Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Clartés du soir – Jacques Robinet

Clartés du soir, Jacques Robinet, Editions Unicité (2022),

Article publié in ce blog (janvier 2022) et in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)

         Le recueil, Clarté du soir, se compose de quatre sections, L’ouvert, La traversée, Nocturne, L’estuaire. Les titres de ces quatre parties laissent entendre, si on y est un peu attentif, que cet ouvrage s’organise comme une traversée de solitude, de silence et de nuit, depuis une ouverture vers une autre, plus vaste, offerte au large qui nous permet d’envisager que ce chemin de poésie débouche sur un horizon où l’espéré se mêle à l’inconnu – de même que les eaux du fleuve s’élargissent avant la mer pour s’y jeter et s’y confondre.

         Chemin de poésie qui ne se ferme pas en boucle sur lui-même, mais se forme en spirale, de même que cette figure dessine sa voie d’infini. Les premiers mots de ce recueil sont accueil au matin qui s’ouvre, à la lumière du début du monde : Une goutte d’eau / scintille // Le jour se lève / repousse la nuit // Tout s’éclaire / – commence. Les derniers mots du livre, comme en écho, semblent d’abord plus sombres, La lumière décline / Tu te crois près du port // La vie s’en va ainsi / comme un vallon creusé dans / la mer… Et Jacques Robinet ajoute : Que cherches-tu encore / qui ne soit un adieu ? // Souvenirs et désirs / se querellent / Poignées d’herbes folles / Ce qu’il reste de toi. La vie ne serait-elle que ce peu de choses après tant de lumière au ciel que résume le cri d’un oiseau ? Mélancolie qui tombe sur la dernière scène des jours ? Quelle est cette blancheur ? // L’aube se traîne / La marée te repousse vers le large. Mais les derniers poèmes du recueil ouvrent pourtant grand (vers l’inconnu de l’infini avons-nous dit) ce qu’on croyait d’abord se clore sur lui-même ; Apprendre des eaux courantes / à ne rien retenir // Tout s’écoule vers un autre soleil.

         D’ici, vers un ailleurs, plus large et plus profond, ce cheminement poétique est en vérité un chemin empreint d’une spiritualité profonde qui nous conduit, depuis les premiers vers, où le poète dit son émerveillement devant ce que le monde recèle de beauté, jusque aux confins de sa méditation, comme on fait le bilan de sa vie, apaisement, sagesse, où l’on accepte enfin de ne plus rien attendre ni demander, où l’on est seulement soucieux d’atteindre cet état de l’âme où Voir dans le noir / requiert le silence.

         Ce livre commence donc, dans la section L’ouvert, par une fervente célébration de ce matin nouveau qui repousse la nuit, cette injonction à se lever pour prendre racine de l’aube, à s’effacer comme la rosée / en son passage ébloui. L’expérience sensorielle du monde, toujours renouvelé, c’est ce qui emplit le champ de l’incertitude et du doute, y plante ses repères, y sème ses possibles, en nourrira sa nostalgie. C’est, en premier lieu, bien sûr, le regard et ce qui s’y est déposé : L’aurore ronge l’herbe noire / L’eau de la nuit brille encore. Et quel plus pur désir alors que celui de vouloir renaître dans le jour redonné, toujours neuf ? Ce qui s’invite à cette faim du monde, ce sont aussi ses bruits et ses silences, le jardin noir encore et silencieux, la pluie qui chuchote ses secrets, le discret chahut des pigeons parmi les feuilles mortes, le son d’une cloche / ouatée de silence // un rire lointain d’enfant. Partition des menues choses du monde avec lesquelles le poète aimerait se confondre pour entrer au cœur même de l’instant, délesté de toute mémoire et de toute douleur humaine comme cet arbre qui s’étire au soleil / de plaisir et de gratitude, et devenir comme lui, un arbre de silence / Un silence sans entrave /où le ciel se dépose, acquiesçant alors à ce qui advient, même à la mort qui rôde et consume nos heures. Mais même si ces pages sont traversées par l’idée de la mort et la conscience du temps qui passe, qu’un angélus lointain / annonce la fin du jour, ce rapport douloureux du poète avec le monde puise pourtant consolation dans le spectacle qu’il lui offre et où il trouve force d’exister quand sa foi s’indécise et vacille : Je n’ai d’autres raisons / nul autre savoir / que celui des plantes / attirées par le soleil. Et il écrit encore, comme on murmure une prière, Bénie sois-tu terre / perdue parmi les nombres / qui me permet de nommer chaque fleur.

         La poésie alors, et les mots du langage seraient-ils pour l’auteur autre voie de salut ?… Mais Jacques Robinet entretient avec la poésie et le langage un rapport de défiance, car l’écriture est toujours un obstacle entre le réel, la vision qu’on en a, parasitée par les mots même du langage, par ce qu’ils véhiculent malgré nous, et la représentation que l’on voudrait en faire. Ainsi écrit-il dans son ouvrage Les notes de l’heure offerte, « Les mots sont des serpents qui sifflent et grincent à chaque ligne. C’est le lieu de tous les dangers, de toutes les déconvenues ».

