Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences – Raymond Farina

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences, Raymond Farina, Editions N&B 2022)
Article publié in ce blog (avril 2003) et in Diérèse (N° 87, juin 2023)

            Ce dernier recueil de Raymond Farina, Un printemps sans fenêtre, suivi de Réminiscences, prolonge pour notre plus grand bonheur la longue réflexion, si patiemment conduite dans ses précédents ouvrages, au fil de l’œuvre du poète, sur son rapport au monde et à la nature, aux arbres et aux oiseaux, à la mémoire et à l’enfance, au temps qui nous soumet et à l’inéluctable fin.

            Il n’est jamais gratuit, je crois, de mettre en parallèle les premiers mots d’un ouvrage et ceux par lesquels il s’achève. Ainsi commence celui-ci : Au seuil de mes quatre-vingts ans, / au fond de mon confinement… La tonalité du recueil nous est d’emblée donnée par ces vers qui ouvrent sa première partie, et l’esprit qui l’anime d’un bout à l’autre nous semble contenu dans les derniers vers de la deuxième qui appellent à renouveler ta surprise, / ton étonnement d’être en vie. A la lumière de ces vers, se révèle la cohérence thématique et architecturale d’un livre qui, évoquant sans s’y attarder, ce que pèse le poids de l’âge au seuil de la vieillesse, s’empresse de s’interroger sur ce qui convie le poète à appréhender le monde de manière plus apaisée, à faire alliance désormais / avec tous ceux dont les passions / s’aquarellent en vert et bleu, avec tous ceux qui n’ont jamais appris / que l’évangile des mésanges. Autrement dit à travailler toujours, encore, à tenir à distance l’angoisse de la mort en acceptant sa propre insignifiance de passant éphémère, et à chercher dans sa mémoire quelques pollens d’une sagesse / que sagement j’ai recueillis. Humble condition d’observateur de la beauté des choses de ce monde qui le situe « entre deux infinis », car observant l’arbre et l’oiseau, / en rêvant leur vie invisible / loin sous la terre, haut dans le ciel, il s’avère que tous les deux ont un empire / ou, mieux, peut-être, un Infini.

            Sentiment (quasi pascalien) d’un Infini d’autant plus nécessaire et fertile à l’imaginaire poétique que le confinement, cette vacance insolite, cette époque étrange où le monde semble s’arrêter, théâtre de la première partie du recueil, impose que la porte reste fermée et la fenêtre aveugle, car dehors devient invivable. S’ouvrir au monde par les mots du poème : et c’est alors, suivant le vol filant d’une hirondelle, que le poète peut s’offrir une buissonnière. C’est aussi, pour au moins un temps se soustraire à l’atmosphère léthifère de ces jours pesants, de cette terre, / de ses tourments, de ses tourbières, que le poète s’en remet, dans la première série de poèmes, réunis sous le titre de Et le vert en mémoire, au souvenir de ces quelques arbres dont les images l’accompagnent depuis sa lointaine enfance marocaine. Et ce sera ce magnifique éloge au vieux figuier à bout de souffle, au grenadier, rouge incarné dans une fleur, à l’amandier, dévoré par des insectes d’Apocalypse, aux palmiers qu’on dirait des épouvantails, à l’olivier bardé de tant de cicatrices anciennes, mais encore aux cyprès, arbres visant l’azur, et au sapin à la trop grave géométrie.

            Mais Raymond Farina rend aussi bien hommage aux forces vitales de la nature, à ce qui ressurgit au premier souffle du printemps, renaît, abonde et se transforme entre les mains de la vie toujours jaillissante, contenue même dans les pierres : N’impose pas un nom aux pierres / ni quelque parenté stellaire. / Ne cherche pas un sens en elle, / une langue d’avant Sumer. Car dans les pierres même, dit-il, se lovent les secrets du temps, s’y cachent maints murmures et lueurs possibles, / fines rafales cristallines, / éclairs dans leurs lointains intimes. Dans cette célébration des forces de la nature, si riche en mystérieuses fantaisies et autres facéties, le méchant virus même, sous la plume du poète, bénéficie de circonstances atténuantes puisque, ne cherchant qu’à se dupliquer, ce virus ne veut pas ma mort, chez lui, pas d’homicide volontaire. / Aucune intention de nuire. Et comme le souligne Sabine Dewulf, le poète invite même ce fameux « virus » à épargner les innocents pour s’occuper plutôt des tristes sires qui sont les marionnettes de la Terreur.

Cette conception panthéiste du monde, tournant résolument le dos à la philosophie cartésienne qui souhaitait que l’homme devienne le maître et possesseur de la nature, nourrie de philosophie préchrétienne et de poésie gréco-latine n’est pas sans rappeler non plus, comme héritage méditerranéen, nombre des pages de Virgile, de Giono ou du Camus de Noces et de LEté.

            La musique des mots du poète, leurs vibrations passent au vert, et ci et là au gris doux de la nostalgie (Est-ce sur toi que tu pleures ?), ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance, ces gestes et situations qui reviennent dans les poèmes, parfois avec beaucoup d’humour, témoigner de cette traversée nocturne dans les mots, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre.

