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Tout doit disparaître ! – Gabriel Eugène Kopp

Préface au recueil de nouvelles de Gabriel Eugène Kopp, RROYZZ Editions, mai 2019 

TOUT DOIT DISPARAÎTRE  !

– Nouvelles –

Gabriel Eugène Kopp

Voilà un livre qui ressemble à son auteur. En effet, Gabriel Eugène Kopp trace et creuse son sillon comme on laboure et travaille une terre qu’on dit ingrate et difficile. C’est à la trace du sillon, à la ligne qu’il suit, au dessein qu’il révèle, aux pierres qu’il déplace, que l’on retrouve et reconnaît « le monde » d’un auteur. Celui de G. E. Kopp est fidèle à lui-même, de livre en livre. C’est celui d’une âme lucide et d’un cœur insoumis, d’une voix qui nous parle du monde et de ceux qui l’habitent, d’un chemin d’écrivain qui prend son temps et les mirages de l’époque à bras le corps pour en dénoncer les errances et en démonter les mensonges. Il y a là la part têtue d’un indiscutable et profond humanisme, mais celle aussi, chez cet auteur, d’un vrai « grain de folie », celui qui pousse l’homme au milieu de ses paysages de ruines et malgré l’horizon des désespérances, à affronter sa condition, tenter peut-être d’en changer quelque peu (même modestement) le cours.

L’ouvrage de G. E. Kopp, terriblement contemporain par sa matière et par les sujets qu’il aborde, est placé sous le signe de l’Apocalypse de Jean et celui de Thomas. Nous connaissons mieux celui de Jean, dernier livre du Nouveau Testament, qui contient des visions prophétiques et eschatologiques: les sept sceaux, les quatre cavaliers, la chute de Babylone, la Jérusalem céleste. Visions de l’expression de la grande Justine divine, de fin du monde sur la scène grandiose d’un spectacle de « sons et lumières » effrayant (et de possible renaissance). G. E. Kopp serait-il, à sa manière, un autre prophète de malheur ? Si c’est le cas, accordons-lui les égards qui lui reviennent.

Tout doit disparaître ? En premier lieu l’espèce humaine en son état ? Son incommensurable orgueil ? Son inexcusable incurie ? Sa coupable et catastrophique irresponsabilité alors que lui était confiée la bonne marche de notre planète (du moins l’espérait-on au regard de la part d’étincelle divine dont le Père l’avait doté) ? Et alors ? La belle affaire ! Ne lui a-ton pas sonné les cloches, à l’Homme, depuis des siècles, sinon des millénaires? Ne lui a-ton pas suffisamment ressassé que sa présence sur la Terre était soumise à des lois qu »il devait se garder d’enfreindre ? A des exigences morales qu’il se devait de respecter ? A des conditions de partage du vivant et de ses territoires auxquelles il serait sage de se soumettre ? Qu’en a-t-il fait ? Et à quoi s’est-il obstiné ? Arc bouté qu’il était sur les privilèges que lui conférait son intelligence particulière ? Obsédé qu’il était, et continue de l’être, par son propre bien-être, soucieux de son confort, veillant férocement aux biens de ses propriétés, jaloux d’autrui, méfiant de l’autre, méchant toujours, haineux souvent, gaspillant les trésors de la Terre, soûl des pouvoirs de l’or et insatiablement grisé par la puissance redoutable, rêvée comme infinie, et aveuglément attachée à la sainte notion de « Progrès » des techniques et des sciences dont on sait, aujourd’hui, que ce sont, utilisées comme un enfant s’amuse avec le feu, les instruments de régression de son humanité et peut-être ceux de sa perte.

Ce qui s’impose, dans ces nouvelles, c’est donc une atmosphère de « fin de règne », pour ne pas dire de « fin du monde » ou, plus exactement, de « fin d’un monde ». Perte de chance, perte de vie, perte à perte de vue. Tout est là, déjà, que l’on reconnaît sans l’avoir vu encore. Et tout est redoutablement possible. Aucun simulacre à poignarder, aucun fantasme à dépister ou dont on pourrait raisonnablement se moquer. Nous sommes là, parmi ces pages que nous livre un narrateur « halluciné » (mais qui n’est peut-être que « visionnaire »), environnés d’aucun mort regretté ni d’aucune espérance à poursuivre, sinon celle de se tirer d’affaire et de survivre malgré tout. Nous sommes là, sans âge et sans mensonge. Comme seuls dans la solitude, avec le couteau, le pain et l’eau. Accoudés à la table d’une vérité que nous pressentons, une vérité dépouillée jusqu’aux os, et qui n’a qu’elle-même à offrir.