         Aussi la deuxième section du recueil, La traversée, se présente-t-elle, dans les vingt-trois poèmes qui la composent, comme une réflexion sur l’écriture, ses difficultés, les doutes et incertitudes qui font le fardeau du poète qui avance à l’aveugle sur la neige des pages : Tu dis la traversée du silence / pour rejoindre la voix qui s’efface. Quiconque, en effet, se livre au travail de l’écriture en éprouve un jour ou l’autre la dérision : Trop de mots s’épuisent /, écrit-il, à soutenir l’invisible // Ecrasés ils gémissent // C’était prévisible / trop beau trop haut pour nous. Et plus loin : Un mot de trop / frappe le poème / qui sombre // Au loin brille / la poussière d’un port / qui n’existe pas. Mais le paradoxe réside dans le fait que c’est en écrivant qu’on s’éprouve le plus vivant. Comme si la réalité, tout compte fait, n’avait d’existence véritable que dans et par l’acte du langage qui lui donne forme. Il n’y a donc pas les livres d’un côté et la vie de l’autre – ou le monde des choses et le monde des mots. Et c’est, nous semble-t-il, dans la quête de cette (im)possible conciliation que s’inscrit la démarche poétique et existentielle de Jacques Robinet. Et s’il écrit, Je cours   m’obstine / sans savoir / le lieu ni le chemin //[…] J’obéis à l’appel / des soleils en fuite, il écrivait aussi, quelques pages avant : Photos livres tableaux / deux arbres à la fenêtre / prêts à m’accueillir // Un cri d’oiseau / fait vibrer le silence.

         Qu’en est-il, s’interroge l’auteur, des rapports de l’écriture et du réel ? Et ses poèmes tentent de répondre à cette interrogation insistante qui, depuis bien longtemps (depuis le Don Quichotte de Cervantès) est celle de toute véritable entreprise littéraire. Interrogation qui se prolonge et se développe dans Nocturne, la troisième section du recueil : Goutte de pluie / glisse et se perd // Mot perdu / que le langage / traque en vain // Poursuite d’une braise / tous feux mal éteints. Certes, le poète ne « court » pas après le réel comme s’il s’agissait d’un animal en fuite. Il y est immergé, comme tout le monde, mais sans le savoir tant la « réalité », cette description apprise, nous accapare et nous limite. Peut-être est-ce contre cela que l’écriture le réclame, pour échapper à cette aliénation. Parce qu’on éprouve un beau jour que seul le langage permet d’échapper au langage. Ecrire alors, écrire, poser, jour après jour, les mots qui feront le poème, nourriront le questionnement : Les mots tombent / goutte à goutte / comme la pluie / dans un seau. Et même si L’eau à tout instant / se ride mais jamais ne / déborde l’éternel vivier, faut-il écrire encore ? Faut-il poursuivre ? // Faire crisser à nouveau cette neige // effeuiller le langage / sans le jeter aux flammes ? « On dit que nous sommes poètes, disait Breton, parce que nous nous attaquons au langage qui est la pire des conventions. » Il nous faut ajouter que « parler contre les paroles », comme le disait aussi Ponge, c’est perdre ses repères, sortir de ce cadre rassurant ou les mots disent ce qu’ils veulent dire. Alors, on ne sait plus où l’on est. On est là et on n’y est plus. Les choses n’ont pas changé et, en même temps, elles sont prises dans une étrange lumière. Cette lumière étrange qui est le signe du réel. Alors Ecris – écris encore, nous dit Jacques Robinet, Rature déchire renonce / le temps d’une romance / ou celui d’un silence. Et même si la douleur ferme l’espace, que le monde se fait petit, écrit encore le poète dans ces si belles pages dédiées à sa mère en allée, et que nous accueillons comme des Leçons de ténèbres, Nous portons des rêves d’oiseaux / qui volent d’île en île.

         La dernière section, L’estuaire, se colore d’autres modulations dans la voix du poète. Les mêmes thématiques s’y retrouvent, la conscience du temps qui passe, l’approche de la mort, les enjeux du chant poétique, mais en mode mineur, comme adoucies et apaisées, et certaines pensées passent au premier plan pour y occuper une place essentielle.

         Certes, écrit le poète, A trop vouloir atteindre / la plus haute note / on brise la voix / amoureuse du silence, mais, ajoute-t-il aussitôt, C’est au plus sombre / parfois au plus bas / que le chant retrouve / sa fraîcheur de source. A force de se cogner aux murs, dit-il encore, il découvre soudain / que rien ne (le) sépare de ce qu(’il) cherchait. C’est-à-dire, comme il le déclare dans un entretien avec Nathalie de Courson, « s’ouvrir le plus possible au silence et à la beauté de ce monde qui ne cesse de jaillir sous notre regard », parce « que tout m’est appel en ce monde si riche de beautés et de douleurs ». Et il ajoute, un peu plus loin : « Plus j’avance en âge et plus une certaine paix, je n’ose parler de joie, et pourtant ! m’habitent. Cela peut étonner que le grand âge puisse sembler être parfois le plus bel âge de la vie, mais tel est bien mon cas ». Consentir, privilège de l’âge, consentir à l’inconnu, à l’imprévisible, à la violence ou à la douceur de l’inéluctable, tel est le sens de cette métaphore de l’estuaire qui nous dit Que nul regret n’entrave / qui efface ses traces / riche d’un frêle amour / au moment de tout quitter.

         Et c’est bien la thématique de l’amour qui envahit les pages de cette dernière section. A l’amour, dévasté par l’absence, qui le liait à sa mère, succède celui que porte la foi et la quête spirituelle, certes sans cesse tiraillée par le doute, mais porteuse d’une inépuisable espérance : A chercher le divin / on rencontre des pierres / Plus hautes les églises / plus violent le désir. Aussi, peut-il écrire : La moisson est rangée // La paille brille / après l’orage et la pluie. Vient alors, comme naturellement, se rattacher la pratique de l’écriture au mouvement de l’âme portée vers – et par – la méditation, au goût pour la contemplation à la figure de Dieu. Rencontre qui n’a rien d’évident, et Jacques Robinet ne cesse de nous le dire, mais qui élève ce recueil vers les hauteurs du cœur en même temps que vers celles de l’art poétique.

