Sous l’étoile du jour – Eric Chassefière

Note de lecture d’Eric Chassefière, publiée in Diérèse N° 88 (oct. 2023)


Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa canina éditions, 2023, 78
pages, 20 €


Sous l’étoile du jour est le territoire d’une errance, le livre maintes fois
ouvert et refermé d’une terre d’exil sur laquelle le poète avance, contre vents
et marées, à l’écoute du monde et de lui-même, dans un voyage initiatique
aux portes de la mort : « l’incertitude est son pays, l’errance son bâton, et la
mort son unique frontière et son unique bien ». « Marche incertaine », menée
dans le dénuement le plus total, fort de sa seule humanité et de la seule
lumière de la nuit d’avant-jour, car la lumière ici est intérieure, l’aube quête
d’un salut dans un monde « bruyant et laid, violent et injuste », « s’abreuvant
à la nuit d’infinies solitudes et à la détresse des hommes », suscitant le secret
espoir de la rencontre et du partage : « il n’a d’autre désir que celui des
errants, entre appel et écho, celui des festins d’amitié et des noces du pain et
de l’eau, d’autre lanterne sous le ciel que la nuit qui s’incline et le jour qui
s’approche ».

Mais les paysages traversés sont ceux de la solitude de
l’homme, terres désolées où l’on ne rencontre que soi-même, l’autre en soimême, qui ne parle que par signes et disparaît sans un mot. De l’exilé à la
marche obstinée, qui va, « d’un bord à l’autre de lui-même, entre allégresse et
désarroi, cherchant des interstices de lumière où il pourrait poser son pas »,
car c’est l’étoile du jour qui guide le poète, celui-ci nous dit : « s’il s’arrête,
c’est pour écouter le caillou, le ciel, la nuit qu’éclaire un arbre, la respiration
lente d’un corps dans le sommeil, le frémissement de son sang sous la peau et
ce battement sur son cou, ce qui s’efface comme une musique et revient, ne
laissant d’autre trace que ce qui glisse au fond de son silence dans
l’imperceptible ondoiement de son souffle ». Marcher peut-être comme on
parle, s’arrêter pour faire silence, écouter, percevoir le battement de sa vie qui
est silence, qui est nuit. Et encore : « le voici qui s’en vient et passe, guidé par
une étoile orientée vers l’aire de sa cendre, une source d’eau introuvable, plus
froide que la voix d‘une flûte de pierre, un silence plus silencieux que la nuit
dans les veines, poussé devant tiré derrière, basculé entre une minute de braise
et une autre de neige inclémente, balancé à la corde des heures, les cils lourds
de poussière, le cœur plus assoiffé que l’herbe », étoile peut-être brillant d’audelà de la mort, nous guidant vers quelque difficile espoir de félicité. Une
inextinguible soif habite le marcheur, « à jamais condamné à soulever les
pierres et à creuser le sable de ses ongles pour y puiser l’eau fraiche du
sursis ». Il y a dans ces poèmes l’idée d’une répétition sans fin, de l’espoir,
toujours renaissant, d’un temps meilleur, d’une culpabilité dont il nous faut
nous défaire : « rien ne serait jamais de son passage dans la trame du temps,
qu’un douloureux accomplissement, un brouillon déchiré, rien qu’une phrase
écrite, toujours recommencée, biffée, récrite à l’infini, les mêmes mots
réitérés, clamant son innocence à la face d’un ciel dont il ne sut jamais que le
bleu sans fond du silence ».