A mesure des pages, nous nous incrustons lentement dans la nuit à venir, ce qui s’annonce dans le crépuscule. Aucun chagrin n’a résisté aux occultes virulences. Les épines de nos questions n’ont connu de plus belles raisons de s’anéantir. Un fruit, la nostalgie ou le remords, et de quoi ? Les personnages de ces histoires le savent-ils encore ? L’aube, parfois, un peu de ciel se lève à travers les fenêtres. Comme une capsule de lumière. Et la couronne d’inquiétude au centre, posée sur la pensée, avec la couronne d’épines de notre condition. Immense lumière froide qui jette sur la plage des fruits inassouvis, en loques, juteux avant-coureurs de la mort. Les faits inassouvis. Ce qui demande à être dans les temps accomplis.

Ici, le Temps comme arrêté. Et l’absence de rêve, ni grave ni triste. Bras dessus bras dessous, les vagues s’en sont allées des lieux des jours nouveaux et n’ont laissé au goût salin que leur frileux souvenir de soleil. Silencieux, derniers témoins de la beauté du monde, les yeux, ici et là, échangent encore des lumières avec un horizon que l’on sait désormais perdu ou, en tout cas, inaccessible. Toute la désolation immensément phosphorescente d’une main tendue à un tournant de la mer – et que la mer ne prendra pas. Qui donnera la paix, quel soleil moribond, passant le tranchant de sa lame à l’intérieur du cœur ? Un astre échevelé, la plupart du temps invisible, flotte pourtant toujours, certains diront horriblement, inexplicablement suspendu. Suspendu comme le bien dans l’homme, ou le mal dans le commerce d’homme à homme, ou la mort dans la vie. Mais les menaces de ces nuages ! Force planante de désolation. Car un ciel de Bible plane sur ces histoires, où courent des nuages blancs. Mais les orages qui noieront de pluies ces paysages d’avant-monde, ou peut-être d’après, on ne sait pas toujours ! Mais l’ombre portée de la terre, et son éclairage assourdi et crayeux ! Et l’air, comme un suspens du souffle, raréfié ! On n’attend ici que le vent. Qu’il s’appelle amour ou misère, il ne pourra guère s’échouer que sur une plage d’ossements, des terrains vagues encombrés de tôles et de ronces, et des maisons en ruines où quelques survivants poursuivent une vie placide, faisant mine de croire que rien ne s’est passé.

Mais G. E. Kopp s’amuse dans ces textes, il s’y amuse très sérieusement. Ainsi, par exemple, reprenant au pied de la lettre l’expression « les eaux montent », il invente une histoire où, en dépit de toutes les lois de la nature et de la gravité, les eaux, toutes les eaux, s’échappent vers le ciel, les fleuves remontent aux rivières, et les rivières à leur source, et où le simple fait de boire, et d’abord de remplir un verre, se présente comme un défi impossible à tenir et où l’Humanité risque de disparaître.

