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La Nouvelle République – 02 déc. 2015 – Expo/dédicaces

expo Alain Plouvier - 2

Michel Diaz et Alain Plouvier – Photo : NR.

Alain Plouvier privilégie souvent, dans ses œuvres, la ligne, le trait. Qu’il soit droit ou sinueux, libre sur la toile, ou enfermé dans un cadre, il le décline à l’envi. Ses dernières toiles révèlent, une fois de plus, son talent dans la recherche des archétypes, des lettres d’un alphabet universel. On pourra le (re) découvrir à l’occasion d’une nouvelle exposition. Ou de l’ouvrage que vient de lui consacrer Michel Diaz (« Archéologie d’un imaginaire un peintre : Alain Plouvier ») et que ce dernier dédicacera ce week-end dans l’atelier d’Alain Plouvier à Chédigny.

« J’ai travaillé sur l’esprit de ses œuvres en essayant de comprendre ce qu’elles voulaient nous dire », explique Michel Diaz. Auteur de pièces de théâtre, de poésie, d’études sur des artistes, photographes ou peintres  (Thierry Cardon, Laurent Dubois, Pierres Fuentes, Rieja Van Aart, Laurent Bouro), il a découvert la peinture d’Alain Plouvier, il y a quelques années et, attiré par sa minutie, les formes, l’imaginaire déployé dans ses tableaux, a décidé de consacrer son dernier ouvrage à l’artiste de Chédigny (*). « C’est un monde riche de symboles. Ce symbolisme universel peut permettre de comprendre le monde, en tout cas de nous y inscrire en réveillant en nous les signes d’une mémoire millénaire. Ces signes sont ceux de toutes les cultures, de tous les temps. » L’écrivain précise que dans son livre il se « place dans la situation de quelqu’un qui aborderait cette peinture sans la connaître et qui trouverait peu à peu, l’explorant, des chemins d’interprétation ».

(*) « Archéologie d’un imaginaire un peintre : Alain Plouvier » éditions La Simarre & Christian Pirat. 132 pages, 40 €

Atelier Alain Plouvier, 13, rue du Lavoir à Chédigny.
Samedi 5 et 6 décembre de 11 h à 19 h : exposition et dédicace de Michel Diaz.
Dimanche 6 décembre, à 16 h concert Jean-Luc Cappozzo.
12 et 13 décembre exposition et dédicace 15 à 19 h,
à la galerie Sanaga, 99, rue de la Scellerie à Tours.

La peau sur les mots

La peau sur les mots

LA PEAU SUR LES MOTS – Brigitte Guilhot – Hafed Benotman

Editions SKA (2015), format numérique, 101 pages, 3,99 €

Chronique publiée sur le site des éditions SKA

« D’octobre 2004 à mai 2007, alors que celui-ci était emprisonné à Fresne, Hafed Benotman, alias H. B. Murdos – et Brigitte Guilhot, alias M. B. Lupa – ont entretenu une correspondance intense ponctuée de rendez-vous au parloir qu’ils appelaient le cube. Entre recueil poétique et récit fragmenté, La Peau sur les mots rassemble des extraits intimes de cette correspondance passionnée de haute volée littéraire. Il y a chez ces deux-là une fascination réciproque née de l’Ecriture, un « Jeu du Je » en miroir si puissant qu’il traverse les murs de l’enfermement et touche leurs corps. C’est un ballet intime d’une érotisation et d’une sensualité exacerbée par l’attente de la distribution du courrier et des face-à-face entre les quatre murs du cube. » [Documentation internet – SKA Librairie]

