Chartres et environs – Jean-Paul Bota & David Hébert

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CHARTRES ET ENVIRONS

Textes de Jean-Paul Bota / dessins de David Hébert

Editions des Vanneaux (2019) – Collection Carnets nomades

Article publié dans Diérèse N° 78, printemps-été 2020

Pour honorer ce qui repose

    Voilà un livre à la construction singulière (comme le sont au demeurant les autres du même auteur) : l’ouvre, sans titre, une salve de textes en vers libres, suivie d’une section dont le titre, Proses, ferait plutôt office de « non-titre », s’y ajoute une une brève troisième partie, Fragments retrouvés, le tout conclu par quelques pages d’Appendice. Mais il faut prudemment en user avec la constuction des livres, et celui-ci qui se présente d’apparence sous la forme d’un « carnet de voyage » dont les notes (parfois datées) semblent jetées sur le papier dans un style pressé, on le dirait aussi fébrile, à la syntaxe bousculée, la plupart du temps disloquée, en des phrases qui se poursuivent en toute hâte et se précipitent vers les suivantes, passant du « coq à l’âne » en suivant les zig-zag d’une hasardeuse et donc imprévisible déambulation, celui-là donc, ce livre-là, est en vérité plus savamment ordonnancé qu’il ne veut le faire apparaître et obéit à un projet, celui d’en faire un « objet littéraire » où rien, sans qu’il en souffre, ne saurait être déplacé. Jean-Paul Bota connaît trop bien le travail des peintres dont il nous parle pour ne pas savoir, tout comme eux, qu’une peinture « tient » d’abord par son intime construction, qu’on ne peut y bouger une ligne, modifier une forme ou déplacer une figure, ou changer telle ou telle couleur sans que le tableau qui répond à telles intentions particulières ou à une intuitive et secrète logique, celle du « faire » créatif, perde de son équilibre, de sa cohérence, et parfois de son sens. Et certainement ainsi de ce livre. 

     D’emblée, d’ailleurs, son titre pose la question du lieu : une ville, Chartres, ses environs. Quand on a déjà fréquenté les textes de J.P. Bota, si richement porteurs de références érudites, citations et nombreux renvois, implicites ou non, à des artistes, peintres, écrivains, musiciens, qu’on connaît un peu sa démarche, sa façon d’investir un lieu, de s’y promener, et d’y revenir, en posant son regard là où il sait trouver de quoi nourrir sa curiosité, on comprend que le mot « environs » désignera ici un espace périphérique, des « alentours » de ville physiquement identifiés, autant que cet espace d’écriture, anneaux de phrases, poussés et déroulés de page en page en cercles concentriques, espace largement ouvert à ses investigations poétiques comme à l’abîme du hasard, espace de surprises suscitées à chaque pas, d’imprévus provoqués et de fulgurantes réminiscences, espace où nul chemin ne se donne à l’avance, mais où l’imaginaire et la même curiosité découvrent et modèlent à mesure leurs paysages, reconfigurent et dessinent leurs cartes de mémoire affective et d’intime géographie : Proche la rivière, mémoire des lavandières et les vins bleus, c’est là peut-être, dessous vieilles tuiles des greniers, tapis pour honorer ce qui repose, à l’égal des roses-trémières ou les HLM, la gare même, c’est plus loin, et quoi nous est donné dans la vieille maison abandonnée de toujours une échelle amputée de ses barreaux plantée dans l’ortie parmi la lune endimanchée enfouie (…), c’est en moi la monnaie de l’enfance sur le retour des campagnes…

    En effet, la poésie de J.-P. Bota pose inlassablement la question du lieu. C’est la question que pose tout voyage. Territoire réel de la géographie physique, arpenté, reconnu et délimité, aux repères répertoriés, ou territoire du cheminement intérieur, marqué aux angles usés de la mémoire, se reculant au loin, mais reconstitué, gravé de noms et de visages, dépôts de strates successifs, souvenirs de rencontres et de lectures, de silences, de mots et d’images, reliquats d’expériences de vie où se concentre l’essentiel des traces, comme dans les roches anciennes se sont conservés, pour nous mieux raconter notre histoire, ces animaux fossilisés, témoins d’époques disparues mais qui nous habitent encore et continuent de nous interroger : Et la Porte Guillaume, du moins vestiges et ça comme empesé du crêpe noir du deuil et le sentiment inguéri d’une douleur, la ville bombardée et dans ma tête continûment la nuit du 15 au 16 août. Intacte encore la Porte d’Utrillo, fortifiée énorme et de part et d’autre les maisons qui la jouxtent, détruites prospectivement.