Car G. E. Kopp est drôle ! Drôle d’un humour ravageur qui taille en pièces le sérieux dont nous faisons usage pour maquiller de vaine réflexion ce que nous pressentons confusément d’une Apocalypse probable, et pour masquer nos désarrois, et atermoiements devant les tragédies qui se préparent et, certainement, nous attendent. Drôle aussi d’une gravité qui refuse de se prendre au sérieux, car si l’on sait que « l’humour est la politesse du désespoir », il est encore le moyen de prendre avec les faits la distance nécessaire, et indispensable, pour mieux la mesurer, en relativiser les conséquences et en l’occurrence, dans ces nouvelles, nous restituer notre juste place, celle de provisoires et hasardeux incidents biologiques dans la si longue et si complexe chaîne du vivant. Puisqu’il est vrai que nous, humains, arrivants d’assez fraîche date, ne sommes rien, si peu de choses, graines d’esprit, de vanité, de cendre et de poussière au regard de l’infinitude du Temps, de son énigme sans réponse, et de l’infini d’un espace auquel nous ne comprenons, au bout du compte, que bien peu de choses. Drôlerie mâtinée d’obsédant souci « scientifique » (certains appelleront cela de la science fiction, tant pis pour eux !), et d’un sens aiguisé de l’absurde, raisonnement, démonstration, qui pousse jusqu’en ses extrêmes une imagination qui n’a, finalement, d’autre choix que de nous révéler la face sombre d’une vérité qui devrait nous brûler les yeux, nous aveugler l’esprit, ce qui, en germe dans le verbe, s’appelle une « révélation ». Mais la « révélation » n’est pas ce que nous apprennent les scientifiques et les experts en tous domaines du savoir exact pour nous informer sur l’état du monde, de la bio-diversité, sur les ravages auxquels nous soumettons notre planète et sur leurs conséquences, la plupart irréversibles. Cela, nous l’entendons et l’oublions sitôt après, retournant à nos habitudes de vie, empressés de ne pas céder à la peur d’un présent menaçant et d’un futur plus angoissant encore, qui rayerait à plus ou moins court terme notre espèce de la carte de l’univers et de tous les siècles des siècles. Non, la « révélation », celle que notre esprit est capable de recevoir pour qu’elle y fasse son chemin, est celle que nous recevons des « illuminés » et des poètes, les seuls qui vaillent la peine que l’on prenne leur parole au sérieux.

Dans un texte que j’avais, il y a quelque temps déjà, consacré à un autre ouvrage * de G. E. Kopp, je soulignais l’aspect philosophique de sa démarche d’écrivain. Je reprendrai ici cette réflexion, sans y changer quoi que ce soit. J’y écrivais que cette démarche d’écriture, dont la liberté d’imagination littéraire s’autorise à user de ces décalages temporels (et spatiaux), nous inciterait à établir un parallèle entre ces nouvelles et quelques-uns des écrits des siècles précédents, romans à haute teneur philosophique, comme le Gulliver de Swift, par exemple. Si nous posons ainsi cela, les textes de G. E. Kopp pourraient entrer aussi dans le champ littéraire de ces « contes philosophiques » dont les auteurs du XVIIIème siècle ont si pertinemment usé, mais d’autres aussi après eux, comme Balzac, Stevenson, Calvino, Wells, Bradbury ou Borgès, par exemple, pour mieux nous tendre le miroir de nos angoisses et perplexités. Pour nous mettre face aussi à des temps dans lesquels nos routes humaines deviennent incertaines. Demeurent la littérature, l’art et la poésie pour éclairer un peu, plus loin, nos jours embarrassés de doutes. A ce que nous leur demandons de lumière, G. E. Kopp apporte sa précieuse part.

Mécomptes de Noël (éd. de L’Ours Blanc)

Michel Diaz

A propos des photos de Rieja van Aart

Ce texte, lu le dimanche 10 mars 2019, à l’occasion de l’exposition des deux artistes, la photographe Rieja van Aart et le peintre Haider, au château de Mosny, dans le cadre du Printemps des poètes 2019, a été inspiré par la série de photos de R. v. Aart intitulée « Le plat pays ».

PLAT PAYS

Photos de Rieja van Aart

Terres livrées à leur première nudité, rendues au règne minéral, règne d’une angoisse archaïque et sans nom, ou celui d’une attente innommable, immémoriale autant qu’inépuisable. Où est-on, en ces lieux, où nous perdons tous nos repères ? Où se perdent ces liens affectifs qui, face au monde nous rassurent ou, face aux signes qui le représentent, nous renvoient à l’énigme de ce que l’on appelle la réalité ?

De cette énigme du réel, entre fiction et onirisme poétique, et tout au long de son parcours d’artiste, Rieja van Aart nous en propose la vision hallucinée.

Ce qui s’impose donc ici, dans ces images, c’est le règne minéral. Perte de chance, perte de vie, perte à perte de vue. Aucun simulacre à poignarder, aucun fantasme à dépister. Nous sommes là, environnés d’aucun mort regretté ni d’aucune espérance à poursuivre. Nous sommes là, sans âge et sans mensonge. Comme seuls dans la solitude, avec le couteau, le pain et l’eau. Accoudés à la table d’une vérité que nous pressentons, une vérité dépouillée jusqu’aux os, et qui n’a qu’elle-même à offrir.

Paysages d’un plat pays où l’eau creuse de longues veines précieuses dans l’ombre de sable.

