Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)
Ce court livre de Pierre Dhainaut (31 pages) se présente comme un triptyque, au sens pictural du terme, c’est-à-dire un ensemble de trois panneaux dont les deux extérieurs se replient sur celui du milieu. Charpenté comme un tout cohérent dans l’agencement de ses trois sections, il nous propose, à l’instar de l’objet liturgique du même nom, un mode de lecture sans aucune connotation religieuse mais dont le parcours en plusieurs étapes et la destination sont pourtant ceux d’une « instruction » et d’une « élévation » de la pensée, l’invitation à un effort de démarche « spirituelle » nourrie de sensibilité et d’une profonde attention aux êtres et au monde.
Dans la première partie de l’ouvrage, Double pontage, etc, constituée de notations et brefs textes en prose qui évoquent le corps souffrant du poète, sa douleur, le monde froid et oppressant de l’hôpital, Pierre Dhainaut revient sur les fréquents séjours qu’il y a faits, cet espace peuplé de tintements, froissements, cris, râles, plaintes, murmures… d’appels aussi, de bruits de pas, de claquement de portes. Espace où nous parvenons mal à les relier, à les interpréter, où la conscience flotte entre deux eaux, dans une indécision initiale dont les soignants cherchent à retirer le malade au plus vite pour le rendre à cet univers où tout a une place, un nom, un âge et une identité, la « normalité ».
Effondrement de l’être, sentiment d’être au pied du mur, salle de réanimation ou de soins intensifs, doppler, I.R.M. (ce tunnel où la résonance n’est plus de ce monde), douleur lancinante, insomnies, morphine, dispersion du temps et des forces, convalescence, rééducation… oserons-nous parler d’un chemin de « Passion », marqué de chutes et de remise en marche d’un corps « martyrisé » ? Cette épreuve physique autant que morale est pourtant l’occasion, pour l’auteur, de mener par fragments successifs une méditation sur la précarité existentielle et notre éphémère passage dans le temps de ce monde. Cependant, la question majeure qui occupe ces pages, est celle du rôle que la poésie peut jouer en de telles circonstances, dont l’influence mise à rude épreuve ne peut pas s’exercer continuellement. Aussi Pierre Dhainaut interroge-t-il anxieusement le pouvoir qu’a le poème de le réaccorder à ce souffle vital sans lequel les mots ne sont rien, la vie insignifiante : Les poèmes se lèvent et, quoi qu’ils disent, ils délivrent un message de vie. Mais aussi essentielle est la nécessité d’avoir des projets, comme on dit, à long terme, notre mode de vie nous l’impose, mais les poèmes relèvent en grande partie de l’imprévisible. Ecrire alors, écrire, cet espoir de salut, même s’il a fallu longtemps pour que je puisse me remettre à écrire, que l’acte lui-même, tenir un crayon, poser la main sur une feuille, soit possible, que j’y reprenne goût.
Tous les jours, le jour, est la partie « centrale » de l’ensemble (dans son sens de « pivot », autour duquel le reste s’articule), suite de neuf poèmes en vers dans laquelle la poésie, en tant qu’acte de création, est célébrée comme fervent moyen de réappropriation du sentiment de vivre parmi les choses animées ou non qui nous entourent, dont les plus ordinaires et les plus humbles (une image ou un mot, un coquelicot, une rose trémière ou un arbre, un galet ou le bruit de la pluie) comptent, pour le poète parmi les signes du réel qui doivent mériter notre intérêt, nous être même présentés « en gloire ». Attentif au présent dans son immédiate proximité, il se veut aussi à l’écoute des bruits, parfois audibles seulement dans l’intimité de l’écoute, des voix qui nous parviennent, comme celle, intérieure, qui nous habite, car ce sont elles qui nous permettent le dialogue qu’il ne faut cesser d’entretenir entre soi et le monde : L’écoute, chaque fois la première, une vie / pour l’apprendre, a la durée requise, / la longueur n’y fait rien.
Une beauté calme, comme apaisée, circule entre les vers de ces poèmes à la maîtrise reconquise, mais comme au ralenti, sans urgence ni pesanteur, avec la grâce des feuilles qui s’agitent : Ne demandons pas quelle est notre route, / nous choisirons la bonne, la pluie / est drue, l’été, sur la peau, sur le sable, / elle est traduite en toute langue, / les mots loyalement s’écoulent, / les épaules se courbent. Les épaulent se courbent certes sous le poids de l’âge, mais en même temps se redressent, car ces textes font route devant une fenêtre ouverte, comme on dit d’une fenêtre de temps, et tout autant ouverte sur le dehors que sur l’espace intérieur du poète. Un temps qui semble concentré dans la seule durée d’un insaisissable présent où seuls paraissent importer le rythme, le souffle, l’intonation, ce qui donne vie et chaleur à la matière du poème, un poème comme assez frêle, / pour se porter de la vue à l’écoute, / pour être, lui aussi, oriflamme. Aussi, ces textes, par la profonde réflexion qu’ils nous proposent sur notre présence au monde et dans leur attention aux mots de la langue, oriflammes justement, ou passe-rose, aulne, saule, alliance, âme, alouette, désoppression, ressoufflement, ont cette capacité d’ouvrir un lieu propice à l’habitation poétique du monde dont parlait Hölderlin.
La troisième partie, La soif secourable, au titre on ne plus explicite, déroule une série de réflexions (exercice fréquent chez Pierre Dhainaut) sur le travail poétique, ses attentes, ses exigences, et la nécessité vitale que la poésie représente pour le poète. Ce sont des réflexions semées et ici et là, sur la surface de la page, à la volée, comme au gré de l’inspiration, rédigées à la deuxième personne du singulier et souvent sur le mode injonctif, adressées à lui-même mais peut-être aussi adressées, ainsi que le fit Rilke, à un (jeune) poète : N’attends pas d’être fin prêt pour commencer à écrire, le poème, en cours de route te rendra, de force, disponible. – Oublie ce que tu voulais dire. Tu te fieras aux seules vertus des mots dans le poème : d’une sonorité à l’autre, par le rythme, l’instrument te conduira, il exprimera ce que tu devais dire. – Ne touche plus à ce poème, il te le demande : si tu ne l’entends pas, tu n’en es que l’auteur, il ne t’a pas transformé, il est sans portée.
