Lieux – Jean-Paul Bota

Lieux, Jean-Paul Bota, éd. Tarabuste (2023), note de lecture à paraître in la revue Place de la Sorbonne (printemps 2024)

Lieux

Jean-Paul Bota

Tarabuste Editeur, 2023

         Cinq lieux sont successivement évoqués dans ce dernier opus de Jean-Paul Bota : Londres, Lisbonne, Nantes, Chartres, Airaines, et un sixième même, semi-imaginaire : Airaines à Chartres. Quatre villes de ports, de fleuves, de rivière… Même si discrètement évoqués, cette écriture ne saurait-elle se passer de la présence des eaux coulantes, des estuaires, de la mer ouverte sur d’autres ailleurs ?… Mais qu’importe si ces ailleurs ne nous invitent pas à pérégriner sous d’autres latitudes vers d’autres lointains exotiques, car pour cet écrivain l’ailleurs et l’imprévu de nos rencontres dans le monde sont toujours à portée de regard. Et un écrivain qui voyage (et il y en a eu beaucoup, mais souvent voyageurs d’un côté et écrivains de l’autre) n’est pas nécessairement ce que l’on appelle un écrivain-voyageur. Car l’écrivain fondamentalement nomade (dans ses parcours et ses curiosités) engage dans son œuvre tout son être intime et littéraire. Aussi le poète Jean-Paul Bota nous semble-t-il assez bien correspondre à la définition de Jacques Lacarrière qui comparait l’écrivain-voyageur à un « bernard-lhermite planétaire » et le définissait d’abord comme un « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire se sent spontanément chez lui dans la culture des autres ».

         Dans cet ouvrage, Lieux, comme dans la plupart de ses autres livres, aux titres on ne peut plus explicites, Un ailleurs quelque part, Venise, Pérégrinations, La boussole aux dires de l’éclair, Chartres et environs, la poésie de J.-P. Bota pose inlassablement la question du lieu. « C’est, ainsi que nous l’avons déjà écrit ailleurs, la question que pose tout voyage. Territoire réel de la géographie physique, arpenté, reconnu et délimité, aux repères répertoriés, ou territoire du cheminement intérieur, marqué aux angles usés de la mémoire, se reculant au loin, mais reconstitué, gravé de noms et de visages, dépôts de strates successives, souvenirs de rencontres et de lectures, de silences, de mots et d’images, reliquats d’expériences de vie où se concentre l’essentiel des traces, comme dans les roches anciennes se sont conservés, pour nous mieux raconter notre histoire, ces animaux fossilisés, témoins d’époques disparues mais qui nous habitent encore et continuent de nous interroger ». 

         Poursuivons par une (innocente et plaisante) provocation, faite par un profane qui ignore quasiment tout des mathématiques et de la physique : Jean-Paul Bota est un poète de l’espace-temps. En physique, l’espace-temps est, nous dit-on une représentation mathématique de l’espace et du temps comme deux notions inséparables et s’influençant l’une l’autre. En réalité, nous dit-on encore, et nous le croyons bien volontiers, ce sont deux versions (vues sous un angle différent) d’une même entité. Ce que nous savons en tout cas, c’est que cette conception de l’espace et du temps est l’un des grands bouleversements survenus au début du xxe siècle dans le domaine de la physique, mais aussi pour la philosophie. Apparue avec la relativité restreinte et sa représentation géométrique qu’est l’espace de Minkowski, son importance a été renforcée par la relativité générale dont nous ne saurions pas dire quatre honnêtes mots… Mais qu’a donc à voir Jean-Paul Bota avec les lois de la relativité générale et la théorie quantique ?… Sinon que l’horizontalité de l’espace et la verticalité du temps se trouvent sous sa plumé réunis en une même dimension…

         L’espace, pour Jean-Paul Bota, ce sont ces lieux chers à l’auteur, lieux gigognes ou poupées russes, villes contenant d’autres lieux, quartiers, rues, places, maisons, commerces, brasseries, cafés, monuments, ateliers des peintres et musées qui renferment eux-mêmes l’espace des toiles qui y sont conservées et dans lesquelles s’ouvrent d’autres dimensions. Le temps, ce sont ces différentes strates, comme couches archéologiques superposées, empilements d’époques, de moments artistiques et littéraires, de noms et d’éléments de biographies, feuilleté d’innombrables veines de savoirs et de mémoire où parfois s’associe quelque soupçon d’imaginaire : « Quoi court sur moi, où mon double s’éloigne ? dans la main fermant une part d’ombre parfaite d’obombrer _______________ ou à quoi réduire davantage un hier ou Caravage, des hyènes – pourquoi. ? – rôdent dans la mémoire taillant des fentes dans le souvenir… »(Lieux, p. 59)

         Cet ouvrage se présente donc d’apparence sous la forme d’un « livre de voyage » dont les notes (souvent datées) semblent jetées sur le papier dans un style pressé, on le dirait aussi fébrile, à la syntaxe bousculée, la plupart du temps disloquée, souvent exempte de ponctuation, en des phrases qui se poursuivent en toute hâte, s’interrompent, se précipitent vers les suivantes pour ressurgir parfois plus loin, passant (apparemment) du coq à l’âne en suivant les zigzags d’une hasardeuse et imprévisible déambulation, comme dans une rêverie labyrinthique, offrant des choses et des événements une vision kaléidoscopique. « Une textualité, ainsi que l’écrit Michaël Bishop, à la fois émiettée et comprimée, elliptique, funky, excentrique, pleine de petits tics et de ces plis et replis qui ne cessent d’étonner, de pousser à regarder deux fois, trois fois, textualité qu’il faut, absolument, lire, penser, apprécier poïétiquement, selon les dimensions de son site de riche et fourmillante activité, d’art » (Poézibao, mai 2023). Ainsi, cet extrait de la première partie du recueil, Londoniennes, largement consacrée à Turner, à son apprentissage de peintre et ses premières œuvres, à son premier voyage en France, à sa technique et thèmes de prédilection, bateaux mâtés, remorqueurs à vapeur, mer en furie, tempêtes, naufrages : « Tempête de neige encore, à dire la légende que Turner aurait lui-même affronté la tempête et conçu le tableau attaché tel Ulysse à l’affront des sirènes solidement au mât d’un bateau par des marins comme il l’a plus tard raconté cela que révèle l’anecdote au-delà du mythe ou vérité ayant affronté lui-même une réelle tempête en mer sa propre expérience qu’il veut nous transmettre à redire encore avec H L’Incendie du parlement, réveillé par l’incendie Turner et le bateau qu’il loue pour être au cœur de l’événement, toute la nuit à peindre ou la dizaine d’aquarelles… »(Lieux, p. 24) Première partie consacrée aussi à la peinture de Constable, ses ciels, ses nuages, ses orages, avec échos de la Révolution française, des guerres napoléoniennes, de la bataille navale de Trafalgar, pages où sont, entre autres, convoqués l’Amiral Nelson, Hogarth, Le Lorrain, les maîtres hollandais, Rembrandt, Ruisdael, Chardin, Monet, Big Ben, Philippe Cognée, Van Eyck, Van Gogh, Véronèse, Michel-Ange, Vinci, Caravage, Rodin, Degas, Picasso, mais aussi Vallès, Proust, Freud

