Le ciel jaloux des roses – Alain Duault

Le ciel jaloux des roses

Alain Duault

Editions Gallimard, 2023

Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)

         Voyager ? Partir ? Ne pas partir ? Ou partir, mu par quelle nécessité, et à la recherche de quelle illusion ?… Que l’on nous permette de citer ces quelques vers de Fernando Pessoa dont la personne du poète apparaît dans ce livre d’Alain Duault : À la veille de ne jamais partir /du moins n’est-il besoin de faire sa valise /ou de jeter des plans sur le papier / avec tout le cortège involontaire des oublis / pour le départ encore disponible du lendemain. / Le seul travail, c’est de ne rien faire / à la veille de ne jamais partir. Et pourtant l’on s’en va, comme depuis toujours on est parti. Là-bas, selon son cœur et ses désirs. Pour en garder des traces, en ramener des mots et des images.

         Alain Duault donne à son recueil le sous-titre de poèmes carnets de voyages. En effet, le poète Alain Duault voyage, beaucoup peut-être, et nous pouvons trouver, dans d’autres de ses ouvrages, nombre de références à ces voyages. Dans celui-ci, comme l’écrit justement Jean-Paul Gavard-Perret dans la courte présentation de ce livre ; « Des cerisiers en pleurs de Kyoto, Delhi et son souk aux soies, Hanoï, ses lacs, sa rue des peignes et des pipes à eau, Lisbonne et son fado, Bayreuth et bien d’autres lieux encore se développe une poétique de l’espace et de l’extase ». A ces lieux, nous ajouterons encore New York et son odeur de marrons, la baie d’Halong et ses hauts fantômes de pierre grise, le fleuve Mékong, rivière des neuf dragons, ou Mandalay et sa pagode aux sept cent vingt-neuf stupas

         Dans ces notes de voyage, textes en prose où apparaissent et se mêlent, comme il se doit, descriptions de lieux, de monuments, évocations de gens croisés ici où là, d’ambiance urbaines ou plus sereines, informations historiques ou culturelles, s’intercalent des fragments de poèmes que l’on retrouve généralement regroupés en fin de chapitre. Aussi ce recueil est-il aussi bien, en effet, un « carnet de voyages » autant qu’un recueil de poèmes qui auraient pu faire l’objet d’une édition séparée. Pourtant, le choix singulier de la composition de cet ouvrage nous permet de comprendre mieux comment le processus poétique se met en marche à partir des images, des sensations et des émotions éprouvées sur place, et combien il leur est étroitement lié. J’aime, écrit l’auteur, ces voix blessées /qui résonnent et glissent et /S’estompent avec les nœuds
les boucles des visages
. Nous entrons là, en quelque sorte, dans les coulisses de la création poétique, témoins de la manière dont les mots cherchent à aller au-delà d’eux-mêmes pour exprimer ce que la simple langue du récit serait bien plus maladroitement incapable de nous communiquer puisque, comme l’écrit encore J.-P. Gavard-Perret, « Pour Duault, il fait toujours suffisamment jour et ses yeux brillent devant l’extase du monde quand se précipitent des silhouettes qui filent entre les murs. » Et nous dirons volontiers avec lui qu’en nous donnant à partager ces bribes de mémoire, ce qu’il en reste d’émotion, comme ce soir qui tombe comme un rideau de soie, que le langage de la poésie porte parfois jusqu’à l’incandescence, ce « livre nous lie ici d’une rive à l’autre de tous les océans et mers pour trouver des raisons d’espérer dans une perméabilité et un exercice de la beauté. » A lire cet ouvrage, nous avons bien le sentiment qu’Alain Duault porte cette poésie qui ne loge pas dans les rêves de quelque ailleurs factice, hors d’un Ici et Maintenant que nous avons à habiter, qu’il n’y a pour lui que du connu et de l’inconnu, quelque Supérieur Inconnu.