S’y pose donc d’emblée la question du poème, de ce qui se passe dans le for intérieur du poète, de la nécessité de ce qui cherche à advenir, avant même que son chant ne prenne forme, dans ce blanc vierge de l’attente, et ce blanc néant du silence qui toujours inquiète la voix qui a su trouver les mots pour l’écrire. Ainsi, pour Pierre Dhainaut, le poème est d’abord « pressenti », annoncé par une émotion qui ne demande qu’à s’exprimer, sans intention préalable ni contrainte: Ne pas contraindre le poème à dire ce qu’il n’a pas envie de dire, l’écrire sans autre intention, qu’il naisse, qu’il s’amplifie. Il s’agit alors d’accueillir (cueillir) et de s’abandonner à cette « nouveauté » d’une parole qui s’invite dans un instant vierge de mots, car chez Pierre Dhainaut, comme chez tout authentique poète, il n’est de chemin de vie que celui du mot, germé comme une graine au cœur même du silence. Un germe étrange qui nous sauve, donnant chair à ce qui se dérobe encore à la pleine conscience et qui se risque dans la voix : Que le chantier reste ouvert, que les souffles interviennent à l’improviste, notre règle exclusive, ne pas nous dérober.
Nous lisons, en quatrième de couverture de ce livre : Un texte est juste en son rythme, et donc fidèle à ce qu’il devrait dire si, auteurs ou lecteurs, arrivant au bout, nous n’avons pas le choix, le seul signe de ponctuation qui convienne, ce sont les deux points :
Une fois la lecture de l’ouvrage achevée, nous ne pouvons qu’en constater l’impossible inachèvement, revenir sur ces pages, en désassembler les « panneaux » pour y construire notre propre cheminement et l’achever, quel qu’il puisse être, par la même ouverture vers cet imprévisible de la vie et la parole que sont les inévitables deux points.
Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)
L’empreinte Matala (du nom de ce petit village de pêcheurs, en Crète) est un livre à l’écriture incandescente, aux mots jetés comme des poignées d’étincelles, pour célébrer la vie, la liberté, la beauté du monde, le bonheur d’exister. Un livre en forme de carnet de voyage, mais encore et surtout long poème, tout autant narratif qu’introspectif, où la mémoire de ces temps de jeunesse insouciante, inconsciente et fervente, demeure le creuset où s’est à tout jamais formé le projet de toute une vie.
En effet, ainsi que nous le dit la quatrième de couverture, « Ce livre est l’archéologie d’une éclipse intérieure. Il y a dans le récit l’air du temps, la route, le changer la vie. Il y a dans le poème les traces laissées aux profondeurs de l’être, ce qui se révèle aujourd’hui à l’auteur comme L’empreinte Matala, et n’a cessé d’affleurer dans ses engagements de vie. »
« Il ne faut pas changer le monde, mais il faut changer la vie », cela doit à Rimbaud à qui Teo Libardo emprunte pour un temps les « semelles de vent », l’air ivre du voyage et la rage de se défaire d’une vie que l’on a programmée pour nous, de ses liens et carcans qui n’en font que la triste reproduction des pensées et des certitudes, des habitudes et croyances apprises. Mais nous pourrions aussi bien penser à la poésie de Kérouac et à ceux de la « beat generation » (que l’auteur ne semblait pas avoir lus à l’époque de son voyage initiatique), dont la philosophie de vie avait, dans les années soixante-dix, air du temps oblige, déjà largement irrigué toute une génération de jeunes gens désireux d’en finir avec ce monde ancien dont on ne pouvait en effet qu’être las.
Pourtant, ici, nous ne trouvons pas trace d’un quelconque engagement/embrigadement dans la mouvance « écolo-socio-politique » de ces années-là, mais rien qu’un amical et lointain salut aux hippies partisans de l’idéologie du « peace and love » (rappelons au passage que Bob Dylan, Cat Stevens et quelques autres ont aussi séjourné à Matala à l’époque du « Flower Power »). Fondée sur la même base contestataire d’une société obsédée par sa fièvre consumériste et pervertie par ses dérives individualistes, la démarche de vie de l’auteur se rattache, pour ce qui le concerne, à une conception dionysiaque du monde, essentiellement poétique, attachée à l’ardente célébration des éléments et du vivant, et utopiquement, à une vision édénique des origines: Tu tiens dans tes mains la naissance du monde, / en offrande la nuit, / la nudité des fluides, / le soupir des elfes, / l’invention du désir, // tu portes dans tes bras la racine des peuples, / l’inactuel, la raison, la folie, […] tu détiens dans ton feu le flux irréductible, / le rythme, le roulis, / l’origine des temps, / dans tes paumes ouvertes, / en creux – les sources vives.
Aussi, loin d’être un livre dans lequel l’auteur cultiverait la nostalgie de sa jeunesse, sa découverte émerveillée, ou plutôt la révélation d’un monde pur et comme préservé encore de toutes les atteintes qui le mettent à mal, cet ouvrage se révèle, au moment où nous écrivons ces lignes, d’une bien salubre nécessité. Il n’est pas très utile de remonter à Nietzsche et à ses propos, non prophétiques mais terriblement lucides, pour avoir la conviction que nos sociétés, en premier lieu la nôtre, ayant rompu leurs liens avec les mythes fondateurs et la nature, courent droit à leur perte. Non, pourtant, aucun retour nostalgique sur soi-même et ces jours d’euphorie , mais des pages embrasées d’une joie solaire où l’auteur ne fait qu’entretenir le feu qu’alluma sa rencontre avec les valeurs essentielles dont nous avons, pour la plupart, perdu le sens et l’usage : Le monde me parvenait intact. / Nul écran entre lui et son usage, / sa compréhension / son aimantation, / ses épreuves cycliques, / nuits infinies, / étoiles désuètes, / sa sensualité d’eau vive…
Nous sommes ici dans les parages de Thoreau, de Giono, de quelques autres aussi conscients de ce qu’il nous aurait fallu préserver, et tout à fait dans l’esprit de ce que le poète-peintre Jean-Pierre Otte ne cesse de nous dire de livre en livre et je me contenterai de n’en citer qu’un, intitulé La bonne vie, où son auteur écrit : La bonne vie, c’est le présent merveilleux d’un homme qui en a fini avec l’espérance et toutes les nostalgies. Car pour Otte, il s’agirait tout autant de s’enraciner dans l’être que de se détacher, se dépayser, et d’aller au hasard. Et qu’au contraire de la solitude que l’on subit, cloisonnée, asséchante, en peau de chagrin, voilà celle, prodigieuse et profonde, que l’on choisit en optant en compagnonnage pour sa propre présence dans la jouissance même de la vie.