    De Chartres, de sa cathédrale, de ses vitraux, de ses sculptures étonnantes ou gargouilles, des maisons de la vieille ville, de ses rues étroites, de ses façades, chapiteaux, échauguettes, statues, vitrines, de ces ponts qui enjambent l’Eure, il en est question dans les beaux dessins à la plume, au trait délicat et aérien, de David Hébert. Mais tout cela n’est qu’évoqué dans les textes de J.-P. Bota, et si son regard semble fouiller dans des interstices d’espace et de temps où peu d’autres regards s’aventurent, ou s’y égarent pour ne rien voir, si peu de choses, ses annotations, aussi justes et précises soient-elles, restent concises, fragmentaires, moins descriptions qu’éclats d’images alignées avec une vivacité fébrile, comme clins d’oeil qu’on jette par une fenêtre entrouverte que l’on a sitôt refermée. Quelques mots à peine, taillés dans l’à-vif du regard, et si vite, de quoi nous situer dans un lieu, une rue, une place, nous donner quelque chose à (aperce)voir que nous n’aurions vu de nous-mêmes, ou à quoi nous n’aurions accordé que trop peu d’attention. Signalées, par exemple, la rue Chantault sa Vierge (encroisillonnée), la Place Drouaise où naguère fêtes / foraines, de tous côtés effluves de guimauves & nougats, la rue Muret et son chapiteau renaissance / démesuré par rapport à l’actuelle maison, la Porte Saint-Yves la dernière exécution publique en Eure-et-Loire, la Place du Cygne le marché aux fleurs / face La Chocolaterie, et des lys l’haleine éparpillée maintenant, ou la Rue dorée ou le soleil à enduire d’automne / une montée herbue, et  bordant l’Eure la blanchisserie / et dessus pelouses, face l’hôtel et aussi la rue du Moulin de la Barre / comme trouent l’obscurité des phares, / le havre du viaduc sous le biais / charbonné de la pluie…

    Ces lieux, J.-P. Bota les a longuement fréquentés, patiemment investis, s’en est imprégné, a découvert leur histoire, les a vus se transformer et, quand il y revient, les redécouvre sous un angle toujours différent. Des lieux au sein desquels il guette la variété des choses et, selon l’expression de P. Reverdy, en guette aussi « la profonde, la savoureuse réalité ». Une réalité qui lui fournit l’occasion et la matière de son écriture poétique, aussi sensible qu’érudite, instrument qui donne moyen au poète d’entrer dans la proximité des choses, et au plus près des sensations qu’elles font naître en lui, par une forme d’accordance avec l’esprit qui les habite. Démarche d’élucidation non du réel mais du sentir évanescent dont le poète sait nous faire approcher la richesse : Alors, ça revient, comme une odeur de fumée, elle dit des souvenirs qui se rassemblent souvent, la vie en allée, à cet instant qui remonte comme quelque chose tire la trappe des oubliettes, le fil qui tient l’oubli, elle dit une silhouette, elle, par les théâtres d’herbe (c’est peut-être à la lisière d’elle-même)…

    Mais ceux qui sont passés dans ces lieux avant lui, célèbres ou anonymes, et y ont laissé leur empreinte, restent ses meilleurs guides, personnages furtifs et lointains, ombres portées de son périple poétique, Nerval, Courbet, Chardin ou Proust, Corot, Satie, Cendrars, et d’autres convoqués aussi dans Proses, la seconde section du livre, auxquels l’auteur consacre l’essentiel de ces pages. Ainsi de Raymond Isidore, bâtisseur relevant de l’Art brut, qui fit oeuvre chez lui, édifiant sa maison et la décorant avec des bouts de verre, des débris de porcelaine et de la vaisselle cassée : A converser Dubuffet l’art brut, le quartier du cimetière de Saint-Chéron, la maison de Picassiette où lui Raymond Isidore dit et 1930, proche l’actuelle rue du Repos où il débute sa maison, à dire près d’un quart de siècle celle-là même qu’il recouvre, parois intérieures et extérieures et pareillement les dallages de la cour, de bris de vaisselle multicolores issus de décharges publiques ou des salles de ventes.