Nous nous incrustons lentement dans la nuit à venir, ce qui s’annonce dans le crépuscule. Aucun chagrin n’a résisté aux occultes virulences. Loin des pierres, dans leur centre. Les épines de nos questions n’ont connu de plus belles raisons de s’anéantir. Un fruit, la nostalgie ou le remords, et de quoi ? Comme une capsule de lumière. Et la couronne d’inquiétude au centre avec la couronne d’épines de notre condition. Immense lumière froide qui jette sur la plage des fruits inassouvis, en loques, juteux avant-coureurs de la mort, ou débris de tout ce qui fut. C’est toute la pauvreté du paysage. Les faits inassouvis. Ce qui demande à être dans les temps accomplis.

L’absence de rêve, ni grave ni triste. Mais à jamais rocheuse et ensablée, veinée d’époques lointaines et de courses à la mort. Immuable mélancolie des couvertures d’eau qu’un dormeur attardé au bord de son sommeil tire jusqu’au cou. Mais, bras dessus bras dessous, les vagues s’en s’ont allées des lieux de la pensée et n’ont laissé au goût salin que leur frileux souvenir de soleil.

Silencieux, derniers témoins d’une beauté sans artifices, les yeux échangent des lumières avec un horizon inaccessible. Et les fantômes des vivants retrouvent leur posture placide au creux de l’oubli. Toute la désolation immensément phosphorescente d’une main tendue à un tournant de la mer.

Qui donnera la paix, quel soleil à éclipser, passant le tranchant de sa lame à l’intérieur du cœur ? Une idée de désert éternel plane sur ces espaces, un immense concert de silence, au-dessus duquel un astre échevelé et invisible flotte, certains diront horriblement, inexplicablement suspendu. Suspendu comme le bien dans l’homme, ou le mal dans le commerce d’homme à homme, ou la mort dans la vie. Force planante de désolation. Car un ciel de Bible est dessus où courent des nuages blancs. Mais les menaces de ces nuages. Mais les orages qui noieront de pluies ces paysages d’avant-monde, ou d’après-monde, on ne le sait. Mais l’ombre portée de la terre, et son éclairage assourdi et crayeux. Mais l’air léger, comme un suspens du souffle, et raréfié. On n’attend ici que le vent. Qu’il s’appelle amour ou misère, il ne pourra guère s’échouer que sur une plage d’ossements.

Ici, le temps comme arrêté. Clarté d’un jour de l’après-guerre et pour ses âmes en errance, ou clarté pour ceux-là qui ont encore faim des aubes à venir, pour ceux qui persévèrent à rêver et pour ceux dont le cœur a toujours ses raisons.

Ici, on déchire dans tous les sens ces images de soie et d’or, on regarde au plus loin que les yeux peuvent voir, on rêve de bonté, on marche sur des pierres gémissantes, sur les oiseaux tombés des dernières marches de l’espérance, sur la robe de la beauté qui résiste encore à la nuit, s’obstine à faire vivre ces éclats, de l’esprit et du cœur !

Et quel silence ! Qu’on voudrait écouter encore, et qu’on voudrait toucher pour s’assurer que ce n’est pas un rêve, et lui apporter un peu de ce souffle, un peu de la respiration du grand animal bien aimé qu’est le monde assoupi dans son immense, et peut-être dernier crépuscule.

Regarder ces photos, c’est lentement remonter le fil apparemment à l’abandon de signes, des signes d’émotion par lesquels nous retrouvons leur brume de matière initiale et leurs traces d’outre-mémoire.

En deçà du corps et du cri, au-delà de toute parole, se donne la matière d’un langage entre ruine et éclosion, ces signes d’avant toute prononciation et désignation, qui semblent émerger du plus intime et peut-être du plus confus de la conscience de l’artiste, mais qui nous rendent, palpitants et comme écorchés, à notre condition première d’êtres de terre, traversés de souffle vital et dévorés de temps.

Michel Diaz, 05/03/2019

Lettre à Raphaël Monticelli : Descriptif d’un oiseau inconnu jusqu’à ce jour, découvert par l’artiste Salvatore Parisi en 2011

Chers amis,

ce texte n’est destiné qu’à ceux qui sauront, je l’espère, partager l’esprit dans lequel il a été rédigé.

