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Un scarabée bruissant du rêve – Pascal Revault

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UN SCARABÉE BRUISSANT DU RÊVE
Pascal Revault – Editions Musimot (2015)

Chronique publiée sur le site des éditions Musimot

« j’ai rencontré des formes glacées
trop immobiles et noires
pour des apparitions de ce temps

qui hantent les souterrains humains
leurs porches
et leurs dédales

comme des veilleurs
attendent
de sortir de leur chrysalide

nous rejoignent
et traversent nos flancs
d’une marche redoutable

et j’ai vu les mouches
s’acharner sur les yeux
du souffle pénible
d’un hérisson » (Ici au débord d’un mur)

Ce sont là des mots de fraternité adressés aussi bien à ces êtres de l’ombre (sont-ils hommes encore ?) qu’au hérisson agonisant. « L’autre » est pourtant celui, humain, qui traîne en clandestin le poids de ses misères, comme aussi, animal, celui qui meurt dans le silence de sa solitude, en seule compagnie des mouches.
Nous le voyons ici : prenant résolument appui sur ce que donne à voir notre fréquentation des êtres et des choses, l’écriture de Pascal Revault a pourtant quelque chose qui relève de l’onirique. En tout cas quelque chose qui, nous privant d’abord de nos repères, nous introduit dans un théâtre d’ombres et de lumières où ce que nous reconnaissons du monde revêt une autre dimension que les mots chargent d’une force singulière.
Cela est dû sans doute au fait qu’accordant moins de place à l’intériorité méditative et à l’introspection qu’à la dimension visuelle, cette poésie tournée vers le monde, ses maux et ses bonheurs, en un mot vers « les autres », privilégie une esthétique descriptive où ce qui y est dit se trouve aussi « dramatisé » (dans le sens plus « théâtral » de ce terme), c’est-à-dire donné à voir avant d’être donné à comprendre. Démarche aussi qui, s’emparant des éléments de la réalité (êtres, événements ou choses), en retient les lignes de force, les soulignant, les durcissant parfois, mais les dépouille bien souvent jusqu’au signe calligraphique, dans un geste d’épure qui leur fait perdre leurs contours initiaux pour nous ouvrir à d’autres perceptions, c’est-à-dire à d’autres aspects de la même réalité.

Ainsi, cet texte par lequel s’ouvre le recueil,
« un scarabée

retourne sa chitine noire
entre les rainures métalliques de la fenêtre

avant

tout bruissant des mains ensablées
qui cherchent à le caresser

de porter ce rêve
visible de l’Océan »,
mots où s’unissent, sous un même regard attentif, dans l’élan hésitant d’un geste, le respect bienveillant pour la vie, aussi humble soit-elle, et ce que l’envol d’un insecte par la fenêtre nous dit de nos aspirations à ces rêves de liberté que nourrit le grand Océan.
Ainsi, encore, très vraisemblablement, dans La lagune, le franchissement d’un pont métallique à la nuit tombante devient-il sous les doigts de l’auteur la descente d’un fleuve sillonné par « les corps des pirogues », substitution de ce que voit l’œil de chair par une autre vision, tout aussi recevable, où les yeux de l’imaginaire sollicitent les autres sens :
« j’aimerais bien écouter leurs pagaies
tinter contre les piliers

de cette langue de métal
sur laquelle nous roulons ».
De même, l’évocation d’un port en pleine activité (L’hôtel du port), on devrait dire en pleine effervescence, devient-elle la scène d’un monde livré à la folie d’une mécanique infernale où
« cela chuinte, grince, gratte, cogne
et craque, tape et craque
comme un fil de fer tordu
dans tous les sens au beau milieu
des sirènes et des avertisseurs »,
un monde déshumanisé (oui, bien sûr, « cela suppute, raconte, ronfle/ ripe et râpe, clique et claque », et « cela » nous paraît réduit à l’état de machines humaines), mais un monde où, soumis aux lois et au bon vouloir d’une « petite mélodie de cloches », de ces grues qui dévident leurs fils d’araignée, et de ces containers « rouillés et usés par le sel » dont nous ne savons ni ce qu’ils contiennent, ni d’où ils viennent, ni où ils vont, nous avons peut-être perdu l’usage de nos vies et la maîtrise de nos destinées.