Ce marcheur obstiné, le poète nous suggère que son pas est celui des
mots, que les mots nous précèdent, que marchant, parlant, c’est à la brûlure
(peut-être « cet arrachement d’où l’on vient, son rivage d’exil initial, sa
blessure muette, cicatrice mal recousue ») que nous prêtons parole : « mettre
ses pas dans la trace vivante des mots qui nous devancent, les poser sur les
lèvres de la brûlure, sur le souffle qui sculpte les sables du désert et sur la
salive fertile des morts ». Mots qui ont poids et lenteur de pas, pas à
l’approche de la mort qui sont à la fois le baume et la semence. Chez Michel
Diaz, la phrase elle-même se fait marche, la page terre de silence, on avance à
mots lents dans cet accomplissement du souffle qu’est le poème, on respire
avec les mots. Ces mots qui devancent le poète, on comprend que ce sont
ceux de tous les exilés de la terre, qu’il parle « pour ceux qui vivent sous la
cendre et ne voient pas le jour, ceux qui meurent sous le silence et ont navigué
avec les ténèbres, ignorant leur chute sans fond, sans qu’aucun vent jamais se
lève dans leur nuit ». On pense bien sûr au passage mortel de la Méditerranée,
pour ces milliers de migrants qui jamais plus ne verront le jour se lever. Cette
voix du poète, de ce « condamné qui s’obstine à graver sur l’argile de son
silence, et dans le râle des paroles, ce qui survit toujours de rêves et d’oiseaux
dans les feuillages de la mort », peut-être fait-elle scintiller un mince espoir
d’aube future. L’essentiel n’est d’ailleurs pas tant de savoir que d’écrire : « ce
qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien, mais qu’il lui faut l’écrire, pour personne, le
vent ou les pierres, en tracer une à une chacune des syllabes, et qu’il lui
faudrait sans doute être mort pour cela, ou se couper la langue, ou se trancher
les mains, on enfouir son visage et ses yeux dans le sable du temps ». Peutêtre n’atteint-on la sagesse d’écrire le rien que dans la mort et l’effacement de
soi, peut-être le chemin n’est-il qu’incessant questionnement de l’horizon, que
la seule chose qui compte est d’avancer, envers et contre tout, repousser les
limites, mais laissons parler le poète :


Il n’a choisi de suivre qu’un chemin, celui-là, où la vie s’accouple à
la mort, où les mots tapis sous la langue sont pierres du poème, et où ce qui
se tait dans les branches des arbres, s’habille de leurs feuilles, est la seule
question qui vaille
la même à l’infini, reprise, répudiée, relancée, qui s’épuise à fouiller
le gouffre d’un ciel sourd derrière la fenêtre nue, et la même qui va, dans le
creusement incessant de sa voix et l’affût de ses mots, cherchant à
repousser plus loin, toujours, les limites de l’ombre, interrogeant, toujours,
et allant de l’avant
la même qu’on écoute, et celle qu’on écrit avec l’écume de sa lèvre,
ce qui fait trace au bout des doigts, sur la page d’un jour qui se lève dans
son blanc immaculé, et plante dans les yeux de qui s’y aventure une
écharde de nuit arrachée au fourreau des incertitudes, fichée dans la
blessure d’un imprévisible surcroît de clarté


Il y a chez Michel Diaz l’expression de la souffrance, une souffrance
essentielle qui est celle de l’homme aux prises avec son devoir d’humanité,
même la joie chez lui souffre (« la joie souffrante dans les choses »), il y a
cette étoile lointaine dont la lueur, posée sur son front, « lui traverse le crâne
comme un chant têtu d’espérance où se lisent, au revers de ses mots, toute la
défaite du monde et toute la douleur des chagrins à venir », souffrance et joie
indissociablement mêlées, il est l’exilé à la « patrie inachevée », arraché à
l’horizon perdu de l’enfance, ce nomade qui n’a « rien d’autre à faire que
pétrir et cuire, au seuil de chaque jour, son pain d’espoir et de colère ». Le but
semble inaccessible, l’espoir seul de l’atteindre est ligne de vie, ainsi que
l’exprime le dernier poème du recueil, qui se termine ainsi : « un chien aboie
vers le lointain / … / pour un soleil nouveau qui n’aura pas brûlé, pour la page
d’un livre qu’on n’aura pas tournée, la phrase inachevée sur le blanc du
papier, abandonnée aux traces de ses cendres, un morceau de pain dur oublié
sur la table avec un verre d’eau que l’on n’aura pas bu, reliefs d’une joie
humble mais immense, indéfiniment poursuivie / et indéfiniment remise /
opiniâtrement espérée ». C’est ici de son inachèvement même que la vie
semble tirer sens et substance, de l’obstination du poète à tracer son chemin
vers l’« impossible salut » (ainsi que le nomme Alain Freixe dans sa préface)
qu’un avenir peut-être se dessine, un espoir, aussi fragile soit-il, renaît des
cendres de la mort. Sous l’étoile du jour est d’abord un chant d’espoir, de cet
espoir dont nous avons tant besoin dans ces temps de terreur et d’injustice.