         Pourtant, en dépit de ces lieux multiples, de ce dense faisceau de correspondances historiques, visuelles, esthétiques, anecdotiques, littéraires, de ces nombreuses digressions qui provoquent un presque vertigineux télescopage avec la musique, les écrivains, les poètes, et autres peintres, ceci rejoint toujours finalement cela, se reprend, se poursuit, s’épuise, et tout s’y tient au bout du compte, et pierre à pierre s’y rassemble, fait sens. Et que l’on vienne à retirer à ce qui appartient au temps ce qui relève de l’espace, ou qu’inversement on omette dans ces espaces ce qui se réfère à la vie et l’histoire, petite ou grande, et alors on n’aurait de ces pages rien qu’un éblouissant exercice d’érudition ou quelque savant guide touristique sans chaleur et sans âme. Temps et espace ici, indissociablement, sont une seule et unique matière d’une écriture (cf plus haut : « représentation et du temps comme deux notions inséparables et s’influençant l’une l’autre ») qui va son souffle et bat son rythme, cœur et sang inlassables, pulsations et emballements, repos, syncopes et relances. Jean-Paul Bota est un poète de l’espace-temps, mais encore un poète coureur de fond, de ceux pour qui cœur et jambes, esprit et muscles solidaires et confondus, font du temps et de l’espace la même raison d’avancer sans laquelle tout vrai sens de l’effort s’abolit, et n’est plus, s’il s’agit d’un auteur, qu’exercice de style ou entreprise littéraire seulement circonscrite à quelque projet esthétique.

         Le titre de la deuxième partie, consacrée à Lisbonne, A l’ombre des corbeaux, trouve sa justification plus loin : « comme je songe Saint Vincent ses reliques depuis l’Algarve le Cap portant son nom et cela jusqu’à Sé la cathédrale deux corbeaux qui l’escortent, corbeaux de mer en fait, cormorans, ils n’existent pas j’entends dans la ville blanche, devenus corbeaux plus courants à Lisbonne… (Lieux, p. 84) ». Réflexion qui invite aussitôt l’auteur à évoquer « Ulysse que l’on dit fondateur de la ville depuis les Romains, lui sa très commune représentation, dessus la barque voguant en compagnie de deux oiseaux, et Saint Vincent parlant 1173 l’arrivée miraculeuse… martyr sur sa barque escortée de deux corbeaux blason de Lisbonne…(Lieux. pp. 84-85) »

         Références historiques, soigneusement sourcées, méticuleusement réunies, et légende de l’un et légende de l’autre, comme d’autres récits présentés incertains ou fictifs, tout cela constitue la trame de cette écriture, ses différentes couches de savoir qui entretiennent la matière vive de la mémoire. Et Lisbonne, cette ville historiquement ouverte vers le plus large de l’ailleurs, l’océan et les Indes, est matière à convoquer d’autres références, à commencer par « celui-là dont le premier parle Ctésias, un animal sauvage semblable au cheval, portant sur le front une corne et qui court si vite que nul autre animal ne peut le rattraper, celui-là encore que Pline l’Ancien décrira comme  La Bête la plus sauvage de l’Inde (…) le monocéros ou (…) unicorne… (Lieux, p. 71) ». Et ce rhinocéros débarqué à Lisbonne, en mai 1515, date de la première victoire d’un jeune roi français à Marignan, animal rejoignant au Palais da Ribeira la ménagerie de cet autre roi, Manuel I° d’Aviz. Et cet autre rhinocéros que François Ier, profitant de son passage au large des côtes de Marseille vint admirer sur l’îlot d’If, symbole sans doute de chevalerie, ce Panzernashorn représenté par Dürer dans une célèbre gravure sur bois, image qui ne fut corrigée qu’au milieu du XVIIIe S, quand un autre de ces mammifères fut débarqué à Rotterdam le 22 juillet 1741 Mais ces Tableaux lisbonnais appellent, sous la plume de Jean-Paul Bota, bien d’autres références, comme Satie, Valadon, et incontournablement Pessoa, ses pseudonymes et ses hétéronymes, son ancienne maison, ses statues de lui dans la ville, avec nœud papillon, sa seule liaison avec Ophélia Queiroz, sa rupture avec elle, les lettres conservées, et la chapelle éponyme de l’Eglise Saint-Roch qui accueille la statue du saint en bois polychrome, la peinture représentant le même par Gaspar Dias, Apparition de l’Ange à Saint Roch, avec le chien protecteur et le pain qu’il vola à son maître pour nourrir le saint homme.

