayée. Peut-être seulement curieuse. Sûrement intriguée. Tout autant que lui pouvait l’être. Pour faire quelque chose, se donner quelque contenance, elle plongea sa main dans le sac de bonbons posé entre ses sandalettes, hésita un instant à lui en offrir. Y renonça presque aussitôt. Dans son regard, il entrevit comme une lueur de méfiance, une braise de rien du tout, mais qu’il voyait briller au fond de son iris.
– Bonjour, il dit.
– Bonjour, elle lui dit aussi, en le dévisageant.

« A deux doigts du paradis », éditions L’Amourier, 18 euros.

 

Séparations – Michel Diaz (sept. 2009)

SéparationsSEPARATIONS, nouvelles, Editions L’Harmattan (septembre 2009),
ISBN: 978-2-296-09048-4, 20 euros

Introduction au recueil :

“Nous ne vivons que de séparations. Comme autant de mutilations successives. Même salutaires. D’amputations. De quelqu’un, de quelque être, ou de quelque chose, qui a fait partie de nous-mêmes, s’est détaché de nous… de quelque chose qui, peut-être bien, n’a jamais été là…

Et chaque fois, plus rien ne sera jamais comme avant. Il nous faut tout recommencer – ou presque. Réapprendre à durer dans un temps où l’absence et ses cicatrices impulsent dans nos souvenirs leur lancinement de membres fantômes.

D’ailleurs, quelque chose manque, toujours, à tout ce que nous essayons de vivre, de dire, d’écrire…

Quelque chose qui nous maintient, perpétuellement, aux limites du désespoir, tandis que tout s’en va, que la vie glisse, indifférente, et s’éloigne de nous.

Quelque chose qui est de la nuit dans la nuit de la blessure d’être. Une absence dont rien, jamais, ne peut nous consoler. Mais un espace en creux d’où convergent tous les chemins qui s’offrent à notre salut pour nous permettre d’avancer, un peu plus loin, vers ce que nous avons à vivre, à dire, ou à écrire… Un peu plus loin, toujours, vers le plus secret de nous-mêmes…

Et que nous n’atteignons que quand nous sommes séparés de tout.”

M. D.

 

Quatrième de couverture :

Treize nouvelles, écrites à Tours, et dont la plupart évoquent la ville en arrière-plan, déclinent, chaque fois différente, une situation de séparation, de rupture: couples en déliquescence, amants en mal de mots, mère et fils en souffrance… Explorant ces situations a priori banales, mais qui basculent peu à peu dans l”inattendu, ces textes disent l’amertume du bonheur, les amours blessées, les sanglots sans larmes, la difficulté d’être qui fait tout l’être… “Nous ne vivons que de séparations”, écrit l’auteur dans sa préface, posant sa phrase comme un postulat.

Séparations autour desquelles cependant nous nous (re)construisons. Car il nous faut continuer à vivre. Malgré tout. Enfin, l’humour diffus qui imprègne cette écriture, noir aussi quelquefois, ou même burlesque, la dédramatisant souvent, y ajoute la justesse d’une émotion qu’elle distille avec pudeur.

Extraits de texte :

(Au cours d’une randonnée, le narrateur vient de traverser, avec son chien Léo, un village abandonné de Lozère, aux trois-quarts ruiné)

”… Après tout, je pourrais acheter une de ces ruines, je lui ai dit. La retaper sommairement. L’aménager avec une paillasse, une vieille table, une chaise, une planche où poser des livres… Qu’est-ce que tu en penses?… Un village fantôme, où vivent des fantômes qui ne semblent rien avoir de bien terrifiant. Sont peut-être même accueillants. Là, sans doute, est la paix. Et l’oubli sans remords. Mais on s’installerait là. Je ne ferais plus rien. Ce serait mon nouveau métier: ne rien faire. C’est un métier très difficile. Il y a très très peu de gens qui savent l’exercer. Nous irions, toi et moi, tous les deux, tous seuls, marcher sur les chemins. Ce serait comme ça, tous les jours. Un humain me demanderait parfois qui je suis, d’où je viens… Je dirais que je ne sais pas, que j’ai tout oublié le long des chemins, que j’ai perdu la tête, que j’ai perdu mon nom, que j’ai perdu mon ombre. Je rirais à la barbe du questionneur, et nous retournerions, le soir, à Chanteloube où je mettrais à mijoter une soupe aux orties, à bouillir une ou deux poignées de châtaignes, dans l’âtre que j’aurais rafistolé. Et la nuit, on regarderait les étoiles. Je n’aurais pas de mal à passer du monde des vivants à celui des esprits, de même pour en revenir, et pour y retourner encore, comme ça, tous les jours, parce que toi tu sais t’y prendre. Tu connais les passages pour aller d’un royaume dans l’autre, et c’est toi qui serais mon guide. Il n’y a que les chiens pour savoir des choses pareilles…