    Les peintres, comme toujours, sont présents dans l’écriture de J.-P. Bota. Omniprésents si l’on dresse une liste exhautive de ceux qui sont cités, de façon parfois récurrente, et parfois presque obsessionnelle. Nombre d’entre eux se sont attaqués à la représentation de la célèbre cathédrale (Surgie en mémoire Cathédrale d’Utrillo. Pierre illuminée des reflets du soleil au déclin du jour), pendant que d’autres s’essayaient à peindre la plaine de Beauce et l’immensité de ses horizons. Vlamink, le colosse d’Eure-et-Loire, fut l’un d’eux, et Chaïm Soutine, lui aussi, qui séjourna régulièrement à Lèves, chez Madeleine et Marcellin Castaing : et la maison où durant dix ans il séjourne régulièrement à Lèves réalisant durant ses séjours vues de Chartres & des environs, La CathédraleLes Escaliers ou La Route des Grands-Prés… elle regarde, comme happé par l’hiver un éventail de verts ombreux & bleus qu’illuminent des blancs et par touches fervents & fougueux, des orangers…, et ces déformations du sujet comme de l’espace.

    Présence d’Utrillo, encore, dans ces environs de Chartres, La Maison à Oisème, proche Lèves un village au Nord-Est de  Chartres et les deux versions, celle-là, vue plus éloignée, le muret d’enceinte de la propriété au premier plan et le blanc avec ça d’Utrillo, verts et bleus et les bruns, une sorte de synthèse entre Cézanne et Courbet… Aussitôt quitté Utrillo, on revient à Soutine, quelques pages plus loin, par l’un de ces sauts de pensée dont J.-P. Bota sait si bien user et nous réjouir tout au long de l’ouvrage : Cliché de 31 à Lèves : les ramasseurs de tilleuls parmi lesquels, enfants de L. dont les parents tenaient un bistrot au centre du village, Charlot Cissé que peindra Soutine en 1935-36… Et l’âne qui broutait dans leur maison (…) Soutine à la fenêtre de sa chambre que l’on voit en haut à gauche… Le même, qui n’en finit pas de hanter ces pages Où les animaux vivants, période chartraine de Soutine ou nouveau dans son oeuvre du thème ou ça d’après les natures mortes, de lapins et volatiles des années 20.

    Flâneur d’un genre particulier, J.-P. Bota « circule à travers les siècles, lit-on dans un article publié sur Remue.net (à propos de La pluie à la fenêtre du musée), en changeant aisément de lieux et de saisons. Et  ce grâce aux artistes qu’il visite. A l’atelier ou au musée, sans oublier de brèves incursions dans leur vie secrète, le temps de ramener à la surface des anecdotes ou des éléments biographiques. Il s’étonne, s’exclame et ricoche d’une oeuvre à l’autre sans en dire plus qu’il ne faut. (…) Cela donne un ouvrage foisonnant. Ciselé par un auteur discret et généreux qui va chercher les pépites là où elles se nichent, sachant qu’il y trouvera une part de lui-même, celle qui se cache entre enfance, imagination et mémoire des lieux habités. »

    Mémoire que J.-P. Bota nous restitue ici encore, comme se fait l’authentique travail de mémoire à partir de la masse confuse, obscure et bien souvent douteuse de nos souvenirs (son attachement à l’oeuvre de Proust n’est pas anodine), souvenirs qu’il nous faut re-dater et authentifier (et parfois non sans mal), les confronter à d’autres, fragments d’images éparpillés comme des pièces de puzzle, ou souvenirs ressuscités par le soudain surgissement de sensations, quelquefois purement inventés par le jeu de nos mémoires capricieuses, mais sincèrement, et délicieusement retrouvés… 

    Il y a toujours poésie où l’écriture s’empare du réel pour y installer le pouvoir absolu de l’imaginaire comme instrument le plus révélateur de nos questionnements et le plus éclairant de notre lecture du monde. En cela, Chartres et environs relève de la plus pure poésie.