            Et c’est cet air « plus libre » que le poète que le poète retrouve dans Réminiscences, la seconde partie du recueil où, de page en page, il convoque plus résolument l’enfance, ses paysages et ses personnages. L’enfance, malgré ses blessures et ses questions liées au père inconnu, comme lieu de l’intime, sanctuaire de la mémoire, « refuge immaculé qui préserve des saccages du monde », ainsi que l’écrit encore si justement S. Dewulf, commentant ces mots du poète : Contemporain de ce saccage, / témoin lointain et impuissant, / tu voudrais faire comme avant : faire la nuit comme un enfant // ou simplement fermer les yeux, / compter sur la magie du temps / qui sait assagir les colères, / écœurer du sang des barbares. Et Raymond Farina le justifie ainsi lui-même dans un entretien avec Régis Louchaert : « … parler de l’enfance est une façon de rejoindre le cœur de notre petit cosmos, ses présences essentielles qui surent apaiser pour nous le fracas du « monde-dehors », une façon aussi de renouer avec d’anciennes fascinations, quelques mythes familiers et ces timides hypothèses avec lesquelles on a tenté naïvement de démêler le mystère » (in Revue « Lieux d’être », n° 33, 2001-02).

            Dans ces pages, les poèmes de Raymond Farina s’inscrivent pleinement dans la logique du vieillissement, le poète semblant tourner, l’une après l’autre, les feuillets de ses souvenirs, se pencher avec recul et apaisement vers son passé, s’attachant à figurer le rapport qui nous lie aux choses et qui nous en sépare, pour mieux nous inscrire dans leurs contingences et nous guérir de la confiance / en un monde faussement clair, / dont les contours sont trop précis / et l’harmonie trop rassurante.

            C’est là affaire de poésie, affaire de rythme (ici, celui surtout de beaux octosyllabes) qui seul régénère et vivifie la langue : saisir en plein vol ce qui disparaît dans son apparaître, prendre la réelle mesure des choses. Alors la parole se génère et se déploie sur ses failles. Ce que l’on entend alors dans la poésie de Raymond Farina, écriture toute de concentration et d’abandon à la rêverie méditative, c’est la petite musique d’un sens qui file vers un horizon où vivre de plain-pied avec les choses et sa conscience d’être vivant, pleinement présent à soi-même, est la seule chose qui vaille, celle aussi de savoir, en tant qu’homme, comment se tenir debout. Le sens ici n’est pas explicatif et il ne nous sert à rien, c’est une des leçons de l’œuvre du poète, de vouloir faire main basse sur les choses et le monde, quand il s’agit plutôt de lancer des questions, / avec l’assentiment de l’arbre, / mes racines, mes radicelles, / à d’inconcevables distances, / au plus profond de son mystère.

            Est-il nécessaire d’ajouter qu’il n’y a nulle complaisance dans la poésie de Raymond Farina ni aucun atermoiement sur lui-même, pourtant chargé de (ses) quatre-vingts ans et funambulant au fil du temps  ? Ici jamais la parole ne s’attarde auprès d’elle-même, même dans ces moments où l’avenir / se dissout dans ta nostalgie, qu’il présume que tes) deux tempes savent / ce qu’il me reste encore de temps / pour faire des adieux discrets. Cette poésie, tout entière tournée vers la vie est tout entière offerte au monde, consciente de ce qu’y joue de drames, ce qui s’y trame de souffrances, mais désireuse seulement de nous offrir l’innocence de la beauté et cet instant où l’aube / vient soudain effacer / ton dernier cauchemar.

Aux yeux de Raymond Farina, il convient de mélanger l’univers et l’homme, et si nous sommes dans la nature, c’est sur la terre que nous existons, là où la langue labourée, remuée, aérée par le travail du poète se retourne contre ceux qui croient la posséder pour nous mieux asservir, quand il s’approche au plus près de ce qui lui échappe, conscient qu’il ne vient rien résoudre ni répondre à aucune question, mais juste célébrer le règne du vivant.

Michel Diaz, 21/03/2023

Jardin des voix – Pierre Thibaud

Jardin des voix

Pierre Thibaud

Editions Parole et Silence (2022)

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         Ancien professeur de logique mathématique, discipline rattachée au département de philosophie, Pierre Thibaud s’est tout particulièrement intéressé au problème de la recherche d’un fondement mathématique. Ses travaux universitaires seront consacrés pour l’essentiel au philosophe nord-américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) et plus particulièrement à ses écrits logiques et philosophiques. A ce titre, Pierre Thibaut (qui a participé à six colloques internationaux consacrés à cet auteur) est sans doute l’un des pionniers de la redécouverte en France des œuvres de Peirce, ouvrant ainsi la voie aux grands travaux de Claudine Tiercelin, du Collège de France.

         Il a par ailleurs poursuivi une recherche en littérature sur la poésie, initié des festivals de musique et créé un ensemble musical (Le temps baroque). Critique musical au Courrier d’Aix, il a aussi mené une activité d’organiste durant 32 ans, en tant que titulaire des orgues historiques de St-Nicolas de Pertuis (Vaucluse), s’intéressant parallèlement à la facture et la restauration d’orgues, ou participant à la création de nouveaux instruments.

