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Comme un chemin qui s’ouvre – Le Basilic, mai 2019

Article signé Alain Freixe, paru dans Le Basilic, numéro de mai 2019.

Comme un chemin qui s’ouvre
Michel Diaz
collection Fonds Poésie,
éd. L’Amourier

On connaissait ici, à nos éditions L’Amourier, Michel Diaz pour ses nouvelles, À deux doigts du paradis, en 2012 et Le Gardien du silence, en 2014. On connaissait son obsession “pour la mélodie de la langue”, aussi est-ce sans surprise que l’on voit aujourd’hui le Fonds Poésie accueillir ces proses qui vont Comme un chemin qui s’ouvre vers leur cœur de feu, la poésie, selon les mots de Joë Bousquet.
La poésie “comme une échappée dans le temps du jour où les heures ne meurent plus”, où nous nous tenons debout sur les heures “étonnés  d’être encore” appelés à marcher “non pour passer, sur l’arche des pensées, ce pont tendu, vers l’autre rive de soi-même”, non, ce serait
trop dire. L’humilité généreuse de Michel Diaz lui permet tout au plus d’écrire qu’il s’agit “juste de laisser, derrière soi, les ruines de la nuit et ses monceaux d’opaque confondu dans le sel des décombres”.
Tel est le compagnon qui chemine sans faire demeurance, le pèlerin qui marche pour marcher car c’est dans la marche que s’invente le chemin, d’arrachement en arrachement. Ainsi se déprend-on de ce qu’il y a d’orienté, de connu dans les déplacements. Ainsi dans les
promenades telles que les pratique Michel Diaz, on ne se contente pas d’accompagner le temps, on l’engage à naître car on est pris dans un rythme qui ouvre l’air et féconde l’espace de la clarté d’ “un feu sourd qui s’invente à mesure”.
De la marche à l’écriture, des terres traversées au pays de l’encre – la poésie comme “la terre de sous nos pas” écrit Michel Diaz dans son incipit en citant Yves Bonnefoy – les chemins sont de mots, d’images – parfois baroques comme cet (œil (…) anneau du soleil” ou ces “jours (…) tombereaux de charbon arrachés, ongles nus, à la veine” – de couleurs, de prises et de reprises. Là, “dans cette approche recommencée de ce qui est”, on ne répète rien, on reprend, ce qui
suppose nouvelle énergie donnée à la main comme au pas qui invente l’avancée.
Il y a quelque chose de terrien, d’élémentaire, d’archaïque dans la marche. Quelque chose de vertical : on va les yeux tantôt levés vers, tantôt baissés sur, entre ciel et pierres. On va, puis on s’arrête… Alors on reste là, “sans paroles, pas trop avant de soi et pas trop arrière non
plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle (…) libre de toute attente et de toute désespérance.” Il y a des moments dans la marche ou dans la fatigue du pas, où l’œil perd ses droits – œil toujours déjà traversé d’interprétations verbales, lieu structuré par des savoirs figés – où s’effondre la distance des perspectives, où c’est un vide que l’on pousse devant soi, dans la lumière. Vide germinatif de “la présence sans nom de ce qui nous entoure (…) nous parle en sourdine avec des mots qu’on reconnaît sans les comprendre”. Tel est l’instant, ce lever de rideau, cette entrée en scène d’une étincelle dans laquelle l’éternité et l’infini prennent visage dans un ici et maintenant radical. Dans ce livre de Michel Diaz, le temps de l’homme et le temps du monde se rencontrent dans “la plénitude de l’instant”. Peu de choses en vérité : “une
abeille contre la vitre, les formes d’un nuage, la courbe de tes hanches”, ces petits riens, ces “presque rien” font de notre présence au monde le lieu où il nous est donné “d’entendre ce qu’en sourdine le temps nous conte de nous-mêmes depuis sa rive la plus nue”. Il y a là de quoi voir “la peur (s’évanouir)”, “la route à suivre” s’ouvrir “sous l’étoile où le jour se prépare”. Poursuivons!