[…]

… Me retirer à Chanteloube, c’était juste une histoire que j’avais inventée pour Léo. Et pour moi aussi. Parce que, dans la solitude, il vous en passe des choses par la tête! Des choses qui permettent d’alléger un peu la souffrance. De la détourner quelque temps, et de s’en distraire. Il n’en restait pas moins qu’après m’être beaucoup agité, pendant ces quelque trois semaines, m’être engourdi d’activités physiques, j’éprouvais maintenant le désir, très réel, quasi impérieux, de m’abandonner à la somnolence de ne rien faire. Rien écrire, rien lire, mais rien dire non plus – et être presque rien. Oui, travailler à ETRE presque RIEN. Désir ivre, besoin aspirant, entrevu comme salutaire, de m’effacer aux yeux des autres, afin de n’être plus qu’une simple présence au monde, assourdie, transparente, presque évanouie. “Ce serait non pas m’effacer, je pensais, dans le creux de l’absence où le désespoir s’annihile, où toute douleur disparaît, mais plutôt renoncer à l’absurde nécessité de faire quelque chose, sombrer dans le repos de l’âme comme on se confie au vertige du rien, pour être seulement vacant, libérer son esprit et ses yeux, accueillir ces instants où l’on sent battre dans ses veines le coeur subtil du temps, cultiver cet état limite, mince ligne de crête entre ennui et pure joie d’être. Cet état où le simple fait de regarder le ciel, le feuillage d’un arbre, un oiseau marchant sur le toit, nous apporte la preuve que tout nous est donné à tout instant, et que vraiment rien d’autre ne nous est désormais nécessaire…”

Partir sur les chemins, in Séparations
Il est possible de lire l’intégralité d’une nouvelle de ce recueil, et d’autres extraits, en tapant DIAZ Michel sur Wikipédia, puis ce nom sur Amazon.

Pour commander cet ouvrage:

* s’adresser aux Editions L’Harmattan, 5-7 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005 Paris
ou diffusion.harmattan@wanadoo.fr

* ou le commander directement en librairie

 

L’invitation

Le St Christophe

Texte publié dans L’Iresuthe N° 25, octobre 2012.

[Nouvelle extraite du recueil Le Gardien du silence, éd. L’Amourier, 2014, et sous sa 1ère version dans le recueil Cristaux de nuit, éd. de L’Ours Blanc, 2013.]

L’INVITATION

 

« Mourir, c’est passer à travers le chas de
l’aiguille après de multiples feuillaisons.
Il faut aller à travers la mort pour émerger
devant la vie, dans l’état de modestie sou
veraine.« 

René Char, Le Nu perdu

Il est tard dans la nuit, quand j’écris ces lignes.
A dire vrai, je les écris moins pour les mots dont je trace les lettres l’une après l’autre – mots dont je sais si peu de choses encore de ce qu’ils seront sous ma main, que pour le blanc qui va les séparer, lignes et signes, y dessinant entre eux ces interstices, comme autant de fissures tramées dans un bloc de silence, entre lesquelles il faudrait que je laisse s’insinuer quelque chose dont je n’ai retenu que le vague frémissement. Comme une musique inaudible d’abord, mais qui ne devrait prendre voix et résonance que quand ces pages me signifieront qu’elles sont achevées, que je suis arrivé au bout de la dernière ligne, que mon texte s’arrête là, et que j’en aurai oublié tous les mots. Que ces pages ne seront plus qu’un entrelacs de blancs d’où montera jusqu’à mes yeux une inconsolable clarté.

