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Fêlure – Les Cahiers de la rue Ventura N° 38

FÊLURE Editions Musimot (2017) – Lecture par Jean-Marie Alfroy
Publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura N° 38 (4ème trim. 2017) 

Plus on progresse dans la lecture de cet ouvrage, plus on est convaincu que le titre le plus adéquat aurait été, si on ne l’avait déjà utilisé pour le dernier cycle de lieder de Schubert (d’après les poèmes de wilhelm Müller), « Voyage d’hiver ».
En effet tout commence un 21 décembre et tout s’achève un 26 mars, grosso modo entre le solstice d’hiver et l’équinoxe de printemps. Mais quelle est la nature exacte de ce « tout » ? A première vue un poème en prose d’une cinquantaine de pages divisé en paragraphes et structuré selon un déroulement chronologique explicitement signifié par une succession d’entrées datées. La parenté avec le journal intime s’impose à l’esprit, ou bien avec le récit autobiographique, mais nous demeurons bien dans le domaine de la poésie, les éléments narratifs et descriptifs étant trop embryonnaires pour que nous en doutions.

Un narrateur – nous ne pouvons guère que le désigner autrement – nous parle grâce au truchement de « la blancheur somnolente des pages » sur laquelle il laisse sa trace, tout comme le Wanderer de Schubert laissait celle de ses pas sur la neige. Un mal l’obsède – c’est dit sans détour à la page 10 –, mais rien d’autre n’est précisé: au lecteur de se faire, peu à peu, son idée. Mais une conviction grandit et s’affirme: comme dans le cycle romantique, il s’agit d’une marche vers la mort; le noir et le blanc qui dominent ces pages finiront par rencontrer le rouge du sang.

« Il ne faudrait écrire qu’en amont de soi-même » confesse le narrateur à la date du 2 janvier. Où situer cet amont ? Dans les limbes de la conscience, les tréfonds du subconscient ? Serait-il présent dans ce double dont il aimerait se débarrasser afin d’acquérir « un corps léger, de peu de signifiance » tel qu’il est évoqué sur la page du 10 janvier ?

Le 25 du même mois, il réapparaît: « quelque chose qui n’a aucun nom et nulle consistance » … « peut-être (…) un souvenir monté du fonds des temps »; puis le 8 mars, protéiforme, vaguement inquiétant. Cette figure de l’Autre, génératrice de la « douleur d’être » (le 2 février) émane d’un passé mal défini; l’écriture devient alors ce « bruit blanc » qui tente de lutter contre « l’ombre dévorante », bien qu’on pressente que le combat est perdu d’avance.

Nous avons tous en nous un double qui nous met en péril; celui du narrateur (de l’auteur ?) pourrait bien être « ce rapport déjà si douloureux à la parole » (le 30 janvier), paradoxalement à l’origine de la vocation poétique. Il en émane ici une parole sourde et grave, au lent tempo, dont le phrasé de la musique nous étreint le cœur.

Michel Diaz confirme dans ce recueil sa maîtrise de la poésie en prose, au carrefour de la confession intime et de l’exploration de l’imaginaire: la langue est la fois simple et recherchée, limpide et sombre comme une eau profonde.

Jean-Marie Alfroy 

Fêlure, 2 lectures par Jean-Marie Alfroy et Laurent Dubois,
publiées dans le N° 38 des Cahiers de la rue Ventura – (Octobre 2017).

Fêlure – Le Cœur endurant – Les Cahiers de la rue Ventura

Michel Diaz
FÊLURE (Musimot, 2016), LE CŒUR ENDURANT (L’Ours blanc, 2016) lus par Laurent Dubois

Note de lecture publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, n° 37 (sept. 2017)

Michel Diaz ou la fêlure d’un cœur endurant, par Laurent Dubois

S’il nous faut aller, sans détours, dans l’intimité de la chair de ces deux recueils poétiques, je retiendrai ce qui nourrit leur écriture en profondeur, ce thème lancinant que leur auteur trame et tisse d’un texte à l’autre, en fils croisés, indémêlables, qui posent la question de l’être-au-monde, fruit d’un inépuisable sentiment d’étonnement qui se confond avec la soif inassouvie du chant toujours à naître, autant que fruit amer d’une inconsolable douleur.
Nous ne vivons que de devoir mourir, et ne pouvons écrire que sur ce qui ne peut se dire / n’est pas dit, car indicible est tout ce qui se tait. Et le poète ajoute que l’on a rien à dire en vérité / que ce cheminement têtu en nous
Cheminement obscur de ce quelque chose qui nous travaille, car toujours, au fond de l’orchestre, on entend les mâchoires qui mastiquent la partition, les dents qui mordent dans la chair des heures, le mufle qui s’abreuve à l’auge de la douleur des hommes

