Lichen, revue de poésie – Numéros 14 & 15 (mai – juin 2017)

Lichen n° 14

Michel Diaz, 2 poèmes sans titre extraits de la suite Dans l’inaccessible présence

Comment dire
usant de quel mots
à ceux qui viennent
ces millions d’êtres à venir

pour leur dire
qu’ils sont les maillons
de ce qui nous retient
dans la chaîne des jours rugueux
et dans les ruines
peu à peu

Ce qui aussi
inscrivant ces repères
les retenant

ce qui
sans eux
mourant s’effacerait ?

* * *

Le silence à la nuit
éloigne les nuées

Assomption pourtant sans ferveur
qui rejette la terre
à son opacité

L’esprit
qui veille sous la lampe
cherche vers quel néant
restera un peu de lumière

Sa vêture
et son poids de chair
désespèrent les ailes de l’ange
que la rêverie d’abord
lui donnait

Nous reste malgré l’ombre
qui descend sur les tuiles des toits
ce ciel d’étoiles sombres

comme l’espérance
qu’après la nuit viendra un autre jour
et que quelque soleil pourra
en se levant

aiguiser
de nouveau pour nous
les couteaux de l’aurore

Fêlure – Le Cœur endurant – Les Cahiers de la rue Ventura

Michel Diaz
FÊLURE (Musimot, 2016), LE CŒUR ENDURANT (L’Ours blanc, 2016) lus par Laurent Dubois

Note de lecture publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, n° 37 (sept. 2017)

Michel Diaz ou la fêlure d’un cœur endurant, par Laurent Dubois

S’il nous faut aller, sans détours, dans l’intimité de la chair de ces deux recueils poétiques, je retiendrai ce qui nourrit leur écriture en profondeur, ce thème lancinant que leur auteur trame et tisse d’un texte à l’autre, en fils croisés, indémêlables, qui posent la question de l’être-au-monde, fruit d’un inépuisable sentiment d’étonnement qui se confond avec la soif inassouvie du chant toujours à naître, autant que fruit amer d’une inconsolable douleur.
Nous ne vivons que de devoir mourir, et ne pouvons écrire que sur ce qui ne peut se dire / n’est pas dit, car indicible est tout ce qui se tait. Et le poète ajoute que l’on a rien à dire en vérité / que ce cheminement têtu en nous
Cheminement obscur de ce quelque chose qui nous travaille, car toujours, au fond de l’orchestre, on entend les mâchoires qui mastiquent la partition, les dents qui mordent dans la chair des heures, le mufle qui s’abreuve à l’auge de la douleur des hommes

Survivre à l’échéance de la mort qui approche implique d’affronter ce repli coupable de la chair en deuil du désir. Ainsi le cœur vieillissant consent à l’ombre de lui-même, condamnant au seuil de ses abandons tout risque de clartés.
Certains d’entre nous, au-dessus du vide d’ici-bas, s’accrochent aux branches divines, misant leur salut sur l’incertain de l’au-delà. Pour eux, mourir est s’éveiller, aveuglé en pleine lumière.
D’autres crachent sur tout, mais à distance, le venin d’une amertume qu’ils croient produite par la lucidité mais qui, en réalité, tire ses principes actifs du mensonge fait d’abord à eux-mêmes.
Les plus nombreux enfouissent leur esprit dans les sables du déni, somatisant leur crainte viscérale de mourir en maux de toutes sortes.
Pourtant, pour se sentir vivant, écrit encore Michel Diaz, il faudrait convoquer ce miracle ; être là, sans paroles, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.

Écoutons bien cet état particulier de silence que le poète accueille, il n’appelle à rien d’autre qu’une absence écarquillée, ce lieu d’oubli où tout peut se jouer, après mise en jeu de la pure, inestimable gratuité du monde et dont le gain rêvé serait le pur sentiment d’exister. Avant de disparaître ?
… Mais la partie est ardue : le tapis de jeu a la dimension de nos drames, une vie ne suffit pas pour en connaître toutes les règles et qu’avons-nous en mains ? Si peu de signes en vérité pour nommer, sans véritablement les comprendre, les choses par leur sens commun, véritable carcan sémantique. Comment alors questionner ce mystère qui nous habite autrement qu’à l’aide des mots figurant sur les cartes à piocher au hasard – ou à la nécessité – des plis de l’existence ?