Autrement dit, « la bonne vie » serait tout ce dont nous ne savons pas, hommes de notre époque ou avons oublié, c’est-à-dire trouver la bonne voie (individuellement et collectivement) pour en jouir, tout ce aussi dont nous sommes présentement privés, et on ne sait plus trop pour quelle durée. Car, écrit encore Otte, le monde est la proie des détenteurs de vérité, des dictateurs de conduite, de ceux qui tentent d’emprisonner les vérités permanentes de l’être dans un système de pensée qui n’a de cesse d’occulter notre vraie vocation sur cette terre.
Et quelle est cette vocation, que partage tout aussi bien Teo Libardo qui s’affiche ouvertement « libertaire » ? Sinon celle d’acquérir, pour chacun d’entre nous, comme le préconise Otte, la certitude d’exister à titre d’exception, travailler à ne pas être n’importe qui dans un monde où les gens sont n’importe quoi, se convaincre aussi que nous sommes des arbres ambulants, des arbres baladeurs avec leurs racines rentrées, puisant à chaque printemps leur sève dans la nuit et l’abîme ?
A la lecture de ces livres on pourrait éprouver le sentiment amer que ces auteurs nous parlent d’un monde disparu, d’un autre dont, peut-être, nous ne connaîtrons jamais l’avènement. Que peut-être, comme l’écrit Patrick Corneau, « l’hédonisme léger, insouciant, confiant dans la puissance d’enchantement du monde, ne reviendra plus, ne relève plus que de l’élégie littéraire. »
Nous en déciderons, et certains de nous travaillent à déjouer ce sombre sentiment. Que ma joie demeure, c’est l’un des titres de Giono que Teo Iibardo aurait tout aussi bien pu choisir, car la gageure démesurée, à laquelle il n’a pas renoncé, serait de retisser en profondeur nos liens avec le monde et toute la complexité de l’univers, de renaître à une autre vie en buveurs de vent, ivrognes de la fluidité, partisans inconditionnels du prodige ordinaire de vivre. C’est en cela que cet ouvrage peut s’inscrire dans une très utile modernité. Mais quoi qu’il en soit, voilà en tout cas bienvenu, avec L’empreinte Matala, un beau livre dont le propos (si on le lit bien) peut paraître on ne peut plus grave, mais tout de même bien revigorant, véritable bouffée d’écriture puissante et toujours jaillissante, en ces temps de profonde inquiétude sur les dangers qui nous menacent et de grande incertitude sur le sort de l’homme.
Note de lecture publiée in la revue Place de la Sorbonne N° 17 (juin 2024)
Cinq lieux sont successivement évoqués dans ce dernier opus de Jean-Paul Bota : Londres, Lisbonne, Nantes, Chartres, Airaines, et un sixième même, semi-imaginaire : Airaines à Chartres. Quatre villes de ports, de fleuves, de rivière… Même si discrètement évoqués, cette écriture ne saurait-elle se passer de la présence des eaux coulantes, des estuaires, de la mer ouverte sur d’autres ailleurs ?… Mais qu’importe si ces ailleurs ne nous invitent pas à pérégriner sous d’autres latitudes vers d’autres lointains exotiques, car pour cet écrivain l’ailleurs et l’imprévu de nos rencontres dans le monde sont toujours à portée de regard. Et un écrivain qui voyage (et il y en a eu beaucoup, mais souvent voyageurs d’un côté et écrivains de l’autre) n’est pas nécessairement ce que l’on appelle un écrivain-voyageur. Car l’écrivain fondamentalement nomade (dans ses parcours et ses curiosités) engage dans son œuvre tout son être intime et littéraire. Aussi le poète Jean-Paul Bota nous semble-t-il assez bien correspondre à la définition de Jacques Lacarrière qui comparait l’écrivain-voyageur à un « bernard-lhermite planétaire » et le définissait d’abord comme un « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire se sent spontanément chez lui dans la culture des autres ».
Dans cet ouvrage, Lieux, comme dans la plupart de ses autres livres, aux titres on ne peut plus explicites, Un ailleurs quelque part, Venise, Pérégrinations, La boussole aux dires de l’éclair, Chartres et environs, la poésie de J.-P. Bota pose inlassablement la question du lieu. « C’est, ainsi que nous l’avons déjà écrit ailleurs, la question que pose tout voyage. Territoire réel de la géographie physique, arpenté, reconnu et délimité, aux repères répertoriés, ou territoire du cheminement intérieur, marqué aux angles usés de la mémoire, se reculant au loin, mais reconstitué, gravé de noms et de visages, dépôts de strates successives, souvenirs de rencontres et de lectures, de silences, de mots et d’images, reliquats d’expériences de vie où se concentre l’essentiel des traces, comme dans les roches anciennes se sont conservés, pour nous mieux raconter notre histoire, ces animaux fossilisés, témoins d’époques disparues mais qui nous habitent encore et continuent de nous interroger ».