Éric Chassefière

Sous l’étoile du jour – Jean-Pierre Boulic

Note de lecture de Jean-Pierre Boulic publiée in Poésie sur Seine N° 110


Michel DIAZ
Sous l’étoile du jour
Rosa canina éditions – 94 p – 20 €


Une nouvelle fois, la prose poétique de Michel Diaz, « tournant le dos aux
mots de l’imposture », taille dans le silex de sa « terre d’exil ». Et elle
déclenche de multiples étincelles. Il n’est rien d’ampoulé en effet dans ce
langage abrupt et fort : « telle est la voix d’un condamné qui s’obstine à
graver sur l’argile de son silence, et dans le râle des paroles, ce qui survit
toujours de rêves et d’oiseaux dans les feuillages de la mort ».
Venant, passant, allant par une sente de déracinement et de désarroi, aussi
de lassitude jusqu’à ne rien savoir, en exode, mais incrusté au réel d’une
« tragédie burlesque » touchant même au désastre, le poète qui, dit-il, a
l’errance pour bâton, la mort pour unique frontière et unique bien, séquence
l’ensemble son itinéraire d’incertitude, en tableaux au titre « parlant » : le
glas des égarés, poussière du poème, échancrure du jour, une patrie
toujours inachevée, entre le corps et la blessure, la tour de paille, charroi
des jours…
Certes, on sait les temps violemment désemparés et l’on observe bien que
tout fonctionne dans le mensonge et la manipulation des conditionnements
médiatiques. Néanmoins, dans ce décor, le poète tient lanterne. Quelle joie
humble et « opiniâtrement espérée » peut alors surgir et venir épancher sa
lueur près du déraciné d’un « royaume défunt » ? Est-ce cette « étoile du
jour » ?
Peut-être qu’en écho au précédent « Quelque part la lumière pleut » (Éd.
Alcyone) sur une civilisation sombre et sans raison, appelée à maints
désastres, Michel Diaz, porte-parole d’un travail suprême, ardent défenseur
du vivre et de la liberté de penser, pressent et voit que « le monde est
toujours là ». Doté du droit de regard, sachant écouter ce qui dépasse les
apparences dans « des interstices de lumière », il sait et peut « déchiffrer la
mémoire des arbres et lire sur les lèvres de l’herbe ».
Ici, nul retour à la nature comme on le prône tant désormais, mais un autre
regard, une prise de conscience et simplement le langage du cœur. Car il
n’y a pas de secret et chacun peut y trouver la réponse à l’effroyable afin
d’entrer dans une attitude de confiance, les « silences lui ont appris de la
beauté des choses à l’aube de tout ce qui existe ». Effectivement, ainsi que
le souligne Alain Freixe en préface : L’échec ne saurait prévaloir. Un
ouvrage à méditer.


Jean-Pierre Boulic

Enraciné – Jean-Pierre Boulic

Enraciné, Jean-Pierre Boulic, La part commune (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 88 (automne 2023)

         Ce nouvel opus de Jean-Pierre Boulic nous offre, après bien d’autres, de bien beaux et sereins moments de lecture. Des murmures d’images légères comme des envolées d’oiseaux, une pure musique du cœur toujours recommencée.

Ce recueil, composé de poèmes brefs, aux vers courts disposés la plupart du temps en distiques, tercets ou quatrains, divisé en 4 sections, Veille, Matin, Fête à venir, Hymne, commence pourtant par des notes sombres, comme une page de musique nous fait d’abord entendre la voix grave d’un violoncelle, ce qu’il cèle d’intime douleur. Ainsi, ces premiers vers : Tu n’as plus les mots / Qui disent ce que tu désires // Ton pas s’est arrêté / Au bord de ce banc. Ou ceux que l’on trouve dès la page suivante : Tu as la douleur / De ne plus savoir écrire / Le mot qui convient. Ailleurs, plus loin, ici et là, les mots ébauchent un paysage de froidure dans un temps aux couleurs meurtries et comme suspendu : Menaçants nuages / Terre recroquevillée / Attente du gel. Paysage d’automne ou d’hiver d’où la vie semble s’être retirée : Les bras vannés en décembre / Des peupleraies désarmées. Paysage qui semble isolé à la périphérie d’un monde déserté de feuilles, d’oiseaux et d’humains : Vents ébouriffés / Effeuillent les larmes / Des arbres fanés. Semble alors s’insinuer, dans ces premières pages, comme une sourde angoisse existentielle contre laquelle le poète nous paraît démuni : Tout tremble / De s’éveiller les mains vides / De ne pas entendre / Chants d’oiseaux et beauté des heures.