Oui, il faut écouter très attentivement la poésie de Michel Diaz, comme on perçoit le pouls d’un sang noirci de tant d’ombres amassées qui cherchent à se répandre et qui, jaillissant du vertige acéré, fulgurant, provoqué par une lame au poignet, délivrerait sa vigueur écarlate .
Seul le poème a le pouvoir de dire l’insoutenable enjeu du réel. C’est la raison pour laquelle on l’a tant bâillonné. Ici, affrontant le risque de se dépouiller de tout, y compris de lui-même, – à la lisière du non-naître, du n’être pas encore ou celle du n’être plus –, Michel Diaz se tient au cœur de ce que la poésie porte de plus bouleversant, de plus douloureux aussi, comme l’est toute
confrontation à la voix profonde qui jamais, en nous, ne s’apaise

Laurent Dubois, avril 2017
Laurent Dubois, poète et photographe, vit dans La Sarthe. Il a dirigé la revue Argile, au début des années 80, et publié plusieurs livres accompagnés de textes poétiques (dont deux avec Michel Diaz). Il expose régulièrement, depuis de nombreuses années, un peu partout en France.

Le Livre du désir – Léonard Cohen

LE LIVRE DU DÉSIR – Léonard Cohen
Editions Le cherche-midi, 2008 (rééd. chez Poésie/Points en 2016)

Léonard Cohen (1934-2016), né à Montréal, apprend, dès l’adolescence, à jouer de la guitare. Il publie ses premiers poèmes dans une revue étudiante. Après avoir vécu en Angleterre, puis en Grèce, où il écrit ses premiers romans, il s’installe aux Etats-Unis dans les années soixante et entame sa carrière de chanteur, avec le succès que l’on sait. Il n’en oublie pas pour autant la littérature puisqu’il publie Les Perdants magnifiques, en 1972, L’Énergie des esclaves, en 1974, et Le Livre de la miséricorde, en 1985.
En 1994, il se retire dans le monastère du Mont-Baldy, en Californie, et devient moine bouddhiste. Les années 2000 marquent son grand retour sur la scène musicale, mais aussi son retour en poésie, avec la publication, en 2006 (chez McClelland & Steward Ldt) du Livre du désir.

Ce recueil rassemble plus de deux cents textes et autant de dessins et gravures mêlés, textes en vers ou prose dont les plus anciens sont datés de 1973 et dont les plus récents ont été composés au début des années 2000.
Si beaucoup d’entre eux peuvent passer pour des poèmes d’amour, ce thème y est traité sous l’angle de l’inconsolable nostalgie, de la séparation d’avec les compagnes aimées, du perpétuel désabusement, de l’inévitable perte des illusions du bonheur entrevu, de la douleur toujours rouverte et ironiquement remise en place, du désir éternellement renaissant de ses cendres et sitôt renvoyé à la solitude de l’être, à l’éphémère dérisoire de notre condition humaine et à la vanité de l’absolu auquel nous ne pouvons jamais avoir accès.
En effet, de ces textes émerge, en continuum, le sentiment d’un douloureux déchirement entre désir de chair et désir d’absolu, d’un écartèlement irrémédiable entre les créatures de « Boogie Street » et celles de « Di-U » (Celui qu’on ne nomme pas, selon la tradition juive).