Survivre à l’échéance de la mort qui approche implique d’affronter ce repli coupable de la chair en deuil du désir. Ainsi le cœur vieillissant consent à l’ombre de lui-même, condamnant au seuil de ses abandons tout risque de clartés.
Certains d’entre nous, au-dessus du vide d’ici-bas, s’accrochent aux branches divines, misant leur salut sur l’incertain de l’au-delà. Pour eux, mourir est s’éveiller, aveuglé en pleine lumière.
D’autres crachent sur tout, mais à distance, le venin d’une amertume qu’ils croient produite par la lucidité mais qui, en réalité, tire ses principes actifs du mensonge fait d’abord à eux-mêmes.
Les plus nombreux enfouissent leur esprit dans les sables du déni, somatisant leur crainte viscérale de mourir en maux de toutes sortes.
Pourtant, pour se sentir vivant, écrit encore Michel Diaz, il faudrait convoquer ce miracle ; être là, sans paroles, pas trop en avant de soi et pas trop en arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.

Écoutons bien cet état particulier de silence que le poète accueille, il n’appelle à rien d’autre qu’une absence écarquillée, ce lieu d’oubli où tout peut se jouer, après mise en jeu de la pure, inestimable gratuité du monde et dont le gain rêvé serait le pur sentiment d’exister. Avant de disparaître ?
… Mais la partie est ardue : le tapis de jeu a la dimension de nos drames, une vie ne suffit pas pour en connaître toutes les règles et qu’avons-nous en mains ? Si peu de signes en vérité pour nommer, sans véritablement les comprendre, les choses par leur sens commun, véritable carcan sémantique. Comment alors questionner ce mystère qui nous habite autrement qu’à l’aide des mots figurant sur les cartes à piocher au hasard – ou à la nécessité – des plis de l’existence ?

Oui, il faut écouter très attentivement la poésie de Michel Diaz, comme on perçoit le pouls d’un sang noirci de tant d’ombres amassées qui cherchent à se répandre et qui, jaillissant du vertige acéré, fulgurant, provoqué par une lame au poignet, délivrerait sa vigueur écarlate .
Seul le poème a le pouvoir de dire l’insoutenable enjeu du réel. C’est la raison pour laquelle on l’a tant bâillonné. Ici, affrontant le risque de se dépouiller de tout, y compris de lui-même, – à la lisière du non-naître, du n’être pas encore ou celle du n’être plus –, Michel Diaz se tient au cœur de ce que la poésie porte de plus bouleversant, de plus douloureux aussi, comme l’est toute
confrontation à la voix profonde qui jamais, en nous, ne s’apaise

Laurent Dubois, avril 2017
Laurent Dubois, poète et photographe, vit dans La Sarthe. Il a dirigé la revue Argile, au début des années 80, et publié plusieurs livres accompagnés de textes poétiques (dont deux avec Michel Diaz). Il expose régulièrement, depuis de nombreuses années, un peu partout en France.

Lettre au poète Claude Cailleau

plumeTexte publié dans L’Iresuthe N° 37 (avril 2017) et Les Cahiers de la rue Ventura N° 40 (avril 2018). Ce texte a été repris et complété pour servir de préface à l’anthologie poétique de Cl. Cailleau (2019

Cher Claude Cailleau,

je vous laisserai faire la part des choses entre ce qui, dans cette lettre, relève du très profondément sérieux et ce qu’elle comporte de « divagation poétique » et de prise de position délibérément arbitraire.