         Son entrée sur la scène poétique, avec ce recueil, Jardin des voix, porte indubitablement les traces de ses préoccupations de penseur et de musicien. Ce qui, d’emblée, s’impose dans ces poèmes, c’est l’acquiescement de l’auteur au monde et au pouvoir de la parole poétique. Dès les premiers vers, Pierre Thibaud parle du poète comme d’un être habité d’ombre comme autrefois les dieux / adossé contre la profondeur / jamais immédiat toujours oblique / comme les premiers rayons de l’aube. Et il ajoute, quelques vers plus loin, que celui-ci est balloté entre l’infini poudroiement / des galaxies / et son jardin dont il garde la clé / défaisant traces et chiffres. Vision orphique du poète dont l’auteur dit encore que comme le dieu de la nuit il aime prendre soin / de la lumière exilée dans l’obscur et que, comme le Dieu de la Bible il veut naître pour mourir / mais comme aube où le mot « joie » a sens / malgré la mort.

         Pour Pierre Thibaud, le verbe poétique, en ouvrant les yeux au regard, nous fait le monde plus lisible, rend possible l’approche de son réel, mais comme pressenti plutôt que représenté ou réalisé. Nous ne sommes pas loin, ici, de la réflexion d’Octavio Paz sur la poésie, qui suggérait de « donner des yeux aux mots » pour soustraire ceux-ci à l’usure de la parole de la communication ordinaire où ils ont perdu tout sens véritable. La parole poétique serait donc ce qui nous permettrait, par-delà les mots du langage, et au-delà des yeux, de saisir, dans son essence même, la réalité sensible du monde qui se dérobe habituellement à nous. Aussi, écrit Pierre Thibaud : Tu ne vois pas / ce qui est devant toi / mais tu captes l’invisible. Car ainsi qu’il nous en soumet la vision dans les autres poèmes du recueil (la mer et la barrière de corail, le ciel et ses lumières, la femme étincelante comme la vague et les gestes de l’amour, la musique et le grondement de l’orgue), la réalité est là, sous nos yeux, en sa présence inépuisable, et c’est en eux, nous dit Pierre Thibaud, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, chaque fois que cette réalité nous surprend, quand nous regardons le spectacle du monde, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit, pour « capter l’invisible », de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus et de nous en contenter. Pourtant cela ne se fait pas à volonté, car le poème est le médium de ce regard, et le monde n’a de réalité / que pareille aux fleurs / trouant la neige de mars. Mais n’est-ce pas qu’à l’instant où l’image paraît, dans ses si étranges lumières, nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. A l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend lieux et choses plus clairs en même temps qu’il nous éclaircit. C’est ainsi que, sous les mots du poète, se met en branle le travail du regard : entre l’arbre réel et l’épure / entre la présence première et la présence autre / proche de l’indicible et de l’insoupçonné / toi toujours au bord du monde / où jamais l’étoile n’abolira l’énigme.

         Et si c’étaient ces instant-là, fragments d’une fugitive réalité, ce passage fugace qui seuls importaient ? Cette quête des mots vers un regard plus pénétrant, pour rien que la brûlure d’un passage de l’éphémère où se consume notre vie. Mobilité pure camouflée sous nos yeux en immobilité. Musique sous le silence qui, levant buissons d’oiseaux / dans les erres de ses mots / (fait) alors jaillir / le chant en elle enfoui. On ne sort pas d’un monde pour entrer dans un autre, mais pour approcher un peu mieux le mystère de celui-ci, pour trouver le passage vers des soirs et matins apaisés. Comme on cherche un regard lavé, offert à la beauté simple des choses et aux secrets de leur présence, une disposition particulière du cœur et de l’esprit, un agencement de fond et de forme qui permet la manifestation de quelque chose de tout autre : Il y aurait un lieu où monter / dans la promesse des feuilles // […] où descendre / dans la rivière éteinte // […] où séjourner / dans le souffle suspendu // alors tout serait visible / les feuilles la rivière le souffle / chair plus profonde / avant le temps du pourrissement.

         Mais ce recueil, comme une logique prolongation de cette réflexion méditative dont la voix peu à peu s’assombrit, nous propose aussi, dans le même mouvement, une lente élévation vers l’esprit du divin et un chemin de spiritualité, sinon de transcendance : circonscris en tes mains / les lieux de ma métamorphose / et je rejoindrai alors mon vrai corps / dont le premier n’était que l’ébauche. Rien d’étonnant alors que la musique soit aussi souvent évoquée dans les dernières pages de ce recueil : Purcell, Monteverdi, Fauré et son Requiem, Bach et son Art de la fugue, Ulrich Studer, Alfred Deller… La musique, voie de l’élévation de l’âme, le chant, une voix qui se cherche / un second corps / allégeant le premier.

         C’est alors à pas et à mots légers que Pierre Thibaud semble consentir à porter le temps sur ses épaules et s’en va dénouer les ombres : il va falloir descendre / la rumeur la nuit le chemin / corps qui se laisse glisser au fil de l’eau / où mes mots font cercle // s’éteignent.