Alain Freixe

Lignes de crête (extraits)

Textes extraits du recueil Lignes de crêtes, éditions Alcyone (févr. 2019), publiés sur le site des éditions Alcyone, lus par Silvaine Arabo.

feu de joie

il n’y a que l’errance
qui soit son début et sa fin
sur ce peu de terre habitable

où la mort est toujours plus vaste
les sables du désert plus proches
plus nombreux ces vents de folie
de poussière et de sel
qui défient le soleil
cette bouche d’enfer

il n’y a d’horizon
pour les yeux faméliques
dans le jour aveuglant et torride
que ces mirages secourables
au sang usé des illusions
et la vieille et vaine souffrance
de l’humaine calamité

alors aller
marcher en claudiquant
dans la conjonction suffocante
des astres et le noir de fumée

– sur le bûcher des certitudes
nous n’avons plus au cœur
qu’un sombre feu de joie
et une boussole brisée

**

passage du col

sur le plus âpre du
versant les nuages s’écorchent
suintent un sang pâle qui s’en va
vers des migrations hasardeuses

le ciel
est un miroir au bleu fêlé
où traîne encore un peu de l’ombre
que les vents de la nuit ont posée sur la terre

là    qui est
sans y être
quelque chose est là
où la respiration se pose
en bordure de l’air
où le cœur attend que la brume
achève de se déchirer

quelque chose qui tourne
à l’angle du silence
avec pour tout bagage
la seule couleur de l’instant

– rapace
qui dérives
milan    les yeux aveuglés d’aube
ignorant le regard de celui qui l’observe
cherchant à quoi se noue
suspendue ainsi dans le vide
la force de ta solitude
son féroce et indépassable héritage

ton plané silencieux
dessine le tracé d’une âme
perpendiculaire à la mienne
guide l’air qui descend et
remonte dans ma poitrine

il n’y a pas de quoi
se sentir misérable
de marcher dans la même blessure
tout au long de sa mort

ici
le jour levé
dans ses exhalaisons terrestres
et son immensité perdue
sur les chemins des pierres
est un baiser léger posé
sur mon épaule

cela suffit
à la très humble mais fervente joie
de se sentir vivant !

ici
au milieu de ce qui est là
après les sueurs de la nuit
apparaît parfois dans les clairs de jour
et n’a jamais de cesse

dans son œuvre de force sourde
et de buisson ardent

Section Walter Benjamin

**

trobador

comme dans le blanc de ses linges
se révèle une absence accueillante
le passage d’une ombre que rien
ne laissait annoncer

parole est celle qui se cherche
dans l’émergence de son souffle
et son jaillissement de la source
au silence

un silence qui vibre
comme écho du destin
qui prend appui sur ce que l’ombre
cèle de possible clarté

un silence qui vient chercher
dans le remuement de la langue
ce qui livre et délivre
et que la parole ne savait pas
mais qui se disant la dépasse

devenant cet outil qui rêve
découvrant d’elle-même
ce qu’elle dit du monde
se consumant et s’éclairant
tout à la fois dans l’affirmation
de sa seule présence

présence au monde désaxée
dans son refus fragile
de n’être que dans l’évidence
où se tient l’apparence des choses

**

ardeur

la rose de mélancolie
et le vent des soupirs
ont échangé leur neige

pour attiser ce peu d’éclat
devenu larme ou songe
dans les labyrinthes d’un cœur
qui veillait sur sa lampe d’ombre

moment de l’aube
si belle     écorchée vive
où se déchire le nuage illuminé
par la blessure d’une étoile

comme une rose de rosée
devenue flamme

– à la fin
une fleur inouïe et pure
s’échappe à la pointe de l’être

et tremble

à la fin
quand s’ouvre
la brûlure de l’esprit
jusqu’aux racines

Section Hölderlin

**

le châtaignier déraciné

versant ouest
ce qui vers le maquis bascule
gît cet arbre sabré
par la foudre

tête en avant jeté
dans le torrent des pierres
soulevant dans sa ruine
des éclats d’incendie

ses racines
dressées vers le ciel
sculptées dans le silence
lui sont un immobile poing levé
qui renverse l’ordre d’un monde
réglé sur la balance du soleil

dessus dessous se sont perdus
dans le chaos de la rocaille
invitant le regard    égaré
qu’une lumière noire aveugle
à une désobéissance radicale
née de sa première stupeur

instant de nuit profonde
coulée de lave dans les yeux
où le temps suspendu
par une seule image
doit revenir dans le regard