Mais remontons d’abord quelque peu dans le temps. Il y a peut-être deux ans de cela, je vous avais écrit ces mots que vous me faites l’amitié de reprendre dans votre blog : « Je viens de lire d’une traite vos Sur les feuilles du temps et, malgré l’obsédante thématique qui y est développée, j’ai retrouvé l’auteur que j’apprécie : textes d’une seule coulée, souffle court mais obstiné, têtu, tenace. C’est un livre qu’il faut lire en marchant (je le ferai) sur des chemins raboteux, parmi les ronces et sous un ciel de crépuscule. L’ombre de la mort y plane tout du long, mais chaque vers, chaque pas, est un pas gagné sur la mort, une victoire, un élan vers le pas suivant, contre le crépuscule, contre la nuit, contre l’absence et l’oubli. Nostalgie et angoisse y sont transformées en conquête, sur le silence, sur la menace confuse qui nous cerne, et cela se transforme en lumière. Y fait la langue que vous utilisez : sobre, claire, rapide, allant à l’essentiel, dégraissée à l’extrême, d’apparence presque pauvre mais usant de ce dépouillement pour être plus efficace encore. Une langue « raclée à l’os ». Vous me rappelez votre âge dans le même courriel, mais c’est cet âge justement qui vous a doté des moyens de cette langue, c’est-à-dire d’un art que vous avez affuté comme une lame sur les cailloux des ans, et c’est là de la bien belle poésie. »

Ainsi, je vous avais promis que je relirai vos Sur les Feuilles du Temps en marchant sur les chemins (comme je l’ai fait avec d’autres de vos ouvrages), à l’heure incertaine du crépuscule. Je parlais d’abord de celui du soir. Mais j’ai soumis encore ma lecture à celui du matin (ah, les chemins, aux heures où le jour se lève, et quelle fraîcheur de l’esprit !), et je me dois de vous dire que vous avez passé ces deux épreuves avec une bien belle aisance – dont je n’avais d’ailleurs jamais douté.
Je vous rassure, ou vous déçois peut-être : ces lectures « à ciel (ou à cœur) ouvert », dont je me suis quasiment fait un idéal de vie, ne vous sont pas exclusivement réservées.
Le mérite n’est pas si grand, au fond, mais je prétends appartenir à la catégorie des bipèdes sans plumes, dite « marcheurs de longue haleine » (ou des randonneurs au long cours). Je marche tous les jours, beaucoup. Enfin, pas mal. Les chemins, quels qu’ils soient, et quel que soit le temps, sont mon cabinet de lecture autant que mon cabinet de travail.
M’étant solidement chaussé (les chaussures varient en fonction de ce je prévois de la qualité du terrain), je pars, un calepin et un stylo en poche et/ou un livre à la main. Généralement de la poésie, ou de la prose poétique. Les autres genres de littérature me semblent bien moins adaptés à cet exercice particulier, comme on ne fait pas l’ascension du Mont blanc en sandales ou s’engage dans le désert en bottes de pêcheur.
Parfois, je n’écris rien, je n’ouvre pas le livre. J’attends le bon moment, un signe favorable, qui sera aussi bien le murmure du vent dans un arbre, le déboulé d’un lièvre ou d’un chevreuil, la forme d’un nuage. Je marche seulement, je rêve, je médite, j’observe, je parais ne rien faire aux yeux de qui me croise, seulement avancer vers un but sans objet, mais en vérité « je travaille », ou je laisse plutôt « travailler » en moi ce qui s’agite dans les profondeurs, que la marche remue, cette vase qui constitue le fond de nos pensées, leur matériau de base (de vase ?), cette eau trouble et opaque d’où remontent des mots qui demandent à être à l’air libre, s’agencent souvent à leur gré, et deviennent des bribes de phrases à travers lesquelles des images remontent en bulles de lumière qui bientôt dessinent un sens dans l’incohérence du monde. Ces moments-là éclairent par avance ce que je vais lire, lui ouvrent un chemin, ou sont la basse continue de ce qui va s’écrire. Instants de grâce nourriciers qui ne dispensent pas de regarder où l’on pose ses pieds et n’empêchent en rien de prévoir les obstacles et de les éviter, ou d’adapter son pas aux exigences du terrain. Mais « faire un » avec le chemin tout en laissant vagabonder son esprit et ses sens est un exercice que l’on apprend en le pratiquant régulièrement et qui réclame une expérience dont je peux me targuer, l’âge aidant, de maîtriser de pied de maître.
La marche impulse un rythme au cœur, au sang, au souffle, à la pensée. La verticalité active de la marche donne à l’esprit son carburant et puise dans cette énergie profonde dont doit faire preuve le chef d’orchestre quand il lit ou dirige une partition.
Vous me permettrez de me citer moi-même en reprenant ici les mots que j’ai écrits dans l’introduction d’un ouvrage à paraître : « (…) la marche est déséquilibre d’un corps qui tombe vers l’avant, provisoire vertige d’un pied qui cherche son appui, instant de suspension qui précède la chute, et nouvelle poussée vers le ciel. Les rythmes de la marche, plus que toute autre chose, comme les cadences du cœur et le souffle qui les escorte pour régler les tempos de ses intimes tambourinements, sont ce qui inscrit l’être et le corps qui le porte dans l’espace et le temps d’une verticalité vivante et fertile. Ce miracle dont peut témoigner l’effort de s’arracher constamment à soi-même pour s’avancer à la rencontre de cet inconnu qu’on porte devant soi. D’un pas à l’autre reconduite, et toujours en limite d’abîme. »