Nous devons à Raphaël Monticelli, critique d’art et écrivain-poète, cet article sur le poiseau de parisi, étude fort intéressante parue dans le dernier numéro de La Diane française. Vous trouverez, un peu plus bas, le descriptif de cet oiseau, rare, furtif et méconnu, ainsi que le lien vers une vidéo dans laquelle R. Monticelli présente en public l’essentiel des connaissances relatives à ce proche cousin du martin-pêcheur.

Désireux d’ajouter quelque chose aux résultats de ces observations dont il nous fait part si brillamment, je lui ai envoyé ces quelques observations:

Cher Raphaël,

je n’ai pas eu le bonheur d’observer un seul poiseau de parisi au cours de mes errances champêtres mais, en revanche, ces derniers mois, j’ai rencontré pas mal de ces bipèdes sans plumes, drôles d’oiseaux eux aussi, que l’on désigne communément sous le nom de gilets jaunes, à cause de la couleur jaune vif de leur habit rayé de bandes grises fluorescentes.

Cette espèce a été dernièrement l’objet d’une chasse brutale et massive à fin d’extermination de toute sa communauté. Malgré les importants moyens mis en oeuvre pour l’éradiquer (cette espèce étant considérée par les autorités comme dangereusement invasive), on compte encore quelques centaines, voire quelques milliers d’individus répartis inégalement sur tout le territoire.

Certains experts recommandent de l’abattre à l’arme de guerre pour en terminer au plus vite, certains autres, parmi lesquels les ornitho-sociologues les plus éminents, pensent que la traque féroce dont ceux-ci sont encore l’objet n’aura d’autre conséquence que de renforcer leur instinct de survie et prévoient une multiplication exponentielle des individus de cette espèce, au prix de quelques mutations que personne ne sait prévoir.

Les responsables les plus haut placés, en charge de la gestion de la faune territoriale, ont aussi tenté (solution alternative à ce jour peu convaincante), afin de capturer plus aisément le gilet jaune, de l’apprivoiser ou, au moins, de l’amadouer en lui jouant des airs de pipeau et gagner ainsi sa confiance. Mais cet oiseau n’en fait qu’à sa tête et, plus malin (ou plus vicieux) qu’on ne le pensait d’abord, a vite fait de déjouer le piège.

Les commentateurs médiatiques, de concert, ont cru aussi, un temps, régler le problème, en faisant mine de le voir en noir, ce qui permettait de l’assimiler aux populations des corbeaux, corneilles, choucas et merles, et d’envoyer ainsi en volière tout ce qui s’autorisait à battre le pavé hors des espaces légaux et seuls autorisés. Un décret, que l’on attend impatiemment, prévoirait d’autoriser les automobilistes à écraser sur la chaussée tout bipède sans plumes suspect et à déposer sa dépouille au poste de police le plus proche.

On ne sait pas encore si cet acte citoyen de salut public sera récompensé par une prime.

Bien à vous, amicalement.

Michel Diaz

Par Raphaël Monticelli

Lien vers le texte concernant le poiseau de Parisi et la captation vidéo d’une lecture de ce document (une vingtaine de minutes).

 

De votre absence – Monique Lucchini

DE VOTRE ABSENCE
Monique Lucchini  – Editions Musimot (2019)

La raison d’être de ce petit livre nous est révélée dès la deuxième page, dans cette confidence dont il nous importe peu de savoir quelle en est le degré de valeur autobiographique, car seul nous concerne déjà ce qu’elle nous transmet de confuse émotion : Ce que j’ai retenu de vous au jour de notre première rencontre c’est une apparence, un regard, une admiration fugace de cette image assumée que vous m’offriez sans le savoir. Je ne savais alors rien de ce qui habitait au plus profond de votre corps, des événements troublants et douloureux de votre enfance, du parcours improbable de votre vie d’adulte. […] mais je pressentais déjà la valeur d’une amitié sans faille; cette amitié que vous alliez m’offrir sans condition aucune. La plus belle et la plus pure que j’aie à ce jour connue.

Ces mots-là sont de ceux qui nous viennent aux lèvres comme dans les adieux, des mots de pure et douce nostalgie, de ceux qui nous protègent, ou dont on use pour se protéger de la peur de l’oubli, de celle de la perte irréparable et de sa douleur à venir.
Une femme se meurt sur son lit d’hôpital. Et une autre la veille. Elles se sont aimées d’amitié. De cet amour que seule l’amitié sait préserver et laver de toute ombre : J’ai tout de suite aimé cette place occupée par vous dans cette histoire qui allait être la nôtre. Une histoire en marge de nos vies. Une réalité épisodique. Deux chemins qui se croisent à égale distance.