         Petite musique d’un sens qui se clôt sur cet horizon que même la poésie ne trouve aucun moyen ni de comprendre ni de formuler.

         Michel Diaz, 14/01/2023

Clartés du soir – Jacques Robinet

Clartés du soir, Jacques Robinet, Editions Unicité (2022),

Article publié in ce blog (janvier 2022) et in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)

         Le recueil, Clarté du soir, se compose de quatre sections, L’ouvert, La traversée, Nocturne, L’estuaire. Les titres de ces quatre parties laissent entendre, si on y est un peu attentif, que cet ouvrage s’organise comme une traversée de solitude, de silence et de nuit, depuis une ouverture vers une autre, plus vaste, offerte au large qui nous permet d’envisager que ce chemin de poésie débouche sur un horizon où l’espéré se mêle à l’inconnu – de même que les eaux du fleuve s’élargissent avant la mer pour s’y jeter et s’y confondre.

         Chemin de poésie qui ne se ferme pas en boucle sur lui-même, mais se forme en spirale, de même que cette figure dessine sa voie d’infini. Les premiers mots de ce recueil sont accueil au matin qui s’ouvre, à la lumière du début du monde : Une goutte d’eau / scintille // Le jour se lève / repousse la nuit // Tout s’éclaire / – commence. Les derniers mots du livre, comme en écho, semblent d’abord plus sombres, La lumière décline / Tu te crois près du port // La vie s’en va ainsi / comme un vallon creusé dans / la mer… Et Jacques Robinet ajoute : Que cherches-tu encore / qui ne soit un adieu ? // Souvenirs et désirs / se querellent / Poignées d’herbes folles / Ce qu’il reste de toi. La vie ne serait-elle que ce peu de choses après tant de lumière au ciel que résume le cri d’un oiseau ? Mélancolie qui tombe sur la dernière scène des jours ? Quelle est cette blancheur ? // L’aube se traîne / La marée te repousse vers le large. Mais les derniers poèmes du recueil ouvrent pourtant grand (vers l’inconnu de l’infini avons-nous dit) ce qu’on croyait d’abord se clore sur lui-même ; Apprendre des eaux courantes / à ne rien retenir // Tout s’écoule vers un autre soleil.

         D’ici, vers un ailleurs, plus large et plus profond, ce cheminement poétique est en vérité un chemin empreint d’une spiritualité profonde qui nous conduit, depuis les premiers vers, où le poète dit son émerveillement devant ce que le monde recèle de beauté, jusque aux confins de sa méditation, comme on fait le bilan de sa vie, apaisement, sagesse, où l’on accepte enfin de ne plus rien attendre ni demander, où l’on est seulement soucieux d’atteindre cet état de l’âme où Voir dans le noir / requiert le silence.

         Ce livre commence donc, dans la section L’ouvert, par une fervente célébration de ce matin nouveau qui repousse la nuit, cette injonction à se lever pour prendre racine de l’aube, à s’effacer comme la rosée / en son passage ébloui. L’expérience sensorielle du monde, toujours renouvelé, c’est ce qui emplit le champ de l’incertitude et du doute, y plante ses repères, y sème ses possibles, en nourrira sa nostalgie. C’est, en premier lieu, bien sûr, le regard et ce qui s’y est déposé : L’aurore ronge l’herbe noire / L’eau de la nuit brille encore. Et quel plus pur désir alors que celui de vouloir renaître dans le jour redonné, toujours neuf ? Ce qui s’invite à cette faim du monde, ce sont aussi ses bruits et ses silences, le jardin noir encore et silencieux, la pluie qui chuchote ses secrets, le discret chahut des pigeons parmi les feuilles mortes, le son d’une cloche / ouatée de silence // un rire lointain d’enfant. Partition des menues choses du monde avec lesquelles le poète aimerait se confondre pour entrer au cœur même de l’instant, délesté de toute mémoire et de toute douleur humaine comme cet arbre qui s’étire au soleil / de plaisir et de gratitude, et devenir comme lui, un arbre de silence / Un silence sans entrave /où le ciel se dépose, acquiesçant alors à ce qui advient, même à la mort qui rôde et consume nos heures. Mais même si ces pages sont traversées par l’idée de la mort et la conscience du temps qui passe, qu’un angélus lointain / annonce la fin du jour, ce rapport douloureux du poète avec le monde puise pourtant consolation dans le spectacle qu’il lui offre et où il trouve force d’exister quand sa foi s’indécise et vacille : Je n’ai d’autres raisons / nul autre savoir / que celui des plantes / attirées par le soleil. Et il écrit encore, comme on murmure une prière, Bénie sois-tu terre / perdue parmi les nombres / qui me permet de nommer chaque fleur.

         La poésie alors, et les mots du langage seraient-ils pour l’auteur autre voie de salut ?… Mais Jacques Robinet entretient avec la poésie et le langage un rapport de défiance, car l’écriture est toujours un obstacle entre le réel, la vision qu’on en a, parasitée par les mots même du langage, par ce qu’ils véhiculent malgré nous, et la représentation que l’on voudrait en faire. Ainsi écrit-il dans son ouvrage Les notes de l’heure offerte, « Les mots sont des serpents qui sifflent et grincent à chaque ligne. C’est le lieu de tous les dangers, de toutes les déconvenues ».