         Dans la troisième partie du recueil, consacrée à Nantes et ses environs, intitulée Du vent dans les grues, Jean-Paul Bota invite encore une copieuse série d’artistes et d’auteurs. Ce seront Stendhal, Vallès, Gracq, Sacré, Vaché, Josse, J. Verne, Julienne David, Baudelaire, Breton, Prévert, Paul-Louis Rossi, Rego, Laurencin, Picasso, Degas, Correia, Cravan, Gonzalez, Duncan, Flavin… Pas de rhinocéros ici, mais un autre pachyderme, le fameux éléphant des Machines de l’île, construites par la Compagnie Royal de Luxe, cathédrale d’acier et de bois (tulipier de Virginie, une allusion à J. V. et La Machine à vapeur) capable de transporter jusqu’à 50 personnes. Au demeurant, cette section commence par l’évocation d’autres monstres d’acier qui veillent sur le port : « Les grues Titan, ainsi de leur nom en référence à leur puissance de levage, l’une jaune, la plus ancienne, aux allures de fusée et l’autre, grise à la pointe ouest de l’île Gloriette, depuis 66 surplombant le bassin d’évitage au lieu où faisaient demi-tour les navires, on dirait une sauterelle (encore que surnommée « pince à sucre »)… (Lieux, p. 91) ».

         Usant toujours de même de l’espace-temps, évoqués le château des ducs de Bretagne, les fantômes de J. Verne, l’hospitalisation à Nantes, en 1915, de J. Vaché blessé au mollet, en Champagne, par l’explosion d’un sac de grenades, de la biscuiterie Lefèvre-Utile, et parlant des rues aux noms de corsaires, du quai de la Fosse, du monument à Jacques Cassard, de la place Graslin du nom du financier qui fit fortune dans le café, de ce que l’on devine de l’ancienne opulence de la cité, subsistant dans les belles maisons de maîtres et les hôtels particuliers, peut-être dans La Cigale brasserie le style Art nouveau quoi de la fable partout, sur fond de stuc, or des mosaïques et profond des miroirs, aux cinq salles & petit salon, représenté l’insecte avec sa mandoline sa jupe elle d’Émile Libaudière et café Molière là…(Lieux, p. 97), Jean-Paul Bota peint pourtant en arrière-fond cette époque de la fin du XVII° S. et du XVIII° S. où Nantes connaît un important essor économique grâce à la traite négrière, base de la fortune des armateurs locaux, et devient le premier port négrier français – même si le commerce triangulaire ne représente alors qu’une fraction du commerce maritime en général et que les sociétés d’armement maritime s’intéressent encore à cette époque à la pêche morutière et à l’armement corsaire. Cela, comme l’écrivait encore M. Bishop dans le même article, « procédant toujours d’une alerte mémoire puisant profond dans un vif sentiment d’une interpertinence culturelle et d’un entretissement historique qui baignent les eaux d’un certain hic et nunc où s’aventurent les pas du flâneur comme de tous ceux qui ne savent pas peut-être quelle richesse les entoure et dont, effectivement, ils font partie » (Poézibao, mai 2023).

        Les dernières sections de l’ouvrage, Chartres, Airaines et Airaines à Chartres (pure fantaisie géographique ?… non), sont essentiellement marquées par une rupture de ton, et l’on pourrait presque les rassembler sous le titre de Chemin de mémoire, pour reprendre les mots qui reviennent à plusieurs reprises dans ces pages. En effet, rares sont les textes où Jean-Paul Bota, la plupart du temps si discrètement en retrait, se laisse aller à exprimer aussi explicitement quelque sentiment personnel, sinon ici et là par le moyen de signes typographiques ou d’une exclamation récurrente, Aah. Ces dernières pages ne sont plus de quelqu’un qui découvre des lieux ou en approfondit la connaissance, les fouille, les explore, les interroge, cherchant à en extraire toute la richesse possible, mais de quelqu’un qui, revenant dans des lieux familiers, et où sans doute il a vécu, sur les traces de son passé, en revisite la géographie, et mettons bout à bout ces quelques fragments de phrases relevés dans les premières pages, non exhaustivement, parmi bien d’autres dans la suite : « Revenant là Chemin de mémoire […] Où je devine le parc dans mon dos un chemin d’autrefois vers la gare […] halte au café pour 1 bock etc. où je reviens […] le bruit décroissant d’une motocyclette, là comme à l’enfance […]  et toujours la maison aux volets verts 1 souvenir d’hier, etc. […] la maison abandonnée comme je reviens là aux marronniers […] et plus loin que reste-t-il où je venais au pré touchant la rivière […] l’ancienne gare voies désaffectées […] le silo que tapisse le lierre vert & rouille […] Le jardin désert et la maison… (Lieux, pp. 127-138) ».

        Retour donc sur ses pas de quelqu’un qui constate qu’apparemment rien n’a changé mais que rien pourtant n’est pareil, y retrouvant tous ses repères mais ne s’y reconnaissant plus : « Le muret où je m’asseyais face au pub livrée verte des façades à la place Drouaise le musée de l’école et ces roses trémières là leur blanc pâle le parfum des tilleuls Chemin de mémoire à l’instant où j’allais la rue Muret l’enseigne rouge du boucher qui n’est plus depuis combien de temps la vitrine au blanc d’Espagne à vendre et le salon de coiffure les lettres encore qu’on devine et l’épicerie où était-ce où je venais et le jaune là-bas du fleuriste… (Lieux, p. 129) ».

         Ces quelques pages sont parcourues d’une profonde nostalgie, pas loin d’un lyrisme élégiaque où notre cœur se serre, et nous nous souvenons de ces vers de Verlaine : « Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, / Je me suis promené dans le petit jardin… (Poèmes saturniens) ». Dans cette dimension de l’espace-temps dont nous avons parlé plus haut, le temps a repris le dessus pour redevenir cet agent de dégradation et de destruction où, en dépit de la mémoire qui se refuse à voir, tout change cependant, s’abîme, s’efface et se perd, promis à une inéluctable disparition. Les nombreuses strates temporelles qui jusque-là permettaient l’entretien et le jaillissement d’une mémoire vive, semblent devenues dans ces pages autant de couches de peau morte qui nous renvoient à notre finitude. Ô vanité des vanités !