qui doit apprendre à recouvrer
le temps de sa propagation

**

arbre avec oiseau

l’arbre tourne
son ombre vers nous
tilleul ou acacia
quand s’affutent nos soifs

sa main levée
sépare les nuages
pour ouvrir un berceau à la pluie

lui sait
couvrir nos corps de feuilles
leur tremblante clarté de vitrail
et déposer une prière
dans les plis de notre sommeil

avec l’oiseau
merle ou mésange
perpétuant les gestes de l’amour
ils peuvent rire de la mort
qui se prend au sérieux

ce pouls inerte
qu’une lame d’agonie balaye
entre la tombée de la nuit
et l’incertain lever du jour

mais c’est sans importance
rien ne persiste dans nos voix
qu’un vent jauni cherche à trancher

que les rêveries du matin
enlacées à quelque parfum
où se retrempe la lumière
qui danse entre nos doigts

Section Claude Cahun

**

à l’orée du silence

source qui cherche son chemin
regard lucide cœur égaré
creusant dans son errance
le lit d’un songe aventureux

source qui cherche son secret
au bord du soleil et des lèvres
à travers l’âpreté des déserts
et l’outre-moi du noir
immense

à l’orée du silence
et du vide    à travers
son pays d’arbres morts
dans un murmure de poussière

où la lumière prendrait corps
pareille à un éclat de rire
aveuglant le regard
et dissipant la soif

clarté
comme un éclair de nuit
qui éclaire soudain    par mégarde
ce qui nous échappait

**

qu’importe

qu’importe que les heures
viennent et s’en aillent
puisqu’il reste les fleurs et les arbres
qu’il y a de la pluie pour la terre
une rivière pour la source
et des moments pour le silence

une vague toujours pousse une autre
une trille de merle s’éteint
le cri d’une mouette

le temps passe dessus
sans qu’il s’arrête
sans qu’il creuse une ride
ou le sillon d’une blessure
une cicatrice de souvenir

comment mourir quand
on n’est pas sûr d’avoir existé ?
que l’on sait si peu de son nom ?
qu’on est que présumé ?
qu’on est de nulle part ?
d’une colline d’une plaine
du lointain de l’horizon flou
de la menthe du temps ?

il y a tous les siècles
à regarder venir
avec leur part de ciel
avec des nuits glaciales
des nuits chargées de solitude

avec des temps défigurés
des jours taillés en pointe de silex
et des rêves de déchirure
dans les rideaux qui battent aux fenêtres

il y a le chemin
sous le déroulé des nuages
avec ses bandes de clarté
qui traversent une terre blessée
un rire qui défie tous les silences

un visage étonné de tout
qui cherche dans ses yeux écarquillés
ses éclats dansants de soleil
et les lèvres charnues de l’aube

ce dont ton miroir se souvient

Section Alejandra Pizarnik


Extraits de Lignes de crête de Michel Diaz
© Editions Alcyone, 2019.

Lignes de crête – Michel Diaz (février 2019)

Michel Diaz

Lignes de crête, de Michel Diaz.

Editions Alcyone (collection Surya)

ISBN : 978-2-37405-056-0

Michel Diaz, né en Algérie, vit à Tours où il a enseigné la littérature et l’art dramatique jusqu’en 2008. Spécialiste de l’œuvre d’Arthur Adamov, il lui a consacré une thèse de doctorat où il étudie ce qui en constitue la radicale singularité. Attiré très tôt par la poésie, il a surtout, d’abord, écrit pour le théâtre une douzaine de pièces dont quelques-unes ont été publiées (P.-J Oswald, J.-M. Place), représentées ou diffusées à la radio sur France-Culture.
Il est aussi l’auteur, chez différents éditeurs (P.-J. Oswald, J. Hesse, Chr. Pirot, L’Ours Blanc, Cénomane, Musimot, N & B, L’Amourier), de cinq recueils de nouvelles, d’une dizaine de livres d’art (poèmes et proses poétiques) en collaboration avec des artistes, peintres ou photographes, et de plusieurs ouvrages de poésie. Il a également contribué à de nombreux livres d’artistes à édition limitée et à la réalisation de « livres pauvres », à destination de médiathèques, musées, ou collections privées.