La chambre d’hôpital est à peine évoquée. Pas de plans larges dans cette narration qui ne réclame que la confidentialité, que des plans rapprochés ou serrés sur le corps de celle qui meurt et sur les rares gestes de celle qui l’accompagne. Cet espace de veille est un îlot d’intimité, habité par les souvenirs, ce qui reste des mots, des fragments retrouvés d’une voix qui s’échappe vers cet « ailleurs », s’en est déjà allée, mais aussi habité par ce qui se passe là, au présent, dans le présent physique de ce temps où un corps se défait, un visage s’absente, une main frôle une autre qui n’est déjà plus là. Autour, dehors, la ville et l’indifférence du monde, tout ce qui de sa vie et de l’existence des autres s’est dissous dans ses parenthèses, de la nuit ou du jour, et c’est sans importance, car le temps des horloges et ses heures, minutes, secondes, est celui d’une autre planète, pas de celui que la mort a déjà investi. Ici, dedans, celle-là, la mort lente au travail, des images venues du passé, expressions d’un visage, inflexions d’une voix, et des réminiscences de musique, de notes de piano, des échos de Rachmaninov, des effluves de bal populaire, des accents de bandonéon, ce qui revient à la mémoire des pas de danse de jadis, tout cela, par lambeaux, ces images de souvenirs, moments dont s’est nourri le cœur et qui ont construit sa mémoire, et ces mots que l’on dit, sans qu’aucune syllabe se forme sur les lèvres, et qui se perdent dans cette avant-nuit du silence de la conscience : Je vous parle. Je vous parle dans cette langue silencieuse qui se dilue, qui se perd aux confins de l’abîme du souvenir. Les mots sont inutiles. Ils ne veulent rien dire. Ils ne sont entendus que par le corps. Compris par lui, et par lui seul. Perdus dans l’éblouissement de votre cœur.

La mort efface et oblitère les vivants, et sa pensée nous envahit parfois de peur : Je suis là sous la lampe à écouter votre souffle, à attendre l’abandon qui mettra fin à cette nuit. Je suis là à caresser vos mains. Je vous parle doucement […]. Ce ne sont que des mots de circonstance. Des mots prononcés pour éloigner la peur. Oui j’ai peur, peur de vous perdre. Peur que votre visage disparaisse peu à peu. Peur que le son de votre voix s’éteigne inexorablement. Peur de rester orpheline de vous. Mais la mort aussi bien dévoile et met à nu, peut être l’occasion d’une « révélation », de ce qui peut nous apparaître à l’instant du passage, entre présence/absence, entre lumière et ombre, ce quelque chose qui offusque le regard pour le rendre à la vue : Maintenant je vous vois. Je vous vois dans cette chambre au fond du couloir. Je vous vois pour la première fois dans la vérité de votre nudité. Abandonnée. Si loin déjà. Je vois votre corps. Votre corps qui, même décharné, bouscule encore l’ordre des choses. Je vous vois dans l’éblouissement de la réalité de votre identité.

Celle qui meurt, ici, mais dont le corps et la présence consument leur lumière silencieuse, est de toutes les morts. Comme elle est de tous les amours. Elle est tout aussi bien figure de l’amie qui se dérobe dans les ombres que de l’amante qui s’éloigne, de la mère qui disparaît, de l’enfant qui nous quitte. Eurydice que rien ne pourrait ramener. Elle est l’image de ces corps abandonnés qu’a saisis l’incompréhensible, qu’aucunes larmes ne pourraient sauver, auxquels on ne peut plus offrir, à l’entrée dans leur mort, que la barque affligée de ses bras. Monique Lucchini, mot après mot, page après page, dessine à traits pudiques, en filigrane, comme une scène de pietà dont nous serions, qui la lisons, les très secrets témoins. Il y a, dans ce texte, dans ses dernières pages, quelque chose qui n’est pas étranger au sacré, aux rituels qui s’y rattachent pour permettre aux morts de franchir les ténèbres pour entrer dans une autre lumière : Vous voyez, nous avons eu raison de la nuit ! Le jour s’est imposé comme un répit. Maintenant je lave votre visage, vos mains. Je lave l’obscurité des heures passées.