         Mais ce serait bien mal connaître Jean-Pierre Boulic que de penser qu’il cède à l’ennui d’une saison, à la peine commune de vivre, à la tristesse ou aux tourments de l’âge, ou à la lumière crépusculaire qui menace ce monde. Ce serait aussi sans compter sur la nécessaire architecture d’un recueil qui nécessite que pour pouvoir atteindre de plus claires plages du cœur il nous faut, comme fait le plongeur de fond qui abandonne par paliers la mi-pénombre, remonter de manière croissante vers ce point de lumière qui, ainsi que je l’ai écrit ailleurs, « malgré la détresse, le désenchantement, l’indifférence, nous dit l’éblouissement de la création, le soleil de l’esprit et des mots ». Mais encore faut-il faire l’effort de se hisser jusqu’à ces régions secrètes de l’être où notre âme, allégée du poids de chagrin qu’à nous-mêmes nous sommes, peut épouser le souffle invisible qui passe sur la terre et tel un arbre y assurer l’innocence de ses racines.

         Et « Enraciné », le poète l’est, mais autant dans sa terre d’Iroise que dans celle d’où germe toute poésie, celle qui chante l’homme en accord avec toutes choses, son effort quotidien et jamais accompli pour célébrer le monde, s’y reconnaître humble partie prenante indissociablement autant qu’indispensablement liée au vaste Tout de l’univers

         Aussi, dès les premières pages, s’allument çà et là, quelque promesse de lumière, comme une braise qu’on croyait éteinte se ravive sous la cendre : Non ce n’est pas la blessure / De la neige du jardin / Dans l’ombre du sycomore / Mais un saut de rouge-gorge. Puisque en dépit de tout La vie balbutie / Cherche les miettes tombées. Ces minuscules miettes et ces modestes traces de la vie résiliente, le poète les quête et les cueille comme ce qui, du fond de l’espérance, persiste à demeurer. Et ce sera aussi bien une rougeur timide / Dans le trou du granit, ou les yeux vigilants du phare au large de la côte, ou la nuit qui entend les voix de passage / Dans un frôlement d’ailes, suscitant, grâce au silence / Un indicible chuchotement.

         La seconde section, Matin, s’emploie à desserrer l’étau qui tenait d’abord enfermé Ce désir qui t’affame, cherchant Quel geste le délivrera / Te laissera respirer. Mais trouver l’apaisement exige que l’on œuvre à s’éclairer de silence, que l’on prenne soin d’écouter Le secret des images / Et de leurs couleurs. Il faut travailler à défaire les filets de la nuit, laisser le printemps surgissant apprivoise(r) ses paupières, ne jamais humilier les nuages, Croire à la trace / Des points d’envol / Que l’on découvre en chemin. Alors, écrit Jean-Pierre Boulic, Qui veut voir les événements / Sous le voile de leur mystère doit ouvrir sa main au matin Pour lui donner son grain, et croyant au vivant il pourra pleinement goûter la Merveille d’être créé / Et sans cesse de le dire.

         Le titre de la troisième section, Fête à venir, est explicité par l’auteur, dès le premier poème : Par un enchantement / Le soleil ouvre l’œil / Et sa lueur présage / Peut-être la splendeur / D’une fête à venir. Et c’est un ciel traversé d’oiseaux, la rumeur calme de la mer et le susurrement des vagues, quelques gouttes qui tombent les feuilles, la respiration d’une légère nuit d’été, l’azur profond de l’océan, les mots qui ont l’odeur du vent, celle des arbres et des fleurs, un goéland posé sur une roche, la lumière du couchant qui oublie la clameur du jour, qui retiennent alors toute l’attention du poète. Tout ce qui, sous ses yeux, fait le monde et nous donne à voir La beauté du visage / De la terre et des ciels. Cet itinéraire de la joie, patiemment reconquise, est celui de quelqu’un qui pose ses petits cailloux dans un paysage où les arbres marchent, où l’on entend les parfums et couleurs du silence, où les barques semblent prier sur les galets des marées basses, où les songes viennent nicher / Dans ton cahier d’écolier, et où ce que le ciel ouvre à l’indicible est à portée de main sur la page vierge du ciel.