Mais la poésie là-dedans ?… Qu’on va lire ou qui va s’écrire ?… Nous y sommes on ne peut mieux. « L’écriture de la poésie ? La terre de sous nos pas, a écrit Yves Bonnefoy dans La longue chaîne de l’ancre, mais trempée comme après l’orage, creusée par de grandes roues qui ont passé, se sont éloignées. Terre tout ornières dont de brèves lueurs remontent. »
Que vous dire d’autre que quand je lis, allant sur des chemins qui s’enfoncent dans les sous-bois ou sur ceux qui serpentent le long de la Loire ou du Cher,
« S’en va sur le chemin,
chancelle au vent mauvais,
(s’en va. Oui, que s’en aille !)
cahin-caha caha-cahin,
la vieille silhouette,
titubante, marchant
vers des lendemains de hasard.
Et refais le parcours
(une vie à jauger)
Tremble, avance deux pas… » (Sur les Feuilles du Temps),
que vous dire d’autre, sinon que le rythme des phrases, le tempo de leur souffle, viennent d’eux-mêmes s’accorder, et comme naturellement, au rythme têtu de la marche et à l’ostinato du cœur ?…
Sinon, aussi, que les modulations inscrites dans ces lignes, prises presque au hasard,
« Tu entres dans la forêt, celle des longues marche solitaires. Une allée droite s’ouvre, comme une cathédrale de feuillage. La paix des arbres offerte en récompense. Là-haut, le vent parle avec Dieu et tutoie le nuage… » (Pour une heure incertaine)
sont propres, elles, à imposer un pas plus retenu, celui de la méditation rêveuse, celui d’une avancée dans un paysage tout intérieur, semblable à celle d’un Hugo, plongé dans sa pensée, qui s’en va déposer « un bouquet de houx vert » sur la tombe de sa petite ?
Que celles-là, encore, prises encore au hasard,
« Je suivais une route lisse, foulais la plage abandonnée. La plage, mon premier désert. Dans le fond de mon âge, la neige couvre de flocons-silence les pages de l’enfantine solitude… » (Le Roman achevé) ne peuvent qu’imposer au pas un ralenti qui invite presque à s’arrêter, à suspendre son souffle pour se pencher sur son propre silence, à écouter ce qui nous vient, à nous aussi, depuis nos temps lointains ? Oui, le vers épouse le pas comme, à l’inverse, et réciproquement, le pas se coule dans ce que le rythme du vers lui infuse de sa musique.