Il faisait très beau, aujourd’hui encore – qui est déjà hier. Comme pendant les jours de la semaine précédente, et comme il fera beau encore, si l’on en croit ce que prédisent les bulletins météorologiques, pendant nombre de ceux qui vont leur succéder. C’est ce qu’on appelle « l’été indien ».
Je suis allé « là-bas », régler quelques affaires. Pour m’occuper aussi de sa maison, tondre la pelouse, tailler les arbustes et la haie de thuyas, m’occuper des parterres, raccourcir les rosiers, arroser une terre que la chaleur d’été avait rendue compacte comme de la terre battue, et suis rentré vanné. J’ai fait le va et vient dans la journée, deux-cent soixante quatre kilomètres d’autoroute, soit la distance parcourue à chacune de mes visites, une fois par semaine, quelquefois deux, le plus souvent possible. A midi, j’ai rangé la tondeuse, enroulé le câble électrique et fait un tour au cimetière afin de vérifier l’état de la jardinière fleurie que j’ai placée au-dessus de leur nom, sur le mur du columbarium.
Puis je suis retourné déjeuner dans ce restaurant, le Saint-Christophe, où j’emmenais ma mère plusieurs fois par mois. Elle s’y laissait inviter volontiers, moins par intérêt pour une cuisine plus raffinée que celle qui faisait son ordinaire, que pour s’épargner de confectionner, à mon intention, un repas qui lui demandait des efforts et du temps. Tâche pour laquelle, de plus en plus souvent, elle se sentait dépourvue d’envie ou de courage. Elle avait cependant été une assez bonne cuisinière, en tout cas une cuisinière plus qu’honorable dont les recettes héritées de la tradition familiale ont été très longtemps pour moi la seule et authentique référence. Elle cuisinait sans passion, mais il fallait nourrir son monde, mari, enfants, et elle le faisait, comme tout le reste d’ailleurs, devoirs conjugaux, familiaux, ou tâches domestiques et professionnelles, avec la même obstination farouche, la même inébranlable et scrupuleuse volonté de ne laisser dire à personne qu’on pourrait la prendre en défaut. Elle régnait jalousement sur son domaine comme une flamme sédentaire. Assidue à la jouissance de l’ordre impeccable des choses, ennemie du désordre, de la poussière et de la maladie, elle en réglait aussi le cours insensible des jours, s’appliquant à veiller sur tout, sentinelle inflexible, se privant parfois de sommeil, tel un ange gardien veillant sur la maison pour en barrer l’accès ou s’efforcer d’en refouler contrariétés, soucis, chagrins, ou tous virus indésirables. Si elle avait su cultiver sa fierté pour donner d’elle, au monde, l’image d’une femme droite, juste et bonne, dans le cercle privé, l’amour était, pour elle, un nœud coulant passé au cou des siens, le moyen à ses yeux, en tirant sur la corde, de les tenir toujours au plus près de son cœur.
Il me faut avouer que les fois où elle insistait, dans ses derniers mois, prétextant, sans tricher, des chevilles trop lourdes, des jambes douloureuses ou un coup de fatigue, pour que nous restions tous les deux « manger à la maison », je ne cédais jamais sans quelque appréhension. Il n’était pourtant pas question que j’apporte un repas préparé, m’occupe des fourneaux, touche à la moindre casserole. La cuisine restait sa bastille imprenable. Malgré sa lassitude, elle demeurait la maîtresse impérieuse des lieux, matrone et mère éternellement nourricière, mettait un point d’honneur à remplir mon assiette et à me rassasier jusqu’au malaise.
Elle remontait du sous-sol, en geignant, les bras chargés de trois ou quatre boîtes prélevées sur ses imposantes réserves, conserves et plats préparés, haricots, petits pois, ratatouille, bœuf bourguignon, cassoulet toulousain ou poulet à la provençale, lentilles cuisinées à l’auvergnate ou rouelles de porc au curry, choisissait la meilleure combinaison, versait leur contenu dans une cocotte de fonte ou un récipient destiné au four (lapin chasseur et sauté de veau-salsifis, par exemple, ou filets de merlu beurre blanc et dos de saumon-flageolets), mélangeait tout cela de deux coups de cuillère, commençait à le réchauffer tandis que je prenais encore mon petit déjeuner, et tout le reste de la matinée le laissait mijoter jusqu’à ce que, à onze heures et demie tapantes, je l’entendais qui me hélait pour m’avertir que je devais incessamment laisser tomber ce que j’étais en train de faire, qu’il était grand temps de passer à table. Si d’aventure je tardais quelques minutes à me rendre à ses injonctions, elle surgissait comme une ombre, poings vissés sur les hanches, le visage crispé d’impatience, et gémissait que si je ne m’exécutais pas à la seconde même, elle allait s’écrouler comme un arbre rongé au cœur par les termites, à l’endroit même où elle se trouvait, raide morte de faim.
Toujours préoccupée de ne confier qu’à elle-même la préparation du repas, mais plus très apte désormais à en apprécier les incohérences ou la qualité, les entrées qu’elle s’appliquait à improviser n’étaient pas plus appétissantes : salmigondis de taboulé, de carottes râpées, céleri rémoulade, accompagné de tranches de tomates insipides, de fromage de tête ayant passé déjà ses limites de péremption, de pâté de foie un peu gris, de saucisson à l’ail ou de mortadelle à l’aspect quelquefois douteux. L’un des secrets de ces extravagants mélanges, c’est qu’elle détestait ce que l’on déposait chaque matin devant sa porte, ces repas concoctés par un service d’aide à domicile (il nous avait fallu pourtant, ma sœur et moi, batailler de longs mois avant qu’elle consente à l’accepter), barquettes, il est vrai, assez peu ragoûtantes, dans lesquelles elles picorait, qu’elle rangeait souvent, sans les ouvrir, dans les étages de son réfrigérateur, et abandonnait là parfois une semaine ou deux. Répugnant à le laisser perdre (cela lui coûtait assez cher !), malgré mes mises en garde répétées, elle nous resservait tout ça, s’efforçant de l’accommoder d’une giclée d’huile d’olive, d’un jet de mayonnaise, d’une douche de vinaigrette, de deux ou trois pincées de gruyère râpé, le décorait même parfois de quelques cacahuètes. Je goûtais avec précaution, en contrôlant les traits de mon visage afin qu’aucun ne me trahisse, répondais « oui, ça va ! » à la question posée, avec une feinte allégresse, me nourrissais du bout des lèvres, prétextais quelquefois que, décidément, je n’avais plus faim, mais n’ai jamais osé lui dire que ce qu’elle posait au milieu de la table n’était plus souvent attrayant, me semblait quelquefois mauvais, parfois même immangeable… Cependant, inspecter les entrailles de son réfrigérateur, l’avertir d’un danger possible, d’un empoisonnement quelconque par un germe vicieux, c’était, chaque fois, s’exposer à ses foudres et au rire qui la prenait comme on rit au « mot » d’un enfant qui croyait pourtant dire quelque chose de grave.
Le restaurant devint alors ma planche de salut, sa table mon refuge. Moments où, attendant que l’on nous serve, nous nous tenions assis, l’un en face de l’autre, les doigts parfois noués. Notre présence, arrêtée là, éloignait pour un temps les maux de la vieillesse, les désastres qui la guettaient et les misères de la solitude. S’échappaient quelquefois, à travers le silence, un regard attendri, un mot affectueux, la tendre gaucherie d’un geste qui ne tardait pas à se perdre dans le dédale de notre pudeur réciproque. Sur la médiane de ces instants-là, le présent dissolvait quelque peu l’inquiétude, engourdissait la crainte du futur et faisait le jour moins râpeux.
Il nous avait pourtant fallu, plutôt mal que bien, nous résoudre à prendre à sa place cette décision périlleuse qui consistait à l’arracher aux ultimes remparts de sa vie d’être responsable, du haut desquels son existence ne consistait plus qu’à tâcher de rejoindre, à petits pas précautionneux et toujours affairés, cette heure de la fin du jour où, les volets fermés, elle irait se glisser dans son lit.
Elle avait quatre-vingt dix ans, et est morte en maison de retraite au printemps dernier, il y a cinq mois maintenant. Parvenue aux confins de ce qu’aujourd’hui on appelle « maintien à domicile », elle ne vivait plus que cramponnée à ses rituels quotidiens, leur confiant les dernières bribes d’une raison qui l’avait en partie désertée.