         C’est dans Hymne, la dernière section du recueil, que la voix du poète, une fois épuisée La souffrance des blessures, peut pleinement s’accorder à Cet élan de l’âme comme à la vraie mesure de (sa) voix. Et cet exode intime vers le plus pauvre et le plus vrai de l’être est sans doute chemin de sagesse où Sur la harpe des branches / Où transparaît le vent / Une intime musique, il lui est donné d’entendre le souffle des sèves et d’apprendre l’oubli de soi, chemin d’humble patience sur la terre des hommes et sous le poids des jours.

         Je ne puis résister ici au désir de citer ces quelques vers de Rilke, extraits du Livre de la Pauvreté et de la Mort : « Seigneur […] Oh, donne-nous la force et la science / de lier notre vie en espalier / et le printemps autour d’elle commencera de bonne heure ». Toute la démarche poétique de Jean-Pierre Boulic, de recueil en recueil, ne me semble pas être autre chose que l’inépuisable volonté de « lier sa vie en espalier » pour que le printemps toujours recommence, cette clarté tout intérieure mais qu’il sait si généreusement partager, cette clarté d’une Nouvelle genèse / Commencement du commencement / Horizon de la création.

         Michel Diaz, 28/05/2023

Notes de lecture à propos de « Sous l’étoile du jour »

Notes de : Alain Freixe, Bernard Fournier, Pierre Dhainaut, Michel Passelergue

Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina éditions (2023)

Alain Freixe, pour Terres de femmes, sous réserve de publication

*   *   *

Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina, 2023, 80 p. 20 €.

Note de lecture de Bernard Fournier, publiée in Poésie/première N° 86 (sept. 2023)

Voilà un livre envoûtant! Une poésie d’exigence, d’une belle intériorité dans la figure même du Dehors…

Dans Le Verger abandonné Ulysse ne revenait pas dans sa patrie. On retrouve, ici, cette perte du pays premier, « royaume défunt ».

Le livre commence par « Pierre du vent », sorte d’art poétique : « rien, il le sait, ne lui sera donné qu’il ne devra, de ses lisières ramener par fragments ». Tout est là, la difficulté d’écrire, le combat lors des randonnées et ce mince espoir de revenir avec des bribes du poème attendu, voulu, souhaité : « faire apparaître ce qui [se] trouve enclos, caché au fond de son silence », venu de la mémoire perdue, des « territoires de l’enfance », « jardin perdu ». On appréciera cette formule : « Écrire contre soi, un canif enfoncé dans le cœur » qui en dit long sur la souffrance d’écrire.

Puis vient « Sous l’étoile du jour », long poème en prose d’une cinquantaine de textes. On retrouve la tentative d’un art poétique, maintenant selon le rythme de la progression physique de « l’homme qui marche », « debout, assis, dormant », qui « va, sur ses terres d’incertitude, son unique patrie ».

On écoute, plus qu’on ne lit, ce poème qui nous parle de la difficulté d’être autant que celle d’écrire, avec « quelques mots enfoncés dans sa poche », venus d’une « langue perdue ». On est soi-même cet homme devant « la fenêtre nue » qui « jette des mots dans le vide comme on lance un caillou à la face du ciel », « ce passant » qui « dans l’espérance d’une porte » cherche « les mots tapis sous la langue ».

Ainsi que le dit Alain Freixe dans sa préface, « la langue de Michel Diaz […] redresse en nous cette part d’humanité, notre chance toujours menacée. »

Bernard Fournier, pour Poésie/première

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Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina, 2023

Sous l’étoile du jour, voilà un livre dont la lecture nous permet d’échapper – ce n’est pas souvent – aux poncifs et platitudes qui pullulent aujourd’hui. En tout cas j’y entends une voix, une voix dont je me sens proche, dont l’obstination n’a d’égale que l’intensité.