Destinée à coup sûr, celle-là, lacérée par les guerres des hommes dont les ravages d’incendies se lisent encore sur le visage de cette exilée (Des yeux de fer glacés racontent), portrait en noir et blanc barré de cicatrices, où l’on voit qu’
« une larme bien dure
illumine ce visage et ses lèvres
qui ne tremblent plus
et soufflent ».
Celle-là fait partie de la « horde » de ces errants qui, fuyant « le bruit des bottes », s’échappent de l’embrasement de leur maison, « sans retour possible » et cherchent désespérément en se jetant
« dans le vaste déversoir
des mers à retrouver
de la chaleur humaine » (Les langages de l’exil).
Vaste troupeau hagard de
« ceux et celles qui partiront
les yeux éreintés de leurs souvenirs
d’animaux et de végétaux disparus
au milieu des vagues visqueuses qui dévorent la terre » (A la table d’un café sur terre)
Mais Pascal Revault ne compatit pas seulement aux drames et misères des hommes. Il prend aussi parti contre ces autres violences que l’homme inflige à la nature, sur toute l’étendue de la planète, la dépeçant jour après jour et la martyrisant, lui arrachant partout les cris de la souffrance, comme ceux de cet arbre de la forêt guyanaise, ces
« hurlements d’un corps énorme
qui chute
et précipite d’autres vies avec lui »,
et il nous laisse
« imaginer la trouée laissée dans ce ciel
baignée du soleil demain matin
pour d’autres vies » (Le chablis)

On voit que le recueil de Pascal Revault ne nous épargne pas la rudesse du monde, ce monde où « les chants hurlent l’espoir de vivre en rage » et où « les abeilles se font voler leur nectar par les humains » (Bien après l’île de Kos, Valérie). Mais il contient aussi des pages où l’évocation de l’autre, des autres, de la nature, des animaux, de la mer, des éléments, sont une ode à la vie et à la liberté, au pur et simple bonheur d’être et de se sentir pleinement vivant, de se dresser dans la lumière comme
« les peaux des arbres s’enroulent
vers le ciel en écartant leurs cimes
si forts, qu’on les entend déjà dire

l’incommensurable » (id.)
En témoigne encore ce texte, En mer, magnifiquement lumineux, qui évoque une longue séance de nage dans le large des eaux de la Méditerranée :
« la tête, les pieds et les mains heurtant les flots
avant de prendre un cap
c’est en mer la nage nue

l’écume des talons qui émergent
répond aux gouttes projetées par l’appui des paumes
et des épaules qui roulent

les bulles chuintées contre le torse
c’est mieux dévisager le fond
et les miroirs bleutés des ondes sous-marines ».
Et c’est alors, allant plus loin vers l’horizon et perdant de vue le rivage, que s’insinue la tentation de ne pas revenir, de se confondre avec le fond du ciel et l’étoffe des vagues,
« cœur heureux de sa propre chaleur qui exulte
vivre la nage de l’infini

non comme un désespoir
mais une chance à saisir
immense, de tout ce qui pourra s’accomplir ».
Tentation « d’aller de l’avant encore », non pour tenter l’orgasme torturé de la noyade, mais pour mieux se confondre avec les éléments dans la profonde exultation (mais on pourrait dire « l’extase ») de se sentir vivant, libre à ces instants-là de tout, et provisoirement oublié par le temps.

J’aimerais terminer ces pages en citant le texte, La ville des oiseaux, qui conclut ce recueil :
« à l’aube
le soleil
sommeille
quand les mélopées humaines
rejoignent
le chant des oiseaux

étonnés

puis surpris
par les pas
et les paroles
qui surgissent
des voûtes étoilées
de la ville qui se réveille

et les font se taire ».