    Michel Diaz

Pierrier – Claire Desthomas-Demange

Pierrier couv

PIERRIER, Claire Desthomas-Demange

Editions Musimot (2019)

Chronique publiée sur le site des éditions Musimot, octobre 2019

Claire Desthomas-Demange aime la montagne. Nous le savons depuis ses Carnets de montagne (Musimot, 2016). Elle en aime ce qui nous propose un dépassement de soi-même, ces défis qu’on se lance et qui impliquent qu’on se mette parfois en danger. Le pierrier, « éboulis dénudé, sans végétation, sans fleur, juste du caillou, dur, sombre, hostile », autant que les autres obstacles et difficultés que suppose l’affrontement à la montagne, participe à la prise de risques puisqu’il est avéré que « sa dangerosité, son hostilité, son imprévisibilité sont des repoussoirs », que le marcheur « a du mal à y trouver un chemin stable » et que la chute ou l’accident y sont à tout moment possibles. 

Et pourtant, parent pauvre des paysages de montagne que l’on assimile le plus fréquemment à la solennité de leurs sommets et à la fierté de leurs cimes, il est réduit, par ignorance, à ce que sont les coulures de neige pierreuse aux marges du glacier, aux cailloux malmenés par la vague sur la pente de son rivage, ou aux branches mortes tombées des arbres après un coup de vent. C’est-à-dire qu’il n’apparaît, aux yeux de qui n’a pas à l’affronter, que sous la forme d’un « éparpillement groupé / cohésion sans jointure », un rebut d’éléments disparates et de peu d’intérêt, qui ne jouissent ni de la grandeur, ni du respect que l’on accorde par ailleurs aux aspects plus spectaculaires des lieux de l’altitude. Mais C. Desthomas-Demange redonne au pierrier ses lettres de noblesse, en lui rendant la part qui lui revient dans la composition des paysages de montagne : « Le pierrier a l’âme / du guerrier / qui jamais ne cesse de lutter / et barre le chemin / à celui qui le cherche / à celui qui se cherche. » Il est aussi bien « porte étroite / choisie par le soleil / trébuchant hoquetant », mais lieu encore des métamorphoses du monde minéral et de la vie présente en toute chose : « Pierrier silencieux /pierrier immobile / pourtant / les pierres bougent / les pierres chantent / un instable petit caillou / glisse dans un interstice / siffle un air de chute / à la face du gris / allume une étincelle / unique. » Il est aussi, derrière son image d’apparente immobilité, d’avalanche de pierres à jamais figées, l’image même de l’imprévisible, de l’aléatoire, milieu toujours en devenir, figure de l’instable qui « bat en brèche toutes les certitudes. » Figure d’une permanence qu’on croirait volontiers éternelle, mais ne fait qu’obéir aux lois obsédantes du Temps, de ce qu’il impose de destruction et de perpétuelle recomposition des éléments de l’univers : « Le vent se lève / la pierre demeure // malgré la bourrasque // sans lendemain / sans savoir son destin / avec ses bris d’histoire / mais sans passer // fidèle à sa pente / épousant son naturel. »

