Archives de catégorie : Poésie

Lignes de crête (extraits)

Textes extraits du recueil Lignes de crêtes, éditions Alcyone (févr. 2019), publiés sur le site des éditions Alcyone, lus par Silvaine Arabo.

feu de joie

il n’y a que l’errance
qui soit son début et sa fin
sur ce peu de terre habitable

où la mort est toujours plus vaste
les sables du désert plus proches
plus nombreux ces vents de folie
de poussière et de sel
qui défient le soleil
cette bouche d’enfer

il n’y a d’horizon
pour les yeux faméliques
dans le jour aveuglant et torride
que ces mirages secourables
au sang usé des illusions
et la vieille et vaine souffrance
de l’humaine calamité

alors aller
marcher en claudiquant
dans la conjonction suffocante
des astres et le noir de fumée

– sur le bûcher des certitudes
nous n’avons plus au cœur
qu’un sombre feu de joie
et une boussole brisée

**

passage du col

sur le plus âpre du
versant les nuages s’écorchent
suintent un sang pâle qui s’en va
vers des migrations hasardeuses

le ciel
est un miroir au bleu fêlé
où traîne encore un peu de l’ombre
que les vents de la nuit ont posée sur la terre

là    qui est
sans y être
quelque chose est là
où la respiration se pose
en bordure de l’air
où le cœur attend que la brume
achève de se déchirer

quelque chose qui tourne
à l’angle du silence
avec pour tout bagage
la seule couleur de l’instant

– rapace
qui dérives
milan    les yeux aveuglés d’aube
ignorant le regard de celui qui l’observe
cherchant à quoi se noue
suspendue ainsi dans le vide
la force de ta solitude
son féroce et indépassable héritage

ton plané silencieux
dessine le tracé d’une âme
perpendiculaire à la mienne
guide l’air qui descend et
remonte dans ma poitrine

il n’y a pas de quoi
se sentir misérable
de marcher dans la même blessure
tout au long de sa mort

ici
le jour levé
dans ses exhalaisons terrestres
et son immensité perdue
sur les chemins des pierres
est un baiser léger posé
sur mon épaule

cela suffit
à la très humble mais fervente joie
de se sentir vivant !

ici
au milieu de ce qui est là
après les sueurs de la nuit
apparaît parfois dans les clairs de jour
et n’a jamais de cesse

dans son œuvre de force sourde
et de buisson ardent

Section Walter Benjamin

**

trobador

comme dans le blanc de ses linges
se révèle une absence accueillante
le passage d’une ombre que rien
ne laissait annoncer

parole est celle qui se cherche
dans l’émergence de son souffle
et son jaillissement de la source
au silence

un silence qui vibre
comme écho du destin
qui prend appui sur ce que l’ombre
cèle de possible clarté

un silence qui vient chercher
dans le remuement de la langue
ce qui livre et délivre
et que la parole ne savait pas
mais qui se disant la dépasse

devenant cet outil qui rêve
découvrant d’elle-même
ce qu’elle dit du monde
se consumant et s’éclairant
tout à la fois dans l’affirmation
de sa seule présence

présence au monde désaxée
dans son refus fragile
de n’être que dans l’évidence
où se tient l’apparence des choses

**

ardeur

la rose de mélancolie
et le vent des soupirs
ont échangé leur neige

pour attiser ce peu d’éclat
devenu larme ou songe
dans les labyrinthes d’un cœur
qui veillait sur sa lampe d’ombre

moment de l’aube
si belle     écorchée vive
où se déchire le nuage illuminé
par la blessure d’une étoile

comme une rose de rosée
devenue flamme

– à la fin
une fleur inouïe et pure
s’échappe à la pointe de l’être

et tremble

à la fin
quand s’ouvre
la brûlure de l’esprit
jusqu’aux racines

Section Hölderlin

**

le châtaignier déraciné

versant ouest
ce qui vers le maquis bascule
gît cet arbre sabré
par la foudre

tête en avant jeté
dans le torrent des pierres
soulevant dans sa ruine
des éclats d’incendie

ses racines
dressées vers le ciel
sculptées dans le silence
lui sont un immobile poing levé
qui renverse l’ordre d’un monde
réglé sur la balance du soleil

dessus dessous se sont perdus
dans le chaos de la rocaille
invitant le regard    égaré
qu’une lumière noire aveugle
à une désobéissance radicale
née de sa première stupeur

instant de nuit profonde
coulée de lave dans les yeux
où le temps suspendu
par une seule image
doit revenir dans le regard

qui doit apprendre à recouvrer
le temps de sa propagation

**

arbre avec oiseau

l’arbre tourne
son ombre vers nous
tilleul ou acacia
quand s’affutent nos soifs

sa main levée
sépare les nuages
pour ouvrir un berceau à la pluie

lui sait
couvrir nos corps de feuilles
leur tremblante clarté de vitrail
et déposer une prière
dans les plis de notre sommeil

avec l’oiseau
merle ou mésange
perpétuant les gestes de l’amour
ils peuvent rire de la mort
qui se prend au sérieux

ce pouls inerte
qu’une lame d’agonie balaye
entre la tombée de la nuit
et l’incertain lever du jour

mais c’est sans importance
rien ne persiste dans nos voix
qu’un vent jauni cherche à trancher

que les rêveries du matin
enlacées à quelque parfum
où se retrempe la lumière
qui danse entre nos doigts