Un scarabée bruissant du rêve est un beau livre qui ne cède jamais à la facilité, mais qui nous aide à espérer, comme dans le texte précédemment cité, que la Terre pourrait être ce lieu habitable où chacun trouverait sa place et qui permettrait, à l’aube des jours neufs et toujours à réinventer, que les voix qui la peuplent, par moments, se rejoignent.

Michel Diaz, 09.10.16

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FÊLURE – Michel Diaz (novembre 2016)

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FÊLURE – Editions Musimot (novembre 2016)

Ces proses poétiques, rédigées sous forme de journal, sont aussi un récit.Celui d’un narrateur qui descend une à une les marches de l’hiver pour entrer dans ce qui sera son ultime silence.
Confronté à ce qu’il appelle sa « douleur d’être », il explore ses zones d’ombre, interroge ses points de fracture et consulte ses souvenirs, mais demeure pourtant attentif aux premières neiges, aux lueurs du jour qui se lève et au mystère de la nuit qui tombe.
Vivre est une expérience qui nous convoque à jouer notre rôle sur la scène du monde, une scène d’avance brûlée par le soleil noir de la tragédie. Car toujours, à la fin, retombe le rideau.
Pourtant, écrit le narrateur, « Même dans le silence, le rythme continue à battre. Celui de l’univers et celui, sourd, du temps. » Et, plus loin : « Pour se sentir vivant, il faudrait convoquer ce miracle : être là, sans paroles, pas trop avant de soi et pas trop arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance. »
Mais cela est encore une autre manière de considérer ce que Cesare Pavese appelait justement « le métier de vivre ».

Bon de souscription : 11,70€ : Cliquez ici 

Carnet de montagne – Claire Desthomas Demange

Carnets de montagne

CARNET DE MONTAGNE – Claire Desthomas Demange – Editions Musimot (2016)

 Chronique publiée sur le site des éditions Musimot

Claire Desthomas Demange est une « escaladeuse », elle aime la montagne et la tutoie, se confronte amoureusement à elle à mains nues, corps collé à la roche, existence au-dessus du vide et confiée à la seule maîtrise de ce que réclame cet exercice. Dans ce rapport à elle, qui implique un engagement passionné, la montagne ne pardonne pas la moindre insuffisance.
Il s’agit pourtant moins, dans ce texte court, d’un « récit d’alpinisme » que de quelque chose qui relève essentiellement de ce que l’on pourrait appeler une quête spirituelle. Et la quête, souvent, répond à un appel. On lit d’ailleurs ces mots, dès les premières pages :
« … vers les sommets de l’abandon
là-haut tu seras autre
ce qui est peur devient élan
dans le vertige du vide
je t’invite dans l’abrupt
largue les liens du sol »

Ce Carnet de montagne, écrit dans une prose poétique sobre, fluide et lumineuse, entrecoupée de vers, se compose de 16 sections datées du jour où l’auteure les a rédigées, précédées et suivies de 3 autres qui ouvrent et clôturent le texte principal (le carnet proprement dit), et lui servent davantage de parenthèses que d’introduction et de conclusion..
Les parenthèses sont, dans un texte, ordinairement destinées à y insérer ce qui, en s’excluant du cours de la narration ou de la réflexion, en interrompt le fil et, comme en confidence ou comme en aparté, infléchit le sens du discours. C’est donc, pourrait-on dire, dans l’intimité d’une confidence que s’offre l’essentiel du texte.
La première des parenthèses a pour titre « Avril avant », et la dernière « Après ». Le texte qui, par conséquent, occupe le milieu du livre, est ce qui se tient dans « l’entre deux » de cet intervalle, entre ouverture et fermeture, et débouche sur « Jours infinis ». C’est donc dans ce qui tend « vers cet infini des jours » que se trame le corps du livre. Il est d’abord tissé de la matière insaisissable de l’attente, puisque la narratrice, empêchée par les conditions météorologiques, ne peut aller se confronter aux pentes qui l’attendent : « J’ai ouvert le rideau. La brume nappe la vallée. Elle monte, expire sa nuée, annonçant un jour blanc. Le relief a perdu ses empreintes.[…] Pas d’escalade aujourd’hui. Pas de battement d’ailes. Pas de germe d’inconnu. »