         Rien pour autant, dans ces dernières pages, qui puisse nous assombrir puisque toujours « s’ébrouent les feuillages aux vents des après-midi », qu’ « un oiseau distrait le silence de proche en proche frémissent les orties au ruban de l’eau », que « se pose sur câble un pigeon ramier » et que « des vaches là-bas paissent en hauteur à surplomber des cheminées roses & l’ocre des façades… (Lieux, pp. 128-135) »… Subsiste malgré tout quelque pérennité dans la disparition progressive des choses…

         Il faut nous engager dans la lecture de ce livre comme on s’engage dans une aventure. Faire confiance. Se fier à… Sans trop savoir où l’on va (comme s’égare Ulysse) mais sûr que s’éloigner de quelques pas de ces rives, on le veut. L’obscurité n’est pas celle qui règne là devant nous mais bien celle des brumes qui bouchent à l’arrière des chemins du retour vers les niches. On lit. Fort de ce savoir que l’auteur nous distille de page en page, selon lequel « le poème est toujours marié à quelqu’un » selon les mots de René Char. Sera-ce celui-ci, un autre ?… Peu importe. Il nous faut entrer dans ce livre comme on s’avance non vers un rendez-vous mais une rencontre possible, un coup de vent. Car un poème, c’est un événement dans le tissu du langage, et Jean-Paul Bota en sait quelque chose. Ses livres sont un pur jeu d’intensités. Des mouvements de forces sont là, toujours au travail. Soulèvements, ruptures, éboulements, plissements de matière, nouveaux surgissements… A ce titre, cet auteur est moins à comprendre qu’il ne nous comprend, nous éclaire et nous guide, nous serre dans ce qu’il nous donne qui nous nourrit. Il nous faut nous engager dans ces mises à nu de nous-mêmes (comme décapage de notre « culture ») qui pensions peut-être savoir, mais savions peu, ou mal. Le monde s’il n’en ressort pas plus compréhensible risque de gagner en saveur… alors le vrai savoir n’est pas loin.

         Michel Diaz

La troisième voix – Isabelle Lévesque & Pierre Dhainaut

La troisième voix

Isabelle Lévesque – Pierre Dhainaut

L’Herbe qui tremble, 2023

Note de lecture publiée in Poésie sur Seine N° 111 (décembre 2023)

Note de lecture à paraître in Concerto pour marées et silence, revue, N° 17, déc. 2024

         Commençons par ces deux citations qui se trouvent au début de l’ouvrage. Deux voix en dialogue. Celle-ci : La neige fond, à dissocier l’armée / des graminées confondues. /// Je t’attends hors champ. Puis celle-là, qui prolonge la précédente : Les souffles sont fidèles, / ils font trembler les pierres / autant que l’herbe.

         Nous savons quelle complicité poétique lie, depuis bien longtemps, ces deux poètes. Une complicité qui se prolonge dans ce livre, « écrit à quatre mains » où chacun des auteurs, écoutant le poème reçu de l’autre, a écrit un autre poème qui en appellera à son tour un nouveau. Car « il n’est pas vrai, ainsi qu’ils nous le disent dans la quatrième de couverture, que l’écriture est une activité exclusivement solitaire : lorsqu’elle est pratiquée en commun, elle affine l’attention, la relance ». Ainsi, cette conjugaison de voix ouvre-t-elle, dans l’espace de la lecture, la possibilité d’une « troisième voix », au-delà de la singularité de chacun des poètes, en rendant plus poreuses les frontières de leur identité.

         Accompagné de quelques peintures de Fabrice Rebeyrolle qui traversent le livre, paysages criblées de lettres mais messages indéchiffrables, couleurs-matières puisant à la matière même des poèmes, La troisième voix est un beau recueil où la dentelle des mots d’Isabelle Lévesque et ceux de Pierre Dhainaut  tissent une toile qui nous conduit au cœur du monde sensible propre à chacun d’eux, nous introduit dans les arcanes de la poésie – mieux, dans la démarche d’un livre en train de se construire, dans « les forges du faire » – avec ses imprévus, sa part d’inconnu et de hasard, nous rendant d’autant plus perceptible l’élan créatif, ce souffle qui se hisse jusqu’aux mots et se fait voix dans le poème.

         Pierre Dhainaut écrit, dans sa postface à l’ouvrage, qu’ « un lecteur découvrant ce livre n’a pas à se soucier de savoir qui a écrit cette page, qui la suivante ». Et sans doute a-t-il raison quand il ajoute aussitôt « Chacun ne devient lui-même qu’en restituant à l’autre, transfigurés, les dons qu’il a reçus ». Et en effet, même sans chercher à restituer ce qui revient à l’un ou est attribuable à l’autre – puisque dans l’acte de lecture de ce livre cela n’importe plus –, l’écriture d’Isabelle Lévesque et celle de Pierre Dhainaut, tout en se répondant et s’enlaçant de page en page, se confondant même quelquefois, sont bien celles de l’une et de l’autre, avec leur souffle singulier, leur rythme leur musique propre, leurs couleurs et leurs thèmes. Nous retrouvons Isabelle Lévesque dans la fulgurance de ses images et dans la relation comme électrique de ses mots, ces expressions premières, sonnant parfois comme des sentences parlées par quelque bouche d’ombre d’où jaillit cet élan sonore qui à la fois donne naissance et fervente impulsion au reste du poème qui semble se dérouler de lui-même, comme nous reconnaissons aussi Pierre Dhainaut dans les textes qui sont de sa plume, sa voix et ses intonations, son attention aux mots, ses questionnements et ses réflexions sur le métier de poète, son regard sur les choses, et cet élan vital qui est le nerf principal de toute son écriture. Ecritures identifiables donc, pour peu que l’on soit attentif à leurs inévitables singularités, mais différences nécessaires pour que jaillisse justement cette « troisième voix », comme deux couleurs mélangées en donnent une autre, différente, ou comme deux notes de musique sont nécessaires pour produire un accord.

         Et ce sont cet accord et cette autre couleur qui ajoutent au livre cette dimension de « chambre d’écho », dé résonance et de vibration dont on prend un extrême plaisir à entendre les multiples variations. On voit alors ces textes avancer sur un fil qui s’invente sans cesse, mais laissant, sur le point d’équilibre, les poèmes poursuivre en secret leur travail.