Lignes de crête, fragments d’errance, livre nourri des rêveries, méditations et réflexions suscitées par la marche, s’articule en quatre parties successivement adressées à Walter Benjamin, Friedrich Hölderlin, Claude Cahun et Alejandra Pizarnik. Deux femmes, deux hommes. Quatre figures de penseur, artiste et poètes, dont le parcours de la pensée, la vie sans concessions et le destin tragique, dessinent des figures d’une intense humanité. C’est porteur de cet héritage irradiant ses forces obscures et lourd d’ombres incandescentes que l’auteur de ce livre chemine, en bordure de failles, en suivant, sur la sente des jours noueux, le tracé incertain et mouvant de ses propres lignes de crête, mais les yeux posés sur un horizon qui ouvre, là-bas, vers demain, sa lumière toujours espérée, ses clartés parfois reconquises dans un élan inassouvi d’acquiescement au monde.

Vous pouvez écouter des poèmes de Michel Diaz, lus par Silvaine Arabo, sur le site des éditions Alcyone, en cliquant sur la flèche du fichier MP3, en bas de page.

TEXTES

Préambule (extrait)

Pays enveloppé de silence, de nuages et de bleu, recouvert d’une brume légère ou d’un voile, celui de la patiente réticence à s’offrir à qui ne le mérite pas.
Un oiseau déchiré par le vent tombe dans l’herbe haute, pousse un cri échappé à la nuit, qui a gardé un peu de givre et de chaux vive.
Monte un chant de dessous les pierres, apporté par le même vent, une voix inaudible mais qui, parfois, peut faire peur sous la machinerie colossale du ciel.

Et devant, ces chemins qui s’enfoncent dans la montagne, se perdent à travers les sapins et les hêtres, parmi les buissons de gentiane et de genévriers, sinuent sur les lignes de crête, s’égarent sur l’infinitude des hauts plateaux où l’on perçoit l’écho lointain, déformé par le temps, du sauvage et du primitif.
Aussi, quand les semelles foulent les cailloux, dérangent leur silence, on entend le son sourd, mat et puissant, cette respiration comme animale, de la solitude saturée de présence, que l’on cherche à traduire, non par les mots de la parole, mais par une manière de musique, par un rythme intérieur, un obscur battement, comme une cadence du sang, qui est ce qui respire tout autour et nous réaccorde au vivant.
Comme si, passant à travers un rideau, sans même s’en apercevoir, on entrait dans un autre monde. Celui de ce réel dont nous avons perdu l’usage.
Mais c’est aussi une avancée, sans césure, dans l’écoute du monde invisible où s’enracinent nos pensées les plus archaïques et dont nous recherchons toujours la clé: […]

**

feu de joie

il n’y a que l’errance
qui soit son début et sa fin
sur ce peu de terre habitable

où la mort est toujours plus vaste
les sables du désert plus proches
plus nombreux ces vents de folie
de poussière et de sel
qui défient le soleil
cette bouche d’enfer

il n’y a d’horizon
pour les yeux faméliques
dans le jour aveuglant et torride
que ces mirages secourables
au sang usé des illusions
et la vieille et vaine souffrance
de l’humaine calamité

alors aller
marcher en claudiquant
dans la conjonction suffocante
des astres et le noir de fumée

– sur le bûcher des certitudes
nous n’avons plus au cœur
qu’un sombre feu de joie
et une boussole brisée

**

passage du col

sur le plus âpre du
versant les nuages s’écorchent
suintent un sang pâle qui s’en va
vers des migrations hasardeuses

le ciel
est un miroir au bleu fêlé
où traîne encore un peu de l’ombre
que les vents de la nuit ont posée sur la terre

là    qui est
sans y être
quelque chose est là
où la respiration se pose
en bordure de l’air
où le cœur attend que la brume
achève de se déchirer

quelque chose qui tourne
à l’angle du silence
avec pour tout bagage
la seule couleur de l’instant