Qui appelle ?…
Une fois installé, l’automne souvent s’éternise, parfois joue de ses tergiversations, dans la lumière qui bascule, entre chaleur d’été qui rechigne à se retirer, brusque fraîcheur du soir et brumes matinales. Les rues froides, bientôt, verraient passer des êtres au destin isolé, qui marcheraient sur les trottoirs, front contre la pénombre et n’appartiendraient plus qu’à une espérance inconnue. Je revenais du cimetière, et pour qui remâche sa peine, le cœur est une proie facile. Je me rendis compte, soudainement, que je ne savais plus poser aucun sourire sur le visage de la morte, aucun mot sur ses lèvres, et que le timbre de sa voix n’était plus qu’un lointain écho. L’amour n’accourait plus dans les mains de l’enfant qui appelle. Le souvenir faisait un bruit de râle, la trajectoire d’une vie ne se résumait plus qu’à deux mains pâles et crispées sur un drap d’agonie. Me revinrent aussi en mémoire, obsessionnellement, quelques fragments d’un ancien texte, composé dans un Amsterdam aux canaux à moitié gelés, par une nuit de neige, au long d’une épuisante déambulation parmi les rues et les ruelles, sorte de fausse couche d’une chanson du « mal aimé », enterrée pourtant depuis ce temps-là sous six pieds de vergogne et d’oubli :