         Aussi la deuxième section du recueil, La traversée, se présente-t-elle, dans les vingt-trois poèmes qui la composent, comme une réflexion sur l’écriture, ses difficultés, les doutes et incertitudes qui font le fardeau du poète qui avance à l’aveugle sur la neige des pages : Tu dis la traversée du silence / pour rejoindre la voix qui s’efface. Quiconque, en effet, se livre au travail de l’écriture en éprouve un jour ou l’autre la dérision : Trop de mots s’épuisent /, écrit-il, à soutenir l’invisible // Ecrasés ils gémissent // C’était prévisible / trop beau trop haut pour nous. Et plus loin : Un mot de trop / frappe le poème / qui sombre // Au loin brille / la poussière d’un port / qui n’existe pas. Mais le paradoxe réside dans le fait que c’est en écrivant qu’on s’éprouve le plus vivant. Comme si la réalité, tout compte fait, n’avait d’existence véritable que dans et par l’acte du langage qui lui donne forme. Il n’y a donc pas les livres d’un côté et la vie de l’autre – ou le monde des choses et le monde des mots. Et c’est, nous semble-t-il, dans la quête de cette (im)possible conciliation que s’inscrit la démarche poétique et existentielle de Jacques Robinet. Et s’il écrit, Je cours   m’obstine / sans savoir / le lieu ni le chemin //[…] J’obéis à l’appel / des soleils en fuite, il écrivait aussi, quelques pages avant : Photos livres tableaux / deux arbres à la fenêtre / prêts à m’accueillir // Un cri d’oiseau / fait vibrer le silence.

         Qu’en est-il, s’interroge l’auteur, des rapports de l’écriture et du réel ? Et ses poèmes tentent de répondre à cette interrogation insistante qui, depuis bien longtemps (depuis le Don Quichotte de Cervantès) est celle de toute véritable entreprise littéraire. Interrogation qui se prolonge et se développe dans Nocturne, la troisième section du recueil : Goutte de pluie / glisse et se perd // Mot perdu / que le langage / traque en vain // Poursuite d’une braise / tous feux mal éteints. Certes, le poète ne « court » pas après le réel comme s’il s’agissait d’un animal en fuite. Il y est immergé, comme tout le monde, mais sans le savoir tant la « réalité », cette description apprise, nous accapare et nous limite. Peut-être est-ce contre cela que l’écriture le réclame, pour échapper à cette aliénation. Parce qu’on éprouve un beau jour que seul le langage permet d’échapper au langage. Ecrire alors, écrire, poser, jour après jour, les mots qui feront le poème, nourriront le questionnement : Les mots tombent / goutte à goutte / comme la pluie / dans un seau. Et même si L’eau à tout instant / se ride mais jamais ne / déborde l’éternel vivier, faut-il écrire encore ? Faut-il poursuivre ? // Faire crisser à nouveau cette neige // effeuiller le langage / sans le jeter aux flammes ? « On dit que nous sommes poètes, disait Breton, parce que nous nous attaquons au langage qui est la pire des conventions. » Il nous faut ajouter que « parler contre les paroles », comme le disait aussi Ponge, c’est perdre ses repères, sortir de ce cadre rassurant ou les mots disent ce qu’ils veulent dire. Alors, on ne sait plus où l’on est. On est là et on n’y est plus. Les choses n’ont pas changé et, en même temps, elles sont prises dans une étrange lumière. Cette lumière étrange qui est le signe du réel. Alors Ecris – écris encore, nous dit Jacques Robinet, Rature déchire renonce / le temps d’une romance / ou celui d’un silence. Et même si la douleur ferme l’espace, que le monde se fait petit, écrit encore le poète dans ces si belles pages dédiées à sa mère en allée, et que nous accueillons comme des Leçons de ténèbres, Nous portons des rêves d’oiseaux / qui volent d’île en île.

         La dernière section, L’estuaire, se colore d’autres modulations dans la voix du poète. Les mêmes thématiques s’y retrouvent, la conscience du temps qui passe, l’approche de la mort, les enjeux du chant poétique, mais en mode mineur, comme adoucies et apaisées, et certaines pensées passent au premier plan pour y occuper une place essentielle.

         Certes, écrit le poète, A trop vouloir atteindre / la plus haute note / on brise la voix / amoureuse du silence, mais, ajoute-t-il aussitôt, C’est au plus sombre / parfois au plus bas / que le chant retrouve / sa fraîcheur de source. A force de se cogner aux murs, dit-il encore, il découvre soudain / que rien ne (le) sépare de ce qu(’il) cherchait. C’est-à-dire, comme il le déclare dans un entretien avec Nathalie de Courson, « s’ouvrir le plus possible au silence et à la beauté de ce monde qui ne cesse de jaillir sous notre regard », parce « que tout m’est appel en ce monde si riche de beautés et de douleurs ». Et il ajoute, un peu plus loin : « Plus j’avance en âge et plus une certaine paix, je n’ose parler de joie, et pourtant ! m’habitent. Cela peut étonner que le grand âge puisse sembler être parfois le plus bel âge de la vie, mais tel est bien mon cas ». Consentir, privilège de l’âge, consentir à l’inconnu, à l’imprévisible, à la violence ou à la douceur de l’inéluctable, tel est le sens de cette métaphore de l’estuaire qui nous dit Que nul regret n’entrave / qui efface ses traces / riche d’un frêle amour / au moment de tout quitter.