Poursuivons par une (innocente et plaisante) provocation, faite par un profane qui ignore quasiment tout des mathématiques et de la physique : Jean-Paul Bota est un poète de l’espace-temps. En physique, l’espace-temps est, nous dit-on une représentation mathématique de l’espace et du temps comme deux notions inséparables et s’influençant l’une l’autre. En réalité, nous dit-on encore, et nous le croyons bien volontiers, ce sont deux versions (vues sous un angle différent) d’une même entité. Ce que nous savons en tout cas, c’est que cette conception de l’espace et du temps est l’un des grands bouleversements survenus au début du xxe siècle dans le domaine de la physique, mais aussi pour la philosophie. Apparue avec la relativité restreinte et sa représentation géométrique qu’est l’espace de Minkowski, son importance a été renforcée par la relativité générale dont nous ne saurions pas dire quatre honnêtes mots… Mais qu’a donc à voir Jean-Paul Bota avec les lois de la relativité générale et la théorie quantique ?… Sinon que l’horizontalité de l’espace et la verticalité du temps se trouvent sous sa plumé réunis en une même dimension…
L’espace, pour Jean-Paul Bota, ce sont ces lieux chers à l’auteur, lieux gigognes ou poupées russes, villes contenant d’autres lieux, quartiers, rues, places, maisons, commerces, brasseries, cafés, monuments, ateliers des peintres et musées qui renferment eux-mêmes l’espace des toiles qui y sont conservées et dans lesquelles s’ouvrent d’autres dimensions. Le temps, ce sont ces différentes strates, comme couches archéologiques superposées, empilements d’époques, de moments artistiques et littéraires, de noms et d’éléments de biographies, feuilleté d’innombrables veines de savoirs et de mémoire où parfois s’associe quelque soupçon d’imaginaire : « Quoi court sur moi, où mon double s’éloigne ? dans la main fermant une part d’ombre parfaite d’obombrer _______________ ou à quoi réduire davantage un hier ou Caravage, des hyènes – pourquoi. ? – rôdent dans la mémoire taillant des fentes dans le souvenir… »(Lieux, p. 59)
Cet ouvrage se présente donc d’apparence sous la forme d’un « livre de voyage » dont les notes (souvent datées) semblent jetées sur le papier dans un style pressé, on le dirait aussi fébrile, à la syntaxe bousculée, la plupart du temps disloquée, souvent exempte de ponctuation, en des phrases qui se poursuivent en toute hâte, s’interrompent, se précipitent vers les suivantes pour ressurgir parfois plus loin, passant (apparemment) du coq à l’âne en suivant les zigzags d’une hasardeuse et imprévisible déambulation, comme dans une rêverie labyrinthique, offrant des choses et des événements une vision kaléidoscopique. « Une textualité, ainsi que l’écrit Michaël Bishop, à la fois émiettée et comprimée, elliptique, funky, excentrique, pleine de petits tics et de ces plis et replis qui ne cessent d’étonner, de pousser à regarder deux fois, trois fois, textualité qu’il faut, absolument, lire, penser, apprécier poïétiquement, selon les dimensions de son site de riche et fourmillante activité, d’art » (Poézibao, mai 2023). Ainsi, cet extrait de la première partie du recueil, Londoniennes, largement consacrée à Turner, à son apprentissage de peintre et ses premières œuvres, à son premier voyage en France, à sa technique et thèmes de prédilection, bateaux mâtés, remorqueurs à vapeur, mer en furie, tempêtes, naufrages : « Tempête de neige encore, à dire la légende que Turner aurait lui-même affronté la tempête et conçu le tableau attaché tel Ulysse à l’affront des sirènes solidement au mât d’un bateau par des marins comme il l’a plus tard raconté cela que révèle l’anecdote au-delà du mythe ou vérité ayant affronté lui-même une réelle tempête en mer sa propre expérience qu’il veut nous transmettre à redire encore avec H L’Incendie du parlement, réveillé par l’incendie Turner et le bateau qu’il loue pour être au cœur de l’événement, toute la nuit à peindre ou la dizaine d’aquarelles… »(Lieux, p. 24) Première partie consacrée aussi à la peinture de Constable, ses ciels, ses nuages, ses orages, avec échos de la Révolution française, des guerres napoléoniennes, de la bataille navale de Trafalgar, pages où sont, entre autres, convoqués l’Amiral Nelson, Hogarth, Le Lorrain, les maîtres hollandais, Rembrandt, Ruisdael, Chardin, Monet, Big Ben, Philippe Cognée, Van Eyck, Van Gogh, Véronèse, Michel-Ange, Vinci, Caravage, Rodin, Degas, Picasso, mais aussi Vallès, Proust, Freud…
Pourtant, en dépit de ces lieux multiples, de ce dense faisceau de correspondances historiques, visuelles, esthétiques, anecdotiques, littéraires, de ces nombreuses digressions qui provoquent un presque vertigineux télescopage avec la musique, les écrivains, les poètes, et autres peintres, ceci rejoint toujours finalement cela, se reprend, se poursuit, s’épuise, et tout s’y tient au bout du compte, et pierre à pierre s’y rassemble, fait sens. Et que l’on vienne à retirer à ce qui appartient au temps ce qui relève de l’espace, ou qu’inversement on omette dans ces espaces ce qui se réfère à la vie et l’histoire, petite ou grande, et alors on n’aurait de ces pages rien qu’un éblouissant exercice d’érudition ou quelque savant guide touristique sans chaleur et sans âme. Temps et espace ici, indissociablement, sont une seule et unique matière d’une écriture (cf plus haut : « représentation et du temps comme deux notions inséparables et s’influençant l’une l’autre ») qui va son souffle et bat son rythme, cœur et sang inlassables, pulsations et emballements, repos, syncopes et relances. Jean-Paul Bota est un poète de l’espace-temps, mais encore un poète coureur de fond, de ceux pour qui cœur et jambes, esprit et muscles solidaires et confondus, font du temps et de l’espace la même raison d’avancer sans laquelle tout vrai sens de l’effort s’abolit, et n’est plus, s’il s’agit d’un auteur, qu’exercice de style ou entreprise littéraire seulement circonscrite à quelque projet esthétique.