Michel Diaz, 10/01/2023

La mesure des murs – Colette Daviles-Estinès

La mesure des murs

Colette Daviles-Estinès

Editions L’ail des ours (2022)

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         La poésie de Colette Daviles-Estinès nous parle à voix toujours feutrée. On la lit en la murmurant, comme l’on murmure une confidence ou comme l’on chuchote un secret à-demi dévoilé.

         La mesure des murs est une suite de poèmes relativement courts, accompagnés par les belles œuvres de l’artiste Ghyl, poèmes quelquefois réduits à deux ou trois lignes pour les plus brefs d’entre eux, et le titre de ce recueil semble nous fournir une indication de lecture en faisant implicitement référence à cet espace subjectif qui est notre monde intérieur, à ce en quoi il nous limite. Mais « mesurer ses murs », prendre la mesure de soi face à soi-même et face au monde qui nous entoure, implique une notion d’enfermement, voire de souffrance que les mots de Georges Perec, cités en exergue, se proposent de dépasser : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (Espèces d’espaces).

         Mais peut-on vivre sans se cogner ? Toute la démarche poétique de l’auteure consiste, de livre en livre, à essayer de mettre en œuvre ce « le plus possible » grâce à quoi on peut s’exercer, de son mieux, au délicat métier de vivre. C’est dire que l’écriture de Colette Daviles-Estines est remise en éveil, quotidiennement, et presque à chaque mot, par sa présence à elle-même et par son attention aux choses, afin qu’y naisse quelque lumière à laquelle il faudra rendre grâce : Je prends la mesure des murs / Ma vie se démesure toute seule / Je peux encore y mettre de la joie. Et s’il faut s’essayer à ne plus habiter le versant nord / des choses, il faut aussi savoir cultiver Ce besoin de couleurs / pour accueillir les nouvelles du monde.

         La plupart des poèmes de ce recueil font plus ou moins directement référence au temps. Non dans son aspect chronologique mais bien, le plus souvent, dans son immédiateté, l’instant, seul moment où l’on existe vraiment, le passé n’étant plus, hormis dans la mémoire (Il y a eu ce bol de lavande bleu / porté chaque matin aux lèvres de l’hiver), et le futur n’existant pas encore. C’est pour cela que la poète s’exprime le plus souvent au présent de l’indicatif et sur le vif, à l’instant même où en écrivant, son regard se pose sur les choses, mais quelquefois comme en déroute. Car le temps disperse la petite éternité / de chaque instant. En effet, l’instant se dérobe à chaque instant, et quand on croit le saisir, on n’en retient que le sentiment ou le souvenir : Et j’ai envie de dire merci / aux noms qui s’effacent / aux chemins qui s’effacent / tous ces mouchoirs noués / pour oublier quoi déjà ?

         C’est pourtant dans l’instant que, pour Colette Daviles-Estines, se joue la vie, c’est dans l’instant qu’une porte ou une fenêtre peut s’ouvrir. Mais s’ouvrir sur quoi ? Ainsi, écrit-elle, La nuit est à la fenêtre / la fenêtre dans le miroir / La nuit est dans le miroir / et tout le clair de lune / flambe froid sur les murs. Ou encore : Nuit estuaire / collée blanche aux fenêtres / Un bras de lune éventre la pénombre.

         Tout est là, dans l’instant d’intense présence : Regarder passer / tout le ciel dans l’eau / La montée lente d’une feuille morte / Les oiseaux et leur vol de pierre. Ecrire alors, contre le temps, nous dit l’auteure, « contre la mort », ainsi que l’écrivait Alain Borne, « comme l’on écrit contre un mur ». A quoi elle semble faire écho : Poèmes, mise en scène / Canaliser le flux de souvenirs / les choses jamais écrites / jamais éteintes / Rivière à laver toutes les camisoles.

         Tout est là, certes, mais tout se dissipe. A peine vues, les images disparaissent, l’absence envahit la présence : Il y a eu des falaises d’eau / quelques fois des marées de pierres / et de brûlantes embellies // Maintenant le temps s’effrite / – saison de safre –.

         Pourtant, il y a chez cette poète l’intuition, au creux de l’instant, d’un point immobile qui ne se laisse pas entraîner par le mouvement du temps, comme si fatalement, malgré ce que dit Héraclite, on se baignait toujours, aussi, dans le même fleuve. Celui-ci passe… et ne passe pas : Soudain, écrit-elle, volets de nuit / plaqués à chaque fenêtre / Le temps est sous scellés / on n’approche plus que le silence. Ou encore : L’impression de flotter / légère dans une bulle / elle-même flottant / légère dans une bulle / de temps.