Ainsi s’égrènent les jours 1, 2, 3, presque tous les suivants, dans l’espérance d’une enfin possible échappée vers les hautes pentes de la montagne. C’est bien la singularité de ces pages que ce choix de l’auteure de les tenir ainsi, dans un « suspens », non insérées dans un récit, mais dans une chronologie presque immobile, un temps intermédiaire où ne se passe rien, si peu de choses, comme une vie se ralentit, un esprit s’engourdit, un cœur bat à coups lents, non qu’il veuille cesser de battre, mais plutôt s’épargner la douleur de l’attente puisque
« demeurer est sans mystère
aussi plat que la plaine
je ne peux arracher l’impossible
et rien ne me sépare de moi-même »
Certes, il y a bien eu, avant ces jours de brumes et de pluie, cette attention émue à ce qui se joue sourdement dans le passage des saisons, au paysage qui chavire de l’hiver au printemps, des promenades (en attendant mieux) sur des chemins herbus qui vaguent sur les pentes, les fleurs cueillies dont on fait au retour des bouquets déposés « dans le pichet de verre devant la fenêtre réfléchissant les sommets qui veillent, quelque peu ombrageux ». Mais on sait que ces presque riens ne sont que « passe-temps », des espaces de diversion où Claire Desthomas Demange glane et rassemble les promesses de ce qui l’attend là-bas, vers l’ailleurs, là où sa vie s’exalte et se dépasse en s’oubliant à elle-même dans l’effort tout physique de l’accomplissement.
Reste à prendre son mal en patience : « Il pleut. La montagne est un mur gris. On la voit à l’aveugle. […] Où suis-je, où sommes-nous ? De l’autre côté de la vitre mais sans hier et sans demain. »
Les jours de pluie, les jours de brume, sont des jours gris et blancs, sans vrai commencement ni véritable fin, comme des jours de mi-sommeil qu’on voudrait effacer de la suite des jours, une succession d’heures inutiles : « Pas de jour 7, écrit l’auteure. Je le mets entre parenthèses. Il n’y a pas eu de commencement. Pas la moindre échappée chaleureuse; pas la moindre éclaircie. » Mais il lui faut bien se résoudre à passer par ces heures de presque somnolence où tout l’être se tient en retrait de lui-même, et l’esprit en veilleuse, comme on dit aujourd’hui d’un appareil « en veille ».

C’est cependant dans cet état que se promet ce qui, dans son essence, relève de la poésie. Cet état incertain, « à la pliure » des deux mondes, qui n’est ni veille ni sommeil, mais espace d’accueil psychique où les visions du monde, ses images, ses couleurs et ses bruits, se trouvent augmentés des capacités de l’imaginaire et des forces de l’inconscient, soulagées pour un temps de l’emprise de la raison : « La montagne est à escalader… après l’avoir cueillie, brève vision de paradis, au sein de la réalité minérale. » Réflexion qui rejoint les constantes de la rêverie symbolique dans laquelle, souvent, la montagne se trouve assimilée aux lieux du paradis.
Mais revenons à cet état dont nous parlions plus haut. On lit, chez Cervantès, ces mots de Don Quichotte : « Regarde la sérénité de cette nuit. Vois la solitude où nous sommes, et qui nous invite à mettre quelque intervalle de veille entre un sommeil et l’autre. » Il faut ici nous rappeler que toute la littérature du Moyen âge est aussi sensible à ce phénomène. On y évoque, ici et là, ce sommeil léger qu’on dénommait la « dorveille » par opposition au « sommeil du mort » de première partie de nuit, fait de sommeil très profond. On utilisait ce mot de « dorveille » pour désigner cette période de semi-vigilance très propice à la créativité, à la prière, et également aux états modifiés de conscience source l’imaginaire onirique. Chrestien de Troyes l’évoque dans son Roman de Perceval (ou Conte de Graal), ou dans Le Chevalier de la charrette où il écrit : « Lancelot se trouvait si profondément enfoncé dans l’ennui où le plongeait l’absence de sa Reine, que le monde alentour de lui avait l’inconsistance d’un léger nuage de brume. » Répétons ces mots de Claire Desthomas Demange qui écrit : « Pas de battement d’aile. Pas de germe d’inconnu. Je m’ennuie. » Et elle ajoute :
« vacance
inachèvement
je ne pourrai pas m’inventer
sans révélation je resterai
ce trop accessible me colle à la peau »
Mais c’est dans cette « vacance », cet « inachèvement », cet état de « dorveille » et d’inconsistante réalité que se mijote la rencontre, dans cet ajournement que se prépare la « révélation ». Celle qui lui sera donnée quand
« je serai(s) au cœur
du temps et de l’espace
sans plus de rivage
au sommet de l’aiguille là-haut »
Et c’est alors appel à la montagne à
« (lui) donner le vertige du monde
sans avant »
quand, le ciel s’étant déchiré, les sommets acérés des cimes pourront refléter la lumière qui l’aidera « à relever la tête », et qu’enfin « accrochée à la corde entre ciel et terre, corps et parois aimantés, dans le rejet du vide » elle pourra « en haut saisir un air d’éternité. »