Section Claude Cahun

**

à l’orée du silence

source qui cherche son chemin
regard lucide cœur égaré
creusant dans son errance
le lit d’un songe aventureux

source qui cherche son secret
au bord du soleil et des lèvres
à travers l’âpreté des déserts
et l’outre-moi du noir
immense

à l’orée du silence
et du vide    à travers
son pays d’arbres morts
dans un murmure de poussière

où la lumière prendrait corps
pareille à un éclat de rire
aveuglant le regard
et dissipant la soif

clarté
comme un éclair de nuit
qui éclaire soudain    par mégarde
ce qui nous échappait

**

qu’importe

qu’importe que les heures
viennent et s’en aillent
puisqu’il reste les fleurs et les arbres
qu’il y a de la pluie pour la terre
une rivière pour la source
et des moments pour le silence

une vague toujours pousse une autre
une trille de merle s’éteint
le cri d’une mouette

le temps passe dessus
sans qu’il s’arrête
sans qu’il creuse une ride
ou le sillon d’une blessure
une cicatrice de souvenir

comment mourir quand
on n’est pas sûr d’avoir existé ?
que l’on sait si peu de son nom ?
qu’on est que présumé ?
qu’on est de nulle part ?
d’une colline d’une plaine
du lointain de l’horizon flou
de la menthe du temps ?

il y a tous les siècles
à regarder venir
avec leur part de ciel
avec des nuits glaciales
des nuits chargées de solitude

avec des temps défigurés
des jours taillés en pointe de silex
et des rêves de déchirure
dans les rideaux qui battent aux fenêtres

il y a le chemin
sous le déroulé des nuages
avec ses bandes de clarté
qui traversent une terre blessée
un rire qui défie tous les silences

un visage étonné de tout
qui cherche dans ses yeux écarquillés
ses éclats dansants de soleil
et les lèvres charnues de l’aube

ce dont ton miroir se souvient

Section Alejandra Pizarnik


Extraits de Lignes de crête de Michel Diaz
© Editions Alcyone, 2019.

Lichen N° 27 (juin 2018)

Michel Diaz

Alep

À Salah Stétié, pour Alep, ville martyrisée, ce texte revenu à toi, mutilé, dépecé, recousu, de « L’autre côté brûlé du très pur »

 

rose, dis-tu,

très pure avec les eaux du cœur

autour de ton silence comme racines

prises dans des battements de nuit nocturne

 

traversée ô traversée d’un feu de terre

toutes étoiles sont profondes et brisées

sur les margelles de ces puits

brûlées de cendre

 

lumière de ces puits

dévorée par les nuits

en qui se forme l’éclat de rose

humide avec les larmes

comme est le cœur

au fond du puits du cœur

 

un grand pays avec des arbres et des perles

brûlé d’ombrages

ses colombes égorgées

sous des étoiles de fraîcheur dans la brûlure

                                 écorchées vives

                                 contre la joue des larmes

 

rose pure

qui fut si pure dans l’esprit

cœur cloué au soleil broussailleux

— le sang, tranché, ainsi que sein de femme

Bassin-versant – Michel Diaz (avril 2018)

Ce recueil a obtenu le prix Amélie Murat 2019

Michel Diaz

BASSIN-VERSANT

poésie

 Couverture : © Françoise Albertini

1ere de couv 4

La poésie contemporaine est souvent, me semble-t-il, l’espace de l’incertitude. Qui parle ? À qui ? De quoi ? Pourtant, dans ce nouvelopus de Michel Diaz, les deux citations proposées en exergue, de Lorca et de Nietzsche, nous mettent d’emblée sur la voie de sa réflexion poétique: si « la terre est notre probable paradis perdu », la poésie est sans doute le seul moyen de nous sauver de la désespérance et de ne pas « mourir de la vérité » du monde. […]

[…] la prose poétique de Michel Diaz, innervée d’un imaginaire foisonnant, nous entraîne dans une méditation dont les arrière-plans philosophiques sont clairement assumés.

Une réussite de ce texte – parmi d’autres – est de nous entraîner dans un perpétuel mouvement alors même que le poète se présente statique, dans l’attitude de qui s’arrête et prend le temps de regarder le monde pour l’interroger ou se laisser glisser dans les plis de sa rêverie méditative. Alors, puisque la vie est le vaste théâtre du monde, laissons-nous emporter par un verbe inspiré qui se propose de nous ramener au plus près de nous-mêmes.