… anneaux concentriques de nuit
l’heure se dilate et déborde
sur le temps qui ne passe plus
tombe une neige inexorable
l’ombre des rues brûlée d’images
harcelée de mots électriques
rabâche ses litanies tristes
et s’invente un réel illusoire
d’instants déchiquetés

façades recousues de néons pathétiques
du rouge au bleu au jaune
au vert la mémoire vacille
embrumée de fatigue et de bière
vertige enclos dans cette errance
où se rit d’elle par instants
la lyre du chagrin

Je suis donc allé déjeuner, au restaurant le Saint-Christophe. Moins pour apaiser une faim que je ne ressentais plus guère, que par besoin d’y retrouver quelque trace de ces moments.
Dans cet endroit, où nous étions venus souvent, les plantes décorant le vestibule, la poignée dorée de la porte à petits carreaux dépolis qui donne sur la réception, la physionomie du jeune homme chargé d’accueillir les clients, les couleurs de la salle à manger et la disposition des tables, la forme des assiettes, des couverts, les plis de la serviette enfoncée dans les verres, même les bruits ambiants, tout m’était familier, tout était là, semblable aux autres fois, fragile et maigre nourriture de l’imaginaire.
C’était un jour de grand soleil. Il n’y avait plus de place en terrasse, mais cela n’avait pas d’importance, nous nous n’y étions installés qu’à deux ou trois reprises. Malgré l’ombre des grands parasols, déployés sur le carrelage de terre cuite qui recouvre la cour, elle n’aimait pas déjeuner dehors, redoutait la trop vive lumière, évitait la chaleur, et supportait encore moins de s’attarder aux frivolités de la table. Manger n’était pour elle qu’une activité pratique, biologiquement indispensable, comme le boire et le dormir, et dans laquelle le plaisir ne trouvait qu’une place congrue. D’ailleurs, dès la serviette reposée sur le bord de la table et l’addition réglée, ses paupières tombantes, ses soupirs de fatigue et ses bâillements un peu théâtraux signifiaient à la ronde qu’il était l’heure de la sieste et qu’il nous fallait rentrer dare-dare.

