Photo : Arbre solitaire dans la neige – Par BrOk.
Extraits du texte publié dans L’Iresuthe n° 37, printemps 2016
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5 janvier
La nuit ne peut que frissonner au soleil matinal. Un soleil hébété de sommeil. Comme si un mirage de sel et de corps incertain prenait lentement consistance.
La neige d’hier se déguise sous des dehors de masques gris qui voudraient camoufler la détresse du jour. Mais voici celle-là qui remonte, pareille à l’eau d’un puits aussitôt qu’on vient d’y puiser.
Lente entrée dans la rade de l’aube où s’installe un autre silence. La fatigue d’un quai désert.
Le café fume dans le bol posé sur le rebord de la fenêtre. Des mésanges à longue queue s’agrippent aux rameaux dénudés du lilas. Venues faire ration de graines et de graisse.
A travers la faïence du bol, tenu entre deux paumes qui se prêtent à la brûlure, on restitue au monde ce foyer de chaleur dont le cœur toujours s’alimente.
Pour se sentir vivant, il faudrait convoquer ce miracle : être là, sans paroles, pas trop avant de soi et pas trop arrière non plus, mais juste en équilibre sur la ligne de crête du souffle, accordé au balancement des secondes, au rythme de leur pouls. Libre de toute attente et de toute désespérance.
10 janvier
On dépose bien ses chaussures mouillées sur le seuil de la porte. On peut y déposer aussi ce qui, de nous-mêmes, nous est un encombrant bagage. Ce qui tombe d’un mur mal bâti.
… Longtemps, j’ai rêvé d’habiter un corps, douloureusement inconnu et toujours hors d’atteinte. Un corps étranger, mais jumeau, qui depuis toujours m’attendait, au revers de la porte close. Sans chagrin de sa part et sans rien à défendre.
Un corps léger, de peu de signifiance, débarrassé du plomb de mes organes et s’avançant comme une danse dans le ciel ouvert. Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie.
Un corps fait d’une autre matière, poussière et vent mêlés. Abritant une voix capable de répondre au bruissement des arbres et aux voix des oiseaux.
Une présence sans image sur la vitre sans fond des jours, se tenant en retrait, dans l’abandon du monde, un trou dans la pénombre, comme une éclaircie dans le cœur.
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4 février
Il y a de ces jours que l’on pousse, tombereaux de charbon arraché, ongles nus, à la veine. On parle pour y voir plus clair dans le noir de la tête, emmuré dans son crâne, à l’étroit, et c’est pareil à une peur qui nous saisit à entendre le son de sa voix. Et c’est pareil encore au lent drapé d’un horizon de neige où ne s’imprime dans l’air dur que le cri sans écho d’un oiseau.
J’aurais tant voulu avancer, précédé du bruit blanc que fait celui qui sait tout le prix du silence !
Comme on laisse glisser sur sa main, me disais-je à moi-même, l’ombre légère d’un nuage, laisser venir à soi les mots, dans une amitié vigilante. Et les laisser se perdre aussitôt dans l’oubli, sans avoir pris forme ni sens.
Ils ne sont là, pourtant, au bord des lèvres, que pour annoncer quelque chose d’étrangement obscur qui n’a que la nuit pour mémoire et rien pour avenir qu’une ombre dévorante. Qu’aurions-nous donc à faire que les protéger du dehors en les protégeant de nous-mêmes ? Les préservant ainsi de la chair mortelle de la parole.
5 mars
… C’est là, et je n’invente rien, sous la peau de la langue.
Remuement des jours de misère. Revenus de si loin dans le souvenir. Et c’était, ces jours, sous les coups de la lame froide, une mince digue de mer qui ne parvenait à rien arrêter de l’incohérence du monde et de son absurde déferlement. L’envie de se cogner contre le mur de sa faiblesse, haute comme un vol d’éperviers, de l’arroser d’un flot brusque de sang, avant que de livrer sa chair aux serres des rapaces.
L’envie de disparaître au monde et à soi-même, et de rompre avec tout discours.
11 mars
Depuis aussi loin dans le temps que j’arpente le pont de la veille, je ne suis que nuit pour moi-même. Contre cela, mes yeux de chair ne peuvent rien.