 L‘impermanence, l’incertitude en la durée de toute chose, l’imprévisibilité dans l’ordre obscur de l’univers, sont les pensées qui fondent l’essentiel des philosophies et de la culture japonaises. La conséquence en est que les hommes n’ont d’autre choix que celui de se faire petits et humbles devant les aléas des phénomènes naturels, de s’en prémunir en s’y préparant, comme on accepte de considérer que les forces de la Nature sont plus grandes que les humaines, que celles-ci, toujours, sont soumises aux premières, et qu’il est vain de décider d’en prendre le contrôle. La Nature nous dicte ses règles, incontournables, inflexibles, qui sont celles du cours du Temps et de l’impermanence, de l’aspect éphémère des choses qui se cache sous l’illusion de leur apparence d’éternité. Ainsi pense aussi le pierrier auquel C. Desthomas-Demange prête ces mots : « J’aspire aussi à l’éternel / malgré ce corps écartelé / mon âme minérale / contemple / embrasse / la vallée. » Un corps qui ne peut cependant que « se défaire / en découdre » car toujours « s’émiette / un reste d’altitude / descellé / par le flamboiement de la terre. »

 « Le pierrier, écrivait l’auteure, dans les vers que nous citions plus haut, « barre le chemin / à celui qui le cherche / à celui qui se cherche. » Car marcher, se chercher et se perdre pour mieux se retrouver, faire effort de passer les obstacles qui barrent le cours de nos vies, est démarche des existences qui veulent être responsables d’elles-mêmes. La fréquentation des montagnes permet ainsi qu’une patiente et humble marche intérieure s’accomplisse en nous. Ces cheminements de solitude vers l’intérieur de l’être et le secret des paysages, ces circulations vitales qui le parcourent, d’ascensions physique en ascensions vers un peu plus haut et plus loin que soi-même, c’est cela approcher l’invisible, le mystère des voies de la Nature, tenter de s’accorder au monde.

 Michel Diaz, 09/10/19

Lignes de crête / Comme un chemin qui s’ouvre – Arpa N° 127, sept. 2019

Note de lecture, par Gérard Bocholier, publiée dans le N° 127 de la revue Arpa, sept. 2019.

Michel Diaz, Lignes de crête (Alcyone), Comme un chemin qui s’ouvre (L’Amourier)

Les deux derniers livres de Michel Diaz sont à l’image de leurs titres : Comme un chemin qui s’ouvre (L’Amourier), sur Lignes de crête (Alcyone). Le poète y interroge le silence, « un silence qui vibre / comme écho du destin / qui prend appui sur ce que l’ombre / cèle de possible clarté. » Il ne cesse de scruter l’énigme, de lui arracher quelques lambeaux de réponse, en continuant cette marche qui ne cessera qu’au dernier souffle :

« Marcher, te disais-tu, non pour passer sur l’arche des pensées, ce pont tendu, vers l’autre rive de toi-même. Mais juste pour laisser, derrière soi, les ruines de la nuit et ses monceaux d’opaque confondus dans le sel des décombres. »

Ces deux recueils sont étroitement associés à la longue marche, pratiquée comme mode de vie, de pensée, d’écriture, qui permet au poète de prendre le temps de la méditation, d’y poser les questions de notre relation au monde, aux autres et à soi-même, et du sens de nos existences :

« aller / suivant sa ligne d’équilibre // dans l’épure de sa présence / aiguisée au silence des heures / cette lente quête établie / dans son seul mouvement // présence au monde / souveraine et vaine / qui n’a ni centre ni périphérie / ni gouffre ni lisière »

Marche méditative, mais toujours attentive aux êtres et aux choses, comme attentive aussi à ce qui « apparaît parfois dans les clairs de jour / et n’a jamais de cesse », écriture vouée à dire « la fragilité des choses / que l’on approche avec douceur / mais sans rien en savoir », quête de l’impossible sens puisque « derrière le silence / ce qui compte est ce qui est sans mots / où appuyer sa voix. »

La poésie de Michel Diaz, qui scrute le mystère que nous sommes à nous-mêmes et de notre présence au monde, est de celles qui nous donne raison de nous tenir debout, de continuer d’avancer vers ce qui « est pourtant là / devant / toujours ».

Gérard Bocholier 

Carnaval – Jean-Luc Coudray/Jonathan Bougard

CARNAVAL

Textes de Jean-Luc Coudray, peintures de Jonathan Bougard, Editions du Petit Véhicule

Article publié dans la revue Diérèse N° 77 (automne-hiver 2019) 

Ce petit livre nous donne à voir et à lire, dans leur disposition en vis à
vis, 20 tableaux de J. Bougard accompagnés de 20 courts textes en prose
de J.-L. Coudray.