Il est difficile de ne pas penser, à la seule lecture du titre de l’ouvrage composé par Brigitte Guilhot, au recueil du poète Bernard Noël, La Peau et les mots. Ce parallélisme syntaxique va au-delà de la simple coïncidence puisque, toute comparaison gardée par ailleurs sur le genre, la forme et le fond, il s’agit bien, dans les deux cas, d’une écriture qui engage l’être dans son rapport le plus étroit et le plus profond à l’écriture, qui implique un rapport physique avec elle, un affrontement où se joue quelque chose de la vie même et où la mort s’inscrit en filigrane dans le sang de l’encre.
Dans La Peau ET les mots, la conjonction de coordination traduit la poétique de B. Noël, écriture qui est « écriture du corps en action », c’est-à-dire écriture qui, s’observant et s’interrogeant elle-même sur ce qui survient d’un non-dit/non-dicible qui recule dans l’ombre à mesure, y voit ce qui, dans l’émergence, se trace sous la main, effaçant la trace d’un « je », toujours autre, qu’elle révèle en ne faisant, tout compte fait, que suivre une sombre ligne de mort.
Presque à l’inverse, dans La Peau SUR les mots, l’adverbe « sur » traduit l’idée, non d’une superposition qui voilerait l’insoutenable de ce qu’est l’acte même d’écrire, mais d’un recouvrement, dans les deux sens du terme. C’est-à-dire, d’abord, tentative exaltée de greffer sur les signes de l’écriture (ces traces vidées de nous-mêmes aussitôt que posées sur la page), ce qui ruisselle de la voix, lui donne corps, souffle et vie. Et c’est alors, par la seule vertu de cette opération de la parole, que l’absence pourra recouvrer son poids d’os et de chair, de désir et de frustration, autrement dit charger les mots d’investir de présence ce qui, dans la parole, se contente ordinairement de le représenter.
Ce rapport au langage, cerné déjà par Mallarmé, au-delà d’un échange de lettres (qui, malgré son ardeur et sa densité, ne pourrait nous paraître qu’anecdotique, purement personnel) pose ici la brûlante question du rapport de la poésie – au sens premier du faire – à la langue et, par là, de leur relation au réel (à l’absence incomblable de cet « aboli bibelot »), à ce qu’elle espère toujours en saisir, en comprendre, en traduire, nous restituer, dans son immanence, de son intime et insaisissable présence.
Cette question, qui pose l’Ecriture de La Peau sur les mots comme essentielle à son projet, est explicitement mise en avant dès l’entrée de l’ouvrage, sous la plume de Lupa : « Non, je n’ai pas peur que nous retrouvions tous les trois (Toi, Moi et l’Ecriture). Je suis intriguée de ce que nous allons devenir. J’espère que nous serons à la hauteur, car c’est là un grand destin A TROIS. » A ce stade, le rapport mallarméen à l’écriture s’inverse, me semble-t-il, pour revendiquer son rôle orphique et apollinien, car ce ne sera plus tant la main qui écrit, que l’écriture et la parole qui, se faisant corps et main, seront capables de donner « peau et matière existentielle » aux mots, les illuminant de pouvoir créatif dans une dimension quasi épiphanique. « … à travers mes mots, écrit encore Lupa, mes pensées, mes écrits à toi et au monde, et les tiens, bien sûr, au monde et à moi, je sens que je touche et vais toucher de plus en plus un autre niveau de réalité d’Etre. » Ne plus être celui ou celle qui écrit, mais celui ou celle qui est écrit, un être que révèle l’Ecriture et qui ne prend corps que par elle, car « j’ignore tout de ce que je vais écrire désormais, de ce qui va m’écrire. » C’est en cela, dans cette attention à ce qui se parle et s’écrit sans nous et gît au plus profond, que B. Guilhot rejoint la problématique que B. Noël ne cesse d’explorer tout au long de son œuvre.