Et le monde, alentour, ne fait que demeurer ainsi. Sourd, opiniâtrement, et comme replié sur les fonds de ses eaux dormantes où gît tout l’incompréhensible. Contre cela, non plus, la lumière du jour ne peut rien.
Il n’y a, peut-être, d’issue, heureuse ou malheureuse, que dans les risques de l’amour, de la souffrance et de l’éclatement. Car selon la logique inspirée par les yeux de l’Ange de la Mort, yeux qui, dit-on, recouvrent tout son corps, on ne peut avancer qu’en brûlant ce que l’on a jadis aimé, qu’en détruisant, l’un après l’autre, ses anciens visages. N’avancer qu’en danseur de corde, au-dessus de l’abîme et d’un centre vertigineux, œil ouvert largement sur un ciel qui voit geler nos plaies.
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14 mars
C’était quand déjà ? et quoi au juste ?
J’étais là, parmi vous.
… Quelqu’un est là, j’aurais voulu vous dire. On ne sait qui. Qu’on devine pourtant, mais qu’on feint d’ignorer ou refuse de reconnaître. Et cela vient du fond, de là où les regards butent contre la nuit.
… Ne voyez-vous pas, entre vous et lui, cet anneau de désert, comme dans un champ de neige le gouffre où tombent les pas ?
Une voix qui parle, appelle, se confie, réclame qu’on lui rende son visage, ses yeux, que personne n’entend. Mais, tendant l’oreille, quelqu’un peut-être percevrait un lointain murmure d’abeille, un rien de bruit, un linge étendu qui s’égoutte.
Une voix. Au milieu de vous, et pourquoi dans ces creux de silence, cette lumière sans éclat ? Quelqu’un est là, qui ne peut vivre et ne dit pas pour dire, n’invente pas ses sons, comme l’arbre, jetant ses feuilles dans le vent, improvise les siens. Dire lui est une besogne dévorante. Ce lui est un bagne féroce où quelqu’un cogne contre la muraille, pour être libre.
Et comment ? quand l’aube même hésite à épeler son nom ?
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25 mars
Pourquoi ne pas écrire ce qui va se passer ?
… Temps livide, indolore. Corps et esprit en rade.
… Et tous ces jours d’avant, cloués sur la roue de souffrance, qui est la seule vérité certaine.
Il faudra que le vent, sous les os de mon crâne broyés par la migraine, finisse par casser ses chaînes. Un vent haché de pluie, tourmenteur mais sans haine, qui dévasterait un peu plus mon jardin. Qu’enfin s’ouvre une porte.
26 mars
De quelle bataille suis-je celui que l’on abandonne à lui-même ? Et de quel combat le dernier témoin ? Ou, plutôt dirais-je, de quel corps à corps ?
Ce sera l’un de ces jours tristes où le crépuscule sera sans visage, la douleur sans épines, le cri des algues étouffé sous le poids de la vague.
La lame du rasoir s’enfoncera dans une chair aux poings serrés. L’oubli s’ouvrant devant, et rien qu’un peu d’étonnement. A peine. Un corps blotti dans le silence, recroquevillé. Une nuit qui ira en s’épaississant, ne reculera pas.
Et je regarderai le sang glisser sur mes poignets pour inonder mes paumes, hésitant à le reconnaître. Comme si, pas plus, ne m’appartenait cette vie qui, souillant le blanc de l’émail, s’enfuira lentement par la bouche du lavabo.
Je la regarderai glisser, non dans l’indifférence, mais avec l’intérêt que l’on porte, quand on a perdu l’usage des mots, à ce qui, sur le bord des lèvres, réclame encore qu’on le nomme. Seulement déchiré par ce sentiment de légèreté que nous donne ce qui nous quitte.
… Sang qui n’est que le prix de la cendre où le cœur se débat encore et de la suie grasse des mauvais jours. De ceux qui n’ont brûlé que dans la fumée de leur peine. En cette heure qui sonne, où le pas fait défaut sous les jambes et où toute fleur enfin s’abandonne.
Où l’amour même, au revers de toute lumière, a fini, sans regret, d’effeuiller les pétales de sa dernière lampe.
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