         Et c’est bien la thématique de l’amour qui envahit les pages de cette dernière section. A l’amour, dévasté par l’absence, qui le liait à sa mère, succède celui que porte la foi et la quête spirituelle, certes sans cesse tiraillée par le doute, mais porteuse d’une inépuisable espérance : A chercher le divin / on rencontre des pierres / Plus hautes les églises / plus violent le désir. Aussi, peut-il écrire : La moisson est rangée // La paille brille / après l’orage et la pluie. Vient alors, comme naturellement, se rattacher la pratique de l’écriture au mouvement de l’âme portée vers – et par – la méditation, au goût pour la contemplation à la figure de Dieu. Rencontre qui n’a rien d’évident, et Jacques Robinet ne cesse de nous le dire, mais qui élève ce recueil vers les hauteurs du cœur en même temps que vers celles de l’art poétique.

Michel Diaz, 10/01/2023

La mesure des murs – Colette Daviles-Estinès

La mesure des murs

Colette Daviles-Estinès

Editions L’ail des ours (2022)

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         La poésie de Colette Daviles-Estinès nous parle à voix toujours feutrée. On la lit en la murmurant, comme l’on murmure une confidence ou comme l’on chuchote un secret à-demi dévoilé.

         La mesure des murs est une suite de poèmes relativement courts, accompagnés par les belles œuvres de l’artiste Ghyl, poèmes quelquefois réduits à deux ou trois lignes pour les plus brefs d’entre eux, et le titre de ce recueil semble nous fournir une indication de lecture en faisant implicitement référence à cet espace subjectif qui est notre monde intérieur, à ce en quoi il nous limite. Mais « mesurer ses murs », prendre la mesure de soi face à soi-même et face au monde qui nous entoure, implique une notion d’enfermement, voire de souffrance que les mots de Georges Perec, cités en exergue, se proposent de dépasser : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (Espèces d’espaces).

         Mais peut-on vivre sans se cogner ? Toute la démarche poétique de l’auteure consiste, de livre en livre, à essayer de mettre en œuvre ce « le plus possible » grâce à quoi on peut s’exercer, de son mieux, au délicat métier de vivre. C’est dire que l’écriture de Colette Daviles-Estines est remise en éveil, quotidiennement, et presque à chaque mot, par sa présence à elle-même et par son attention aux choses, afin qu’y naisse quelque lumière à laquelle il faudra rendre grâce : Je prends la mesure des murs / Ma vie se démesure toute seule / Je peux encore y mettre de la joie. Et s’il faut s’essayer à ne plus habiter le versant nord / des choses, il faut aussi savoir cultiver Ce besoin de couleurs / pour accueillir les nouvelles du monde.

         La plupart des poèmes de ce recueil font plus ou moins directement référence au temps. Non dans son aspect chronologique mais bien, le plus souvent, dans son immédiateté, l’instant, seul moment où l’on existe vraiment, le passé n’étant plus, hormis dans la mémoire (Il y a eu ce bol de lavande bleu / porté chaque matin aux lèvres de l’hiver), et le futur n’existant pas encore. C’est pour cela que la poète s’exprime le plus souvent au présent de l’indicatif et sur le vif, à l’instant même où en écrivant, son regard se pose sur les choses, mais quelquefois comme en déroute. Car le temps disperse la petite éternité / de chaque instant. En effet, l’instant se dérobe à chaque instant, et quand on croit le saisir, on n’en retient que le sentiment ou le souvenir : Et j’ai envie de dire merci / aux noms qui s’effacent / aux chemins qui s’effacent / tous ces mouchoirs noués / pour oublier quoi déjà ?

         C’est pourtant dans l’instant que, pour Colette Daviles-Estines, se joue la vie, c’est dans l’instant qu’une porte ou une fenêtre peut s’ouvrir. Mais s’ouvrir sur quoi ? Ainsi, écrit-elle, La nuit est à la fenêtre / la fenêtre dans le miroir / La nuit est dans le miroir / et tout le clair de lune / flambe froid sur les murs. Ou encore : Nuit estuaire / collée blanche aux fenêtres / Un bras de lune éventre la pénombre.

         Tout est là, dans l’instant d’intense présence : Regarder passer / tout le ciel dans l’eau / La montée lente d’une feuille morte / Les oiseaux et leur vol de pierre. Ecrire alors, contre le temps, nous dit l’auteure, « contre la mort », ainsi que l’écrivait Alain Borne, « comme l’on écrit contre un mur ». A quoi elle semble faire écho : Poèmes, mise en scène / Canaliser le flux de souvenirs / les choses jamais écrites / jamais éteintes / Rivière à laver toutes les camisoles.