– rapace
qui dérives
milan    les yeux aveuglés d’aube
ignorant le regard de celui qui l’observe
cherchant à quoi se noue
suspendue ainsi dans le vide
la force de ta solitude
son féroce et indépassable héritage

ton plané silencieux
dessine le tracé d’une âme
perpendiculaire à la mienne
guide l’air qui descend et
remonte dans ma poitrine

il n’y a pas de quoi
se sentir misérable
de marcher dans la même blessure
tout au long de sa mort

ici
le jour levé
dans ses exhalaisons terrestres
et son immensité perdue
sur les chemins des pierres
est un baiser léger posé
sur mon épaule

cela suffit
à la très humble mais fervente joie
de se sentir vivant !

ici
au milieu de ce qui est là
après les sueurs de la nuit
apparaît parfois dans les clairs de jour
et n’a jamais de cesse

dans son œuvre de force sourde
et de buisson ardent

Section Walter Benjamin

**

trobador

comme dans le blanc de ses linges
se révèle une absence accueillante
le passage d’une ombre que rien
ne laissait annoncer

parole est celle qui se cherche
dans l’émergence de son souffle
et son jaillissement de la source
au silence

un silence qui vibre
comme écho du destin
qui prend appui sur ce que l’ombre
cèle de possible clarté

un silence qui vient chercher
dans le remuement de la langue
ce qui livre et délivre
et que la parole ne savait pas
mais qui se disant la dépasse

devenant cet outil qui rêve
découvrant d’elle-même
ce qu’elle dit du monde
se consumant et s’éclairant
tout à la fois dans l’affirmation
de sa seule présence

présence au monde désaxée
dans son refus fragile
de n’être que dans l’évidence
où se tient l’apparence des choses

**

ardeur

la rose de mélancolie
et le vent des soupirs
ont échangé leur neige

pour attiser ce peu d’éclat
devenu larme ou songe
dans les labyrinthes d’un cœur
qui veillait sur sa lampe d’ombre

moment de l’aube
si belle     écorchée vive
où se déchire le nuage illuminé
par la blessure d’une étoile

comme une rose de rosée
devenue flamme

– à la fin
une fleur inouïe et pure
s’échappe à la pointe de l’être

et tremble

à la fin
quand s’ouvre
la brûlure de l’esprit
jusqu’aux racines

Section Hölderlin

**

le châtaignier déraciné

versant ouest
ce qui vers le maquis bascule
gît cet arbre sabré
par la foudre

tête en avant jeté
dans le torrent des pierres
soulevant dans sa ruine
des éclats d’incendie

ses racines
dressées vers le ciel
sculptées dans le silence
lui sont un immobile poing levé
qui renverse l’ordre d’un monde
réglé sur la balance du soleil

dessus dessous se sont perdus
dans le chaos de la rocaille
invitant le regard    égaré
qu’une lumière noire aveugle
à une désobéissance radicale
née de sa première stupeur

instant de nuit profonde
coulée de lave dans les yeux
où le temps suspendu
par une seule image
doit revenir dans le regard

qui doit apprendre à recouvrer
le temps de sa propagation

**

arbre avec oiseau

l’arbre tourne
son ombre vers nous
tilleul ou acacia
quand s’affutent nos soifs

sa main levée
sépare les nuages
pour ouvrir un berceau à la pluie

lui sait
couvrir nos corps de feuilles
leur tremblante clarté de vitrail
et déposer une prière
dans les plis de notre sommeil

avec l’oiseau
merle ou mésange
perpétuant les gestes de l’amour
ils peuvent rire de la mort
qui se prend au sérieux

ce pouls inerte
qu’une lame d’agonie balaye
entre la tombée de la nuit
et l’incertain lever du jour

mais c’est sans importance
rien ne persiste dans nos voix
qu’un vent jauni cherche à trancher

que les rêveries du matin
enlacées à quelque parfum
où se retrempe la lumière
qui danse entre nos doigts

Section Claude Cahun

**

à l’orée du silence

source qui cherche son chemin
regard lucide cœur égaré
creusant dans son errance
le lit d’un songe aventureux

source qui cherche son secret
au bord du soleil et des lèvres
à travers l’âpreté des déserts
et l’outre-moi du noir
immense

à l’orée du silence
et du vide    à travers
son pays d’arbres morts
dans un murmure de poussière

où la lumière prendrait corps
pareille à un éclat de rire
aveuglant le regard
et dissipant la soif

clarté
comme un éclair de nuit
qui éclaire soudain    par mégarde
ce qui nous échappait