         Mais un poète qui voyage, est-il pour autant un « poète-voyageur » ? C’est-à-dire cet écrivain fondamentalement nomade qui engage dans son entreprise d’écriture tout son être intime et littéraire. Cet ouvrage d’Alain Duault serait peut-être le prétexte à une réflexion sur ce genre que nous laisserons ici en suspens. Nous pensons, bien évidemment à Cendrars ou à Segalen, à Frédéric Jacques Temple André Velter ou Joël Vernet… Pour ceux-là, la poésie sent la route, là où est l’âme disait Deleuze à la suite de Kerouac – l’errance, les changements de direction, les carrefours où l’on s’arrête le nez dans les parfums et les yeux loin devant dans les couleurs quand c’est l’heure de la surprise, quand « le divin » prend chair, fait jouer les humeurs prodigues des hommes, le pot-pourri du monde et fait signe vers le pays immigré sans saison contraire. Ainsi ont voyagé Victor Segalen et Auguste Gilbert de Voisins, curieux tous deux de découvrir l’Orient, tous deux animés par une quête d’écriture, suspendus à la promesse d’une écriture à venir – à une époque où la Chine incarnait le comble de l’exotisme, et tous deux se retrouvant alors comme « deux roitelets » en quête d’orientation et d’opium. Segalen lui-même marchant sur les pas d’autres voyageurs, tels que Gauguin ou Rimbaud… Dans un quotidien rude où la matière des mots adhère aux bottes : bourbe, fange et fagne, gadoue, glaise ou glèbe, le pas lourd dans une terre gorgée, dans l’effort d’arrachement à la langue pâteuse. Certes, l’époque a bien changé et les voyages ne peuvent plus être les mêmes, mais Alain Duault nous confie : J’ai marché dans la poussière de l’Inde, j’ai écouté des voix rauques et frêles, respiré des odeurs venues du plus profond du corps, du plus lointain du temps, et il écrit, un peu plus loin : J’ai dormi éveillé dans les rues, les villes de l’Inde, la campagne, les bords de rivière de l’Inde, les villages, les yeux des enfants de l’Inde qui cherchent avec leurs sourires à vous apprivoiser.

         Et tout comme dans la poésie de Segalen, Alain Duault interroge le rapport du rêve et de la réalité : Dans sa barque comme un trait tracé sur l’eau au pinceau / Quelle beauté contemple le pêcheur à la nuit quel bouddha / se révèle quelle lumière lui parle dans le lent friselis de l’eau. Mais pour chacun de ces deux poètes, et en dépit de leurs profondes différences, on ne se libère jamais de l’illusion, car la chimère ne cesse de réapparaître. La poésie ouvre les yeux sur la beauté du monde, et le poète dans ce monde est semblable à l’homme embarqué qui dirige la jonque au passage d’un rapide, tâtant l’autre force, la mesurant, la défiant, en éprouvant la résistance.

         « Carnets de voyages » donc, mais il ne s’agit peut-être pas de se demander ici si la poésie est un voyage, et si même elle peut nous faire voyager. Il s’agirait plutôt de savoir si elle est son « invitation », pour reprendre le mot de Baudelaire. Car faut-il nécessairement se déplacer physiquement pour voyager en poète ? La rêverie poétique n’est-elle pas en soi un voyage ? Et la vie n’est-elle pas, en elle-même, une forme de voyage ? Et de quoi le voyage est-il le nom ? Car, encore, le but de la poésie n’est pas de nous permettre de fuir la réalité en nous proposant des voyages illusoires, mais, en nous invitant à voyager, elle nous permet de mieux comprendre le monde. Et c’est ce à quoi ce livre s’emploie aussi.

         Et pourtant, écrit le poète à la fin de l’ouvrage, et ce seront les seuls mots pour évoquer l’horreur et la brutalité du monde : Tu t’en vas parce que tu as peur tu ne veux plus des cris / De ton pays jeté aux chiens tu veux danser avec les fous / Tu ne veux plus des yeux épuisés de sang dans ton pays. […] Tu crois qu’il fait plus clair là-bas qu’il y a des jours qui / te prennent dans leurs bras comme des chemises tu sais / Que ton pays a été dévasté par les mouches… Mais ce sont là les mots de la réalité, ceux de la fuite et de l’exil, ceux des voyages que l’on sait désespérés et dont l’issue probable sera le naufrage et la mort.

         En dépit de ce sombre rappel au tragique de notre époque, dans son évocation des paysages et des villes, des grouillements humains et des gens croisés dans sa course, Alain Duault parle autant du passé que du présent dont il rend compte, de leur plein de présence comme aussi de souvenirs, de vision du monde, de choses réelles ou imaginaires et fantasmées. Tel ce poème : Dans l’île resplendissante j’ai cherché sur la plage / Les pêcheurs de perles et j’ai scruté sous les voiles / Attendant que le vent les soulève je me suis enivré / De mirages

         Au fur et à mesure de la lecture de ce livre, nous trouvons ce que nous cherchons nous aussi, sans toujours le savoir : nostalgie, interrogation, étonnement, émerveillement, espoir et même quelque ombre de tristesse – dont l’accent ici indique une force à se laisser bercer par elle, le temps de reprendre sa route, comme dans ce poème : Une jeune femme qu’on a aimée autrefois / Le hasard de la lumière l’éclaire un jour / On la regarde sans qu’elle le sache / Un instant se dissout et le temps a passé / On continue son chemin / La barrière des nuages revient voilée / Les montagnes au loin les souvenirs.

         Et dans l’évocation des souvenirs du poète, nous prenons, nous lecteurs, grand plaisir à répondre à l’invitation au voyage qui nous est proposé.

         Michel Diaz, 04/07/2023

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