C’est la voix rauque de l’écriture même qui vient des profondeurs, qui « à l’infini » réinvente son horizon, jamais satisfaite évidemment, jamais complaisante. Elle est celle en effet, de « l’homme qui marche ». (Comment ne pas penser à la sculpture emblématique de Giacometti ?)

Ce livre – et ce n’est pas souvent non plus – convoque le monde, tel qu’il va, se poursuit, et s’abîme autour de nous, un peu plus chaque jour. Cette parole lucide et sans faux-fuyant est tout à l’honneur de l’auteur. Mais la force de la poésie consiste comme c’est le cas ici, à ne jamais renoncer à ce qui nous reste d’espoir, à affronter le monde, la tête haute et le regard droit. C’est en cela que les mots nous sauvent.

Et puis cette Etoile du jour est une très belle réalisation éditoriale. Je ne connaissais pas cette Rosa canina de Lodève. De plus, une association qui s’appelle « Rouge aubépine », voilà qui fait plaisir à imaginer…

Merci, cher Michel, de m’avoir permis de lire ce livre nécessaire.

De tout cœur.

Pierre.

Pierre Dhainaut (correspondance)

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Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina, 2023

      Votre double ensemble de proses, Pierre du vent / Sous l’étoile du jour, nous entraîne une fois encore dans une inlassable quête de la voix poétique, pour reprendre les termes employés par Jean-Louis Bernard (ami fidèle avec qui j’entretiens une correspondance régulière depuis des années).

Il s’agit bien d’un exode sans fin vers le lieu d’où tout procède, vers la parole d’avant les mots. Peut-être aussi sous les mots.

Approche (sans avoir la certitude d’atteindre le but) d’une parole perdue, peut-être retrouvée, incendiée dans sa lampe d’ombre. On pourrait relever quantité d’images semblables qui donnent le sentiment – très juste – de frôler sans cesse la présence-absence. Non pas en célébrant le néant, mais en demeurant à la proue de l’imprévisible, pour vivre plus vivant.

C’est donc bien sous l’étoile du jour que doit se poursuivre, sans fin, la quête du poème, afin de donner voix à tout ce qui n’est pas, et chair à l’indicible.

Un rayon de jour vient donc se glisser dans les mots.

Cher ami, je ne pouvais qu’être infiniment touché par ce très beau livre, qui est comme une ode à l’espoir.

La poésie ne saurait vivre sans ce grand écart que vous illustrez avec tant de ferveur.

Michel Passelergue (correspondance)

Dans un nid de flammes – Richard Rognet

Dans un nid de flammes, Richard Rognet, éditions L’herbe qui tremble, 2023

Note de lecture publiée in Diérèse N° 88 (automne 2023)

         Richard Rognet est né dans les Vosges, comme Arthur Rimbaud est né dans les Ardennes. Est-ce cette complicité entre ces deux régions voisines, situées à l’extrême Est de notre territoire, frontalières de l’Allemagne et du Luxembourg, qui a scellé cette relation entre ces deux poètes (dont le premier passa les Vosges à pied), ou plutôt cette aimantation de l’un pour la vie et l’image de l’autre ?

         En 2018 déjà, avec La jambe coupée d’Arthur Rimbaud, Richard Rognet s’interrogeait, ou plus exactement interrogeait le destin tragique du poète de Charleville, s’y employant à explorer la relation quasi fusionnelle qui le liait à lui de longue date. Dans ce recueil, Dans un nid de flammes, titre emprunté à Une saison en enfer, Richard Rognet confirme son ardent compagnonnage avec « l’homme aux semelles de vent », dans une relation plus forte encore puisque ce dialogue poétique met en scène « l’époux divin ».