Epreuve difficile et douloureuse de la mort, et de l’accompagnement dans la mort. Ne peut s’ensuivre que l’apaisement, ne reste qu’un vertige, comme un trou dans le temps, que la vie peu à peu, à nouveau va remplir. Ne reste que la douceur d’un vent qui balaye peu à peu le souvenir que j’ai de vous, s’accrochant aux parois incertaines du temps. La vie est là, toujours, encore, en dépit du chagrin et de la réalité de l’absence, la vie, obstinément, moment de l’aube, cet instant fragile, intangible, où la nuit laisse place à la lumière, le soleil qui se lève sur un jour nouveau, les nuages qui vont sur leurs routes de ciel, la renarde qui vient s’abreuver tout près de la maison, et le circaète qui plane au-dessus des falaises. Et c’est aussi cela que la mort nous apprend, nous rappeler à ces moments où l’on sent que les jours s’étirent, seconde après seconde. Où l’émerveillement de la vie à venir nous surprend encore.

Michel Diaz, 16/02/2019

La prophétie des mouches – Brigitte Guilhot

LA PROPHÉTIE DES MOUCHES
Brigitte Guilhot 

Editions Jacques Flament (2019)

La quatrième de couverture de ce petit livre, La Prophétie des mouches, nous en avertit:

« Au travers de photographies que l’auteur choisit de ne pas montrer pour laisser libre cours à l’imaginaire visuel du lecteur, [l’auteure] réinvente la parole de ces êtres que la vie a projetés dans le déracinement. »

Voilà un livre qui ressemble à son auteure. En effet, Brigitte Guilhot trace et creuse son sillon, comme on laboure et travaille une terre qu’on dit difficile, ingrate et caillouteuse. C’est à la trace du sillon, à la ligne qu’il suit, au dessein qu’il révèle, aux pierres qu’il déplace, que l’on retrouve et reconnaît « le monde » d’un auteur. Celui de B. Guilhot est fidèle à lui-même, de livre en livre. C’est celui d’une âme rebelle et d’un cœur insoumis, d’une voix qui nous parle des déshérités, des damnés de la vie, de ses laissés-pour compte, ceux qui meurent de – et dans leur solitude, sans qu’on s’en aperçoive, ceux qui dorment la nuit sous les porches, ou sur les bancs des gares et des squares, c’est celui des errants sur la terre, des réfugiés chassés de chez eux par la faim et la guerre, et de ceux-là encore qui se retrouvent en prison ou dans un hôpital, pour indisposition à vivre selon les normes imposées par les règles communes et les lois de la bien-pensance. Il y est encore, et toujours question du « déracinement », celui, intérieur ou spatial, d’êtres que l’existence, la violence et les injustices du monde ont jetés dans ses marges, condamnés à l’errance, à la peine et au désarroi, ou livrés à l’anesthésie de la désespérance ou aux armes de la colère.

Le monde littéraire de B. Guilhot n’est pas celui qui pare la réalité des guirlandes des bons sentiments, la drape d’un imaginaire qui nous tromperait sur le monde réel des hommes, l’enjolive d’un fade optimisme ou d’un bête émerveillement que certains écrivains cultivent pour en masquer la dureté, jouant ainsi de l’illusion. Ce qu’écrit B. Guilhot nous prend de face et se reçoit dans la poitrine, s’insinue comme une migraine et diagnostique une maladie. Qu’elle ait choisi de consacrer ces textes brefs à ce que l’on appelle les « migrants » (ce mot que nous avons choisi, souligne-t-elle, pour mieux les tenir à distance et les penser comme des « envahisseurs »), s’inscrit dans sa démarche d’écrivaine de ne pas détourner les yeux des misères de toutes sortes dont est tissée cette réalité sociale dans laquelle nous sommes immergés, mais que nous ne voulons pas voir pour nous en protéger, essayer de nous en défendre, ou ménager notre confort de vie et de pensée.