**

qu’importe

qu’importe que les heures
viennent et s’en aillent
puisqu’il reste les fleurs et les arbres
qu’il y a de la pluie pour la terre
une rivière pour la source
et des moments pour le silence

une vague toujours pousse une autre
une trille de merle s’éteint
le cri d’une mouette

le temps passe dessus
sans qu’il s’arrête
sans qu’il creuse une ride
ou le sillon d’une blessure
une cicatrice de souvenir

comment mourir quand
on n’est pas sûr d’avoir existé ?
que l’on sait si peu de son nom ?
qu’on est que présumé ?
qu’on est de nulle part ?
d’une colline d’une plaine
du lointain de l’horizon flou
de la menthe du temps ?

il y a tous les siècles
à regarder venir
avec leur part de ciel
avec des nuits glaciales
des nuits chargées de solitude

avec des temps défigurés
des jours taillés en pointe de silex
et des rêves de déchirure
dans les rideaux qui battent aux fenêtres

il y a le chemin
sous le déroulé des nuages
avec ses bandes de clarté
qui traversent une terre blessée
un rire qui défie tous les silences

un visage étonné de tout
qui cherche dans ses yeux écarquillés
ses éclats dansants de soleil
et les lèvres charnues de l’aube

ce dont ton miroir se souvient

Section Alejandra Pizarnik


Extraits de Lignes de crête de Michel Diaz
© Editions Alcyone, 2019.

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Lignes de crête

de Michel Diaz

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De sang, de nerfs et d’os – Patrice Blanc

DE SANG, DE NERFS ET D’OS – Patrice Blanc

Editions Le Contentieux (2018)

Chronique publiée dans le N° 75 de Diérèse

Ce recueil, De sang, de nerfs et d’os, nous met en garde, dès son titre: cette poésie-là, écrite dans l’à-vif des mots, des mots qui entrent en découverte/de la craie de vérité, n’est pas de celles qui ménagent leurs auteurs, pas plus, par voie(x) de conséquence, qu’elles ménagent leurs lecteurs.

Attendus,/prétendus,/les mots (en) verbes et (en) actes/(en) images et (en) fuites…/descendent/boire à la source/au nez//du poème//la courroie se délie/le poème s’exerce//et tire sur la vie/bravant la mort… Ainsi commence ce recueil, comme une déclaration d’intention qui se propose « d’en découdre » avec le langage et d’engager le corps physique, bouche, dents, crâne, poumons, vertèbres, nerfs et sang, de les mettre en scène et en acte sur l’arène de l’écriture. Corps et âme ne faisant qu’un, chair et souffle mêlés dans leur affrontement au verbe. Corps à corps annoncé, Les mots//en réussite    ô charrette d’obstacles//balancent l’antidote/dans l’oracle perdu/de tes ongles/en chair//de l’eau de mes os

Aux lecteurs frileux de poésie, il faudrait dire: les poèmes de Patrice Blanc ne vous prennent pas par la main, ils sont hérissés d’épines et de clous, ouvrent des fenêtres sur l’ombre et des brèches sur le silence, ne leur résistez pas, laissez-vous transpercer de leurs mots, laissez-vous donc atteindre par les éclats de cette rage poétique et ses bourrasques de tristesse, ciel en croix/cœur naufragé//c’est la mort qui danse car, peut-on lire plus loin, les hommes sont veufs, sans mémoire/la lumière est cassée dans le ciel. Laissez-vous perdre pied, abdiquer certitude et raison, dans ces béances d’ombre et ses remous, happer vers ce qui s’ouvre, là-bas, plus loin, et fuit toujours devant, dans ce que la parole creuse et met à jour, son perpétuel inconnu, quelque chose de l’insondable en quoi se reconnaît la poésie, nuit dans la nuit de la parole, son véritable cœur battant, ce qu’on ne peut réduire ni atteindre, cet espace de découverte aux limites toujours repoussées, ce réel intérieur d’impossible saisie. Et Patrice Blanc nous dit cette quête insensée de la parole poétique dans un poème en prose: Le poème est un animal boiteux qui tourne en rond. J’ai soif d’animaux boiteux. J’ai envie de tourner en rond un homme-poème qui marche devant sa vie; qui châtie les mots de sa vie. J’ai faim de poèmes boiteux qui exaltent la richesse intérieure du vide et du temps. Et il ajoute, dans ce même texte simplement intitulé Prose et qui pourrait être son « art poétique »: La ronde flottante des mots dessine le poème dans la baignoire aux aiguilles transparentes, aux olives vagissantes. Le poème se fait rond de l’archer qui déloge nos yeux; qui déroule ses tissus fuligineux de prairies bondées, enflammées d’oiseaux amers. (…) L’homme marche sur le poème à chacun de ses pas. Dans chaque rue court l’homme-poème en marchant. Les cheveux du poème sont les mots de l’homme qui écrit. Chaque poème est un homme qui avance sur ses mots.