C’est ainsi, incrustées dans ces plages de temps suspendu et de rêverie, que nous sont délivrées ces images de la montagne. Toujours source, chez l’homme, de sentiments contradictoires, comme ceux qui évoquent ici, récurrents, la « crainte » autant que le « désir ». Interdite et promise à la fois, elle apparaît aussi, en arrière-fond, dans le texte de Claire Desthomas Demange, comme lieu idéel, celui de la pureté originelle et de l’innocence perdue, promesse d’immortalité, centre et sommet du monde. C’est ainsi encore que l’auteure, sans abuser des mots, évoque la montagne, comme génératrice de paniques et d’exaltation, monde qui suscite depuis toujours le sentiment d’un univers qui échappe à l’échelle humaine mais nourrit son désir d’absolu :
« quoi de mieux pour dire l’espérance
la folle espérance du plus haut ailleurs
du plus bel ailleurs ? »
Et, en effet, proche des dieux, éloignée de l’ordre humain, la montagne est le point de rencontre privilégié entre le Ciel et la Terre, comme elle est le lieu le plus bas pour les dieux et le plus élevé chez les hommes.
Il nous suffit de feuilleter ces pages d’un Carnet de montagne pour y repérer d’un coup d’œil ce qui, comme nous l’écrivions au début de ce texte et un peu plus haut dans ces lignes, relève de la « quête spirituelle ». Nous y rencontrons le lexique de l’ascension de soi vers soi, dans une opposition de termes ou de notions qui invitent au dépassement (verticalité/horizontalité, haut/bas, ciel/terre, plein/vide…), et évoquent
« les promesses de vertige
l’extase verticale
les sommets d’étoiles »

Carnet de montagne détail
Mais ce n’est pas de la montagne-feu dont parle Claire Desthomas Demange, de la montagne-terre ou de la montagne-air. C’est plutôt la montagne-eau qui suscite son intérêt, la montagne associée aux sources de l’immortalité, à la croissance et à l’épanouissement, celle qui attrape les nuages pour garantir le cycle de la vie, puisque on peut rencontrer « plus haut, jaillissant de la falaise, la cascade qui de son jet puissant féconde le rocher dans sa chute incandescente. »
Montagne qui demande que l’on s’arrache au cours monotone des jours, à l’écoulement sans relief de sa vie, que l’on s’oublie dans cet effort ascensionnel pour tenter de rejoindre, au-delà de soi-même, dans le temps de l’éternité, ce lieu de pureté originelle où, là-haut, on est « autre », puisque toute ascension culmine en ascèse et exaltation.
Ainsi, nous rappelle encore ce texte, si nous montons jusqu’au sommet, notre regard se porte très loin et nous découvrons toute l’étendue autour de nous. Le symbole de la montagne, avec sa base et son sommet, se retrouve aussi en nous. La base, c’est l’intellect et le cœur toujours occupés à faire leurs calculs ou à user de ces paroles qui limitent ou brouillent nos pensées et nous induisent en erreur : « Toute parole dans la vallée n’est qu’expression virtuelle coupée du temps et de l’espace. Il n’en reste nulle trace. Elle ne peut s’inscrire sur le ciel. »
Le sommet, c’est l’esprit, dégagé de toute contrainte et de ses contingences, qui voit exactement de très loin, qui nous guide et nous affermit dans nos certitudes : « Echappée céleste. Mon cher amour qui jamais ne me leurra, et m’apprit que le seul leurre est celui de la certitude acquise. » Dans la pleine lumière du sommet, il n’y a pas de place pour les fausses certitudes, les leurres et les erreurs.