Ainsi, dans cet ouvrage, l’Ecriture n’est pas seulement le liant entre ces « Toi » et « Moi » qui correspondent, mais le personnage majeur de ce livre, celui qui donne chair et voix à l’un et l’autre, les réunit et les dépasse en ce qu’il est la seule chose par quoi ils pourront véritablement exister, quitte à lui accorder tout pouvoir sur eux-mêmes. D’ailleurs, Lupa le dit encore explicitement : « Je vais nous anonymiser, ou tenter de le faire pour ne laisser que l’Ecriture. »
Oui, le salut de la relation passionnelle entre Lupa et Murdos, c’est bien l’Ecriture dans ce qu’elle pourrait avoir de correspondance charnelle – non la « littérature » qui donnerait à cet échange épistolaire une dimension travestie sous le faste du style et l’apparat de la formule, dimension dans laquelle aucun des deux ne reconnaîtrait l’autre. Exercice qui ne serait qu’un jeu factice qui justifierait, dans pareille situation, qu’ils le prennent en horreur, qu’ils ne comprennent plus ce qu’ils auraient voulu montrer en y jouant, au lieu de se risquer, comme ils le font ici, sur le fil tranchant du langage, faisant ainsi meilleur usage de leurs mains et des mots. Car se contenter de parler, pour emplir de mots vains la distance et l’absence, n’est que mensonge, ou pire : lâche insulte à la douleur et à l’attente, et gaspillage du peu de temps et des forces qu’il nous faut consacrer à vivre, à essayer de se toucher. Mais cela, cette urgence du dire, cette nécessité d’une sincérité inscrite dans la vérité de la chair, c’est quand on ne veut pas se dérober à la douleur, que l’on choisit de l’affronter de face, comme on fait d’un taureau dans l’arène, qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche en déchirant les brumes dont on s’était d’abord enveloppé, abattant un à un les obstacles, traversant la distance de plus en plus faible – si près soudain qu’on voit son mufle plus large que le ciel. Il faut alors essayer d’embraser la page et, d’une flamme soudain plus haute et plus vive, illuminer le corps de l’autre et son esprit, et lui procurer jouissance, comme quand l’avancée dans le labyrinthe des jours se change en chemin d’espérance, et la pesanteur de l’attente en source de désir. Celui-là qui raidit et durcit le sexe de l’homme, qui imprègne de larmes veuves celui de la femme, mais aussi, et surtout peut-être, le désir qui se tient en retrait du bonheur et de ses tromperies, dans la paix d’une joie provisoire et non exempte de souffrance, mais ici et là lumineuse et souvent plus légère que peuvent l’être les pensées d’un enfant endormi.
Dans ces pages, les mots traversent la distance transparente, et c’est, nous l’entendons, de fragment en fragment, le temps même qui marche, semant de pas en pas les cailloux des questions, des doutes et des certitudes qui font tout le chemin. Le temps, qui fait ces quelques pas, ces quelques autres encore, vers ce qu’il ne sait pas qui peut l’attendre, mais qui demeure cependant le seul chemin possible. Le seul chemin… « Qu’allons-nous inventer, écrit Lupa, dans cette rencontre d’amour pour que nos corps s’abandonnent sans autre forme de contact que ton pouce – un instant – posé sur mon poignet ? »