D’ailleurs, de ces années passées à méditer, crâne rasé, dans sa robe de moine, dans le monastère du Mont-Baldy, Léonard Cohen ne ramène ni certitude, ni sagesse définitive, mais l’intime sentiment que le très cahoteux chemin de sa spiritualité est celui qu’il saura se frayer, tout seul, à travers ses propres tourments. Quête vaine et aveu d’échec ?… L’un des premiers poèmes du Livre du désir« Ma vie en robe de moine », ne saurait être plus explicite :
Au bout d’un moment
On ne sait plus dire
Si c’est le manque d’une femme
Ou le besoin d’une cigarette
Et plus tard si c’est la nuit
Ou bien le jour
Et puis soudain on sait l’heure
On s’habille on rentre chez soi
On allume on se marie
Et Léonard Cohen confie encore, dans un autre texte, plus loin :
La paix n’est pas entrée dans ma vie
Ma vie s’est échappée
et la paix était là
souvent je me cogne dans ma vie,
essayant d’attraper son souffle

Si l’humour est aussi présent dans ces textes, un humour qui ne cède jamais aux sirènes du désenchantement ni aux appels de la désespérance, c’est avant tout l’humour, non pas celui, grinçant, du pessimisme, mais celui, féroce et salvateur, de l’autodérision :
J’ai écrit pour l’amour
Puis j’ai écrit pour l’argent
Avec quelqu’un comme moi
C’est la même chose
Car Léonard Cohen a cette politesse désinvolte de ceux qui se nourrissent de leurs propres difficultés à s’accepter eux-mêmes et à se reconnaître dans le monde, ne se sentent pas tout à fait légitimes à vivre. Cette politesse qu’ont ceux qui refusent, sans pose, de se prendre au sérieux. C’est là le seul, le vrai moyen d’être grave et profond, d’avouer ses faiblesses, sans céder aux atermoiements de l’auto-compassion, de parler sans tricher, avec une apparente légèreté, et comme s’en moquant, de la difficulté d’aimer et de la solitude, de la vieillesse qui menace, des peurs et doutes qui l’escortent et de l’angoisse de la mort.

Parfois, pourtant, la voix se fait plus grave, chaque mot devenant question et chaque question devenant l’instrument d’une quête sans fin :
Ne déchiffrez pas
Les cris qui sont les miens
Ils sont le chemin
Et non pas le signal
Et parlant encore de l’amour qui, toujours, se sera échappé, et du temps qui s’écoule si vite, comme aussi de cette impuissance de l’écriture à trouver les seuls mots qui importent et le rapprocheraient de l’indicible sur quoi se fonde la parole, il écrit :
Mon temps tire à sa fin
Et je n’ai toujours pas chanté
La vraie chanson, la grande chanson (…)
Un coup d’œil dans la glace
Un clin d’œil dans mon cœur
Me donne envie de la fermer à jamais
Et il ajoute, dans le texte qui suit :
(…) Me voici à la fin de la chanson
à la fin de la prière
Les cendres se sont enfin dispersées
exactement comme elles doivent le faire
Les chaînes ont lentement suivi les ancres
jusqu’au fond de la mer

Bernard Loupias écrit au sujet de ce livre (in Le Nouvel Observateur, 1er mai 2008) : « Léonard Cohen sacré prince des poètes. Tout y est sec et lumineux comme des haïkus; absurde et profond comme des koâns, ces histoires paradoxales que les maîtres zen proposent  à la méditation de leurs disciples. Leurs « solutions » sont souvent d’un humour dévastateur, proches de celui des questions talmudiques et des récits hassidiques qui baignèrent l’enfance du poète. »
On ne saurait mieux dire : la poésie de Léonard Cohen est certes « sèche » et « lumineuse », mais empreinte tout à la fois de cet humour qui cultive le paradoxe et de cette insouciante gravité  qui en font un objet précieux et singulier elle nous invite, d’un vers et d’une phrase à l’autre, à nous interroger au plus intime de nous-mêmes sur notre aptitude à la vérité, au bonheur et à l’harmonie, à regarder le monde comme il va. Un monde à consommer, comme un verre de vin, jusqu’à la dernière gorgée, mais auquel nous avons enlevé ses chances d’être autre que celui qui risque de se fondre dans les brumes de ses propres ténèbres, dans un égarement où nous perdrons notre âme :
Nous sommes au début d’une période d’ahurissement, un curieux moment où les gens trouvent la lumière au sein du désespoir et le vertige au sommet de leurs espérances. C’est un moment religieux aussi et là est le danger. Les gens vont vouloir obéir à la voix de l’Autorité, et bien des constructions étranges sur la nature exacte de l’Autorité vont se faire jour dans les esprits. Une fois de plus, la famille va apparaître comme le Fondement, très honoré, très glorifié, mais ceux d’entre nous qui ont été transpercés par d’autres possibilités, ne vont faire qu’effleurer les mouvements, même si ce sont les mouvements de l’amour. L’ardent désir d’Ordre va inciter de nombreuses personnes obstinées et sans concessions à l’imposer. La tristesse du zoo va s’abattre sur la société. »
Fasse que la parole des poètes, et la mise en garde de celui-là, puissent encore, et durablement, éclairer la conscience des hommes !