         Ce recueil comprend 6 sections, précédée chacune d’une citation extraite d’Une saison en enfer, des Illuminations et, pour l’une d’entre elles, d’une lettre d’Arthur à sa famille. Les 57 poèmes qu’il contient sont composés selon des règles prosodiques dont le schème initial laisse pourtant place à quelques variantes : ce sont tous des septains en quatrains pentasyllabiques, aux rimes croisées, suivies ou embrassées, plus rarement libres mais toujours riches, et respectant la plupart du temps l’alternance des rimes masculines et féminines. Autant dire que cette démarche poétique (prouesse presque, pourrait-on dire), dont la poésie contemporaine ne nous offre pas d’autre exemple, nous rapproche au plus près du mode de versification qu’employa quelquefois Rimbaud (couplets faussement « naïfs », comme spontanément écrits, au rythme proche de la chanson ou de la comptine) et dont l’audace impertinente ou la feinte désinvolture, associées au « mystère » du sens, ou à son tremblement, se sont, bien plus que d’autres, gravés dans nos mémoires.

         Citons d’abord Rimbaud, le premier quatrain du poème extrait de Reliquaire : Entends comme brame / près des acacias / en avril la rame / viride du pois. Ou ceux-là, extraits d’Une saison en enfer : Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. // Mon âme éternelle, / Observe ton vœu / Malgré la nuit seule / Et le jour en feu. Et poursuivons avec les deux premiers quatrains par lesquels commencent le recueil de Richard Rognet : Quelle sentinelle / piétine mon cœur ? / sous quelle tonnelle / cacher ma stupeur ? // je plonge ma main / dans une rivière / où se vautre un nain / au rouge derrière.

         Belle complicité de ton et de musique que ce dernier explicite ainsi : « Comme avec la sculpture du Transi de Ligier Richier à Bar-le-Duc qui m’a inspiré, j’ai éprouvé le besoin de revenir sur l’homme et le poète en tant qu’humain. Tel un compagnon de route ». Revenir sur l’homme et le poète, certes, Richard Rognet s’y applique, tout au long de ce recueil, avec autant de sensibilité que d’art poétique consommé, dans des textes tout personnels, mais c’est l’esprit même de la poésie de Rimbaud (celle qui dit la vie, la liberté, l’amour, qui se joue des règles prosodiques, se défait des carcans imposés), ce qui fait sa chair toujours vivante et sa présence palpitante, qu’il nous offre à saisir et à partager. Aussi a-t-il raison d’écrire, dans le texte de quatrième de couverture : « … je m’approche de Rimbaud, comme je pense qu’il le fait pour moi, me signalant où je puis le retrouver, le rejoindre, au sein d’embrassades drues, de frôlements émus, au point que ce qui est à l’un est aussi intemporellement à l’autre. » Ainsi s’approprie-t-il aussi bien la plus haute tour, l’auberge verte ou ce qu’on dit des fleurs, et Sabine Lesur peut-elle écrire que ce « Rimbaud que Rognet respire sans orgueil revient au fil des pages dans des extraits du poète ardennais soigneusement choisis qui s’insèrent parfaitement au déroulé et ponctuent ce chemin de lumière délicatement abreuvée d’une belle ivresse ».

         En effet, plus qu’un hommage à Rimbaud, ce recueil est une déclaration d’amour (Toi, mon talisman) à « l’époux infernal » qui cultiva tant les mots qu’on chahute, // les strophes qui ruent, / les vers turbulents, / ces jongleurs des rues / chers aux quatre vents. Amour, pour un poète (venons-y / à ce nid de flammes), d’un autre qui, s’essayant à prolonger sa parole, à préparer son avènement, s’avance au seuil brûlant du poème et ne refuse pas de partager ce qui furent ses dernières souffrances : Ton corps mutilé, / mon Jésus exsangue / soit la grande clé / qui brûle ma langue ! // je me suis glissé / dans cette blessure, / j’entends le murmure / de ton sang glacé. Et c’est à celui-là encore qu’il confie, comme on s’adresserait au crucifié : Ta mort est vivante / elle est ma devise, ou être ta servante, / idéal seigneur. Et à qui il écrit encore : Je cours à tes trousses / car tu n’es pas mort, / glaïeuls, cresson, mousse / conjurent le sort.