Ce livre est chant d’amour, mais taillé dans la pierre et rude d’exigence, et dépouillé de tout attrait pour les méandres savoureux du cœur, désencombré de toute mièvrerie sentimentale. Chant d’amour, en effet, et comme l’écrit Anne Bert, « La conversation intime empreinte de poésie n’est ni romantique ni aveugle, au contraire, elle ouvre grand les yeux sur le monde et tente l’expérience de l’intime connexion en évitant l’écueil de l’épuisement amoureux. »
Livre cruel encore, c’est-à-dire lucide et incisif, et quelquefois brutal, comme l’est l’amour même quand il doit de débattre contre le temps qui le menace, la lassitude, la fatigue et tout ce qui le rend destructible. Mais il est chant « d’amour courtois », au sens où, dans la poésie courtoise médiévale, l’interdit moral de l’acte sexuel entre les deux amants (devenu ici interdit social) exaltait leur passion réciproque et exaspérait leur désir, laissant ainsi toute la place à ce qui, peut-être, est essentiel à tout amour : la personne de « l’autre », rendue à la vraie nudité de son être, et l’imaginaire fantasmatique qui ne reste jamais à l’abri cependant des dangers vénéneux de son idéalisation . Ou, pour le dire ainsi : l’occasion de creuser la vérité de « l’autre » en en faisant l’objet de l’Ecriture, d’éprouver SOUS la peau la vérité des mots, en mesurer à chaque instant le degré d’authenticité, et en même temps laisser libre champ, autant que faire se peut, à l’imaginaire érotique et au théâtre des fantasmes. C’est encore Lupa qui écrit, consciente que l’imaginaire pourrait prendre le pas sur la réalité, mais semblant tenir à distance la possible dérive : « Je suis assez tordue pour aimer trouver plus de chair à ton absence qu’à ta présence, car c’est dans l’entre-deux de nos corps que nomos s’incarnent. » Cet entre-deux où tout se joue, et on pourrait l’entendre aussi dans son sens érotique.

Mais l’amour, s’il se veut de haut vol, peut-il subir l’épreuve de la rencontre des deux corps sans risquer de voler en éclats ?… Y en a-t-il, d’ailleurs, de cette espèce, qui ne vaille que s’il ne vole pas en éclats ?… Ne vaut-il pas plutôt de survivre, non par le renoncement, mais par la fuite salvatrice qui le conserve indemne de toute souillure et de toute désillusion ? On ne fait que rarement un voyage en amour à travers des ciels qui seraient de plus en plus clairs, au défi de toutes les lois de l’ombre. Au mieux, on tombe des hauteurs du cœur, aveuglé d’un excès de lumière. Et puis, à ramasser les tessons et débris des pensées et des mots, des pulsions et des sentiments qui se heurtent et se frottent les uns aux autres en dispersant leurs étincelles, on ne fait pas l’éternité. « Elle est en allée. Quoi ? L’éternité » a déjà écrit Rimbaud. Il faut être bien naïf pour se croire sauvé par le bleu du ciel et les sauvages pulsations de l’élan amoureux.
Ce texte nous essuie les yeux et nous lave le cœur de toute tentation de la facilité. C’est cela qui en fait le tragique, la force et la beauté. On dira la grandeur. C’est de cette grandeur que ce livre se revendique.

Michel DIAZ

Jean-Jacques Mahet

JJ Mahet

Jean-Jacques MAHET – Enquête sur un poète disparu

Chronique publiée dans la revue L’Iresuthe N° 35, décembre 2015, et la revue Diérèse N° 77, été 2019  (dans sa version mise à jour)

Je m’étais proposé, il y a quelques mois, d’aider une amie à déménager la maison qu’elle venait de vendre. M’échut la tâche délicate de vider deux armoires remplies de livres pour en faire un rapide inventaire et décider de leur destination : ceux qui n’étaient bons qu’à être jetés, ceux qui échoueraient chez un bouquiniste, ceux enfin qu’il fallait conserver.

C’est au cours de ce tri hâtif que je tombai sur un livre en piteux état, tranche à moitié déchiquetée, couverture tachée d’auréoles brunâtres, traces de café renversé ou conséquences d’un séjour ancien dans un lieu exposé aux affres de l’humidité.