Le titre de la deuxième partie, consacrée à Lisbonne, A l’ombre des corbeaux, trouve sa justification plus loin : « comme je songe Saint Vincent ses reliques depuis l’Algarve le Cap portant son nom et cela jusqu’à Sé la cathédrale deux corbeaux qui l’escortent, corbeaux de mer en fait, cormorans, ils n’existent pas j’entends dans la ville blanche, devenus corbeaux plus courants à Lisbonne… (Lieux, p. 84) ». Réflexion qui invite aussitôt l’auteur à évoquer « Ulysse que l’on dit fondateur de la ville depuis les Romains, lui sa très commune représentation, dessus la barque voguant en compagnie de deux oiseaux, et Saint Vincent parlant 1173 l’arrivée miraculeuse… martyr sur sa barque escortée de deux corbeaux blason de Lisbonne…(Lieux. pp. 84-85) »
Références historiques, soigneusement sourcées, méticuleusement réunies, et légende de l’un et légende de l’autre, comme d’autres récits présentés incertains ou fictifs, tout cela constitue la trame de cette écriture, ses différentes couches de savoir qui entretiennent la matière vive de la mémoire. Et Lisbonne, cette ville historiquement ouverte vers le plus large de l’ailleurs, l’océan et les Indes, est matière à convoquer d’autres références, à commencer par « celui-là dont le premier parle Ctésias, un animal sauvage semblable au cheval, portant sur le front une corne et qui court si vite que nul autre animal ne peut le rattraper, celui-là encore que Pline l’Ancien décrira comme La Bête la plus sauvage de l’Inde (…) le monocéros ou (…) unicorne… (Lieux, p. 71) ». Et ce rhinocéros débarqué à Lisbonne, en mai 1515, date de la première victoire d’un jeune roi français à Marignan, animal rejoignant au Palais da Ribeira la ménagerie de cet autre roi, Manuel I° d’Aviz. Et cet autre rhinocéros que François Ier, profitant de son passage au large des côtes de Marseille vint admirer sur l’îlot d’If, symbole sans doute de chevalerie, ce Panzernashorn représenté par Dürer dans une célèbre gravure sur bois, image qui ne fut corrigée qu’au milieu du XVIIIe S, quand un autre de ces mammifères fut débarqué à Rotterdam le 22 juillet 1741… Mais ces Tableaux lisbonnais appellent, sous la plume de Jean-Paul Bota, bien d’autres références, comme Satie, Valadon, et incontournablement Pessoa, ses pseudonymes et ses hétéronymes, son ancienne maison, ses statues de lui dans la ville, avec nœud papillon, sa seule liaison avec Ophélia Queiroz, sa rupture avec elle, les lettres conservées, et la chapelle éponyme de l’Eglise Saint-Roch qui accueille la statue du saint en bois polychrome, la peinture représentant le même par Gaspar Dias, Apparition de l’Ange à Saint Roch, avec le chien protecteur et le pain qu’il vola à son maître pour nourrir le saint homme.
Dans la troisième partie du recueil, consacrée à Nantes et ses environs, intitulée Du vent dans les grues, Jean-Paul Bota invite encore une copieuse série d’artistes et d’auteurs. Ce seront Stendhal, Vallès, Gracq, Sacré, Vaché, Josse, J. Verne, Julienne David, Baudelaire, Breton, Prévert, Paul-Louis Rossi, Rego, Laurencin, Picasso, Degas, Correia, Cravan, Gonzalez, Duncan, Flavin… Pas de rhinocéros ici, mais un autre pachyderme, le fameux éléphant des Machines de l’île, construites par la Compagnie Royal de Luxe, cathédrale d’acier et de bois (tulipier de Virginie, une allusion à J. V. et La Machine à vapeur) capable de transporter jusqu’à 50 personnes. Au demeurant, cette section commence par l’évocation d’autres monstres d’acier qui veillent sur le port : « Les grues Titan, ainsi de leur nom en référence à leur puissance de levage, l’une jaune, la plus ancienne, aux allures de fusée et l’autre, grise à la pointe ouest de l’île Gloriette, depuis 66 surplombant le bassin d’évitage au lieu où faisaient demi-tour les navires, on dirait une sauterelle (encore que surnommée « pince à sucre »)… (Lieux, p. 91) ».
Usant toujours de même de l’espace-temps, évoqués le château des ducs de Bretagne, les fantômes de J. Verne, l’hospitalisation à Nantes, en 1915, de J. Vaché blessé au mollet, en Champagne, par l’explosion d’un sac de grenades, de la biscuiterie Lefèvre-Utile, et parlant des rues aux noms de corsaires, du quai de la Fosse, du monument à Jacques Cassard, de la place Graslin du nom du financier qui fit fortune dans le café, de ce que l’on devine de l’ancienne opulence de la cité, subsistant dans les belles maisons de maîtres et les hôtels particuliers, peut-être dans La Cigale brasserie le style Art nouveau quoi de la fable partout, sur fond de stuc, or des mosaïques et profond des miroirs, aux cinq salles & petit salon, représenté l’insecte avec sa mandoline sa jupe elle d’Émile Libaudière et café Molière là…(Lieux, p. 97), Jean-Paul Bota peint pourtant en arrière-fond cette époque de la fin du XVII° S. et du XVIII° S. où Nantes connaît un important essor économique grâce à la traite négrière, base de la fortune des armateurs locaux, et devient le premier port négrier français – même si le commerce triangulaire ne représente alors qu’une fraction du commerce maritime en général et que les sociétés d’armement maritime s’intéressent encore à cette époque à la pêche morutière et à l’armement corsaire. Cela, comme l’écrivait encore M. Bishop dans le même article, « procédant toujours d’une alerte mémoire puisant profond dans un vif sentiment d’une interpertinence culturelle et d’un entretissement historique qui baignent les eaux d’un certain hic et nunc où s’aventurent les pas du flâneur comme de tous ceux qui ne savent pas peut-être quelle richesse les entoure et dont, effectivement, ils font partie » (Poézibao, mai 2023).
Les dernières sections de l’ouvrage, Chartres, Airaines et Airaines à Chartres (pure fantaisie géographique ?… non), sont essentiellement marquées par une rupture de ton, et l’on pourrait presque les rassembler sous le titre de Chemin de mémoire, pour reprendre les mots qui reviennent à plusieurs reprises dans ces pages. En effet, rares sont les textes où Jean-Paul Bota, la plupart du temps si discrètement en retrait, se laisse aller à exprimer aussi explicitement quelque sentiment personnel, sinon ici et là par le moyen de signes typographiques ou d’une exclamation récurrente, Aah. Ces dernières pages ne sont plus de quelqu’un qui découvre des lieux ou en approfondit la connaissance, les fouille, les explore, les interroge, cherchant à en extraire toute la richesse possible, mais de quelqu’un qui, revenant dans des lieux familiers, et où sans doute il a vécu, sur les traces de son passé, en revisite la géographie, et mettons bout à bout ces quelques fragments de phrases relevés dans les premières pages, non exhaustivement, parmi bien d’autres dans la suite : « Revenant là Chemin de mémoire […] Où je devine le parc dans mon dos un chemin d’autrefois vers la gare […] halte au café pour 1 bock etc. où je reviens […] le bruit décroissant d’une motocyclette, là comme à l’enfance […] et toujours la maison aux volets verts 1 souvenir d’hier, etc. […] la maison abandonnée comme je reviens là aux marronniers […] et plus loin que reste-t-il où je venais au pré touchant la rivière […] l’ancienne gare voies désaffectées […] le silo que tapisse le lierre vert & rouille […] Le jardin désert et la maison… (Lieux, pp. 127-138) ».