Ces textes avancent ainsi, mot par mot, non par déroulement d’une pensée, balisée pierre à pierre, mais par poussées brutales de leurs images, comme autant d’expulsions qui viennent fracturer le sens, disloquer la logique attendue, perturber l’ordre du discours, tu es nue à la fenêtre/l’eau est amère/les morts vont dormir comme une masse. Poussées fébriles des images, comme nécessités, cassures, disjonctions, courts-circuits successifs de la langue, mais poussées des images vers ces trous de nuit à combler, ce vide d’elles-mêmes, comme la mort nous bat aux tempes entre deux pulsations du cœur, territoire d’une pensée qui fonctionne par associations fulgurantes mais toujours dirigées vers la cible, cet œil de l’en-dedans, de l’outre-jour du sens, où le poème s’accomplit. Ces mots le disent: saisir le doute//les images jetées en bouche//le vide de ce que l’on a cru//et le sang de ce que nous sommes. Comme ceux-là aussi: l’ombre aux dents/changer de bouche/monde disparu//pensée minimum/alcool des mots/tenir sur l’oreille.

Il est peu contestable, comme on le lit sur la quatrième de couverture, que la voix de Patrice Blanc est l’une de celles qui se lèvent le plus brillamment « parmi les aurores surréalistes du XXIème siècle ». Mais il est vrai aussi (et le Surréalisme transposa cette conception de « l’inspiration » sans la renier) que cette voix semble habitée de la pure « fureur » poétique, celle théorisée par Ronsard selon la théorie néo-platonicienne. Fureur qui passait, disait-on, des Muses (ou des fonds chaotiques et tumultueux de l’inconscient) au poète et du poète au lecteur, à la manière des forces de l’aimant, archaïque fureur dionysiaque placée sous l’égide du dieu des mystères et des initiations. Et tout cas il y a, ici, d’évidence, quelque chose d’une « rage poétique », omniprésente dans la fonction expressive des textes de l’auteur, expression d’une subjectivité, de celles que l’on dit « écorchées », proche de ce « dérèglement de tous les sens » ainsi que l’entendait Rimbaud: sous le couteau d’une houleuse vie/j’irai par les chemins noirs/la gorge ouverte/les jambes serrées/m’incliner sourd muet aveugle/devant l’arbre et sur la terre.

Mais à cette figure du créateur « sauvage » dionysiaque, il faudrait ajouter, plus empathique, celle que, justement, signale Jacques Lucchesi dans son introduction à l’ouvrage, c’est-à-dire celle d’Orphée. Ainsi, écrit-il, « Ce n’est pas un hasard si la nuit, entre angoisse et fécondité, revient si souvent sous sa plume. Tel Orphée, cet indépassable archétype du poète, Patrice Blanc a fait et refait le chemin vers ses propres enfers. Eurydice à jamais perdue, demeure le tombeau idéal du livre. » Et il faudrait, à ce propos, se souvenir de la manière dont Maurice Blanchot « revisite » ce mythe à la lumière de ses réflexions sur l’écriture, sur le travail de l’écrivain ou du poète qui arrache chacun de ses pas, de ses mots, à la nuit et qui, s’il se retourne, quand il se retourne, ne peut, le surprenant, que contempler en face le visage de sa propre mort. Mort obsédante, incrustée dans la chair de ces textes où la lumière vient de ces mots-mêmes qui se retournent si souvent en nuit: la mort/chante ce soir/entre les lumières/ouvertes/couvertes d’eau/et de mots/vides/qui coulent/qui coulent.