         C’est dans ce lieu en dérobade de tous lieux que Colette Daviles-Estinès semble traquer dans l’instant vécu et dans l’espace concret des objets quotidiens et des paysages proches, un arbre, un oiseau, un nuage, un rayon de soleil ou de lune, le vent qui se lève… Aussi est-elle continuellement aux aguets, comme dans la surprise et l’innocence de qu’elle voit et de ce qu’elle entend, comme s’efforçant, chaque fois, de purifier sa perception pour la débarrasser de ce qui conditionne le langage et par-là, notre regard même.  Il faut entendre par là que la poésie de cette auteure, loin de se complaire dans l’abstraction, ne travaille qu’au cœur du sensible, s’y engage totalement, dans une sorte d’ontologie en action. Cette voix, qu’elle porte et qui cherche en elle à parler, qui cherche à lui dire quelque chose et quelque chose à lui donner à voir avec les mots, c’est d’abord une voix qui aurait des yeux neufs à lui offrir, qui n’opposeraient aucun obstacle à la vibration du monde alentour : On cherche les mots qui poignent / une musique à décrocher le cœur / ou quelque chose qui y ressemble.

         Je regarde le figuier / il ne frissonne plus / Ses brindilles nues tressaillent / sous le poids des mésanges, écrit la poète. Ou encore : La forêt à l’aube / bientôt à la fenêtre / Un cri de bête a percé une étoile. Etre à l’affût de ce qu’un seul instant contient de l’essentiel du temps, c’est être poète de ces « petits riens », suspendus au-dessus, dans l’air, qui se mêlent, d’une chose coulant dans une autre, se fondent sans que l’on ne sache plus d’où cela vient ni comment il a disparu.

         Et c’est bien par ces « petits riens », si bien saisis par tous les sens et si humblement rendus par les mots qui font toute la densité de la poésie de Colette Daviles-Estines dans laquelle, si simplement, et comme si de rien n’était, nous nous sentons rendus au cœur du monde.

         Michel Diaz, 22/12/2022

Persévérance des brumes – Florence Saint-Roch

Persévérance des brumes

Florence Saint-Roch

Rougier V. éditions

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         Dans le brouillard venu d’un coup / La montagne se déprend / Amuïe sa consonance de base / Gommés ses linéaments peut-on lire au début de ce petit et élégant ouvrage.

         Qui a marché dans la montagne, par temps de brouillard ou de brume, retrouvera les impressions et sentiments que Florence Saint-Roch évoque dans ces dix poèmes (accompagnés par les dessins à l’encre de l’éditeur, très subtilement coloriés) : la disparition du chemin qu’on suivait, la perte des repères, l’effacement du paysage, la sensation d’avoir quitté le monde du réel pour entrer dans un autre, noyé dans un silence cotonneux.

         Pourtant, « brouillard » ou « brume », puisque l’on trouve chacun de ces mots dans le titre du livre et dans ces premiers vers que nous avons cités ? Lequel privilégier pour parler de ces manteaux nuageux qui longent la terre et le ciel, ces masses de nuées qui semblent vouloir aspirer tout ce qui se dresse sur leur passage ? Brouillard ou brume sont d’abord un mur, une barrière entre le connu et l’inconnu, un espace tampon qui séparé le réel de l’au-delà du réel, ce qui est accessible au sens de la vue, le premier sens humain, et ce qui ne l’est pas.

         La brume me fait perdre mes repères / Pourtant je suis presque en haut écrit plus loin l’auteure, provisoirement égarée dans Un temps immense où je ne suis pas. Il faut dire que le brouillard, symbole de l’indéterminé, est victime de jugements négatifs stéréotypés, jouant sur la corde de la tristesse et de l’absence d’espoir, que toutes ces idées influencent la vision que l’on porte à ce phénomène : le brouillard étant souvent apparenté à un espace menaçant, un vide tortueux ou à une enveloppe qui nous enchaîne dans nos propres tourments. Le brouillard accompagne souvent en effet, dans la littérature ou l’iconographie, les images du monde « d’en bas », celui des enfers. Etres et choses s’y défont et perdent leur identité, ne sont plus que fantômes et vagues apparences d’elles-mêmes : Autour cesse de se ressembler // Epaisseur laiteuse duvet opalescent / […] La montagne défait ses contours / Je m’embrouille peine à rassembler les fils… Ainsi, dans les récits de Perceval, le château du roi pêcheur est entouré par la brume, dissimulé des yeux mortels par ce voile qui limite la vision et sépare.

         Mais pourquoi investir des valeurs négatives à l’inévitable ? Le phénomène du brouillard ne pourrait-il pas, au contraire, être un sol fertile pour nos pensées et notre imaginaire ? Ne serait-il pas plus judicieux, ainsi que la poète le fait ici, de se réapproprier la beauté de la brume et des nuages qui jalonnent notre vie ? De transmuter en magie ces codes imposés pour créer notre propre vision du monde et de la nature ? Aussi Florence Saint-Roch écrit-elle : Je n’ai pas peur je ne me sens pas flouée / Depuis quand la confusion / Empêcherait-elle d’avancer ? A l’affût des moindres bruits et tendant l’oreille pour mieux voir, elle écoute et ausculte Cette part irréductible en moi / Qui me fait aimer l’ubac / Plutôt que l’adret.

         Cependant, si elle est moins dense que le brouillard, la brume est aussi plus ambiguë. Trompeuse et même, dira-t-on « traîtresse », elle s’élève au-dessus des eaux dormantes ou couvre la mer, égarant les marins, ou couvre les flancs des montagnes, dissimulant leurs crêtes, fourvoyant les marcheurs qui s’y risquent. Mais généreuse aussi, elle contribue, en estompant certains traits défectueux du paysage, à embellir milieux et personnages, à ouvrir l’esprit à la rêverie, invite à la méditation. Et même si la poète ne sait plus vraiment s’orienter, dans ce reflux des évidences où tout a perdu ses contours, elle perçoit, Diffusée par les gentianes / L’injonction ténue / Lève-toi et marche / Mes jambes hésitent / Indécision cotonneuse / Doux vertige blanc.

