La mesure des murs – Colette Daviles-Estinès

La mesure des murs

Colette Daviles-Estinès

Editions L’ail des ours (2022)

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         La poésie de Colette Daviles-Estinès nous parle à voix toujours feutrée. On la lit en la murmurant, comme l’on murmure une confidence ou comme l’on chuchote un secret à-demi dévoilé.

         La mesure des murs est une suite de poèmes relativement courts, accompagnés par les belles œuvres de l’artiste Ghyl, poèmes quelquefois réduits à deux ou trois lignes pour les plus brefs d’entre eux, et le titre de ce recueil semble nous fournir une indication de lecture en faisant implicitement référence à cet espace subjectif qui est notre monde intérieur, à ce en quoi il nous limite. Mais « mesurer ses murs », prendre la mesure de soi face à soi-même et face au monde qui nous entoure, implique une notion d’enfermement, voire de souffrance que les mots de Georges Perec, cités en exergue, se proposent de dépasser : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (Espèces d’espaces).

         Mais peut-on vivre sans se cogner ? Toute la démarche poétique de l’auteure consiste, de livre en livre, à essayer de mettre en œuvre ce « le plus possible » grâce à quoi on peut s’exercer, de son mieux, au délicat métier de vivre. C’est dire que l’écriture de Colette Daviles-Estines est remise en éveil, quotidiennement, et presque à chaque mot, par sa présence à elle-même et par son attention aux choses, afin qu’y naisse quelque lumière à laquelle il faudra rendre grâce : Je prends la mesure des murs / Ma vie se démesure toute seule / Je peux encore y mettre de la joie. Et s’il faut s’essayer à ne plus habiter le versant nord / des choses, il faut aussi savoir cultiver Ce besoin de couleurs / pour accueillir les nouvelles du monde.

         La plupart des poèmes de ce recueil font plus ou moins directement référence au temps. Non dans son aspect chronologique mais bien, le plus souvent, dans son immédiateté, l’instant, seul moment où l’on existe vraiment, le passé n’étant plus, hormis dans la mémoire (Il y a eu ce bol de lavande bleu / porté chaque matin aux lèvres de l’hiver), et le futur n’existant pas encore. C’est pour cela que la poète s’exprime le plus souvent au présent de l’indicatif et sur le vif, à l’instant même où en écrivant, son regard se pose sur les choses, mais quelquefois comme en déroute. Car le temps disperse la petite éternité / de chaque instant. En effet, l’instant se dérobe à chaque instant, et quand on croit le saisir, on n’en retient que le sentiment ou le souvenir : Et j’ai envie de dire merci / aux noms qui s’effacent / aux chemins qui s’effacent / tous ces mouchoirs noués / pour oublier quoi déjà ?

         C’est pourtant dans l’instant que, pour Colette Daviles-Estines, se joue la vie, c’est dans l’instant qu’une porte ou une fenêtre peut s’ouvrir. Mais s’ouvrir sur quoi ? Ainsi, écrit-elle, La nuit est à la fenêtre / la fenêtre dans le miroir / La nuit est dans le miroir / et tout le clair de lune / flambe froid sur les murs. Ou encore : Nuit estuaire / collée blanche aux fenêtres / Un bras de lune éventre la pénombre.

         Tout est là, dans l’instant d’intense présence : Regarder passer / tout le ciel dans l’eau / La montée lente d’une feuille morte / Les oiseaux et leur vol de pierre. Ecrire alors, contre le temps, nous dit l’auteure, « contre la mort », ainsi que l’écrivait Alain Borne, « comme l’on écrit contre un mur ». A quoi elle semble faire écho : Poèmes, mise en scène / Canaliser le flux de souvenirs / les choses jamais écrites / jamais éteintes / Rivière à laver toutes les camisoles.

         Tout est là, certes, mais tout se dissipe. A peine vues, les images disparaissent, l’absence envahit la présence : Il y a eu des falaises d’eau / quelques fois des marées de pierres / et de brûlantes embellies // Maintenant le temps s’effrite / – saison de safre –.

         Pourtant, il y a chez cette poète l’intuition, au creux de l’instant, d’un point immobile qui ne se laisse pas entraîner par le mouvement du temps, comme si fatalement, malgré ce que dit Héraclite, on se baignait toujours, aussi, dans le même fleuve. Celui-ci passe… et ne passe pas : Soudain, écrit-elle, volets de nuit / plaqués à chaque fenêtre / Le temps est sous scellés / on n’approche plus que le silence. Ou encore : L’impression de flotter / légère dans une bulle / elle-même flottant / légère dans une bulle / de temps.

         C’est dans ce lieu en dérobade de tous lieux que Colette Daviles-Estinès semble traquer dans l’instant vécu et dans l’espace concret des objets quotidiens et des paysages proches, un arbre, un oiseau, un nuage, un rayon de soleil ou de lune, le vent qui se lève… Aussi est-elle continuellement aux aguets, comme dans la surprise et l’innocence de qu’elle voit et de ce qu’elle entend, comme s’efforçant, chaque fois, de purifier sa perception pour la débarrasser de ce qui conditionne le langage et par-là, notre regard même.  Il faut entendre par là que la poésie de cette auteure, loin de se complaire dans l’abstraction, ne travaille qu’au cœur du sensible, s’y engage totalement, dans une sorte d’ontologie en action. Cette voix, qu’elle porte et qui cherche en elle à parler, qui cherche à lui dire quelque chose et quelque chose à lui donner à voir avec les mots, c’est d’abord une voix qui aurait des yeux neufs à lui offrir, qui n’opposeraient aucun obstacle à la vibration du monde alentour : On cherche les mots qui poignent / une musique à décrocher le cœur / ou quelque chose qui y ressemble.

         Je regarde le figuier / il ne frissonne plus / Ses brindilles nues tressaillent / sous le poids des mésanges, écrit la poète. Ou encore : La forêt à l’aube / bientôt à la fenêtre / Un cri de bête a percé une étoile. Etre à l’affût de ce qu’un seul instant contient de l’essentiel du temps, c’est être poète de ces « petits riens », suspendus au-dessus, dans l’air, qui se mêlent, d’une chose coulant dans une autre, se fondent sans que l’on ne sache plus d’où cela vient ni comment il a disparu.

         Et c’est bien par ces « petits riens », si bien saisis par tous les sens et si humblement rendus par les mots qui font toute la densité de la poésie de Colette Daviles-Estines dans laquelle, si simplement, et comme si de rien n’était, nous nous sentons rendus au cœur du monde.

         Michel Diaz, 22/12/2022

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