         Tout est là, certes, mais tout se dissipe. A peine vues, les images disparaissent, l’absence envahit la présence : Il y a eu des falaises d’eau / quelques fois des marées de pierres / et de brûlantes embellies // Maintenant le temps s’effrite / – saison de safre –.

         Pourtant, il y a chez cette poète l’intuition, au creux de l’instant, d’un point immobile qui ne se laisse pas entraîner par le mouvement du temps, comme si fatalement, malgré ce que dit Héraclite, on se baignait toujours, aussi, dans le même fleuve. Celui-ci passe… et ne passe pas : Soudain, écrit-elle, volets de nuit / plaqués à chaque fenêtre / Le temps est sous scellés / on n’approche plus que le silence. Ou encore : L’impression de flotter / légère dans une bulle / elle-même flottant / légère dans une bulle / de temps.

         C’est dans ce lieu en dérobade de tous lieux que Colette Daviles-Estinès semble traquer dans l’instant vécu et dans l’espace concret des objets quotidiens et des paysages proches, un arbre, un oiseau, un nuage, un rayon de soleil ou de lune, le vent qui se lève… Aussi est-elle continuellement aux aguets, comme dans la surprise et l’innocence de qu’elle voit et de ce qu’elle entend, comme s’efforçant, chaque fois, de purifier sa perception pour la débarrasser de ce qui conditionne le langage et par-là, notre regard même.  Il faut entendre par là que la poésie de cette auteure, loin de se complaire dans l’abstraction, ne travaille qu’au cœur du sensible, s’y engage totalement, dans une sorte d’ontologie en action. Cette voix, qu’elle porte et qui cherche en elle à parler, qui cherche à lui dire quelque chose et quelque chose à lui donner à voir avec les mots, c’est d’abord une voix qui aurait des yeux neufs à lui offrir, qui n’opposeraient aucun obstacle à la vibration du monde alentour : On cherche les mots qui poignent / une musique à décrocher le cœur / ou quelque chose qui y ressemble.

         Je regarde le figuier / il ne frissonne plus / Ses brindilles nues tressaillent / sous le poids des mésanges, écrit la poète. Ou encore : La forêt à l’aube / bientôt à la fenêtre / Un cri de bête a percé une étoile. Etre à l’affût de ce qu’un seul instant contient de l’essentiel du temps, c’est être poète de ces « petits riens », suspendus au-dessus, dans l’air, qui se mêlent, d’une chose coulant dans une autre, se fondent sans que l’on ne sache plus d’où cela vient ni comment il a disparu.

         Et c’est bien par ces « petits riens », si bien saisis par tous les sens et si humblement rendus par les mots qui font toute la densité de la poésie de Colette Daviles-Estines dans laquelle, si simplement, et comme si de rien n’était, nous nous sentons rendus au cœur du monde.

         Michel Diaz, 22/12/2022

Persévérance des brumes – Florence Saint-Roch

Persévérance des brumes

Florence Saint-Roch

Rougier V. éditions

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         Dans le brouillard venu d’un coup / La montagne se déprend / Amuïe sa consonance de base / Gommés ses linéaments peut-on lire au début de ce petit et élégant ouvrage.

         Qui a marché dans la montagne, par temps de brouillard ou de brume, retrouvera les impressions et sentiments que Florence Saint-Roch évoque dans ces dix poèmes (accompagnés par les dessins à l’encre de l’éditeur, très subtilement coloriés) : la disparition du chemin qu’on suivait, la perte des repères, l’effacement du paysage, la sensation d’avoir quitté le monde du réel pour entrer dans un autre, noyé dans un silence cotonneux.

         Pourtant, « brouillard » ou « brume », puisque l’on trouve chacun de ces mots dans le titre du livre et dans ces premiers vers que nous avons cités ? Lequel privilégier pour parler de ces manteaux nuageux qui longent la terre et le ciel, ces masses de nuées qui semblent vouloir aspirer tout ce qui se dresse sur leur passage ? Brouillard ou brume sont d’abord un mur, une barrière entre le connu et l’inconnu, un espace tampon qui séparé le réel de l’au-delà du réel, ce qui est accessible au sens de la vue, le premier sens humain, et ce qui ne l’est pas.

         La brume me fait perdre mes repères / Pourtant je suis presque en haut écrit plus loin l’auteure, provisoirement égarée dans Un temps immense où je ne suis pas. Il faut dire que le brouillard, symbole de l’indéterminé, est victime de jugements négatifs stéréotypés, jouant sur la corde de la tristesse et de l’absence d’espoir, que toutes ces idées influencent la vision que l’on porte à ce phénomène : le brouillard étant souvent apparenté à un espace menaçant, un vide tortueux ou à une enveloppe qui nous enchaîne dans nos propres tourments. Le brouillard accompagne souvent en effet, dans la littérature ou l’iconographie, les images du monde « d’en bas », celui des enfers. Etres et choses s’y défont et perdent leur identité, ne sont plus que fantômes et vagues apparences d’elles-mêmes : Autour cesse de se ressembler // Epaisseur laiteuse duvet opalescent / […] La montagne défait ses contours / Je m’embrouille peine à rassembler les fils… Ainsi, dans les récits de Perceval, le château du roi pêcheur est entouré par la brume, dissimulé des yeux mortels par ce voile qui limite la vision et sépare.