         En fait, qu’elle soit physique, esthétique ou symbolique, la brume est en fait un équilibre. Chaleur de la terre et froideur du ciel incarnent l’osmose des deux mondes enlacés, provoquant un schisme dans la réalité. Et c’est pourquoi, dans la beauté du phénomène que la brume impose à nos désarrois, elle est espace de recherche, voire de quête, poétique ou spirituelle, qui nous place dans une zone d’inconfort mental qui peut d’abord nous effrayer, nous terrifier parfois, et nous pousse alors à choisir une forme de complaisance dans la facilité. Mais le chemin de l’équilibre est jonché de nombreuses gouttes en suspens dans l’air, de l’infini multitude de ces particules qui nous permettent d’évoluer, d’avancer au-delà de nous-mêmes dans notre recherche d’harmonie : L’impalpable me bouscule / La blancheur se plaît au bout de toutes choses. Et l’auteure écrit, plus loin, Je voudrais comprendre ce qui s’élabore / Qu’un infime courant d’air agite le voile / Pour que j’aie vent du secret.

         Et quel secret plus originellement primordial que celui de « l’être-là » que la brume nous invite à interroger, ce phénomène naturel qui envahit pourtant, bien en-deçà de la littérature médiévale, les pages d’un temps ancien en tant que quête d’équilibre dans cet « entre-deux mondes », entre la vie et la mort, entre nos parts chaleureuse et froide, entre tristesse et joie, réunies sous une même bannière magique ? La brume alors est excellent moyen de s’harmoniser, de se projeter dans l’équilibre de la nature et dans la déité du monde du milieu qui nous permettent de nous mettre seuls face à nos peurs archaïques et nos angoisses existentielles, pour nous permettre de créer une nouvelle réalité en nous rendant mieux maîtres de nos vies : Au creux d’un temps épais / Le visible et l’invisible se rassemblent / Avant que se produise l’événement.

         La brume, en effet, ouvre des possibles et permet que de son vide naisse le plein : Dans le flou vaporeux / La montagne prépare des réponses écrit Florence Saint-Roch, et elle ajoute que Dans ce passage au blanc / Les vieux mots se désarriment / Ma voix gagne des couleurs. Et elle nous confie, dans les deux derniers poèmes du recueil : Moi aussi je dois me redessiner / Eviter de m’aplanir dans ce qui est.

         Nouvel état d’être, qui peut troubler et effrayer, comme nous l’avons déjà dit plus haut, mais espace où l’individu qui y est projeté peut y libérer ses instincts premiers et ses peurs, y déverser son imagination, en tout cas y trouver les moyens d’accéder à cette autre part de lui-même, ou comme l’on traverse une ligne de transition entre deux espaces différents qui ne devraient pas pouvoir cohabiter, essayer, en s’y attardant, de se grandir et de participer au juste équilibre du monde : Au plus profond du brouillard / Je sors des apparences je monte / Sans arriver tout à fait… Mais faut-il à tout prix arriver quelque part ? Rappelons simplement cette phrase attribuée à Goethe : « Le but, c’est le chemin ». Et c’est à le suivre en nous-mêmes, dans nos hésitations et nos incertitudes, que ce précieux petit livre nous invite.

         Michel Diaz, 10/12/2022

A propos des peintures de Lena Nikcevic

Etude en attente de publication (in catalogue de l’artiste)

Images de l’éternel fleuve

Lena Nikcevic, dans ses tableaux, ne sépare presque jamais la nature de l’homme, qu’il soit (souvent) seul dans le paysage ou représenté dans un rapport ambivalent avec le monde urbain moderne et ses architectures industrielles. La relation qu’elle établit entre eux, pose de façon essentielle la question de notre présence dans un contexte idéologico-politique où il est devenu urgent de revisiter nos valeurs en remettant en cause celles qui ont rendu notre monde si mal habitable. Elle est de ces artistes pour qui la peinture est chemin de l’homme dans le temps, humanisation du temps par l’acte de peindre, recherche angoissée et parfois douloureuse de notre conscience de vivants, habitants de cette planète on ne peut plus mise à mal, sursaut de la dernière chance. Car c’est toujours la dernière chance. Aujourd’hui comme hier. Et demain plus encore ! Rien pourtant de démonstratif et moins encore de moralisant dans cette peinture dont la voix est essentiellement poétique, mais les voix de la poésie se doivent de s’inscrire dans le monde et s’en faire l’écho.

A quoi bon la peinture, à quoi bon l’art, semble-t-elle nous dire, si elle n’a pas à voir avec « vivre », avec ce qu’il en est de vivre, ses contradictions et ses errements, ses fatigues et cette peur qui nous tient, nous serre encore plus peut-être alors que sur le monde tombe ce crépuscule et ses jours de plus en plus friables ? A quoi bon la peinture face aux forces sans état d’âme de la destruction, quand l’Histoire s’enraye, que les malheurs montent, que s’empourprent les dangers ? A quoi bon la peinture si elle n’est que pur jeu esthétique, de formes et couleurs, belles fleurs de serre stérile, simple jeu qui se satisfait de lui-même ? Que peuvent donc la peinture et l’art face à un exercice clos qui savoure ses outils, techniques et intellectuels ?