C’était un recueil de poèmes, intitulé Poèmes du silence, œuvre d’un dénommé Jean-Jacques Mahet, un auteur dont jamais je n’avais entendu parler. Il avait été publié, en 1976, aux Editions littéraires de Paris, c’est-à-dire les  éditions de josé Millas-Martin (aujourd’hui disparues, leur fondateur, éditeur de la Beat Generation en France, est mort en 2011), dont on sait, pour peu que l’on s’intéresse à la poésie, qu’y étaient publiés des poètes de qualité, comme Roger Arnould-Rivière, André Laude ou Edmond Humeau. Feuilletant cet ouvrage, distraitement d’abord, me contentant de lire quelques vers ici et quelques autres là, je découvris, par bribes, ce qui méritait que l’on s’intéresse à cette écriture. Ces quelques lignes, par exemple :

Ma main passe comme un poisson
chavirant de la paume
comme pour mendier
un peu de douceur
un peu de douceur
et beaucoup de vérité […]
Ailleurs, encore, et toujours au hasard :
J‘aime l’extérieur des fêtes
là où les lumières meurent
et où l’ombre est toujours la même
quelle que soit la joie des hommes
là où l’on a attaché les mules
qui s’ennuient se lèchent
et dont les vulves remuent […]
Et puis ceci encore :
Le rossignol prisonnier de la glace
chante un chant tellement froid
que le cœur se fêle
au milieu de la nuit/
un homme qui s’est perdu
cherche dans la nuit hostile
la flamme d’une bougie
un signal humble de reconnaissance
parmi les grandes épaves noires […]
Ou encore cela :
Je suis nu dans la maison vide
mon sexe est dur
comme un poignard sans main pour le brandir
comme un poignard sans cœur où s’y plonger
courbe avec au bout le rubis du gland
en forme de cœur renversé […]

Je pris alors le temps de lire quelques pages, me rapprochant d’une écriture aux qualités certaines, y découvrant des textes d’une belle matière, sombres et tourmentés, où l’on peut déceler çà et là les influences du surréalisme, poèmes de la solitude, transpirant de désespérance, mais chaque fois teintés de l’humour noir de l’autodérision dans lesquels on peut deviner aussi (quand cela n’est pas explicite) un penchant certain pour l’alcool. Il y avait là quelque chose qui méritait qu’on s’y arrête.
Je mis l’ouvrage de côté et l’emportai chez moi pour le lire dès le soir même. Et la lecture que j’en fis ne fut pas moins que bouleversante.
Voilà un court poème, à la désinvolture douloureuse, pour illustrer ce que je viens d’écrire; il s’intitule ironiquement « Nirvana » :

Les mots me manquent
et ma fatigue est souveraine
je voudrais dormir sous un manteau de poussière
et que l’on me retrouve avec
deux petites bougies de Noël dans les yeux
une rose une bleu pâle
souriant comme un idiot
et que l’on me mène doucement
revêtu d’une couverture d’hôpital
vers la vieille Rolls noire
puant l’essence et le cuir moisi
vers un espace clandestin
et dont le numéro n’est dans aucun bottin

… Qui est, ou qui était Jean-Jacques Mahet ?
Qu’avait-il écrit d’autre ?
Qu’était-il advenu pour que son nom (du moins en ce qui concerne mes connaissances) ne soit plus qu’un nom d’inconnu ?…

On peut, certes, estimer que son œuvre n’est pas une œuvre majeure, inscrite sur les tables de la poésie contemporaine, n’ayant ni les qualités littéraires ni l’envergure de celles d’un Reverdy, Guillevic, Follain ou Cadou… Il n’empêche que le peu que j’en avais lu (un recueil de 78 pages) m’avait persuadé que cette poésie valait la peine qu’on la lise.