B. Guilhot nous interpelle, nous lecteurs, et nous invite à voir : Peut-on imaginer cela, franchement, ces exodes, cette déroute et, ouvrant ses vannes de fiel à leur approche, cette indifférence collective pour eux, humains de la Terre qui sont sortis un jour d’un ventre de femme comme vous et moi et n’importe quel humain de la Terre, avec leur droit à un toit, à une protection, à de la reconnaissance, à des caresses et des baisers, à de l’amour et de la chaleur, à une mémoire collective et à une instruction, à manger à leur faim et à dormir dans des draps propres, et qui désormais agacent. Cette auteure-là ne triche pas avec les mots, elle en sait le poids et le prix de responsabilité, la charge accusatrice et, on veut bien la croire, leur modeste pouvoir d’éveiller les consciences : non, je ne triche pas avec les mots, tout comme je porte mes images avec toute l’humanité dont je suis capable pour que cessent de tels désastres, pour que des hommes, des femmes, des enfants ne soient plus jamais arrachés à leur terre, à leur maison, à leurs racines, et encore moins à leurs morts. Ces mots-là signent son engagement dans son devoir d’humanité et dans les affaires du monde, dans le flot chaotique et tragique de son histoire : Mon engagement vient de mon ventre, de mes larmes et de ma colère, celle que j’ai encore les moyens et la force d’exprimer (je devrais dire le luxe) car je mange à ma faim, je dors dans des draps propres et frais, protégée des mouches, des cafard et des odeurs de putréfaction…

Pourtant, tout ébranlés qu’ils soient par les ravages de la guerre, la cruauté de leurs bourreaux, désemparés par les misères de l’exil, tout maltraités qu’ils soient par les coups injustes du sort qui s’acharne sur eux, et adossés à leurs derniers espoirs ou acculés parfois à leurs ultimes forces, réduits à n’être plus que leur seul nom d’humains, qu’ils soient encore prisonniers de leur peur ou victimes de leur refus à la soumission d’un ordre qu’ils dénoncent, les êtres que B. Guilhot s’attache à peindre et à représenter au plus près de leur vérité, ne sont jamais de ceux qui s’abandonnent tout à fait, baissent les bras, renoncent, pactisent avec leur destin. Quelquefois, il est vrai, ne leur reste que le sentiment d’une vie qu’on ne leur a pas enlevée et ce qui persiste d’amour quand tout le reste n’est que destruction matérielle et psychique. Ainsi, dans cette scène, description d’un cliché ramené des décombres d’une ville bombardée : Elles sont seules à cet instant la mère et l’enfant, enlacées dans ce clair-obscur, car les deux aînés sont partis avec leur père, chacun accroché à une main, à la recherche de quelques nourriture […]. Elles sont seules la mère et l’enfant, dans cet instant suspendu d’extrême abandon au destin qui ne leur propose rien d’autre qu’être là, survivantes malgré tout, au milieu de ce champ de ruines, et c’est si improbable que celle et celui qui plongent leur regard hypnotisé dans cette photo décident de croire au miracle.

Pourtant, de livre en livre, c’est là encore la trace du sillon que B. Guilhot nous propose de suivre, ces êtres-là se cabrent, résistent comme ils peuvent et luttent. Ne serait-ce qu’avec les mots que l’on veut effacer de leurs lèvres, avec leurs souvenirs dont nul n’a le pouvoir de les priver, mais aussi et surtout avec cette lumière d’espérance que nul ne peut éteindre dans le cœur des hommes et qui, au plus épais de leur détresse, les garde encore debout, les faisant ainsi plus humains parmi les humains. Ainsi, encore, cette photo et cette scène qui se passe dans un camp de réfugiés, entre les barbelés : […] et la fumée qui plane au-dessus des tentes manifeste qu’on boira peut-être un café brûlant qui réchauffera les mains et le ventre, ou plutôt une mixture qui lui ressemblera de très loin. Alors, pour ces présences absentes de l’image que je devine épuisées et engourdies de sommeil, cela sera bon à prendre et à partager à l’aube d’une journée devant laquelle elles ne peuvent que s’abandonner à l’espoir insensé de leur survie en terre inconnue.

On dit, de certains livres, qu’ils sont « utiles », et c’est souvent affaire de subjectivité. Celui-là l’est, sans aucun doute. Il est de ceux qui nous questionnent, qui dérangera quelques-uns, mais ne ménage pas notre bonne conscience, nous mettant en garde à la fois contre le voile de la cécité et cet apitoiement facile auquel il est, pour souscrire à un humanisme de pacotille (et qui est conformisme moral) de bon ton de céder.

Michel Diaz, 14/02/2019