Car de quoi souffre la plus grande partie de la production picturale de ce temps, si ce n’est de l’absence d’une image, de cette « grande image » dont Lao-Tseu pouvait dire qu’à partir d’elle on pouvait être du monde, le parcourir et le représenter, en rendre compte en étant en accord, en harmonie avec les choses ?

On aura pourtant tenu son pari pour survivre à sa solitude et à la détresse des temps, ni stupide ni insensé s’il nous a permis de franchir, les yeux ouverts à tout, l’espace de ce temps qui nous est accordé, dans un arbitraire qui à fouiller obstinément la part de l’inconnu et l’immensité du monde à saisir en fait l’inestimable prix.

Devant nous, la forêt. Quelqu’un marche là-bas. Par quels chemins de neige dans les arbres ?

Rien ne bouge, ne bronche ou ne vibre.

On pénètre dans ces images, comme on s’aventure dans les sous-bois, ne laissant nulle empreinte, sur un chemin d’hiver, d’odeurs, de froissements, marchant sur des mots morts, allant seul, nulle part, sans feu ni fin, foulant la terre froide, d’un pas errant parmi les fougères roussies et les ronces, les ramas de branches tombées, dans l’improvisation de la trace et la scintillation du souvenir.

On y avance, comme on déchiffre une écriture qui n’en finit pas, dont on ne sait d’abord pas lire ce qui est écrit.

A part celui qui passe ou se tient là, humain ou animal, venant d’où ne sait, allant on ne sait où, perdu peut-être dans ses propres pas, égaré sur ses propres traces ou dans ses souvenirs, toute vie semble ralentie, arrêtée ou absente.

Mais pourtant on la sent sous-jacente, chargée de quelque chose qu’on devine, prêt à surgir d’entre les troncs, à crever les écorces, à jaillir en conflagration de bourgeons, à éclater de toute sa ferveur invincible.

Peut-être ce silence est-il ce qui recèle dans ses profondeurs le magnétisme vert d’où nous reviendra un jour le printemps ?

Celui qui passe déambule, ou erre vers quelque destin, les yeux pleurant de froid. Aucune bourrasque de vent ne soulève la neige ou la natte des feuilles mortes, n’emporte dans ses invisibles tourbillons aucun vol de corneilles, aucun cri de corbeau, aucun appel à l’aide.

L’homme est là pour lui-même, comme en perpétuel exil, rendu à son insignifiance et à sa vanité, à l’éphémère de sa condition. Au pur hasard de sa présence. Soumis, comme effacé par quelque force d’immanente présence, tapie, comme en sommeil sous la vaste coupe du ciel, accordée à l’ellipse des astres.

On est sortis d’un monde, pour entrer dans un autre. Lequel ?… Celui, peut-être, qui nous ouvre un passage vers une espérée guérison de nous-mêmes. Comme un regard lavé, rendu à la beauté simple des choses et au mystère du réel, une disposition particulière, un agencement de fond et de forme qui permet la manifestation de quelque chose de tout autre.

Le monde, ici représenté, n’est pas chaos d’avant la création, confusion et désordre de la nuit originelle et océanique, mais rien qu’ordre des choses, provisoirement immobile, temps tendu et fragile comme une tige d’herbe, tendant vers le zéro de l’existence mais qui chercherait cependant, souffle en suspens, muscles en veille, à se régénérer, à retrouver haleine et à reprendre rythme.

Lieu où les choses se passent sous les apparences. Dans les branches des arbres, on croit voir des fragments de miroir éclaté, entendre des grelots de givre qui tintinnabulent. Rien d’autre que cela, mais qui procure un indicible sentiment de bonheur et de pureté, au-delà de cette inquiétude et ce sourd sentiment de menace que l’on peut d’abord éprouver dans la contemplation de ces peintures, et dont on ne peut nier qu’elles le contiennent.

En vérité, notre mémoire est plus ancienne que nous-mêmes, feuilleté d’innombrables couches de temps superposés, entrelacés, et il nous faut la convoquer pour pouvoir être dans l’instant, chercher l’évanescence de ce qui se passe dans l’immobilité du temps, ce qui ne va pas sans quelques questions qui réclament une traque lointaine.

Silence et solitude d’être où tout est confondu : ici et ailleurs, vie et mort, instant et éternité, intemporalité de la nature et fugacité humaine. Les âmes des défunts en allés gravitent sur les pas de celui qui avance au cœur de la forêt et cherche le passage vers la pérennité, devant passer quelle imperceptible frontière ?

Est-ce ici, dans ces lieux de vie suspendue, que s’opère la régénérescence du temps ? Dans cette coupure du temps et de l’être en proie au néant, du temps aboli par l’abîme dont seul le feu secret des sèves qui couve, souterrain, dans les racines et circule déjà dans les branches, assurera la continuité, le futur recommencement du monde ?

Forêt, montagne, mer… Autant d’images, évidentes et mystérieuses, mouvements invisibles des choses, imprévisibles et migrants, mis à jour sous la main de l’artiste, meurtris dans leur saisissement, comme autant de miroirs où se brise notre regard, de corps qui se dissolvent dans notre raison objective, non dans la brume de quelque sens que l’on voudrait fixer, mais comme celle-ci se tord en boucles floues et lentes, déchirant leur blancheur aux ramures sombres des arbres.

Et il nous faut, pour en saisir les mots muets, cesser de voir et accepter de se perdre dans son regard, comme l’on accepte de suivre son ombre qui s’avère une exploratrice plus assidue que l’être qui lui est attaché.