         Marcher, marcher jusqu’à rendre identiques / un soir de grand vent, un matin de neige, / le chemin qui conduit sur la falaise… écrit Pierre Dhainaut.

         A quoi Isabelle Lévesque répond, ou ajoute, ou complète : Suspension, la ligne de la falaise / appelle le funambule, pour marcher / nous sommes tentés d’accrocher le ciel.

         « Comprendre, écrit encore Pierre Dhainaut, dans sa postface ce n’est pas se contenter de faire écho, c’est accroître. » Entrelacs et répons incessants, voix croisées et complices, à l’écoute de leurs silences. Et s’appuyer ainsi sur l’autre voix nécessite confiance, comme on a confiance dans la barre d’appui qui non seulement vous retient mais vous guide : alors, tenté(e) d’accrocher le ciel, de (se) pencher au-dessus du vide, l’une des voix s’écrie : dis-moi, dis-moi, oser / oser entendre, oser entendre une réponse.

         Marcher alors, en quête de réponse, sur ces « chemins qui ne mènent pas », pour reprendre un titre de Jean-Louis Bernard. Qui ne mènent pas ?… « Ici, nous dit Pierre Dhainaut, n’est pas un mot d’avares / Ici est transparent, il s’ouvre / il dit l’autre monde en ce monde. »

         Et voilà de ces mots qui redonnent confiance et élan, ouvrent chemin en terre de poésie vers un « autre monde » que les auteurs entrebâillent de page en page, mots qui tombent et se consument tout en emplissant la mémoire et ajoutant au silence pour nous aider à prendre possession de ce qui nous appartient depuis toujours. Mot qui dit l’aube avant de la rejoindre. Mots de poètes, qui nous accompagnent et nous aident à avancer vers ce peu de lumière promise à l’horizon des jours.

         Michel Diaz

Quelque part la lumière pleut – Jean-Louis Bernard

Note de lecture de Jean-Louis Bernard, publiée in Concerto pour marées et silence, revue, N° 16-2023

         Etre poète, c’est marcher dans le vide laissé par le désastre, c’est-à-dire consentir au tragique du monde. Pas seulement, bien sûr. C’est aussi, en même temps, se trouver témoin de la proximité d’un secret (à la fois passeur et passage) et savoir faire signe vers l’écoulement infini des choses.

         Michel Diaz fait offrande de ses mots, de ses silences, des cailloux dont il parsème sa route. De son titre aussi, hommage à son éditrice Silvaine Arabo à laquelle il emprunte un vers. Si l’on ne refusait de se prendre pour Dieu, on pourrait aller jusqu’à parler d’oblation, par humilité qui sourd de ces lignes, par cet appel à la joie en vue d’une cohabitation aussi sereine que possible avec la perte (le poète réussissant à tisser avec le perdu une relation faite à la fois de retrait et de plongée, d’écart et de passage). Il s’agit de faire pièce à la débâcle en saisissant la vie à la saignée de l’instant, de mettre un peu de couleurs et de ciels immenses dans les gris du temps perdu.

         La poésie de Michel Diaz est à la fois Un et Multiple, Tout et Fragment, Osiris à la fois démembré et reconstitué. Le présent qui coule dans ses pages est saturé d’absence (cet instant du matin… lambeau de clair-obscur déposé sur la pierre seuil, tu n’en saisis aucun chuchotement). Nous sommes faits de l’empreinte en nous de ce qui a disparu, nous dit-il (on n’écrit rien avec le rien… mais on écrit avec l’absence). Corollaire : interrogation incessante de la mémoire, seul moyen de questionner la frontière entre présence, absence et disparition. Et nous voici comme en retrait du temps, découvrant que la mémoire n’est rien d’autre que le passage par un oubli nécessaire, plus ou moins volontaire : elle fixe les souvenirs et ouvre les devenirs. N’être plus au présent que son propre passé : quand la contemplation de ce qui est advenu s’efface devant l’empreinte indélébile de ce qui a été. Le passé selon Michel Diaz est-il ce qui dissimule le monde du perdu ? En tout cas, il est avant tout interrogation, domaine des mystères dans lequel travaille l’imaginaire.

         La beauté passe entre ces lignes comme au ralenti, sans urgence et sans pesanteur. Les textes de Michel Diaz font route devant une fenêtre ouverte, comme on dit d’une fenêtre de temps. Et c’est bien le temps qui compte ici, comme le rythme, le souffle, l’intonation. Comme le sous-dit. Et dans ce « pas tout » qui est dit, il y a un silence qui s’immisce, et dans ce silence peut venir se glisser le lecteur ; comme si c’était lui qui tenait dialogue avec le vide (dans l’attente de l’inéluctable surgissement, son jumeau).

         C’est là, à la tombée des mots, que s’affute le regard, ce regard qui deviendrait alors la seule mesure du temps (cercle bouclé). Les voix interpellées (voix jetées sur des jardins fantômes) deviennent alors, par l’acuité du regard, territoire (d’accueil pour nos blessures ?). Et le livre a ainsi cette capacité à ouvrir un lieu propice à l’habitation poétique du monde dont parle Hölderlin. Là où les mots du poème, s’unissant en ce lieu-territoire, se déplient dans un espace qui devient corps habitable.

         Ce corps habitable est, chez Michel Diaz, fait de lisières, espace aux frontières naturellement poreuses entre le vague et l’intime, entre l’obscur et l’éclat, dont le poète ferait sa zone de fouilles, et avancerait ainsi de manière empirique vers ce qui ferait aujourd’hui langage et, au-delà, parole poétique. Ce sont ceux-là qui ont peut-être quelque chose à nous apprendre sur les limbes (seuil et éternel entre-deux, temple de l’à-jamais inachevé). Nous restons là, quelque part dans l’inaccompli : en ces pages se célèbrent, a voix nue, le peu, le précaire, le fugace, poussières éparses portées par les vents (les très grands vents dont parlait Saint-John Perse), heures inconsolables… Et se déploie la parole du poète, entre ardeur et incertitude, parole atteignant son acmé par les silences qui la bordent. Peut-être en sommes-nous réduits finalement à remonter une trace, une trace à la fois recouverte par le temps et donnant un nom à l’illisible du monde. Rôdent de conserve le désir et le chagrin, beauté et mort ont en commun finitude : que reste-t-il, sinon demeurer aux aguets, attentifs à l’instant qui vibre, au lever d’un matin, poreux au monde ?