Convaincu que je trouverais sur l’auteur des informations éclairantes, j’ai interrogé longuement internet, j’y ai même passé des heures… Sans rien trouver d’autre que deux ou trois entrées à son nom, des rubriques minimalistes qui ne mentionnaient chaque fois qu’une courte liste de ses œuvres, et désespérément rien d’autre. Si, tout de même, quelques minces traces : Jean-Jacques Mahet avait publié un recueil chez Seghers (avait-il bien quinze ans ?), deux chez Millas-Martin, avait collaboré à quelques revues, dont « Arpa » en 2010, dont le numéro accueillait des poètes comme Jean-Paul Siméon, Claude Held, Jean Rousselot, Luc Estang, Jean-Claude Renard, René-Guy Cadou, Alain Freixe ou Jean-Michel Maulpoix et où il devait être en excellente compagnie. Il avait précédemment publié dans la revue « Strophes », en 1964, pour un hommage collectif à André Breton auquel participaient aussi des poètes comme Jean Frémon ou Luc Boltanski. J’ai alors consulté les catalogues des défuntes éditions Millas-Martin et Séghers, et entre autres revues, épluché les sommaires des numéros d' »Arpa », de 1977 à 2011, sans jamais trouver mention de son nom, ni d’aucun de ses textes. Et rien d’autre, nulle part : aucune notice bibliographique, aucun article, aucune information biographique et aucune réédition, comme si cet auteur n’avait laissé d’autres traces que ces maigres rebuts si parcimonieusement délivrés. Un poète disparu, corps et biens, rayé de la mémoire, absent du paysage littéraire, englouti dans l’oubli, dont il ne reste quelque chose que dans les fonds de la Bibliothèque nationale. Un sarcophage pour la fin des temps.

Au cours de mes recherches, j’ai tout de même trouvé une date de naissance (1938- ), aucune de décès, brève notice enfouie dans un recoin obscur de mon serveur, et ne comportant que le nom du poète, la date mentionnée plus haut, et une liste de ses œuvres, « indisponibles ». Je suis tout de même parvenu encore à trouver l’un de ses titres, Même sang, proposé par un bouquiniste breton dont la boutique porte le nom du « Chat qui souris ». Il y avait un numéro de téléphone. J’ai appelé pour commander le livre, curieux de savoir s’il avait d’autres titres disponibles, si le bouquiniste pouvait me renseigner un peu plus sur l’auteur. Vivait-il encore ? C’était, semble-il le cas, mais dans quelle région, quelle ville ?… L’homme n’en savait rien. Il avait seulement trouvé, dans le grenier d’une maison qu’on déménageait à Morlaix, un carton, jusque là jamais déballé, contenant vingt livres du même titre.

Le recueil Même sang a été publié, en 1994, dans une maison d’édition qui porte le nom de « Collection Forum », mais là encore internet m’a laissé bredouille : aucune maison d’édition n’existe à ce nom, n’a jamais existé non plus… S’agissait-il d’un compte d’auteur ?… Dans les dernières pages du recueil, on trouve la liste des ouvrages publiés, que je reproduis ici et dont j’indique la date de publication:

Noviciat, Ed. Pierre Seghers (1952-53)
Interdit aux chiens, Ed. Millas-Martin (1964)
Poèmes du silence, Ed. Millas Martin (1976)
Celle aussi de ceux à paraître :
Un bleu grand comme l’œil
Mauvaises eaux
Ordre du sable

Malgré mes recherches patientes, aucun de ces trois derniers titres n’a été publié à ce jour, et il y a pourtant presque vingt ans qu’ils étaient annoncés. Voilà tout ce que l’on peut apprendre sur Jean-Jacques Mahet : quelques titres d’ouvrages, quelques dates de parution, une disparition du catalogue de ses éditeurs et aucune trace de lui dans les quelques revues auxquelles il a collaboré. Cela tient de l’énigme. Mais, faute de pouvoir en apprendre un peu plus, mes supputations s’obstinent à buter sur l’hypothèse d’un mal existentiel incurable. Et/ou sur les méfaits de l’alcoolisme. Supputations peut-être fantaisistes, mais qui me sont une clé provisoire pour comprendre cette œuvre en discontinu et le silence qui les cerne.