Dans sa préface à l’ouvrage, Luc Vidal écrit: « Jean-Luc Coudray a
longuement observé les oeuvres de Jonathan Bougard. Par ses textes-poèmes
il dit les forces telluriques qui envahissent les tableaux du
peintre. » Et plus loin il ajoute: « Je suis touché par cette profusion, par
cette vivacité offertes par les visions et les gestes du peintre. Les couleurs
vives choisies font l’amour à la terre et au ciel. Je suis ému par la traduction
en mots de cet univers de fête. » Il est vrai encore que la peinture de Jonathan
Bougard, qui fait aussi sa part au fantastique (en usant d’un bestiaire
nombreux, improbable mais a priori jamais inquiétant), nous propose une
imagerie délirante, tout entière soumise aux jeux de ces métamorphoses où
masques et visages se confondent, où les corps déformés sont tout autant
figures fantasmatiquement érotiques que traduction d’une innocence
originelle qui s’exalte dans l’exubérance de la danse. Corps de femmes
surtout, qui échappent le plus souvent au réalisme de la représentation et
aux lois de la pesanteur, deviennent corps jaillis d’un imaginaire hérité de la
richesse de ces « arts premiers » océaniens ou africains qui jouent sur la limite
et sur la confusion de la figuration animale et humaine, pour mieux déjouer
les lois de l’anthropomorphisme, et nous donner à voir ici, dans son élan
de « force primitive », le pouvoir absolu de la femme, déesse-mère ou
tentatrice, détentrice de ces mystères, maîtresse des désirs de l’homme. Un
pouvoir que celui-ci n’a jamais cessé, au fond, de craindre et de vouloir
s’approprier en faisant de la femme l’objet de sa domination. Mais « Les mots
du poète, écrit encore Luc Vidal, abordent aussi l’art de peindre de J.
Bougard, cet art de mettre sur le même plan et des plans différents les formes
et les couleurs, les forces sensuelles et les forces mystiques du ciel et de la
terre, les forces du monde végétal et les forces du monde animal. » Et en effet,
dans ces tableaux, comme nous le disions plus haut, règnes humain,
animal, végétal, se trouvent non juxtaposés, mais confondus et alignés
dans une même perspective de regard et de pensée qui nous renvoie à une
vision mythique du monde, celui où hommes, animaux et plantes se
partageaient le même espace et parlaient une même langue.

Il nous semble pourtant que J.-L. Coudray ne se contente pas de poser ses mots sur les images de J. Bougard, mais nous en propose une relecture qui se superpose à celle des tableaux, sans en détourner ni en trahir le sens, mais en y ajoutant un angle de regard qui ouvre à d’autres interprétations.

« Brusquement, écrit le poète dès les premières lignes de son texte, la nuit ne succède plus au jour. Le temps devient un ornement. Une fête permanente s’installe. La vie se change en tapis. Il ne reste que des rois, des reines, des animaux. La métamorphose a balayé les secrets. (…)
L’abondance du bonheur arrête tout. Le monde est exposé comme un spectacle. » Le temps semble arrêté, comme enrayé, comme échappant soudain à la tyrannie des horloges, la vie ne semble plus aussi que ce présent perpétuel où la mort ne pèse plus rien, comme aux débuts du monde où toute préoccupation existentielle n’était que superflue. Ce monde est, dans l’évidence de sa transparence, sans profondeur et sans
relief, comme figé dans le spectacle de sa propre joie: « Le monde nouveau
est plaqué. Pas de coulisse, pas de dieu, pas d’infini. Une géométrie du
visible, de l’aveuglant. Un hurlement qui sature tout. Pas d’hésitation, pas de
doute, mais le grouillement de l’humain, jusque dans la plus humble
fleur. Un monde tapisserie, qui explose en surface. » Autrement dit, nous
sommes là au seuil d’une nouvelle ère et d’un « monde nouveau ». Et J.-L.
Coudray écrit, un peu plus loin, « Gestation et digestion se confondent. Le
monde prépare un avenir et l’enterre en même temps. » Voilà des mots qui
nous invitent à déplacer notre lecture des tableaux de J. Bougard du plan
mythique au plan de l’utopie, c’est-à-dire d’un monde qui disparaît au profit
d’un autre dont on ne peut rien préjuger encore, mais seulement jouir de ce
qu’il donne à vivre et durablement espérer : « On attend la catastrophe
comme une délivrance. Cela peut être un orage, une naissance, un
excrément. » Et le poète d’ajouter: « La joie est un déchet. C’est le trop d’un
autre monde, le débordement d’un ailleurs. Elle est étrangère, intoxicante,
douloureuse. Tout est devenu luisant, métallisé, trop pur. Les femmes sont
un inextricable tatouage. Elles sont refus, renvoient l’incompréhensible à sa
source. » Vision d’un monde d’innocence et de fête archaïque où la danse
exaltée des corps nus a des accents macabres.