On peut alors comprendre que ce texte (que nous disions d’abord comme « retenu » entre ses parenthèses) fasse silence (ne faisant que l’évoquer) sur ce qui appartient à l’expérience intime de l’auteure. Une expérience dont la narration s’arrête au seuil des mots qu’elle nous donne à lire, comme au bord de l’intransmissible : « Sur l’échelle invisible de l’existence, si l’on passe sans faillir, l’avenir s’oriente vers le haut, vers un éventail de possibles, vers une espérance aérienne; une maîtrise sans doute illusoire du lendemain. […] Ancrée dans l’aptitude physique et son accomplissement intimement et subjectivement spirituel. »
Il faut lire le livre de Claire Desthomas Demange dans ce qu’il ne dit pas, qui est de l’ordre de « l’après », qui nous laisse devant une porte derrière laquelle nous devinons qu’elle a trouvé les marques de son cheminement le plus profond, sur lequel il lui faut être seule pour aller au plus près d’elle-même – et relève, sinon de l’indicible, du moins d’une démarche où s’invente sa propre existence.

Michel Diaz, 02.06.16

Les Admirés – Daniel Berghezan

Les admirésLES ADMIRES – Daniel Berghezan

– Editions Musimot (2016)

Voilà un petit livre, ou plutôt un petit objet littéraire, très soigneusement et très joliment mis en page par Monique Lucchini, qui prouve que l’on peut, sans déployer de grands moyens, offrir aux textes que l’on a élus un écrin élégant et sobre dont on devine que le contenu a quelque chose de précieux.

