Introduction au livre réunissant les 21 dessins d’arbres de Setsuko Uno (en reproduction numérique), accompagnés de 21 textes de Michel Diaz – maquette de Pierre Fuentes.
Nous retrouvons, presque invariablement, dans ce que donne à voir l’artiste Setsuko Uno, peintures et dessins, poupées, portraits ou paysages, quelque chose que l’on perçoit, de prime abord, comme sourdement inquiétant.
Impression qui (puisant aussi à la sève de son héritage pictural autant que culturel) procède ici de sa façon d’affronter le réel, en le traitant toujours de biais, c’est-à-dire en nous confrontant à quelque chose qui, en vérité, sans d’abord l’avouer, représente quelque chose d’autre que ce qui nous est proposé, en usant pour cela d’un léger décalage dont, à première vue, nous ne saisissons pas clairement les enjeux.
C’est par cet interstice ouvert au sens, dans ce « jeu » introduit entre signifiant-signifié, brèche dans le visible, et qui est le pur jeu de l’imaginaire, le ressort de ce processus créatif, que de la représentation la plus minutieuse des objets du réel, on glisse sans contradiction ni heurts à ce qui ne nous permet pas d’autre choix que d’en faire une approche fantasmatique.
Nous ne trouvons pas autre chose, dans ces derniers travaux *, où l’artiste fait sien (s’en accaparant avec une force opiniâtre), le thème du vieil arbre, troncs contournés, branches noueuses, racines tourmentées, nous en montre l’aspect pathétique et le plus violent, nous en donnant une lecture torturée comme une représentation spectrale, traduction personnelle et fortuite de ces danses macabres qui, dans la statuaire et la peinture médiévales, nous mettent face à ce qu’est notre destinée humaine et au jeu sans répit de la mort.
Et l’artiste, en effet, ne se prive pas, d’un dessin à l’autre, comme on fait autant de portraits, de nous livrer l’image d’êtres assiégés par la peur et les affres de la vieillesse ou stupéfaits, comme au sortir de leur brutal réveil, de devoir rendre compte de ces instants, heures, années ou siècles, engloutis par le temps du sommeil. Arbres que l’on devine cernés par la forêt, transformée par la nuit ou les pâleurs de l’aube en un vaste cimetière pour les animaux morts, arbres qui sombrent corps et biens dans le fouillis de leurs racines, au cœur du lit de leur désastre, ou font l’effort d’en émerger pour essayer de retrouver et de tenir la route de ce qu’en un autre âge promettaient leurs ramures.
Mais on peut voir aussi, au-delà de ces formes que l’on pensait inertes, ce qui, inspiré par les formes de la nature, sublimé par le geste et la précision du dessin, investit notre imaginaire pour en faire la scène de notre drame, y introduisant, de manière quasi hallucinatoire, une part de notre mémoire onirique. Rien ne nous interdit d’y voir ici un personnage, homme-arbre, dont le torse se prolonge en membres décharnés, un autre là, visage en décomposition, qui essaie de jeter un regard en arrière, par-dessus son épaule, observe avec mélancolie la déchéance de son propre corps. On y devine aussi un ange aux traits de cire, ailes collées à lui comme un suaire, et luttant pour s’extraire de la gangue de bois dont il est prisonnier. On peut, sans trop se fourvoyer, penser ici et là, à des éléments récurrents du monde de Jérôme Bosch, à ses créatures tragiques autant qu’énigmatiques, à lui qui, justement, a signifié mieux que personne la fragilité de cette nature inquiétante sortie de son esprit.
Pourtant l’arbre et le bois qui le constitue (l’un des cinq éléments de la symbolique chinoise, celui qui correspond à l’Est et au printemps, à l’ébranlement de la manifestation et de la nature), sont loin d’être réduits, ici, à leur seul état de matière morte et stérile. Il faut y regarder d’un peu plus près, dans l’oblique de ce regard vers lequel Setsuko Uno nous invite à poser nos yeux.
Selon un symbolisme plus universel, l’arbre mort, excavé, est l’antre qui abrite les esprits de la nature et l’espace où habitent ceux des ancêtres, creuset de vie métamorphique, lieu de passage entre monde de l’au-delà et monde du visible, avant que réapparaisse l’âme, autrement incarnée en quelque figure animale. L’arbre creux désigne donc l’image de l’arbre régénérateur. Du chêne creux, d’ailleurs, s’échappe l’eau de la fontaine de Jouvence et, dans le langage des alchimistes, il signifie la régénération et symbolise le fourneau dans lequel ces derniers fabriquaient cette pierre qui, projetée sur n’importe quel métal, le transmutait en or. Ainsi, le chêne creux (et, par analogie, tout arbre) devient en quelque sorte matrice de la pierre, et c’est en ce sens que le même Jérôme Bosch dans la tentation de Saint Antoine l’assimile à une mégère qui extirpe de son ventre d’écorce un nourrisson emmailloté.
Et c’est de ces ventres d’écorce que Setsuko Uno, au-delà de l’apparition de ces créatures que nous évoquions plus haut, extirpe et fait jaillir, le réanimant, l’esprit même du feu régénérateur. Car que sont la plupart de ces troncs, branches et ramas de racines qui se tordent en langues de feu et se ramifient en mèches de flammes ? Sinon feu assoupi au cœur du bois et dont il ne demande qu’à s’extraire, non pour la destruction mais pour la réconciliation avec ce que nous ne pouvons toucher avec nos yeux de chair.
Feux allumés sous les doigts de l’artiste, et par eux, pour « les yeux de l’esprit » de celui qui regarde, c’est-à-dire ces yeux qui sont ceux de la rêverie et de l’imaginaire matériel. Yeux intouchables autrement que par là, parce que ces yeux du-dedans se tendent à partir de là où nous ne pouvons plus nous tendre, nous font prendre conscience de ce que le corps ne peut plus atteindre, et qu’ils vont là où nous ne pouvons plus aller.
Chaque dessin engage son silence, sa charge incorruptible d’émotion dont les traits ne témoignent pas seulement, mais dont ils semblent différer dans le temps momentanément suspendu du regard l’inaudible murmure, inintelligible d’abord, de cela qui cherche à se dire.
Il nous faut, pour pénétrer l’espace du dessin et atteindre l’intimité de l’image, emprunter le chemin de ces yeux sur lequel se découvre l’énigme de la nuit, et où quelques coups de crayon et de gomme ont suffi pour raviver la braise et quelque chose qui nous touche et nous blesse à la fois, mais d’une joie sacrificielle, qui se dresse en articulant ses syllabes de flammes et que nos yeux se mettent à écouter.
Et faire en sorte que les yeux écoutent, c’est ce à quoi s’applique l’œuvre d’art, en ce qu’elle est chemin d’exil et d’expérience tout autant que creuset de révélation, ce à quoi Setsuko Uno, en toute discrétion, incite le regard de qui prend le temps de s’y arrêter.
Michel Diaz
* Ces dessins originaux, à la pierre noire, ont fait l’objet d’un livre d’artiste (21 exemplaires numérotés), édité aux Cahiers du Museur, dans la collection « A côté », en octobre 2014.
5 novembre 2014
Etonnant ! Sincèrement surpris par ta clairvoyance. Ce qui n’était qu’impressions, sensations, voire vagues interprétations, est exprimé ici on ne pourrait plus clairement. L’expression ambiguë de ces dessins, ce qui va et vient entre la mort inéluctable et le feu régénérateur devient évident dans ce texte remarquablement bien écrit.
C’est la première fois qu’un auteur analyse aussi bien le travail de Setsuko.
Pierre Fuentes