         Délaissant les « côtés sombres » de Rimbaud, les aspects de son caractère maussade et violent, ses douteuses aventures africaines, ce que la légende ou le déjà « mythe » (alors qu’il n’était pas encore mort) n’a pas épargné au personnage du poète en s’emparant aussi de l’homme, Richard Rognet ne manque pourtant pas d’évoquer, ou de faire apparaître les propensions à « l’encanaillement » de l’adolescent, anarchiste et révolté, qui se refuse à travailler, et ricane quand on lui dit qu’il « se doit à la société », ni de négliger l’image du jeune ardennais que l’on nous décrit, à l’allure la plus débraillée, pipe au bec, cheveux dans le cou, gouailleur, insolent, défiant règles et conventions : ta race, est-ce bête, / ne s’installe pas / dans l’air d’une fête / où chacun s’ébat, // qu’à cela ne tienne ! / proie ou casse-cou, / que notre temps vienne ! / nous suivons les loups.

C’est, en effet, « l’homme et le poète » qui l’intéressent au premier chef, car en réalité, c’est par et à travers la poésie que « l’enfant » (comme Rimbaud se désigne lui-même dans Honte), va appeler et retrouver la puissance de l’amour : ce nouvel amour, cet amour universel que chanteront les Illuminations et qui doit unir tous les hommes dans un avenir régénéré. Aussi Richard Rognet écrit-il : à nous le langage / pas encore né / et tournons la page / de l’homme étonné // qui ne comprend pas / quel autre au-delà / ainsi peut nous plaire / et nous laisser faire // les douces folies, / les pas de travers, / qui livrent nos vies / au monde à l’envers.

         Car pour Richard Rognet, Rimbaud le rebelle n’est pas l’homme du refus, mais au contraire celui de l’acquiescement. Si, comme pour certains, enseveli dans la confusion de la vie, abîmé dans le refus, on souhaite s’éloigner, s’exiler, se sauver du désastre, pour d’autres, de la race des Rimbaud, dont l’éclat de rire tonne / sur tout l’univers, il faut s’accepter, épave dans la flottille, fane de la jonchée. Alors ce « non » que nous murmurions se défait dans notre bouche, et nous acquiesçons au futur sans oreille, à la terre qui se dérobe sous nos pieds, alors on va, on détourne / les vœux de bonheur / que le monde enfourne / sous un ciel trompeur.

         Et l’effet de ce « oui » est double : d’une part, il rompt avec un non désordonné qui n’est jamais que l’expression d’un refus de soi. Mauvaise fuite, colère vaine qui ne traduit qu’un désespoir où s’exaspère le refus non seulement de soi mais du monde. D’autre part, il fonde un Non, assuré de lui-même, un Non comme condition de possibilité d’un Oui authentique. Un Non qui s’ouvre sur une âme insurgée toujours, qui éructe de vie chaleureuse, qui craque, fuse, étincelle, une âme qui s’ouvre au vent qui vient, qui permet d’écouter frémir / feuilles et branchages / puis, contents, partir / pour un lieu sans âge // puisque les aurores / frôlent nos forêts… En portant le flambeau des loups réfractaires.

         Si « l’acquiescement éclaire le visage, écrivait René Char, cet autre amoureux de Rimbaud, le refus lui donne la beauté ». Et l’un ne saurait aller sans l’autre, sans leur embrassement/embrasement. Aussi Richard Rognet peut-il écrire : frères d’infortune, / certes, vagabonds, / décrocher la lune / brûle nos poumons, ajoutant dans la strophe suivante, et nous pouvons dire / que sous notre peau, rien pour interdire / les puissantes eaux.

         Tel nous apparaît Rimbaud, sous les mots du poète des Vosges, moins auteur que produit cette rupture avec l’esprit d’un monde usé, que fils solaire de cet événement-là : tu voyais de l’or / où personne encor / n’enfiévrait le monde / d’humeur vagabonde. Car Rimbaud fit le choix non d’un avenir mais d’un devenir pleinement assumé, secoués par le doute, sur la route hasardeuse de son destin, suspendus à l’espoir. A la nuit-sans-appui.

         Richard Rognet, dans ce recueil, nous propose une haute conception de la poésie, pétrie d’exigence esthétique et traversée de ses propres tourments comme de ses plus intimes joies. Il s’agit là, pouvons-nous avancer, d’un engagement total d’un auteur dans la chair même de son sujet et, pour reprendre les mots de Paul Celan, d’un « exercice de survie » doublé d’un magnifique cheminement vers l’autre. Cet « autre » qu’il fait presque sien.

Michel Diaz