Je ne résiste pas au désir de citer Michel Deguy, qui a écrit à propos de la poésie de Pierre Reverdy : « Le marcheur fait le temps avec sa marche, rythme et espace font le temps, frayant l’espace (« poussant l’horizon » comme un taillis éclairci par le corps) ». Et il écrit aussi, un peu plus loin, à propos de Chemin tournant : « Le poème de Reverdy est pareil à ce retour obstiné d’un marcheur au bord d’une falaise, ou lisière, où vient finir la terre : il revient « au bord des choses », hante la berge, hanté par cette figure de la marche et de la berge, où la réalité se dispose en « bord » d’elle-même. »
Oui, je le crois avec Michel Deguy, « la marche est un poème ». Le poète est celui « pour qui la marche est le poème de la marche, les choses « bord des choses ». Vous lire, cher Claude Cailleau, c’est aussi, comme en toute vraie poésie, se tenir sur le bord des choses et marcher en bord de falaise. Et si « la marche est un poème », votre poésie est de celles qui nous invitent à marcher en bordure de temps et d’abîme, sur ces chemins d’incertitude qu’à nous-mêmes nous sommes. Votre dernier livre de poésie, Crépuscules, ne démentira pas non plus ce que je viens d’écrire puisque, comme l’écrit Jean-Marie Alfroy dans sa postface à cet ouvrage où il fait référence à l’artiste japonais Hokusai : « Le mont Fugi de Claude Cailleau, c’est son enfance, qu’il ne cesse de revisiter par l’écriture tout en changeant constamment de point de vue ». Ecriture qui, en effet, ne se lasse pas d’explorer un passé qui vous permet d’interroger ce qui fait son présent. En vérité, ce qui constitue, cette fois encore, le contexte de ce dernier poème (une seule phrase de 30 pages), c’est l’unité du parcours dans lequel il s’inscrit, c’est-à-dire celui d’une vie tout entière placée sous le signe de la littérature et de la poésie, une vie qui n’aurait pas mis la sphère du poétique d’un côté et « le reste » de l’autre, mais les aura mêlés dans le « transvasement » de l’un dans l’autre, l’une croissant dans l’autre que celui-ci aura nourrie. La marche d’une vie. Puisque aussi bien la vie est marche.
L’écrivain Marc Delouze ne dit pas autre chose quand il déclare dans une interview : « Quant à la marche, oui, c’est sans doute un des « mouvements » fondamentaux qui animent ma démarche. Marcher, arpenter, parcourir, sillonner, explorer : c’est par les pieds que le monde nous pénètre d’abord, c’est avec nos pieds qu’on en prend la mesure (ou qu’on en fuit la démesure parfois) ». Et cela fait écho à vos propres mots : « Se déplace devant tes yeux, dans un paysage de landes – replis de terre, chemins d’errance, fleuris de mauve et de jaune roussi – la silhouette du marcheur d’un impossible devenir – grande cape et bâton, le pas rapide, comme fuyant sous la ruée des vents venus d’un automne marin. / Tu le suis dans sa quête insensée » (Pour une heure incertaine). Et Marc Delouze semble vous répondre quand il ajoute : « La fatigue des pieds (comme la solitude) est un carburant bigrement nécessaire qui nous permet d’éprouver le « besoin de l’autre ».

Oui, je persiste à associer lecture et écriture de la poésie à l’exercice de la marche, à ce qui, jailli d’on ne sait où, qui attend d’être là, sur le bout de la langue ou dans la lumière des yeux, lui donne l’occasion d’un éclat en tension, d’une radiance soudain accordée, comme sur la peau d’une eau sombre se pose la caresse d’un inattendu de clarté – mais aussi bien traverse « ce silence qui pleut en lisière de nuit sur l’énigme de la parole exténuée » (Pour une heure incertaine).
Les occurrences qui évoquent la marche (au propre comme au figuré), son mouvement, son avancée, abondent dans vos textes en images indissociables de la figure du marcheur. Ainsi, les feuilletant :
« s’en va sur le chemin
où la pierre
lasse d’inexister, appelle.
Les arbres le conduisent.
La forêt l’engloutit. » (Sur les Feuilles du Temps)
Ou :
« Dire encore le jour qui vient
dans les feuilles du vent.
Dire le pas qui s’éloigne,
d’une ombre dans le temps.
Les pas s’impriment sur le silence.
[…]
Chemins perdus
où la vie s’égare » (id.)
Je citerai encore Michel Deguy pour souligner à quoi ces occurrences nous rappellent : « Le chemin est et n’est pas (que) le chemin. Chaque jour la marche est reprise par le désemparement, la déception d’être et de l’être. » Et il écrit, un peu plus loin : « La sortie du poète, dont les pieds préparent le rythme du poème, date, dit le temps qu’il fait. Car il faut refaire le point, le temps, tous les jours un autre dans la même levée d’être. »