Installé le long du mur lambrissé de la salle, face à la porte ouverte à deux battants sur la terrasse, assis derrière une petite table tendue de blanc, appuyant ma tête un peu lasse sur mes deux poings fermés, je l’ai, du bout de la pensée, invitée à venir me rejoindre, et je l’ai en effet retrouvée. Sans aucune difficulté.
Fontaine sourde, frémissement d’étoffe, et sur la nuque un souffle familier, vestige à peine perceptible d’une haleine, glissé tiède d’un doigt de clarté, comme celle s’insinuant sous le ras d’une porte, entre deux lèvres de pénombre.
Quand j’ai levé les yeux,
elle était là, irréelle d’abord, et lointaine,
présence transparente à travers laquelle passait la lumière du jour, l’image des clients qui déjeunaient sur la terrasse et le va et vient des filles de salle.
Alors, de la manière mystérieuse dont s’opère un alliage subtil entre la matérialité des lieux et l’inconsistance de l’âme, elle a tendu son bras vers moi, a posé sa main sur la mienne, comme l’ombre portée d’une feuille de marronnier se pose sur un mur.
Nous allions déjeuner face à face, sans nous parler, ou presque, comme d’habitude, non pas avares de nos mots mais n’en usant toujours qu’avec un soin précautionneux. Depuis longtemps déjà elle était sourde, et ses appareils auditifs, pourtant derniers modèles, véritables ordinateurs contenus dans un espace ridicule, la laissaient dans les marges de la parole, ne l’autorisant à entendre, du monde extérieur, qu’un brouhaha informe, un grondement de train où les sons de la langue se diluaient. Je ne la rencontrerais sans doute jamais plus que dans ce no man’s land, à l’orée des silences, au-delà du désir, juste au milieu de cette mince passerelle qui nous reliait, tendue entre le songe et la réalité, au-dessus d’un abîme où le temps avait cessé de s’écouler.
Parler à un fantôme, toucher du doigt une ombre, c’est une chose étrange. Quelque chose arrive soudain, amenant d’autres choses auxquelles on ne comprend pas grand chose. Un rayon de soleil qui traverse le verre d’eau et renverse un peu de lumière sur la nappe blanche, une salle de restaurant, bruyante et animée, qui tout à coup devient une voûte vibrant de silence, un battement qui la traverse comme l’aile d’un oiseau nocturne… La conscience des choses est quelquefois obscure. Sans doute est-ce dans le plus grand éloignement qui soit, dans l’absence la plus absolue, qu’il est possible aux âmes de se rapprocher le plus et de tisser entre elles ces correspondances secrètes où se pose la voix de l’inattendu.
Je vis que son visage, éclairé d’un sourire, m’invitait à franchir la distance dans laquelle nos voix ne pouvaient se toucher encore. Je lui ai rendu son sourire, tâchant d’y effacer cette ombre que nous fait la proximité d’un mensonge. Dans l’espace où nous nous tenions, assis l’un en face de l’autre, s’étendait entre nous, comme l’eau de la mer, l’infini de la solitude.
Mais c’est dans cet écart que fleurissent d’étranges mots, secourables et bons, lentement venus, avec la lenteur de ces iris jaunes de rivière, qui s’ouvrent au matin dans le silence de l’eau fraîche. C’est dans cet écart que se jouent aussi confiance et tendresse, dans ce temps de l’espace insondable qui sépare chacun de nous d’avec toute sa mort, mais aussi bien, à l’autre extrémité, dans les caches de l’ombre, d’avec le monde des vivants.
Je l’avais invitée à venir me rejoindre, ni pour régler mes derniers comptes, ni pour retourner l’épée du chagrin dans les chairs ouvertes de la mémoire. Mais juste pour la retrouver, quelques instants encore, telle qu’en elle-même, affable et souriante, mais dissimulant les verges inflexibles de son autorité sous le masque avenant d’une très digne vieille dame.
Je l’avais invitée à venir me rejoindre, ni pour me soulager de ce vague à l’âme sans fond, ni pour maintenir ou sauver cette heure en la clouant au temps, mais juste retrouver quelques éclats de sa présence et sentir de nouveau, entre nous, cette vibration dans laquelle se tient la présence d’autrui, cette musique indéfinie, qui va de l’un à l’autre, douce et chaude, sans heurts, par frôlements, par glissements, sans froisser les feuillages de l’air, sans heurter le moindre silence.
J’ai senti, au bord de mes lèvres, que venaient et s’ouvraient ces étranges mots… Elle, peut-être, voulait-elle me dire que la vie, qu’elle tourne ou non d’une manière qu’on appelle « heureuse », est plutôt en soi une bonne chose. Peut-être voulait-elle encore me dire, mais après coup j’en suis certain, qu’elle savait enfin avec quelle attention profonde, elle qui avait dû renoncer à tant de plaisirs simples parce que l’existence l’avait tant bousculée, n’avait pas toujours pris le temps, ou n’avait jamais su en mesurer le prix, elle saurait sans doute maintenant les reconnaître, savourer ces joies accessibles. Qu’elle avait maintenant compris que l’on pouvait jouir de tout, et qu’il est presque fou de distinguer entre les événements heureux et les événements malheureux. Qu’il fallait faire bon accueil à toutes ses sensations et états d’âme, les cultiver, les gais, comme les tristes, et ses vœux non réalisés aussi, que le secret de vivre était dans le désir.
Elle était là.
Pensée posée là, devant moi, surgie de cette région du dedans dont on ne connaît rien, si peu de choses.
Pensée qui prononçait des mots. Un peu plus lents que d’habitude, en vrac, et sans lien raisonnable entre eux, des phrases décousues, sa façon de parler, dans les derniers temps de sa vie. Un léger bruissement de lèvres que je parvenais à déchiffrer : jardin, soleil, promenade, parfum de fleur, chant d’un oiseau, toucher, rire, embrasser… et un mot solitaire, je ne sais pas : mort, ou mourir… ou amour, peut-être…

Michel Diaz