         Les mots ont-ils alors importance ? Oui, dit le poète, bien que (parce que ?) décousus, indécis d’eux-mêmes. Pour cette tension entre eux, capable de les élever au-dessus de notre condition. Pour la métamorphose que chacun d’eux porte. Pour cet appel qui ne dépend pas que de nous et qu’on appelle résonance. Et chaque mot est un pas supplémentaire sur un chemin d’évidences et d’énigmes à réconcilier, leur ensemble formant une palette d’un gris perle irisé où tout se reflète comme en une goutte d’eau, ce gris perle qui préserve le secret.

         C’est muni de ce secret préservé que le poète peut interroger le réel (l’indescriptible réel), tout en étant conscient de l’écart entre lui et le langage. Et en demeurant, en son écriture, fidèle à cet écart. Or, ce réel, immanence plus que transcendance, renferme une part d’invisible qui est le fondement de la présence-absence, ici évoquée en permanence (même si non explicite). Quel prix doit-on alors payer pour accéder au réel ? Sans doute, au-delà du désapprentissage du mensonge, le courage de tuer les illusions, d’accepter les abandons, de comprendre que la quête ultime n’est peut-être que le renoncement à toute quête. Le réel, langage de l’intérieur de la détresse, peut alors devenir cette intériorité par laquelle se dessine le pacte décisif qui lie l’individu à la fois à la nature et au temps.

         Tel est ce livre : traversée de l’obscur par les eaux lustrales où l’on se plonge et désaltère, pérennité de l’instant respiré. Pas de but, on l’aura compris. Pas non plus de retour aux origines, puisque les portes se referment à mesure qu’on avance. Seulement regarder le plus proche pour surprendre le lointain. Ne demeure alors que la genèse d’un chant primordial, où joie et chagrin mêlés fondent l’harmonie du monde. Ne demeure qu’un regard à la fois consumation du présent, dévoration du possible et acceptation du mélancolique. Ne demeure que la poésie nue, celle qui nous aide à voler ce qui nous appartient depuis toujours.

         Jean-Louis Bernard

Le ciel jaloux des roses – Alain Duault

Le ciel jaloux des roses

Alain Duault

Editions Gallimard, 2023

Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)

         Voyager ? Partir ? Ne pas partir ? Ou partir, mu par quelle nécessité, et à la recherche de quelle illusion ?… Que l’on nous permette de citer ces quelques vers de Fernando Pessoa dont la personne du poète apparaît dans ce livre d’Alain Duault : À la veille de ne jamais partir /du moins n’est-il besoin de faire sa valise /ou de jeter des plans sur le papier / avec tout le cortège involontaire des oublis / pour le départ encore disponible du lendemain. / Le seul travail, c’est de ne rien faire / à la veille de ne jamais partir. Et pourtant l’on s’en va, comme depuis toujours on est parti. Là-bas, selon son cœur et ses désirs. Pour en garder des traces, en ramener des mots et des images.

         Alain Duault donne à son recueil le sous-titre de poèmes carnets de voyages. En effet, le poète Alain Duault voyage, beaucoup peut-être, et nous pouvons trouver, dans d’autres de ses ouvrages, nombre de références à ces voyages. Dans celui-ci, comme l’écrit justement Jean-Paul Gavard-Perret dans la courte présentation de ce livre ; « Des cerisiers en pleurs de Kyoto, Delhi et son souk aux soies, Hanoï, ses lacs, sa rue des peignes et des pipes à eau, Lisbonne et son fado, Bayreuth et bien d’autres lieux encore se développe une poétique de l’espace et de l’extase ». A ces lieux, nous ajouterons encore New York et son odeur de marrons, la baie d’Halong et ses hauts fantômes de pierre grise, le fleuve Mékong, rivière des neuf dragons, ou Mandalay et sa pagode aux sept cent vingt-neuf stupas

         Dans ces notes de voyage, textes en prose où apparaissent et se mêlent, comme il se doit, descriptions de lieux, de monuments, évocations de gens croisés ici où là, d’ambiance urbaines ou plus sereines, informations historiques ou culturelles, s’intercalent des fragments de poèmes que l’on retrouve généralement regroupés en fin de chapitre. Aussi ce recueil est-il aussi bien, en effet, un « carnet de voyages » autant qu’un recueil de poèmes qui auraient pu faire l’objet d’une édition séparée. Pourtant, le choix singulier de la composition de cet ouvrage nous permet de comprendre mieux comment le processus poétique se met en marche à partir des images, des sensations et des émotions éprouvées sur place, et combien il leur est étroitement lié. J’aime, écrit l’auteur, ces voix blessées /qui résonnent et glissent et /S’estompent avec les nœuds
les boucles des visages
. Nous entrons là, en quelque sorte, dans les coulisses de la création poétique, témoins de la manière dont les mots cherchent à aller au-delà d’eux-mêmes pour exprimer ce que la simple langue du récit serait bien plus maladroitement incapable de nous communiquer puisque, comme l’écrit encore J.-P. Gavard-Perret, « Pour Duault, il fait toujours suffisamment jour et ses yeux brillent devant l’extase du monde quand se précipitent des silhouettes qui filent entre les murs. » Et nous dirons volontiers avec lui qu’en nous donnant à partager ces bribes de mémoire, ce qu’il en reste d’émotion, comme ce soir qui tombe comme un rideau de soie, que le langage de la poésie porte parfois jusqu’à l’incandescence, ce « livre nous lie ici d’une rive à l’autre de tous les océans et mers pour trouver des raisons d’espérer dans une perméabilité et un exercice de la beauté. » A lire cet ouvrage, nous avons bien le sentiment qu’Alain Duault porte cette poésie qui ne loge pas dans les rêves de quelque ailleurs factice, hors d’un Ici et Maintenant que nous avons à habiter, qu’il n’y a pour lui que du connu et de l’inconnu, quelque Supérieur Inconnu.