         Mais pourquoi investir des valeurs négatives à l’inévitable ? Le phénomène du brouillard ne pourrait-il pas, au contraire, être un sol fertile pour nos pensées et notre imaginaire ? Ne serait-il pas plus judicieux, ainsi que la poète le fait ici, de se réapproprier la beauté de la brume et des nuages qui jalonnent notre vie ? De transmuter en magie ces codes imposés pour créer notre propre vision du monde et de la nature ? Aussi Florence Saint-Roch écrit-elle : Je n’ai pas peur je ne me sens pas flouée / Depuis quand la confusion / Empêcherait-elle d’avancer ? A l’affût des moindres bruits et tendant l’oreille pour mieux voir, elle écoute et ausculte Cette part irréductible en moi / Qui me fait aimer l’ubac / Plutôt que l’adret.

         Cependant, si elle est moins dense que le brouillard, la brume est aussi plus ambiguë. Trompeuse et même, dira-t-on « traîtresse », elle s’élève au-dessus des eaux dormantes ou couvre la mer, égarant les marins, ou couvre les flancs des montagnes, dissimulant leurs crêtes, fourvoyant les marcheurs qui s’y risquent. Mais généreuse aussi, elle contribue, en estompant certains traits défectueux du paysage, à embellir milieux et personnages, à ouvrir l’esprit à la rêverie, invite à la méditation. Et même si la poète ne sait plus vraiment s’orienter, dans ce reflux des évidences où tout a perdu ses contours, elle perçoit, Diffusée par les gentianes / L’injonction ténue / Lève-toi et marche / Mes jambes hésitent / Indécision cotonneuse / Doux vertige blanc.

         En fait, qu’elle soit physique, esthétique ou symbolique, la brume est en fait un équilibre. Chaleur de la terre et froideur du ciel incarnent l’osmose des deux mondes enlacés, provoquant un schisme dans la réalité. Et c’est pourquoi, dans la beauté du phénomène que la brume impose à nos désarrois, elle est espace de recherche, voire de quête, poétique ou spirituelle, qui nous place dans une zone d’inconfort mental qui peut d’abord nous effrayer, nous terrifier parfois, et nous pousse alors à choisir une forme de complaisance dans la facilité. Mais le chemin de l’équilibre est jonché de nombreuses gouttes en suspens dans l’air, de l’infini multitude de ces particules qui nous permettent d’évoluer, d’avancer au-delà de nous-mêmes dans notre recherche d’harmonie : L’impalpable me bouscule / La blancheur se plaît au bout de toutes choses. Et l’auteure écrit, plus loin, Je voudrais comprendre ce qui s’élabore / Qu’un infime courant d’air agite le voile / Pour que j’aie vent du secret.

         Et quel secret plus originellement primordial que celui de « l’être-là » que la brume nous invite à interroger, ce phénomène naturel qui envahit pourtant, bien en-deçà de la littérature médiévale, les pages d’un temps ancien en tant que quête d’équilibre dans cet « entre-deux mondes », entre la vie et la mort, entre nos parts chaleureuse et froide, entre tristesse et joie, réunies sous une même bannière magique ? La brume alors est excellent moyen de s’harmoniser, de se projeter dans l’équilibre de la nature et dans la déité du monde du milieu qui nous permettent de nous mettre seuls face à nos peurs archaïques et nos angoisses existentielles, pour nous permettre de créer une nouvelle réalité en nous rendant mieux maîtres de nos vies : Au creux d’un temps épais / Le visible et l’invisible se rassemblent / Avant que se produise l’événement.

         La brume, en effet, ouvre des possibles et permet que de son vide naisse le plein : Dans le flou vaporeux / La montagne prépare des réponses écrit Florence Saint-Roch, et elle ajoute que Dans ce passage au blanc / Les vieux mots se désarriment / Ma voix gagne des couleurs. Et elle nous confie, dans les deux derniers poèmes du recueil : Moi aussi je dois me redessiner / Eviter de m’aplanir dans ce qui est.

         Nouvel état d’être, qui peut troubler et effrayer, comme nous l’avons déjà dit plus haut, mais espace où l’individu qui y est projeté peut y libérer ses instincts premiers et ses peurs, y déverser son imagination, en tout cas y trouver les moyens d’accéder à cette autre part de lui-même, ou comme l’on traverse une ligne de transition entre deux espaces différents qui ne devraient pas pouvoir cohabiter, essayer, en s’y attardant, de se grandir et de participer au juste équilibre du monde : Au plus profond du brouillard / Je sors des apparences je monte / Sans arriver tout à fait… Mais faut-il à tout prix arriver quelque part ? Rappelons simplement cette phrase attribuée à Goethe : « Le but, c’est le chemin ». Et c’est à le suivre en nous-mêmes, dans nos hésitations et nos incertitudes, que ce précieux petit livre nous invite.

         Michel Diaz, 10/12/2022