Michel Diaz, 14/05/17

Requiem, Poème sans héros et autres poèmes – Anna Akhmatova

REQUIEM – POÈME SANS HÉROS et autres poèmes
 – Anna Akhmatova
Poésie/Gallimard (2014, 2ème édition)

Note de lecture publiée sur le site Terres de femmes, oct. 2017.

Jean-Louis Backès, traducteur d’Anna Akhmatova, écrit dans la présentation de cet ouvrage, Requiem – Poème sans héros et autres poèmes, qui réunit presque la moitié de l’œuvre de la poétesse russe: « Il y avait un saule à Tsarkoïé-Siélo, près de la maison où habitait Akhmatova enfant. Il est mort avant elle. Paradoxalement, le poème qui consacre sa mémoire fait partie de ceux qu’une revue de Léningrad a publiés en 1940: depuis longtemps condamnée au silence, la poétesse sortait enfin de l’ombre, ressuscitait pour dire adieu à son arbre. »
Il nous faut, nous aussi, autant que nous le pouvons, contribuer à sortir les poètes de l’ombre où le sort, pour un temps, les a relégués. Anna Akhmatova (1889-1966) est l’une des figures les plus remarquables de la poésie moderne russe. Nul mieux qu’elle n’a su évoquer les sentiments les plus difficilement traduisibles, rendre les variations et mouvements de l’âme:
« Il est, chaque jour,
Une heure trouble et lourde.
Je parle, sans ouvrir mes yeux ensommeillés,
A voix haute avec mon angoisse.
Elle a un battement comme le sang.
Elle est tiède comme une haleine.
Comme un amour heureux
Elle est raisonnable et méchante. »
Cette poésie attentive à ce qui constitue l’intimité de l’être et la complexité qui en fait tout le prix, ses espérances et ses peines, ses fragiles bonheurs, ses misères et ses tourments, est aussi poésie qui a faim du monde, tout autant attentive aux autres qu’aux cycles des saisons, à la couleur du ciel (qui peut avoir « l’air d’une voûte de pierre ») ou à celle de l’eau, à l’éclosion soudaine des pavots au printemps, à l’émouvant bourgeonnement du saule et à ce qui s’annonce dans les brouillards d’automne. Et il n’y a pas que ce saule ! Dans les poèmes d’Anna Akhmatova, il y a aussi un érable dans la maison sur la Fontanka, des peupliers à Tachkent et à Voronèje, des sapins, des trembles, des cyprès. Comme il y a partout, nous dit J.-L. Backlès, « des herbes folles, de l’ortie, de la bardane, de l’arroche. Il y a des pissenlits et du plantain, dans les prés, dans les jardins, le long des sentiers… Le monde existe, feuille à feuille. Il faut l’évoquer, image après image, instant après instant. »