Car il nous faut bien nous interroger sur ce que J.-L. Coudray désigne
de manière récurrente comme ce « nouveau monde ». Ses textes nous invitent
à y lire quelques réponses. Parler d’un « nouveau monde » où « gestation et
digestion » sont de même nature laisse supposer que celui-ci remplace un
ancien monde dont la fin (involontaire ou provoquée) a ouvert la porte à
d’autres possibles. Car toute re-naissance contient aussi la possibilité de
n’être qu’un ratage qui ne produirait que des fèces.

La fin d’un monde est, on le sait (l’Histoire nous l’a dit assez) une ère
de chaos, dernier acte des soubresauts qui préfigurent une disparition
définitive, avant l’avènement de la mort collective ou du Rien, ou n’est que
l’avant-scène nécessaire d’une renaissance d’où tout pourra, et autrement,
jaillir (le meilleur, on l’espère, comme le pire, toujours possible). Quelque
chose se passe qui s’est, provisoirement, suspendu dans un état de « l’entre deux » qui prendrait des allures de garden-party primitive ou de retour aux
origines – origines réinventées, on dirait bricolées, sur les gravats d’un
monde ancien.

Et c’est là que le titre de « Carnaval » donné à cet ouvrage ne peut que nous
interpeller. Car le carnaval, depuis longtemps, est cet événement (dans
certaines cultures) qui donne l’occasion, sous le couvert des masques et
des déguisements, de contester l’ordre établi, d’instaurer (provisoirement)
un nouvel ordre de pensée en renversant le cours des valeurs
et des choses. En ce sens, le carnaval est lui-même chaos, mimé ou
anticipé, et bouleversement d’une vision du monde. La joie et le délire
de la danse s’y invitent, comme le grotesque, le laid, la monstruosité,
l’innocence accouplée au désordre et la faim d’autre chose à l’effroi de ce
qui pourrait advenir. C’est en suivant cet angle de regard que les peintures
de Jonathan Bougard nous semblent plus proches des images de liesse
carnavalesque qu’a peintes James Ensor ou des « défigurations » de Picasso
(dans Les demoiselles d’Avignon, par exemple) que des images (faussement)
édéniques du Douanier Rousseau ou des peintures marquisiennes de
Gauguin qui nous proposent un retour à l’innocence primitive dont on sait
qu’elles ne sont que celles, nostalgiques, d’un paradis irrémédiablement
perdu.
C’est en ce sens, encore, que les tableaux de Jonathan Bougard peuvent
laisser planer une sourde inquiétude, que les textes de Jean-Luc Coudray
se chargent d’infuser. « Les invités pénètrent dans le harem. Des dieux
cosmonautes avec des yeux de poissons gardent les femmes. Les mains
liées par des contes enfantins, elles attendent. Les hommes sont là mais
les femmes font face. Les hommes ne peuvent rien, les femmes sont
déjà peintes. » Ce sont là les dernières phrases du livre. Nous sommes
bien au seuil d’un « nouveau monde ». Dans l’attente de quelque chose qui
prendrait les couleurs d’un « éternel retour » et dégage déjà des parfums de
la tragédie humaine.