Et n’écrivez-vous pas encore, évoquant vos balades « à grandes enjambées », sur ces « plages en déshérence », au Port-Louis, accordé au murmure des vagues : « J’entendais leurs sanglots. Je m’égarais parfois – souvent – dans mes chuchotements » (Le Roman achevé) ? Aussi, au « gueuloir » de Flaubert, j’ajouterai, si vous me le permettez encore, la proposition, plus adaptée ici, du « murmuroir » (on pourrait aussi bien l’appeler « chuchotoir ») qui consiste à mettre à l’épreuve les textes qu’on lit ou écrit en marchant, une sorte « d’épreuve du feu ».
Certains d’entre eux (dispensons-nous de noms d’auteurs) s’essoufflent vite et ahanent, font un bruit de cailloux remués dans la bouche, ne tiennent pas longtemps le rythme, se brisent en fragments dont il faut recoller les morceaux, et révèlent un sang de navet, à moins qu’ils ne soient faits pour le silence de la lampe (pourquoi pas ?), mais il faut alors les veiller comme des oisillons. Ce sont des textes « d’intérieur », aussi sensibles au bruit qu’à la lumière. Il faut les ménager, ils négligent la part du corps et ne viennent que de l’esprit, ne s’adressant qu’à lui.
Les autres, au contraire, qui font preuve d’une plus robuste constitution, ne craignent ni l’espace découvert, ni l’infini de l’horizon ni aucun des caprices du ciel (ils ne réclament rien qu’une pochette imperméable transparente qui les mettra sans autre conséquence à l’abri de la pluie). Ceux-là font fi aussi des bourrasques du vent, des batailles de merles, des croassements des corbeaux ou du tournoiement des mouettes au-dessus des champs labourés, du bourdonnement d’un avion qui passe, du souffle de dragon d’un ballon dirigeable apparu au sommet d’une ligne d’arbres. Ou, plus exactement, ils s’en nourrissent. Ceux-là épousent, et quelquefois les dictent, la mesure du pas, les battements du cœur, les pulsations du sang, la rythmique du souffle, retiennent d’emblée la pensée, s’inscrivent dans l’élan du corps, dans le creux des viscères, dans la machinerie des organes. Et, sur le bord des lèvres, dans le froissement des mots prononcés, ils ont la force lente des rayons des phares qui éclairent la nuit où s’avancent nos vies.
Là-dedans, j’inscris en bonne et juste place votre si juste Pour une heure incertaine et votre si beau Roman achevé (livres de vous que je préfère, s’il faut faire ce choix difficile, et qui continuent de m’accompagner), qui ont pu, dans mes mains, bravement traverser les teigneux orages d’été ou les mutismes imbéciles des soleils de plomb.

Très amicalement.

Michel Diaz (04.09.16)

  

 

Alain Borne – Les Cahiers de la rue Ventura N° 33

Chronique publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, N° 33, septembre 2016.

 ALAIN BORNE (1915-1962)

J’ai déjà eu l’occasion, dans les pages de mon blog, d’évoquer le parcours d’Alain Borne. Je me contenterai de rappeler que, né en 1915 dans l’Allier, Alain Borne a passé l’essentiel de sa vie à Montélimar où il exerçait le métier d’avocat. Il publie ses premiers recueils en 1939 (éd. Jean Digot), 1941 (éd. P. Seghers), 1942 (Cahiers du Rhône), 1943 (Ecole de Rochefort), et atteint, durant les années d’après-guerre, fort de la reconnaissance de poètes comme Aragon, Char, Jaccottet, Seghers, une très appréciable notoriété. Il est alors publié par de grands éditeurs (R. Laffont, Gallimard, Rougerie), mais son éloignement de la capitale et des cercles littéraires le plonge dans un oubli relatif. Il meurt en 1962 dans un accident d’automobile. Depuis une quinzaine d’années, une regain d’intérêt pour son œuvre a suscité de nombreuses rééditions. Ainsi, les éditions Editinrer et Fondencre ont-elles récemment republié plusieurs de ses recueils, regroupés sous les titres de deux de ses œuvres,  Indociles et Treize.