Fréquentant assez tôt, dès les années 1910, le milieu littéraire et artistique de sa province, elle sera, quelques années plus tard, dans la jeune Russie soviétique, suspecte  « d’intellectualisme », de celui qui ne rentre pas tout à fait dans les nouveaux canons de « la culture révolutionnaire », c’est-à-dire suspecte (comme avec beaucoup d’autres) de vouloir conserver sa liberté d’écrire, accusée d’avoir tort de ne pas convenir à ceux qui servent le tyran:
« C’était le temps où le seul à sourire
Etait le mort, heureux d’être en repos. »
Interdite de publier, condamnée au silence, elle poursuivra malgré tout son œuvre dont nombre de poèmes ne seront qu’écrits dans sa mémoire et récités dans la seule présence des proches. « L’engagement lyrique » d’Anna Akhmatova fut tel qu’elle ne se sépara jamais, malgré les épreuves, les calomnies, les persécutions qui rythmèrent sa vie ni de la poésie, ni de son peuple. Son écriture poétique, au lyrisme toujours limpide, précis et retenu, profonde et généreuse, l’autorisait à évoquer cette attente fébrile qui précède la venue de l’amant aussi bien que la pluie des obus sur la ville de Léningrad.
Dans Requiem, relève le poète Alain Freixe, « elle pose et affronte la question importante entre toutes: celle de l’irreprésentable de la douleur, de l’infigurable d’une situation, de l’impossible compte-rendu d’une réalité. » Et, en effet, à la question qui ouvre Requiem, celle de « la femme aux lèvres bleues » qui, comme elle, attend devant la prison de Léningrad durant les terribles 17 mois du pouvoir de Iéjov en 1937-1938: « et ça vous pouvez le décrire ? », Anna Akhmatova ose l’impossible réponse: « Oui, je peux » pour la chance « d’un sourire sur ce qui autrefois avait été son visage. »

Ce qui d’abord nous touche dans cette poésie si proche et lointaine, lieu de profondes résonances, c’est sa capacité à convoquer le monde, à s’en faire l’écho, en nous le rendant plus visible et plus compréhensible. Dans la voix du poète, comme dans celle du musicien, le monde nous devient plus ample. Il n’en existe pas moins d’une manière plus réelle. Dans celle que nous laisse Anna Akhmatova, on souffre et aime, on pleure et espère, on y écoute les oiseaux, on y invite la lumière à la table des jours. « On sait, on veut avec passion » écrit encore J.-L. Backès. On n’y refuse rien de ce qui peut nous permettre de vivre et de nous y inscrire avec intensité, « en faveur du grand amour terrestre ».

Michel Diaz, 14/04/17

La nuit déborde – Jeanne Bastide

LA NUIT DÉBORDE – Jeanne Bastide

Editions de L’Amourier (2017)

Note publiée dans le N° 38 des Cahiers de la rue Ventura et sur le site Terres de femmes

La narratrice a 92 ans. Elle est en maison de retraite, plutôt bien entourée, dans un lieu qu’elle dit agréable. Elle ne marche plus, ne peut plus se lever, et dépend désormais des autres pour les choses les plus ordinaires. Nous ne sommes pas là, on le devine à maints détails, dans ce qu’on appelle un « mouroir » et c’est, de la part de l’auteure, un choix de lieu non négligeable qui lui permet d’évacuer de son ouvrage toute une part de ce spectacle insoutenable de détresse humaine – qui plonge dans l’effroi qui n’est pas préparé à s’y confronter, un choix qui lui permet de suivre les options narratives qui conduisent son texte.
La narratrice est cette vieille femme dont la mémoire, nous dit-elle, défaille, et dont les souvenirs quelquefois s’enchevêtrent, mais elle parle, se parle. « Je me parle, je discours. A qui s’adresser ici ? Je ne veux pas mourir du quotidien de ce lieu. »

Voilà, décor planté, le personnage principal de ce qui se joue juste avant que tombe le rideau.
« La vie ne commence pas – elle se continue sous une autre forme. C’est comme pour les histoires… toujours la même, chaque fois différente. »  Ce sont là les premières lignes du livre de Jeanne Bastide, La nuit déborde, texte qui se termine par ces mots: « Tant de fois, j’ai laissé derrière moi les cendres de celle que j’ai été pour continuer à avancer. Je suis fatiguée maintenant. Tous ces deuils m’ont épuisée.// La mort est-elle un lieu où on se repose de la vie ? »
Le mot « vie » qui ouvre et conclut cet ouvrage, comme on ouvre et referme des parenthèses, en est, tiré d’un bout à l’autre de ces pages, le vrai fil conducteur. Certes, la vieillesse et la fin du cycle des jours constituent la matière la plus apparente  de ce long monologue intériorisé dont les mots sont aussi, nous l’avons noté, ceux de « cendres »,  « fatiguée », « deuils », « épuisée », mais « la mort » est, ici, moins attendue dans la résignation (pourtant présente tout du long), qu’envisagée dans un perpétuel étonnement et s’avançant comme une étrangeté à laquelle rien ni personne ne peut nous préparer. « Qui pourrait m’aider à supporter ce qui va arriver ? » se demande la narratrice qui ne dit pas « ce qui va m’arriver », mais qui, en ne se plaçant pas du seul point de vue de son drame personnel, fait de la mort, « ce qui arrive », cette énigme, l’interrogation essentielle sur laquelle repose la tragédie de vivre.