Retour donc sur ses pas de quelqu’un qui constate qu’apparemment rien n’a changé mais que rien pourtant n’est pareil, y retrouvant tous ses repères mais ne s’y reconnaissant plus : « Le muret où je m’asseyais face au pub livrée verte des façades à la place Drouaise le musée de l’école et ces roses trémières là leur blanc pâle le parfum des tilleuls Chemin de mémoire à l’instant où j’allais la rue Muret l’enseigne rouge du boucher qui n’est plus depuis combien de temps la vitrine au blanc d’Espagne à vendre et le salon de coiffure les lettres encore qu’on devine et l’épicerie où était-ce où je venais et le jaune là-bas du fleuriste… (Lieux, p. 129) ».
Ces quelques pages sont parcourues d’une profonde nostalgie, pas loin d’un lyrisme élégiaque où notre cœur se serre, et nous nous souvenons de ces vers de Verlaine : « Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, / Je me suis promené dans le petit jardin… (Poèmes saturniens) ». Dans cette dimension de l’espace-temps dont nous avons parlé plus haut, le temps a repris le dessus pour redevenir cet agent de dégradation et de destruction où, en dépit de la mémoire qui se refuse à voir, tout change cependant, s’abîme, s’efface et se perd, promis à une inéluctable disparition. Les nombreuses strates temporelles qui jusque-là permettaient l’entretien et le jaillissement d’une mémoire vive, semblent devenues dans ces pages autant de couches de peau morte qui nous renvoient à notre finitude. Ô vanité des vanités !
Rien pour autant, dans ces dernières pages, qui puisse nous assombrir puisque toujours « s’ébrouent les feuillages aux vents des après-midi », qu’ « un oiseau distrait le silence de proche en proche frémissent les orties au ruban de l’eau », que « se pose sur câble un pigeon ramier » et que « des vaches là-bas paissent en hauteur à surplomber des cheminées roses & l’ocre des façades… (Lieux, pp. 128-135) »… Subsiste malgré tout quelque pérennité dans la disparition progressive des choses…
Il faut nous engager dans la lecture de ce livre comme on s’engage dans une aventure. Faire confiance. Se fier à… Sans trop savoir où l’on va (comme s’égare Ulysse) mais sûr que s’éloigner de quelques pas de ces rives, on le veut. L’obscurité n’est pas celle qui règne là devant nous mais bien celle des brumes qui bouchent à l’arrière des chemins du retour vers les niches. On lit. Fort de ce savoir que l’auteur nous distille de page en page, selon lequel « le poème est toujours marié à quelqu’un » selon les mots de René Char. Sera-ce celui-ci, un autre ?… Peu importe. Il nous faut entrer dans ce livre comme on s’avance non vers un rendez-vous mais une rencontre possible, un coup de vent. Car un poème, c’est un événement dans le tissu du langage, et Jean-Paul Bota en sait quelque chose. Ses livres sont un pur jeu d’intensités. Des mouvements de forces sont là, toujours au travail. Soulèvements, ruptures, éboulements, plissements de matière, nouveaux surgissements… A ce titre, cet auteur est moins à comprendre qu’il ne nous comprend, nous éclaire et nous guide, nous serre dans ce qu’il nous donne qui nous nourrit. Il nous faut nous engager dans ces mises à nu de nous-mêmes (comme décapage de notre « culture ») qui pensions peut-être savoir, mais savions peu, ou mal. Le monde s’il n’en ressort pas plus compréhensible risque de gagner en saveur… alors le vrai savoir n’est pas loin.
Note de lecture publiée in Concerto pour marées et silence, revue, N° 17, juin 2024
Commençons par ces deux citations qui se trouvent au début de l’ouvrage. Deux voix en dialogue. Celle-ci : La neige fond, à dissocier l’armée / des graminées confondues. /// Je t’attends hors champ. Puis celle-là, qui prolonge la précédente : Les souffles sont fidèles, / ils font trembler les pierres / autant que l’herbe.
Nous savons quelle complicité poétique lie, depuis bien longtemps, ces deux poètes. Une complicité qui se prolonge dans ce livre, « écrit à quatre mains » où chacun des auteurs, écoutant le poème reçu de l’autre, a écrit un autre poème qui en appellera à son tour un nouveau. Car « il n’est pas vrai, ainsi qu’ils nous le disent dans la quatrième de couverture, que l’écriture est une activité exclusivement solitaire : lorsqu’elle est pratiquée en commun, elle affine l’attention, la relance ». Ainsi, cette conjugaison de voix ouvre-t-elle, dans l’espace de la lecture, la possibilité d’une « troisième voix », au-delà de la singularité de chacun des poètes, en rendant plus poreuses les frontières de leur identité.
Accompagné de quelques peintures de Fabrice Rebeyrolle qui traversent le livre, paysages criblées de lettres mais messages indéchiffrables, couleurs-matières puisant à la matière même des poèmes, La troisième voix est un beau recueil où la dentelle des mots d’Isabelle Lévesque et ceux de Pierre Dhainaut tissent une toile qui nous conduit au cœur du monde sensible propre à chacun d’eux, nous introduit dans les arcanes de la poésie – mieux, dans la démarche d’un livre en train de se construire, dans « les forges du faire » – avec ses imprévus, sa part d’inconnu et de hasard, nous rendant d’autant plus perceptible l’élan créatif, ce souffle qui se hisse jusqu’aux mots et se fait voix dans le poème.