Pour expliquer son titre, Les Admirés, et justifier les dix textes de cet ouvrage, l’auteur, Daniel Berghezan, a écrit dans la quatrième de couverture : « Alberto Giacometti, Léopold Sédar Senghor, Vincent Van Gogh ou Albert Camus… Quoi de commun entre tous ces artistes incomparables ? Ce qui les unit assurément, c’est la joie que la seule évocation de leur nom suffit à me procurer. […] Oserai-je l’avouer ? J’ai eu quelque scrupule à désigner si clairement les destinataires de ces hommages. C’est que toute forme d’idolâtrie m’est suspecte. Mais au bout de leur passion, de leur souffrance, c’est à l’Homme même que ces créateurs de génie m’ont conduit. L’Homme fragile et singulier. Poète s’il discerne la beauté dans la poussière de ses apparences. Sublime s’il accueille comme une grâce l’émotion qui si charnellement le renvoie à sa substance sacrée… »
Sur chacun de ces personnages, peintre, musicien ou poète, il va écrire un texte, quelquefois très court, poème ou prose poétique, qui tentera de nous restituer, en raccourci, comme un instantané photographique, tel aspect de la vie, de l’esprit ou de l’œuvre du créateur.
Ce n’est pas l’objet de son livre, et dans aucun de ces textes, D. Berghezan ne prétend faire œuvre de « critique » et éclairer la singularité de chacun ses « admirés », encore moins cerner l’essence de son œuvre ou nous en ouvrir quelque nouvelle porte. Au contraire même, aurais-je envie de dire, la démarche est beaucoup plus humble, et même très risquée dans son humilité, car elle est exercice d’hommage, en effet, exclusivement poétique, et choisit d’explorer seulement ce qui relève presque de la connaissance a minima que chacun a (ou en tout cas devrait avoir) sur chacun de ces créateurs. Ainsi, pour Beethoven, la référence à « la sonate au clair de lune, pour Rimbaud celle de son poème sur « la blanche Ophélie », ou pour Senghor celle, récurrente dans l’œuvre, de la femme-Afrique. Pour ce qui concerne Van Gogh, l’auteur évoquera l’épisode de l’oreille coupée ou, pour Claudel, celui de sa rencontre avec la Foi derrière un pilier de la cathédrale Notre-Dame.
Démarche très risquée, disais-je, car en utilisant pour matériau tous ces éléments qui constituent le fonds commun de ce que nous nous sommes tous censés avoir entendu et connaître, il y avait danger d’entretenir le « lieu commun ». Mais D. Berghezan assume pleinement ce risque et en tire même avantage en nous faisant revisiter certaines pages de notre paysage culturel, en y introduisant la singularité de son approche et une émotion personnelle qui en renouvelle, sinon le sens, du moins le regard dans lequel nous figeons souvent les repères de nos mémoires.
Car voilà, sous sa plume, la musique de Beethoven incarnée par quelqu’un qui, se levant la nuit pour regarder la lune dans le ciel, y voit dans sa blancheur blafarde le « minuit de la pensée », ce qui, dans son regard, est « lumière de l’après-monde ». Ce qui encore, dans cette lumière apaisée, dissout, le réduisant à l’Un, toute contradiction de l’être, pour libérer en lui « son essaim de prières ». Car voilà encore, dans la peinture de Van Gogh, ce qui nous bouleverse, « cette solitude qui met le sublime à l’orage », cette puissance des couleurs, du geste sur la toile, « comme la mer lorsque la digue cède, lorsque la lame fuse d’un incompréhensible corps. » Mais aussi, assumer ce risque dont je parlais plus haut, c’est se glisser dans la parole de Claudel pour essayer de nous communiquer le tremblement de son esprit, traduire l’indicible, « le jaillissement du ciel dans l’air, le scintillement d’une crête sur la mer » quand « soudain tout devient simple et pur, comme une lèvre douce et naïve, comme une intuition qui n’aurait pas besoin de preuves. » Si, une fois que « le ciel possédé » s’est estompé « dans un frisson de sang », Laure apparaît à Paul Valéry « dans sa totale transparence » pour annoncer « l’avènement de son plein amour », dans les sculptures décharnées de Giacometti, « le corps s’est tellement résigné qu’il ne reste plus que l’âme. » Et il faut l’œil et les mots du poète pour voir que « la lumière glisse dans l’évanescence des membres », entendre « une respiration qui remonte des premiers indices de l’humilité », y déceler « l’infirmité qui travaille à l’équarrissement de la grandeur », y reconnaître, avec ses yeux de chair, « l’âme même restituée à sa vertigineuse nudité. »

D. Berghezan nous rappelle, dans ce court ouvrage, que s’il y a chemin dans le langage, le poème est leçon. Ces quelques textes (et on aimerait bien en lire quelques autres de pareille teneur) attestent non seulement d’une expérience de ce langage, celle-ci commune à tous, poète écrivant ou non, mais plus nécessairement d’une expérience dans le langage. Cela s’inscrit dans la démarche dans laquelle doit s’engager toute expérience poétique. Il ne suffit pas en effet que le poète porte un regard sur le réel, que ce soit le réel de la réalité physique ou bien celui d’une œuvre, mais il faut que ces mots y cherchent et y trouvent, y débusquent le moment du face à face avec cette beauté dont D. Berghezan nous dit qu’il faut la discerner dans la « poussière de ses apparences ». On voit qu’il s’y emploie, et en cela sa poésie mérite qu’on la lise et qu’on la fasse partager. Il y a là matière à repousser un peu plus loin les limites de son regard et à nourrir son âme.

Michel Diaz – (02/03/2016)