         Mais un poète qui voyage, est-il pour autant un « poète-voyageur » ? C’est-à-dire cet écrivain fondamentalement nomade qui engage dans son entreprise d’écriture tout son être intime et littéraire. Cet ouvrage d’Alain Duault serait peut-être le prétexte à une réflexion sur ce genre que nous laisserons ici en suspens. Nous pensons, bien évidemment à Cendrars ou à Segalen, à Frédéric Jacques Temple André Velter ou Joël Vernet… Pour ceux-là, la poésie sent la route, là où est l’âme disait Deleuze à la suite de Kerouac – l’errance, les changements de direction, les carrefours où l’on s’arrête le nez dans les parfums et les yeux loin devant dans les couleurs quand c’est l’heure de la surprise, quand « le divin » prend chair, fait jouer les humeurs prodigues des hommes, le pot-pourri du monde et fait signe vers le pays immigré sans saison contraire. Ainsi ont voyagé Victor Segalen et Auguste Gilbert de Voisins, curieux tous deux de découvrir l’Orient, tous deux animés par une quête d’écriture, suspendus à la promesse d’une écriture à venir – à une époque où la Chine incarnait le comble de l’exotisme, et tous deux se retrouvant alors comme « deux roitelets » en quête d’orientation et d’opium. Segalen lui-même marchant sur les pas d’autres voyageurs, tels que Gauguin ou Rimbaud… Dans un quotidien rude où la matière des mots adhère aux bottes : bourbe, fange et fagne, gadoue, glaise ou glèbe, le pas lourd dans une terre gorgée, dans l’effort d’arrachement à la langue pâteuse. Certes, l’époque a bien changé et les voyages ne peuvent plus être les mêmes, mais Alain Duault nous confie : J’ai marché dans la poussière de l’Inde, j’ai écouté des voix rauques et frêles, respiré des odeurs venues du plus profond du corps, du plus lointain du temps, et il écrit, un peu plus loin : J’ai dormi éveillé dans les rues, les villes de l’Inde, la campagne, les bords de rivière de l’Inde, les villages, les yeux des enfants de l’Inde qui cherchent avec leurs sourires à vous apprivoiser.

         Et tout comme dans la poésie de Segalen, Alain Duault interroge le rapport du rêve et de la réalité : Dans sa barque comme un trait tracé sur l’eau au pinceau / Quelle beauté contemple le pêcheur à la nuit quel bouddha / se révèle quelle lumière lui parle dans le lent friselis de l’eau. Mais pour chacun de ces deux poètes, et en dépit de leurs profondes différences, on ne se libère jamais de l’illusion, car la chimère ne cesse de réapparaître. La poésie ouvre les yeux sur la beauté du monde, et le poète dans ce monde est semblable à l’homme embarqué qui dirige la jonque au passage d’un rapide, tâtant l’autre force, la mesurant, la défiant, en éprouvant la résistance.

         « Carnets de voyages » donc, mais il ne s’agit peut-être pas de se demander ici si la poésie est un voyage, et si même elle peut nous faire voyager. Il s’agirait plutôt de savoir si elle est son « invitation », pour reprendre le mot de Baudelaire. Car faut-il nécessairement se déplacer physiquement pour voyager en poète ? La rêverie poétique n’est-elle pas en soi un voyage ? Et la vie n’est-elle pas, en elle-même, une forme de voyage ? Et de quoi le voyage est-il le nom ? Car, encore, le but de la poésie n’est pas de nous permettre de fuir la réalité en nous proposant des voyages illusoires, mais, en nous invitant à voyager, elle nous permet de mieux comprendre le monde. Et c’est ce à quoi ce livre s’emploie aussi.

         Et pourtant, écrit le poète à la fin de l’ouvrage, et ce seront les seuls mots pour évoquer l’horreur et la brutalité du monde : Tu t’en vas parce que tu as peur tu ne veux plus des cris / De ton pays jeté aux chiens tu veux danser avec les fous / Tu ne veux plus des yeux épuisés de sang dans ton pays. […] Tu crois qu’il fait plus clair là-bas qu’il y a des jours qui / te prennent dans leurs bras comme des chemises tu sais / Que ton pays a été dévasté par les mouches… Mais ce sont là les mots de la réalité, ceux de la fuite et de l’exil, ceux des voyages que l’on sait désespérés et dont l’issue probable sera le naufrage et la mort.

         En dépit de ce sombre rappel au tragique de notre époque, dans son évocation des paysages et des villes, des grouillements humains et des gens croisés dans sa course, Alain Duault parle autant du passé que du présent dont il rend compte, de leur plein de présence comme aussi de souvenirs, de vision du monde, de choses réelles ou imaginaires et fantasmées. Tel ce poème : Dans l’île resplendissante j’ai cherché sur la plage / Les pêcheurs de perles et j’ai scruté sous les voiles / Attendant que le vent les soulève je me suis enivré / De mirages

         Au fur et à mesure de la lecture de ce livre, nous trouvons ce que nous cherchons nous aussi, sans toujours le savoir : nostalgie, interrogation, étonnement, émerveillement, espoir et même quelque ombre de tristesse – dont l’accent ici indique une force à se laisser bercer par elle, le temps de reprendre sa route, comme dans ce poème : Une jeune femme qu’on a aimée autrefois / Le hasard de la lumière l’éclaire un jour / On la regarde sans qu’elle le sache / Un instant se dissout et le temps a passé / On continue son chemin / La barrière des nuages revient voilée / Les montagnes au loin les souvenirs.

         Et dans l’évocation des souvenirs du poète, nous prenons, nous lecteurs, grand plaisir à répondre à l’invitation au voyage qui nous est proposé.

         Michel Diaz, 04/07/2023

Au risque de la lumière

AU RISQUE DE LA LUMIÈRE

de Michel Diaz et Léon Bralda, 2023,

avec la reproduction d’une huile sur toile de Silvaine Arabo.

©️ Editions Alcyone.