Extraits de la préface de Jean-Marie Alfroy

Fragments d’une errance

Texte pour une vidéo de Pierre Fuentes (exposition « Autour de nous », galerie Lyeux fertiles, Tours, 21-22 avril 2018). 

Pour voir cette vidéo, le mot de passe est:  video1errance

Fragments d’une errance

s’est-on assez nourri l’esprit pour survivre qu’on aura tenu son pari, pas si stupide ni insensé s’il nous a permis de franchir, les yeux ouverts, l’espace de ce temps qui nous est attribué sans mesure, dans un arbitraire qui à creuser la part de l’inconnu, son unique question, en fait pour une bonne part l’inestimable prix

on avance, ne laissant nulle empreinte, sur un chemin de feuilles, d’odeurs, de froissements, allant seul, sans feu ni fin, foulant la terre obscure, errant parmi les herbes délaissées, les ramas de branchages morts, dans l’improvisation de la trace et la scintillation du souvenir

en vérité, notre mémoire est plus ancienne que nous-mêmes, feuilleté d’innombrables couches de temps entrelacés, et il nous faut la convoquer pour pouvoir parler de l’instant

en effet, à l’image de ce que nous dit Héraclite, on peut chercher l’évanescence de ce qui se passe dans l’immobilité du temps, mais le nécessaire retour aux essences par la remémoration ne va pas sans quelques questions qui réclament une traque lointaine: 

la mémoire est-elle autre chose qu’un acte d’imagination volontaire ? le souvenir est-il reconstitution du passé ? ce passé composé de la mémoire, de fictions et de rêves ?

quoi qu’il en soit de ces réminiscences, on devine qu’elles nous construisent puis nous transmuent en ruines,

des ruines sur lesquelles on marche, comme on le fait parmi les rues des villes dévastées, de celles divisées, mais où l’errance poétique, arpentant de sombres décombres ou se nourrissant des décors de la guerre, y trouve les ressources d’y tirer les éléments sur lesquels bâtir une esthétique de l’imaginaire

mais dans imaginaire, il y a images, évidentes et mystérieuses, mouvements invisibles, imprévisibles et migrants, mis à jour et meurtris dans leur saisissement, comme autant de miroirs qui nous brisent, de corps qui se dissolvent, non dans la brume, mais comme celle-ci se tord en boucles floues et lentes, déchirant leur blancheur aux ramures grises des arbres,

et il ne nous faut, pour les susciter, qu’accepter de se perdre dans son regard, comme l’on accepte de suivre son ombre qui s’avère une exploratrice plus assidue que l’être qui lui est attaché

on regarde alors ces images, sans craindre qu’elles nous transforment en statues de sel ou de pierre, ni qu’elles disparaissent, nous laissant nus et seuls face à la faille du silence, et démunis face au néant

c’est ainsi que se met en branle le travail du regard, que les yeux s’abandonnent et se fardent de désespoir, comme pour mieux valoriser l’essentiel du regard poétique, et simultanément arrachent l’ombre à la préhistoire de son langage, en allant, pour cela, où le regard ne porte pas

ainsi peut-on faire céder l’inaccessible, ou tout du moins tâcher de le transformer en étoile guidant le chemin, en le scrutant jusqu’au plus loin, jusqu’à ce que les yeux s’en détachent et poursuivent seuls l’ascension, car vision et aveuglement sont ici les faces jumelles de ce même chemin

mais pour être fructueuse, l’errance doit faire route en compagnie de la mélancolie, ni tristesse ni nostalgie, mais « mélancolie créatrice », qui n’a rien à voir avec les ténèbres, mais tout avec l’obscur

et c’est là, peut-être, le seul moyen de fouiller les cavernes les plus secrètes et les plus profondes de la mémoire, aux prises avec ce qui, en même temps, lui donne sens et la prive de sens, seule manière de retisser la relation avec tout le perdu

pour cela, les images se doivent de nous faire signe avant de se faire sens, et devenues passage d’un temps suspendu, tenter d’appréhender cet intervalle irréductible entre parole et territoire comme entre vision et regard, ou mémoire et oubli, offert comme une halte à la mélancolie et ouvert à l’accueil de la blessure originelle, seulement accessible à qui a répondu à l’appel silencieux des signes

simultanément, alors, se fait jour le sentiment que tout devient, ou redevient possible, au cœur même de la déroute

aussi, dans une nuit qui s’épaissit, n’est pas encore devenue ténèbres, à travers les régions indéterminées de la quête, les yeux tâtonnent vers leur source et ne fonctionnent plus qu’au souvenir, au plus loin de lui-même, en-deçà de toute mémoire, celui que laissent sur les lèvres les échos lointains d’une langue oubliée,

ou celui que déposent, au verso du regard, les éclats de lumière sur la pierre d’un mur sur lequel se sont imprimées, dans les glyphes de leurs lichens et leurs hiéroglyphes de mousses, les premières images d’un monde que nous avions perdu

  

Michel Diaz, 01/04/2018