En 2015, afin de contribuer à la célébration du centenaire d’Alain Borne, Fondencre a réédité en un seul volume quatre titres représentatifs de l’écriture des dernières années du poète. Après L’amour brûle le circuit qui donne son titre au recueil, on pourra lire ou relire Encres, Les fêtes sont fanées  et La dernière ligne. Ces poèmes sont complétés par la publication d’extraits de son journal intime qui permettront au lecteur de mieux percevoir l’univers psychologique et littéraire de ce poète au lyrisme si singulier

Comme l’écrit Philippe Biget, dans sa préface au volume, « les trois thèmes qui dominent l’œuvre poétique d’Alain Borne (l’amour, la mort et l’écriture) imprègnent les textes ici réédités. Trois thèmes qui ne doivent pas être appréhendés isolément car ils ne cessent de se mêler, de s’entrechoquer, de se chercher, de se rejoindre au travers de maintes porosités, conférant ainsi à l’œuvre un parfum si reconnaissable. J’ai parfois évoqué le triangle mythologique Eros/Thanatos/Orphée qui, me semble-t-il, est la meilleure clé d’accès à l’univers bornien. »

Cet univers est, ici, d’évidence, comme dans la plupart de ses ouvrages, celui d’un homme tourmenté, obsédé par la mort et l’inévitable néant qui la suit, d’un poète désespéré doutant de lui et de son art, ne parvenant pas à  trouver en lui la lumière de son salut. Certes, on remarque, dans ces vers, ce qui subsiste d’émerveillement devant le spectacle du monde, les sursauts d’un désir de vivre qui implore encore l’amour, cette pulsion de l’être vers un(e) autre qui lui fera encore

Trouver enfin des yeux

que seul je puisse remplir,

mais, heure après heure,

Le sang fraîchit comme le jour

quand le soleil s’en va du vent

et qu’un manteau de froid

souffle aux épaules.

L’amour, en effet, ne fournit au poète nulle consolation. Ainsi, dans Indociles, et s’inscrivant dans l’héritage baudelairien, Alain Borne évoquait la femme couchée à ses côtés comme une charogne en puissance. « Tout aussi sordide dans sa description, écrivait déjà Ph. Biget, Borne ne distancie pas le sujet en décrivant une charogne anonyme. C’est de la femme allongée à ses côtés et de lui-même qu’il s’agit, et s’il fustige le corps de la femme en le caricaturant de manière grotesque et morbide, c’est à la condition humaine qu’il s’en prend. Le désespoir le pousse à s’éprendre de la mort, ma grand amie qui n’a point de sexe. Une mort refuge qui résoudra peut-être l’infernal conflit entre donjuanisme et pulsion de castration, qui mettra un terme à la parodie de l’accouplement.

Nous sommes aux antipodes, ajoutait Ph. Biget, des effusions mystiques que l’on trouvait dans Treize. La noirceur accablante du tableau est quelque peu tempérée par un rêve messianique. Le poète invoque un autre Dieu, un Dieu beau d’innocence qui pourrait donner naissance à une autre création.

De l’interrogation naïve et fiévreuse de Treize :

Ma main d’avoir touché ton corps

saura-t-elle mieux écrire

à l’affirmation véhémentes de Indociles :

J’écris un poème pour mourir plus doucement

pour laisser après moi une sorte de feuillage

pour que les yeux voyant mon petit automne

se demandent s’il reste un peu de sève dans l’arbre.

Alain Borne renoue sans cesse avec la pulsion existentielle de l’écriture. »

Plus loin, dans la préface qu’il consacre, cette fois, à L’Amour brûle le circuit, Ph. Biget se demande si, d’abord « viscéral, ce mal de vivre enraciné au plus profond de lui, peut devenir « existentiel ». « Comment, poursuit-il, se produit le mélange d’auto-thérapie » que peut être la prise en charge de notre condition d’êtres-pour-la-mort,  et « de pulsion créatrice propre à transcender le « mal être » ? » Philippe Jaccottet commentait ces questions fondamentales de la façon suivante au cours de son allocution du 9 novembre 1963 : « … le seul fait qu’Alain Borne ait pu transformer cette constatation terrible en une image mystérieuse, qui est comme une vision, une ouverture sur le monde, suffit à l’élever au-dessus du désespoir qu’elle semble contenir, et représente encore un triomphe de la beauté sensible du cœur. »

Vie et mort, enlacées dans la même fascination, portées à bout de bras dans le même poids de tourment et la même rage impuissante, on voit bien, dans ces quelques vers, par exemple, comment le poète, entre désir de vie et désenchantement, entre élan de vaine espérance et sursaut d’exorcisme, cherche désespérément à donner à ses si simples mots ce qui pourra, d’un cri, faire jaillir encore une brève étincelle :

Je chante

et la vie comme un arbre

se hausse sur ses feuilles

immense dans l’automne

où les morts s’amoncellent.

Michel Diaz