Pourtant, face à la mort, il n’y a que la vie qui vaille, et face aux forces qui déclinent et au corps qui ne répond plus, face aux affres de la vieillesse  et aux misères qu’ils imposent, il y a encore les souvenirs, heureux ou malheureux – qu’importe, puisque désormais tous ont même importance et témoignent de ce qu’a été le cours d’une existence – et ce qui reste encore de désir à puiser au fond de ce « verre vide » que la narratrice a le sentiment d’être devenue. « Une belle tendresse pour toi, Georges. Je crois que mourir serait se perdre dans cette douceur-là. » Le désir, oui, ce qu’il en reste: « Maintenant que je ne peux plus marcher, j’ai le désir d’un chemin où les pas rythment mes pensées. » Désir encore de désirer, angoisse de ne plus le pouvoir, quand elle se disait, quelques pages avant, « Le plus difficile, c’est quand le désir s’amenuise – qu’il devient pâle, tout pâle, comme quelqu’un qui est malade. C’est là que la peur arrive. »
La peur arrive cependant, et monte au long des pages, et se précise, mais la vieille dame clouée au fond de son fauteuil, parle, parle, se parle, n’arrête pas de se parler, de discourir, dresse sa digue, mot à mot, et mot sur mot, et s’y épuise comme d’autres se sont épuisées à dresser « un barrage contre le Pacifique », digue que les heures de chaque jour viennent battre inlassablement, ne cessent de fragiliser, la réduisant à un mince cordon de sable, un empierrement dérisoire.
      Pourtant, la vie est là, encore, comme une herbe s’accroche au mur ou pousse entre les dalles, ou comme le lichen s’incruste dans la pierre: « … quelquefois, je laisse aller, ou plutôt j’accueille ce qui m’arrive. Des pensées brutes, pas encore ordonnées. J’ai tellement plaisir à les laisser advenir. » La vie, « fragile, au bord de la mort. Et tellement ardente à l’intérieur. Avec une obstination animale. » La vie, tant qu’il reste un peu de lumière, un espace de ciel à travers la fenêtre, et un peu d’air à respirer. « Condamnée à vivre. Vivante à perpétuité. Jusqu’à la mort. » Aller au bout de sa fatigue, vaille que vaille, jusqu’au bout de sa résistance, au terme de l’épuisement, n’est-ce pas encore lutter pour ne pas renoncer, tenter d’avoir le dernier mot, aussi pauvre soit-il ? « Maintenant que je ne peux plus marcher, je voudrais sentir se déployer tout l’espace de la mémoire que le manque de pas a rétréci. » « Vouloir », « sentir » encore, élargir ce qui reste d’espace intérieur, c’est de ces mots-là que s’éclairent les dernières pages du livre dont on sait bien, pourtant, qu’une nuit imminente les guette.

Un pareil petit livre, sous la plume de quelqu’un d’autre, aurait vite fait de nous désespérer. Sous celle ce Jeanne Bastide, aussi grave et sombre qu’il soit, il est plutôt une invitation à se battre pour ce que la vie est, dérisoire peut-être, mais à s’y raccrocher quand même, obstinément, comme fait le lichen à la pierre nue, et à l’aimer encore, tant qu’il y en a. Et avec elle, ces précieux restes de conscience et de lucidité.

Michel Diaz, 07/04/17