Pierre Dhainaut écrit, dans sa postface à l’ouvrage, qu’ « un lecteur découvrant ce livre n’a pas à se soucier de savoir qui a écrit cette page, qui la suivante ». Et sans doute a-t-il raison quand il ajoute aussitôt « Chacun ne devient lui-même qu’en restituant à l’autre, transfigurés, les dons qu’il a reçus ». Et en effet, même sans chercher à restituer ce qui revient à l’un ou est attribuable à l’autre – puisque dans l’acte de lecture de ce livre cela n’importe plus –, l’écriture d’Isabelle Lévesque et celle de Pierre Dhainaut, tout en se répondant et s’enlaçant de page en page, se confondant même quelquefois, sont bien celles de l’une et de l’autre, avec leur souffle singulier, leur rythme leur musique propre, leurs couleurs et leurs thèmes. Nous retrouvons Isabelle Lévesque dans la fulgurance de ses images et dans la relation comme électrique de ses mots, ces expressions premières, sonnant parfois comme des sentences parlées par quelque bouche d’ombre d’où jaillit cet élan sonore qui à la fois donne naissance et fervente impulsion au reste du poème qui semble se dérouler de lui-même, comme nous reconnaissons aussi Pierre Dhainaut dans les textes qui sont de sa plume, sa voix et ses intonations, son attention aux mots, ses questionnements et ses réflexions sur le métier de poète, son regard sur les choses, et cet élan vital qui est le nerf principal de toute son écriture. Ecritures identifiables donc, pour peu que l’on soit attentif à leurs inévitables singularités, mais différences nécessaires pour que jaillisse justement cette « troisième voix », comme deux couleurs mélangées en donnent une autre, différente, ou comme deux notes de musique sont nécessaires pour produire un accord.
Et ce sont cet accord et cette autre couleur qui ajoutent au livre cette dimension de « chambre d’écho », dé résonance et de vibration dont on prend un extrême plaisir à entendre les multiples variations. On voit alors ces textes avancer sur un fil qui s’invente sans cesse, mais laissant, sur le point d’équilibre, les poèmes poursuivre en secret leur travail.
Marcher, marcher jusqu’à rendre identiques / un soir de grand vent, un matin de neige, / le chemin qui conduit sur la falaise… écrit Pierre Dhainaut.
A quoi Isabelle Lévesque répond, ou ajoute, ou complète : Suspension, la ligne de la falaise / appelle le funambule, pour marcher / nous sommes tentés d’accrocher le ciel.
« Comprendre, écrit encore Pierre Dhainaut, dans sa postface ce n’est pas se contenter de faire écho, c’est accroître. » Entrelacs et répons incessants, voix croisées et complices, à l’écoute de leurs silences. Et s’appuyer ainsi sur l’autre voix nécessite confiance, comme on a confiance dans la barre d’appui qui non seulement vous retient mais vous guide : alors, tenté(e) d’accrocher le ciel, de (se) pencher au-dessus du vide, l’une des voix s’écrie : dis-moi, dis-moi, oser / oser entendre, oser entendre une réponse.
Marcher alors, en quête de réponse, sur ces « chemins qui ne mènent pas », pour reprendre un titre de Jean-Louis Bernard. Qui ne mènent pas ?… « Ici, nous dit Pierre Dhainaut, n’est pas un mot d’avares / Ici est transparent, il s’ouvre / il dit l’autre monde en ce monde. »
Et voilà de ces mots qui redonnent confiance et élan, ouvrent chemin en terre de poésie vers un « autre monde » que les auteurs entrebâillent de page en page, mots qui tombent et se consument tout en emplissant la mémoire et ajoutant au silence pour nous aider à prendre possession de ce qui nous appartient depuis toujours. Mot qui dit l’aube avant de la rejoindre. Mots de poètes, qui nous accompagnent et nous aident à avancer vers ce peu de lumière promise à l’horizon des jours.
Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)
Voyager ? Partir ? Ne pas partir ? Ou partir, mu par quelle nécessité, et à la recherche de quelle illusion ?… Que l’on nous permette de citer ces quelques vers de Fernando Pessoa dont la personne du poète apparaît dans ce livre d’Alain Duault : À la veille de ne jamais partir /du moins n’est-il besoin de faire sa valise /ou de jeter des plans sur le papier / avec tout le cortège involontaire des oublis / pour le départ encore disponible du lendemain. / Le seul travail, c’est de ne rien faire / à la veille de ne jamais partir. Et pourtant l’on s’en va, comme depuis toujours on est parti. Là-bas, selon son cœur et ses désirs. Pour en garder des traces, en ramener des mots et des images.
Alain Duault donne à son recueil le sous-titre de poèmes carnets de voyages. En effet, le poète Alain Duault voyage, beaucoup peut-être, et nous pouvons trouver, dans d’autres de ses ouvrages, nombre de références à ces voyages. Dans celui-ci, comme l’écrit justement Jean-Paul Gavard-Perret dans la courte présentation de ce livre ; « Des cerisiers en pleurs de Kyoto, Delhi et son souk aux soies, Hanoï, ses lacs, sa rue des peignes et des pipes à eau, Lisbonne et son fado, Bayreuth et bien d’autres lieux encore se développe une poétique de l’espace et de l’extase ». A ces lieux, nous ajouterons encore New York et son odeur de marrons, la baie d’Halong et ses hauts fantômes de pierre grise, le fleuve Mékong, rivière des neuf dragons, ou Mandalay et sa pagode aux sept cent vingt-neuf stupas…
Dans ces notes de voyage, textes en prose où apparaissent et se mêlent, comme il se doit, descriptions de lieux, de monuments, évocations de gens croisés ici où là, d’ambiance urbaines ou plus sereines, informations historiques ou culturelles, s’intercalent des fragments de poèmes que l’on retrouve généralement regroupés en fin de chapitre. Aussi ce recueil est-il aussi bien, en effet, un « carnet de voyages » autant qu’un recueil de poèmes qui auraient pu faire l’objet d’une édition séparée. Pourtant, le choix singulier de la composition de cet ouvrage nous permet de comprendre mieux comment le processus poétique se met en marche à partir des images, des sensations et des émotions éprouvées sur place, et combien il leur est étroitement lié. J’aime, écrit l’auteur, ces voix blessées /qui résonnent et glissent et /S’estompent avec les nœuds les boucles des visages. Nous entrons là, en quelque sorte, dans les coulisses de la création poétique, témoins de la manière dont les mots cherchent à aller au-delà d’eux-mêmes pour exprimer ce que la simple langue du récit serait bien plus maladroitement incapable de nous communiquer puisque, comme l’écrit encore J.-P. Gavard-Perret, « Pour Duault, il fait toujours suffisamment jour et ses yeux brillent devant l’extase du monde quand se précipitent des silhouettes qui filent entre les murs. » Et nous dirons volontiers avec lui qu’en nous donnant à partager ces bribes de mémoire, ce qu’il en reste d’émotion, comme ce soir qui tombe comme un rideau de soie, que le langage de la poésie porte parfois jusqu’à l’incandescence, ce « livre nous lie ici d’une rive à l’autre de tous les océans et mers pour trouver des raisons d’espérer dans une perméabilité et un exercice de la beauté. » A lire cet ouvrage, nous avons bien le sentiment qu’Alain Duault porte cette poésie qui ne loge pas dans les rêves de quelque ailleurs factice, hors d’un Ici et Maintenant que nous avons à habiter, qu’il n’y a pour lui que du connu et de l’inconnu, quelque Supérieur Inconnu.