Regarder alors ces images, sans craindre qu’elles nous transforment en statues de sel ou de pierre, ni qu’elles disparaissent, nous laissant nus et seuls, faille à la faille du silence et démunis face au néant.

Car la réalité est là, sous nos yeux, et c’est en eux, semble nous dire encore Lena Nikcevic, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, chaque fois que cette réalité nous surprend, quand nous regardons ces peintures, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus et de nous en contenter. Cela ne se fait pas à volonté, mais n’est-ce pas qu’à l’instant où l’image paraît, dans ses si étranges lumières, nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. À l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend le lieu clair en même temps qu’il nous éclaircit.

C’est ainsi, face aux images de l’artiste, que se met en branle le travail du regard. Que les yeux s’abandonnent et se fardent de désespoir, pour mieux valoriser le regard du dedans, et simultanément arrachent l’ombre à la préhistoire des signes et des gestes, et d’avant tout langage, en allant pour cela où le regard ne se risquait pas à aller.

Ainsi peut-on faire céder l’inaccessible, ou tout du moins le transformer en étoile guidant le chemin. En le scrutant de près d’abord, jusqu’au plus loin, jusqu’à ce que les yeux s’en détachent et poursuivent seuls l’ascension, car vision et imaginaire sont ici les faces jumelles de ce même chemin.

Il y a une profonde nostalgie chez qui cherche encore, espérant que quelque chose se lève de l’obscur, qu’il éclaire toute la scène et donne par là sens au monde. Nostalgie qui fonde une mélancolie difficile à juguler. Reste le ravin noir de nos jours incendiés, le bord du précipice, le seuil du vide… Inquiétant pour sûr, mais pas rien pour autant ce retour de l’ancien chaos ! Et si cette faille d’abîme était à accueillir ?

Mais tout chemin doit faire sa part à l’errance. Et l’errance doit faire route en compagnie de la mélancolie, ni tristesse ni nostalgie, mais mélancolie créatrice, qui n’a rien à voir avec les ténèbres mais tout avec l’obscur – seule manière de retisser la relation avec tout le perdu, disposé alors à l’accueil d’une innocence originelle, seulement accessible à qui a répondu à l’appel silencieux des signes et des choses.

Les peintures de Lena Nikcevic, ne nous disent pas autre chose que l’accueil : « Bonjour la terre, nous disent-elles, et le monde qui viennent droit devant ». Cette terre, on l’entendra comme on le voudra/ ou pourra, de celle des marins où reprendre pied à celle de la tombe où perdre pied, ou bien encore celle dont parlait Hölderlin, « mère de toutes choses ».

Et s’il nous fallait, lisant comme il le convient ces images, cesser d’être dans cette douleur qui nous enserre sans nous lamenter entre constatation qu’il n’y a plus de « grande image » qui soutiendrait toutes les images – le monde avec ! – et le souhait qu’il y en ait une quand même, malgré tout, au fond ?…

Nous faudrait-il toujours être de ces « voyageurs », de ces obstinés qui repartent en chasse, blessures aux yeux ? Et s’il suffisait de s’arrêter, de se tenir debout dans le petit matin, les yeux fixés sur la montagne et l’ondulation de la mer, écarquillés sur la pénombre des sous-bois, sur la lumière des écorces et la blancheur d’hermine de la neige ? Instants pris à la dérobée, regard furtif qui tient du vol, vient, revient, se dérobe pour revenir, mais que Lena Nikcevic capture sous le geste de ses pinceaux, fixe par ses couleurs et nous restitue si magiquement. Et si c’étaient ces instant-là, fragments d’une fugitive réalité, ce passage fugace qui seuls importaient ? Ce saut, ce bond vers un regard plus pénétrant, pour rien que la brûlure d’un passage de l’éphémère où se consume notre vie. Mobilité pure camouflée sous nos yeux en immobilité. Musique sous le silence.

Comme les premières images d’un temps que nous avons perdu. Instants d’une lumière dont la grâce soudain accordée refait le commencement du monde.

Et à Lena ces mots de Nietszche : « L’instant infinitésimal est la réalité, la vérité supérieure, une image éclair surgie de l’éternel fleuve ».

Michel Diaz

Le jardin d’absence – Eric Chassefière

Le jardin d’absence

Eric Chassefière

Edition Sémaphore (2022)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 86 (hiver 2022-2023)

         Ce recueil d’Eric Chassefière semble porter le projet que nourrissait Georges Pérec en intitulant l’un de ses livres « Tentative d’épuisement d’un lieu ». Mais épuise-t-on jamais un lieu ? Surtout s’il est, comme l’écrit si justement Silvaine Arabo, à propos d’un autre recueil, celui-là même qui permet, plus que tout autre, d’investir son intériorité, « rentrée en soi – et par la nature. Tout bruit d’un silence habité qui nous mène à une forme de contemplation, d’espace intérieur où tout respire et se dilate pour notre plus grand bonheur : celui d’être, simplement ».

         Le jardin d’absence est dans la parfaite continuité de cette réflexion. Divisé en quatre sections qui se suivent en se complétant l’une l’autre en un cycle parfait, « Le jardin, la rose », « La rose, la voix », « La voix, l’enfant », « L’enfant, le jardin », ce texte, qui n’est, en fait, qu’un seul et long poème, explore patiemment, page après page, ce lieu d’enfance que l’auteur, dès la troisième page, nous présente comme un lieu essentiel, non seulement pour y vivre ses jours, le plus sereinement possible, mais y puiser l’inspiration nécessaire à son écriture et y creuser, d’une aube l’autre, ce si fragile sentiment « d’être, simplement » : Il aime ce jardin d’entre les murs ces îlots de matière et d’espace entretissés cette forêt à la fois touffue et transparente des quelques plantes entremêlant leurs lignes de lumière sur la profondeur du lieu sombre qui est celui de l’égarement en soi-même, l’ailleurs de soi de soi-même » (« La rose, la voix ».