Entre Poèmes du silence et Même sang, l’écriture a changé, gagnant en simplicité et en apparente légèreté quand leur fond exprime pourtant le même désespoir et la même difficulté à vivre. Beaucoup des textes qui composent ce dernier recueil sont composés à la manière de chansons et quelques-unes de comptines ou de fabulettes, comme :

Dans un jardin public
il y avait un cerisier
dont personne n’osait
cueillir les fruits
car l’arbre appartenait à tous
ou :
Un oiseau traverse le vide
un enfant saute à cloche-pied
dans la cour où sourit le chat/
Le ciel est bleu comme le chat
le ciel s’éteint puis le chat
L’écriture de ces textes, dans leur ensemble, s’apparente (toute comparaison gardée) à celle d’un Robert Desnos, jouant avec les mots et les formules, les images précieuses et le langage familier, et usant parfois d’un système d’écriture emprunté au surréalisme (« la nuit tombe sous mes paupières avec un fracas d’oiseaux morts déversés par la pluie »), mais peut-être aussi inspiré des poètes de la Beat Generation.
Voilà un texte, intitulé « Simple » qui donne, lui, la couleur du recueil :
Rien n’est évidence
ni le couteau qui tranche
ni l’être qui s’enfouit
dans le bleu du silence
ni celui qui se bat
afin d’être entendu

Le lâche et le héros
sont dans le même enfer
et si « belle est la vie »
comme on chante aux refrains
donnez-moi aujourd’hui
le plaisir immobile
d’être sans avenir

pierre dans un jardin
infirme dans un square
perchoir pour les pigeons
négatif souriant
en des photos d’absence.

Texte qui fait écho, dans la distance, à celui-ci, « Manipulation », extrait de Poèmes du silence :
Je perds mon temps à vivre
je serais plus utile sous forme
de presse-papier ou sous vitrine
en gaudemiché servile et beau
m’engloutissant sous des jupes
fastueuses quel orgueil
[…]
je serai plus utile
sous forme de vieux livres
arrangé en coffret plein de cigarettes
perfides ou de masques oubliés
en des malles aux rivets de cuivre
[…]
Je perds mon temps à vivre
et les objets ces compagnons
brillent autour de moi
comme les pierres
les belles pierres des terrains vagues

Enigme, j’écrivais plus haut ?… A moins que, tout compte fait, le poète n’ait lui-même organisé le scénario de sa disparition. Il y a, dans ce même recueil, ce texte en forme de bilan désespéré et qui a toutes les apparences d’une confession autobiographique, écrite au ras des mots et à fleur de souffrance, dans une écriture triviale plus proche de la prose rythmée que de la poésie, une écriture qui perd pied; il s’intitule « Lettre » et on serait tenté d’y voir la courbe d’un destin; à la publication de ce recueil, Jean-Jacques Mahet avait trente sept ans :

C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir […]

L’écriture, on l’a vu, ne s’arrêtera pourtant pas là. Le dernier recueil publié en 1994, dix-huit ans plus tard, Même sang, semble nous signifier, au-delà de son titre, que l’on vit dans un corps, territoire dont on ne peut abolir les frontières, mais irrigué toujours par les mêmes désirs de vie ou les mêmes venins. Désirs de vie, élan vers l’autre et vers le monde offert, il y en a ici et là pourtant, mais très vite éteints par les ombres du crépuscule et la tentation du refuge dans l’immobilité, un thème récurrent, et dans la disparition de soi-même. Ainsi, ces quelques vers extraits de ce même recueil :
C’est si beau le soleil
Aussi beau qu’un femme
et lorsqu’il disparaît
on voudrait en mourir
ou inventer en soi
les saisons immobiles
de l’éternité
Ou ces vers, eux aussi empreints d’une spiritualité qui, tout à coup, lâche sa bonde :
[…]Un bleu profond comme un voyage
au cœur du Temps perdu
vers un ancien pays
Un bleu d’extase et de repos
à faire bander les rêves
[…] Un bleu à effacer l’oubli
l’injustice et la mort
et toute idée de dieu
Un bleu vital indescriptible
un bleu à obscurcir les cibles

Il y a cela de bon dans les livres, et c’est que, pendant le temps d’une lecture, on arrache un auteur oublié au désert du silence où il s’était perdu. Jean-Jacques Mahet écrivait, dans l’un des  poèmes cités plus haut, « Donnez-moi aujourd’hui/ le plaisir immobile/ d’être sans avenir », et l’on retrouve, dans d’autres textes, de manière récurrente, ce souhait morbide de disparaître sans laisser de traces. Sur ce point-là, si telle était sa volonté, il a presque parfaitement réussi.