Mais il est vrai encore que cette voix est traversée par les échos des voix profondes et insoumises de Baudelaire, de Lautréamont, de Rimbaud, ces autres dynamiteurs des pensées et formes d’expression convenues, parmi celles qui hantent notre mémoire littéraire comme majeures et fondatrices de la poésie moderne. Loin Baudelaire ? Pas si loin de Patrice Blanc dont le poème La danse des chiens pourrait aisément trouver place dans la série des Tableaux parisiens du premier: au bal des trottoirs dansent les feuilles/les fenêtres s’illuminent/la rue grince le soir//sur les façades glissent les pigeons//comme un serpent le désespoir fait/peau neuve//les rires de la veille coulent dans/la nuit//au bal des trottoirs les chiens caressent/l’aube… Et pas bien loin non plus, le poète du spleen, dans ces vers: La détresse m’habite comme un cafard creuse son trou. Les fleurs ont un rire pervers qui me donne la jaunisse. Je pisse sur les fleurs et les chats qui sifflent la nuit dans mes oreilles de tout leur sang jaune, putride et maladif. La détresse m’a déjà cassé toutes mes articulations !

La sidération que provoquent les poèmes de Patrice Blanc tient à leur côté nocturne autant qu’à la faim sourde de lumière qui les ronge et les anime. L’ombre de l’aile, menaçante toujours, d’une noire mélancolie qui pourrait, on le voit, virer en tentation de la désespérance, le dispute toujours à un élan vers la lumière, la promesse de quelque salut. Car, ainsi que l’écrit Jean-Paul Gavard-Perret, « Reste la fatalité de poursuivre plutôt que de battre en retraite. (…) demeure l’espoir du souffle dans la tresse de la geste poétique. Il oblitère des impuissances et laisse la claustration en sursis dans la périphérie rauque des âmes. » Et il ajoute, dans le même article, à juste titre: « Patrice Blanc parle contre le silence de mort et la passivité. Certes, il se rapproche d’où finit le désert, où il commence: à savoir l’ombre de la nuit que le crépuscule a plantée. » Mais apparaissent çà et là les gestes de l’amour, surgissent les formes du corps de la femme, une hanche, un sein, une nuque, s’immisce le glissé des mains de la caresse: nous glisserons de nos lèvres/fruits cueillis de l’intérieur//d’où vient ton doux visage/il brûle telle une étoile//je m’attache au silence de tes yeux/à mordre ton cœur. Ou encore: ta bouche inonde ma bouche/tu es nue dans le manteau de l’air/tes seins frais de vie/et le soleil plus blanc que toi. Et cela, cette mince flamme qui dure de pouvoir aimer, le cœur au corps de l’autre, à travers eux le monde, promesse de pouvoir toucher le soleil de (ses) doigts et de cueillir le vent qui sourit, « ce n’est jamais, ainsi que l’écrit encore J.-P. Gavard-Perret, s’abandonner dans la pulpe des ultimes clartés ». Le lyrisme parfois libéré de Patrice blanc (et plus souvent qu’on ne l’attend) a aussi des fleurs dans la gorge, même si le poète ne perd jamais de vue qu’au creux de l’oubli/au bout de l’angoisse/le hasard ne brille pas.

La poésie de Patrice Blanc nous laisse le prégnant sentiment qu’elle est l’espace de travail du corps sur le langage et du langage sur le corps, investigation ardente et aveugle, tâtonnante mais sûre d’un ordre démantelé qui respire. Approche d’un inconnu sans limites dont le corps est le dernier refuge et le massif allègement. Langage qui s’expose et se dénude, attise en lui le feu d’une expression qui, d’un poème à l’autre, retrouve à s’inventer et s’étonner, comme l’amour et l’aube (qui) s’allume, par l’exaspération du noir qui le menace et, le menaçant, le recharge, tirant de ses détresses une telle vigueur d’avoir été retrempé dans ce gouffre-là, et ramené aux bords où l’ombre hésite: Confiance au fleuve de pluie; aux épaules traversées. Neige des murs au printemps; feuilles qui criaient; lancer le sifflet du jour; langer la pierre écrite… Hésitation alourdie de l’ombre.

Michel Diaz, 06/12/2018