         Si nous avons parlé d’ « épuisement d’un lieu », c’est que, dans cet espace clos de vieux murs envahis de lierre, sous toutes les lumières des ciels et des saisons, sous celles de sa sensibilité, nostalgie quelquefois, sentiment de la finitude mais émerveillement toujours renouvelé, reviennent de manière récurrente les mêmes éléments d’un « décor » que l’auteur ne se lasse pas d’évoquer : roses et fuchsias, lumière et ombre, jour et nuit, matin et soir, pluie et soleil, air, vent, volets ouverts sur la pénombre d’une pièce et la profondeur d’un miroir, battements d’ailes et roucoulements, souvenirs et oubli, mots tus ou chuchotés, échos de voix… Tous éléments, au nombre volontairement limité, mais qu’Eric Chassefière, à la façon d’un peintre qui reviendrait toujours sur le même motif et n’userait toujours, sur sa palette, que des mêmes couleurs, travaillerait à nous en proposer des variations infinies. Variations encore, que l’on trouve aussi bien en musique dans les fugues de Bach.

Cycle parfait, avons-nous écrit ? Et ligne mélodique obstinée, continue ? Ces mots, cueillis plus loin, en sont la preuve : Là au cœur de l’ouvert dans le matin neuf tout brille de présence tout est nu tout rêve se laisse rêver par tout. C’est ainsi que naît le réel d’une conjonction des rêves, tout corps toute pensée ouverts, que se laissant révéler par la lumière on acquiert vérité de présence, ainsi que le monde s’éveille et que nous nous éveillons en lui le matin quand d’un trait de soleil naît sur le mur l’ombre du jardin, qui est celle de l’instant touché par l’éclat de la mémoire (« L’enfant, le jardin »).

         Ce recueil, tout entier, en dépit de quelques taches d’ombre, est exaltation de notre présence au monde, de notre adhésion à ce que la vie nous offre de plus humble, par là de plus précieux, et dont l’écriture se doit de rendre compte. Il n’est encore que de lire ce que déclarait l’auteur sur le site de Dans les brumes : « La poésie est avant tout pour moi un acte de vie. J’ai besoin d’écrire pour me sentir vivant, tisser un lien charnel avec le monde. Un désir d’appartenance, qu’on pourrait qualifier d’amoureux. J’ai longtemps écrit exclusivement dans la nature, l’été, sur le lieu d’enfance, submergé par le sentiment d’une beauté dépassant mon entendement, que par les mots je tentais d’atteindre et me réapproprier. […] C’est ainsi qu’est né mon désir d’écrire, retrouver sous la caresse des mots l’enfance perdue, mon jardin d’Eden. Ce désir d’écrire répond chez moi avant tout à une nécessité impérieuse (…), ressentie au sortir de l’adolescence, de me réaccorder aux mouvements de la mère nature, mère mais aussi femme, souffle, mémoire. »

         Enfance perdue, jardin d’Eden… Oui c’est bien, au-delà du petit jardin, de ses fleurs et ses arbres, au-delà des mots qu’il nous livre, vers cela que le poète tourne sa pensée, comme il regarde l’étrange papillon de liège accroché à une branche et qu’on voit se balancer doucement avec le ciel qu’on remue à l’intérieur (« La voix, l’enfant »). La poésie d’Eric Chassefière, dans ce recueil comme dans les précédents, n’a aucunement besoin de vastes horizons pour nous ouvrir à la beauté du monde et aux profondeurs de la rêverie. Etre là, ici et maintenant lui suffit : Fermer les yeux se laisser reposer effacer être la fleur qui est couleur de lumière faite ombre la vieille douleur apaisée (« L’enfant, le jardin »). Car la lumière est là, sous nos yeux, et c’est en eux, nous dit-il, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, nous dit-il encore, chaque fois qu’elle nous surprend, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus. Pourtant cela ne se fait pas à volonté. Mais n’est-ce pas qu’à l’instant où la lumière paraît nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. À l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend le lieu clair en même temps qu’il nous éclaircit. Voilà pourquoi il faut rendre mémoire des murs écriture de silence de la main posée  des lierres murmures de ces voix d’oiseaux sommeillant au fond des pierres recomposer au présent du jardin tout ce que le corps écrit nous souffle de désirs inconnus toute cette mémoire au fond des mots que la haute vibration vient éveiller et qui nous projette dans l’instant seuil simple du matin (« L’enfant, le jardin »).

         Nul doute, en lisant Le jardin d’absence, que cet effort de représentation ne soit capable de soulever une énergie, qui supplée ce qu’elle exprime puisqu’elle a l’efficience de raccorder l’instant de l’écriture, de la lecture et celui de la lumière. Nous ajouterons ce qu’écrivait déjà Paul Sanda à propos de La part d’aimer, recueil paru en même temps que celui dont venons de parler : « C’est sur l’appui de la source du cœur, pourtant inexplicable, que va se sculpter une vérité nouvelle, celle de l’insondable sens, de la mémoire accordée, enfin, à l’espace des mots qui s’effacent ».

         Michel Diaz, 06/10/2022