Michel DIAZ, né de l’autre côté de la Méditerranée, vit à Tours où il a enseigné la littérature et l’art dramatique. Attiré très tôt par la poésie, il a surtout d’abord écrit pour le théâtre – une douzaine de pièces dont quelques-unes ont été représentées ou diffusées à la radio (France-Culture, R.T.B.F.). Il est aussi l’auteur, chez différents éditeurs, de plusieurs recueils de nouvelles et d’une dizaine d’ouvrages de poésie. Il a également publié une douzaine de livres d’art (poèmes et proses poétiques) en collaboration avec des artistes, peintres ou photographes, et travaillé à de nombreux livres d’artistes.

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Poète et plasticien, Léon Bralda (alias Lionel Balard) vit et travaille à Clermont-Ferrand. Né en 1963 à Béziers, il est diplômé de l’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole. Agrégé et Docteur en Science de l’art et esthétique, il enseigne à l’INSPE d’Auvergne. Léon Bralda fonde les Éditions de l’Entour et les Cahiers des Passerelles, livrets associant poètes et plasticiens. Il est l’auteur d’une vingtaine de titres parus notamment aux éditions Henry, Alcyone, Donner à voir, Encres Vives, le Petit Pois… Il est également membre actif du collectif de graveurs du Chant de l’Encre et participe au conseil de rédaction de la revue de poésie ARPA.

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Au risque de la lumière est le fruit de la collaboration entre les poètes Michel Diaz et Léon Bralda. Dans cet effervescent échange de poèmes s’est offert pas à pas le chemin du recueil, vers un horizon d’inconnu où chacun des auteurs, avançant de concert avec l’autre, creusait pourtant, dans l’amitié de cet échange, son propre sillon d’écriture.
Ainsi, de page en page, se noue un étroit dialogue et se trame une réflexion où s’inscrit un questionnement opiniâtre et fervent sur notre relation au monde, aux êtres et aux choses. En effet, cheminer sur la terre des hommes, par ses jours d’inquiétude, de boue et de sang, est épreuve de chaque instant dans laquelle il faut s’efforcer, «au risque de la lumière», de cultiver de notre humanité ce qu’elle peut offrir encore d’espérance et peut-être de cette joie qui reste à inventer.

TEXTES

(Dialogue en terre de poésie entre Michel DIAZ et Léon BRALDA)

il va, derrière son visage où les pluies ont tracé les ridules de nos nécessaires incertitudes

il avance, derrière ses pas qui mesurent le lit d’un fleuve où la plupart ne voient que les fragments épars d’un alphabet occulte, clos sur son opiniâtreté à creuser sa parole – qui pourtant calcine sans cesse ce que l’on dit du monde

les vertèbres à nu, il invoque ce fond d’eaux mortes qu’a bu le sommeil des pierrailles, lapide leur stagnance et travaille au sursaut des orages, à la révélation que guettent leurs lumières

le ciel est au-dessus une échappée confuse d’ailes en perpétuelle quête d’oiseaux

des ailes qui appellent au plain-chant de leurs cris, qui cherchent à nous dire: «Que le risque soit ta clarté» (René Char).

**


Il va, figure d’ange, dans cet ailleurs qui lève. Il va plus loin encore, comme chair accomplie dans la fugace nuit.

Homme penché sous le poids de l’énigme, il va. Entame un long voyage, porte les heures à prédire aux lèvres du destin. Homme œuvrant sous les lentes lumières du cœur, prenant mesure du ciel immense rêvant tout au-dessus, parlant au vent qui lèche l’herbe neuve quand son pas, lentement, s’efforce de durer.

Homme du seuil, et de la terre ouverte, il passe assurément! Il passe dans les sillons obscurs du monde, feint de croire ce que soleil exhausse, ce que clameur exhume… Passe et doute du peu de certitude qui cogne sous ses yeux.

Il parle, d’une voix libre d’aller dans l’aube de ses mots et d’écrire un secret aux pages du chemin.


**

il va, portant ce feu nocturne au destin de fumée, dérobant un soupçon de clarté à chaque aube qu’il passe et l’offrant sans compter aux oiseaux des hasards

tant pis si ses pieds cognent sur la pierre, si baillent ses chaussures, seules valent les rares extases que paie, pour prix de l’être-au-monde, une verticalité difficile à prouver

il a, au bout des doigts, ces parcelles d’aurore par quoi tout recommence et par quoi tout s’éteint dans les jours indigents, ce qui fait de la mort un prétexte à renaître pour un perpétuel étonnement

il est possible que devienne une force l’aveu de sa faiblesse, que s’épuise son sang dans l’aubier de ses doutes, possible encore que sa fièvre d’innocence délivre un ferment de beauté, que se perde sa voix entre abîme et lumière, entre le « non » d’une défaite et le « oui » d’un espoir

il va, sur ce chemin balayé de cendres nomades, suivant par la pensée quelque flammèche folle, dérouté souvent de lui-même comme quelqu’un, sous le soleil des jours, trébuche sur l’énigme de cette ombre qui le précède

**


C’est un chemin de croix, de pierres épigées, de clous jetés à la gueule d’un monde qui ne se souvient pas. Voici qu’il va plus loin, près des feux morts et des saisons anciennes, qu’il laisse aller son chant dans la ferveur étale des genêts et des ronces, en cet endroit où l’âge sue d’un reste d’existence.

Voici qu’il passe encore, maillant au poids de sa jeunesse la ridée du silence. On l’entend marmonner un fragile matin, bafouiller quelques peurs et quelques souvenirs aux lampes du rivage, ânonner d’anciens noms que la pierre a creusés.

C’est un ange dans le matin donné! Il marche sur l’herbe tendre de la mélancolie, arpente l’heure bâtie de gorges sèches, de bouches anémiées… Et pourtant parle encore. Parle d’une voix d’ange: fragile flux de lèvres qui lève aux feux du jour.

Étrange est cet écho qui fleure à la lumière, quand l’horizon accueille le fruit de son murmure. Il charrie l’ombre, jusqu’à ses pas, venue.

Mais c’est d’espoir et de bonheur que brûle le demain.