Mais un poète qui voyage, est-il pour autant un « poète-voyageur » ? C’est-à-dire cet écrivain fondamentalement nomade qui engage dans son entreprise d’écriture tout son être intime et littéraire. Cet ouvrage d’Alain Duault serait peut-être le prétexte à une réflexion sur ce genre que nous laisserons ici en suspens. Nous pensons, bien évidemment à Cendrars ou à Segalen, à Frédéric Jacques Temple André Velter ou Joël Vernet… Pour ceux-là, la poésie sent la route, là où est l’âme disait Deleuze à la suite de Kerouac – l’errance, les changements de direction, les carrefours où l’on s’arrête le nez dans les parfums et les yeux loin devant dans les couleurs quand c’est l’heure de la surprise, quand « le divin » prend chair, fait jouer les humeurs prodigues des hommes, le pot-pourri du monde et fait signe vers le pays immigré sans saison contraire. Ainsi ont voyagé Victor Segalen et Auguste Gilbert de Voisins, curieux tous deux de découvrir l’Orient, tous deux animés par une quête d’écriture, suspendus à la promesse d’une écriture à venir – à une époque où la Chine incarnait le comble de l’exotisme, et tous deux se retrouvant alors comme « deux roitelets » en quête d’orientation et d’opium. Segalen lui-même marchant sur les pas d’autres voyageurs, tels que Gauguin ou Rimbaud… Dans un quotidien rude où la matière des mots adhère aux bottes : bourbe, fange et fagne, gadoue, glaise ou glèbe, le pas lourd dans une terre gorgée, dans l’effort d’arrachement à la langue pâteuse.Certes, l’époque a bien changé et les voyages ne peuvent plus être les mêmes, mais Alain Duault nous confie : J’ai marché dans la poussière de l’Inde, j’ai écouté des voix rauques et frêles, respiré des odeurs venues du plus profond du corps, du plus lointain du temps, et il écrit, un peu plus loin : J’ai dormi éveillé dans les rues, les villes de l’Inde, la campagne, les bords de rivière de l’Inde, les villages, les yeux des enfants de l’Inde qui cherchent avec leurs sourires à vous apprivoiser.
Et tout comme dans la poésie de Segalen, Alain Duault interroge le rapport du rêve et de la réalité : Dans sa barque comme un trait tracé sur l’eau au pinceau / Quelle beauté contemple le pêcheur à la nuit quel bouddha / se révèle quelle lumière lui parle dans le lent friselis de l’eau. Mais pour chacun de ces deux poètes, et en dépit de leurs profondes différences, on ne se libère jamais de l’illusion, car la chimère ne cesse de réapparaître. La poésie ouvre les yeux sur la beauté du monde, et le poète dans ce monde est semblable à l’homme embarqué qui dirige la jonque au passage d’un rapide, tâtant l’autre force, la mesurant, la défiant, en éprouvant la résistance.
« Carnets de voyages » donc, mais il ne s’agit peut-être pas de se demander ici si la poésie est un voyage, et si même elle peut nous faire voyager. Il s’agirait plutôt de savoir si elle est son « invitation », pour reprendre le mot de Baudelaire. Car faut-il nécessairement se déplacer physiquement pour voyager en poète ? La rêverie poétique n’est-elle pas en soi un voyage ? Et la vie n’est-elle pas, en elle-même, une forme de voyage ? Et de quoi le voyage est-il le nom ? Car, encore, le but de la poésie n’est pas de nous permettre de fuir la réalité en nous proposant des voyages illusoires, mais, en nous invitant à voyager, elle nous permet de mieux comprendre le monde. Et c’est ce à quoi ce livre s’emploie aussi.
Et pourtant, écrit le poète à la fin de l’ouvrage, et ce seront les seuls mots pour évoquer l’horreur et la brutalité du monde : Tu t’en vas parce que tu as peur tu ne veux plus des cris / De ton pays jeté aux chiens tu veux danser avec les fous / Tu ne veux plus des yeux épuisés de sang dans ton pays. […] Tu crois qu’il fait plus clair là-bas qu’il y a des jours qui / te prennent dans leurs bras comme des chemises tu sais / Que ton pays a été dévasté par les mouches… Mais ce sont là les mots de la réalité, ceux de la fuite et de l’exil, ceux des voyages que l’on sait désespérés et dont l’issue probable sera le naufrage et la mort.
En dépit de ce sombre rappel au tragique de notre époque, dans son évocation des paysages et des villes, des grouillements humains et des gens croisés dans sa course, Alain Duault parle autant du passé que du présent dont il rend compte, de leur plein de présence comme aussi de souvenirs, de vision du monde, de choses réelles ou imaginaires et fantasmées. Tel ce poème : Dans l’île resplendissante j’ai cherché sur la plage / Les pêcheurs de perles et j’ai scruté sous les voiles / Attendant que le vent les soulève je me suis enivré / De mirages…
Au fur et à mesure de la lecture de ce livre, nous trouvons ce que nous cherchons nous aussi, sans toujours le savoir : nostalgie, interrogation, étonnement, émerveillement, espoir et même quelque ombre de tristesse – dont l’accent ici indique une force à se laisser bercer par elle, le temps de reprendre sa route, comme dans ce poème : Une jeune femme qu’on a aimée autrefois / Le hasard de la lumière l’éclaire un jour / On la regarde sans qu’elle le sache / Un instant se dissout et le temps a passé / On continue son chemin / La barrière des nuages revient voilée / Les montagnes au loin les souvenirs.
Et dans l’évocation des souvenirs du poète, nous prenons, nous lecteurs, grand plaisir à répondre à l’invitation au voyage qui nous est proposé.