Michel Diaz

*
*     *

Quelques poèmes de Jean-jacques Mahet

Elle dort

Elle a rejoint
qui sait l’enfance
ses yeux ont jailli à l’envers
le cours de son eau
a quitté le vecteur des boues

Sa source coule en silence
dans son propre cœur secret
et douce sa jeunesse se retresse
ses joues ses joues je t’aime
et ses yeux clos sur le bonheur

Le jour est enfin mort
en elle les ombres marchent
et les hommes les suivent

Et les villes sont belles
comme un arrêt du cœur
griffées d’arbres et plombées de statues
cavaliers orateurs intrigants
tombés de la dernière pluie

Et l’émeute prend la beauté
d’un bouquet immobile
offert par une main de violette et d’espoir
au bout de la rue de Rivoli

Elle dort elle a rejoint
qui sait l’enfance
Elle dort au cœur de sa source
elle boit sans se hâter sa vie

(Poèmes du silence)

*  *   *

Un beau jour

A midi les fleurs étaient lentes
et l’imparfait conjuguait le présent
Pures étaient les façades jusque dans la laideur
la lumière était sœur
et tu m’apparaissais chargée de tes moissons

Je t’ai liée en mes mots à un état de guerre
à cet étonnement d’être encore si vivant
je confonds ta démarche et la vie passagère
et tes gestes sont ceux de l’arbre de ma vie
ton sommeil le feuillage où je dors et je veille

(Même sang)

*  *  *

Chanson du lierre

Lierre lié au mur
jaillissement noir et vert
de la nuit et de la sève
affamé et destructeur
je ne peux prendre de distances
que celles de ma propre vie

et que je rampe au néant
ou que je meure fleurissant
veines nouées à la ruine
je n’ai le choix de mon sort
je détruis et je dévore
cette vie ombre et lumière

Quel autre véritable ailleurs
s’offre à cette plante ultime
que la pulsion d’anarchie
du suicide et de l’orgie ?

Je vis de ce que je hais
j’exècre ce qui me supporte
et si je surpasse ma vie
c’est sur socle de ville morte

Que ma grappe de survivant
dressée dans un ciel avide
soit la proie des oiseaux des ruines

et que ma vie ne soit plus
loin des anciennes racines
que traits de rasoir dans l’air nu

d’où sourdra sanie de lumière
un mince regard de blessé

(Même sang)

*  *  *

Lettre

C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir

Question alcool je continue quand même
à boire parce que sans ça je ne peux
pas écrire une ligne mais ce que j’écris
est de plus en plus mauvais et relâché
pour la raison bien simple que je suis très bête
et de plus en plus insensible. Alors le
fait de ne rien réussir m’emmerde
et je bois encore plus et c’est de plus en plus
mauvais. Tant et si bien que je ne sais plus
si boire m’aide à écrire ou si écrire est
un prétexte d’ivrogne

Je ne suis plus guère sensible qu’à des
changements de saisons à des orages subits
aux cris des oiseaux à la température de l’air aux pluies
j’aimerai aujourd’hui pêcher des oiseaux
sous l’orage
et je ne trouve densité que dans l’obscénité
plaisir que dans l’obsession

Nocturne diurne la bouffée d’air
au tournant des vieilles rues
une femme en harnais
me propose de l’enculer
sans lendemain

Simplement pour reprendre le rythme des râles

(Poèmes du silence)

*  *  *