Michel Diaz

Livres pauvres – Chapelle Sainte-Anne

Du 21 septembre au 20 octobre 2019 / ACCORDANCE / livres pauvres – collection de la chapelle Sainte-Anne

Vendredi, samedi et dimanche 14h à 20h  / Chapelle Sainte Anne – square Roze 3700 Tours La Riche

“… Alors que les « livres pauvres » (« pauvres » en raison du peu d’investissement financier qu’ils nécessitent, mais « riches » à la mesure de l’osmose qui résulte de la confrontation entre écriture et peinture) sont souvent présentés sous des vitrines protectrices, la Chapelle Sainte-Anne les présente librement, sans barrière, au sein de tableaux, d’installations et de photographies prêtés par les artistes pour leur faire escorte. C’est donc pleine fête pour l’œil et pour l’esprit….” Daniel Leuwers (créateur et directeur de la collection des livres pauvres).

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Accordance- livres pauvres collection Sainte Anne

Une exposition consacrée à Sainte-Anne, voilà qui peut intriguer…

Cette exposition vise d’abord à occuper et à saluer un lieu qui est devenu aujourd’hui un très actif espace culturel qui, sur trois niveaux, se veut à l’intersection des arts contemporains, mais qui fit partie jadis du Prieuré Sainte-Anne dont ne subsistent que quelques restes de la présente Chapelle. Egalement sis à La Riche, on connaît le plus florissant et préservé Prieuré de Saint-Cosme dont le poète Pierre de Ronsard fut le prieur de 1565 à 1585. Si Saint-Cosme était réservé aux hommes, Sainte-Anne accueillait des femmes. Ronsard y fit-il quelques visites ? On peut toujours rêver.

La Chapelle Sainte-Anne dont toutes les expositions suscitent de très travaillées mises en espace (et souvent en musique) a déjà accueilli, il y a quatre ans, certains « livres pauvres » (on appelle ainsi des feuilles de papier pliées où, à très peu d’exemplaires, l’écriture manuscrite d’un poète aimante l’intervention originale d’un artiste, hors de tout circuit commercial). Alors que les « livres pauvres » (« pauvres » en raison du peu d’investissement financier qu’ils nécessitent, mais « riches » à la mesure de l’osmose qui résulte de la confrontation entre écriture et peinture) sont souvent présentés sous des vitrines protectrices, la Chapelle Sainte-Anne les présente librement, sans barrière, au sein de tableaux, d’installations et de photographies prêtés par les artistes pour leur faire escorte. C’est donc pleine fête pour l’œil et pour l’esprit.

Le Prieuré de Saint-Cosme a organisé, entre 2003 et 2011, de mémorables expositions aux livres pauvres et continue d’en montrer certains exemplaires en dépôt. La Chapelle Sainte-Anne prend désormais un relais généreux et heureux.

« Sainte-Anne » est le nom de la collection pour laquelle ont été réalisés près de 80 livres. Les artistes se sont pour la plupart référés à la mère de la Vierge Marie. Anne, longtemps stérile, ne put donner naissance à une fille que très tardivement. Et cette fille donnera naissance à l’Enfant Jésus, suscitant le thème iconographique chrétien de « Anne trinitaire ».

Sans se soucier trop d’interprétations théologiques diverses, les artistes du livre pauvre ont créé de libres partitions où les mots ont peu glissé de Anne à « âne » (Rimbaud le fit dans son poème Fêtes de la faim) sans craindre quelque bonnet punitif.

Thématique certes, l’exposition  se veut aussi et surtout festive et libre. Elle regroupe, en tout cas, les plus grands noms de la poésie francophone (la circulation sonore de tous les poèmes innervera la Chapelle) et une pléiade d’artistes internationaux (l’Australie, le Japon, la Grèce, la Suède, l’Allemagne, la Suisse, la Belgique et le Royaume-Uni sont au rendez-vous).

Laissons donc Rimbaud bousculer notre cher Ronsard en décrétant :

« Ma faim,  Anne, Anne !

Fuis sur ton âne »

Daniel Leuwers -créateur et directeur de la collection des livres pauvres